Le jongleur
C’est un métier mauvais que d’être saltimbanque ;
Rares y sont les soirs dorés et triomphants !
On a peur des jours noirs, et des jours étouffants ;
En automne, au printemps, dès qu’il pleut, le pain manque :
– Et c’est dur, pour la femme et les petits enfants.
Donc, il advint, jadis – l’histoire est d’un autre âge,
Il advint qu’un jongleur subit le sort fatal ;
Main leste, corps dispos, et bon cœur à l’ouvrage,
Il avait tout : à bout de voix et de courage,
La fièvre le jeta sur un lit d’hôpital.
Soigné, pansé, choyé, le jongleur guérit vite.
Son âme avait aussi trouvé le grand soutien :
Entré là peu croyant, il en sortait chrétien.
Toute longue souffrance à la prière invite ;
Un beau jour, on se risque, – et l’on s’en trouve bien.
Notre homme avait prié la bonne Sainte Vierge,
Comme un simple d’esprit qu’il était, humblement.
Même, il avait promis, au fort de son tourment,
S’il réchappait jamais, de lui brûler un cierge :
– Il se mit en devoir de tenir son serment.
Mais d’abord, il voulut que, seul dans la chapelle,
On le laissât en paix durant une heure au moins.
Inquiétante était la demande, et nouvelle ;
Aussi, sans se creuser bien longtemps la cervelle
Fit-on ce qu’il fallait pour qu’il eût des témoins :
Témoins secrets, afin de satisfaire un hôte :
Mais clairvoyants surtout : veiller parut urgent,
Le calice étant d’or, et les flambeaux d’argent,
Quelques moines, cachés dans la tribune haute,
Durent tout observer d’un regard diligent.
– L’homme entra, se crut seul et referma la porte. –
Il avait bien encor cet ample vêtement
Qui drape, à l’hôpital, les maux de toute sorte ;
Mais, comme plus étroite à sa taille plus forte,
Cette espèce de froc bridait visiblement.
Il arrivait avec tout un bagage étrange :
C’était, – outre le cierge, – un faisceau composé
D’une table pliante et de son pied croisé ;
Puis, un tapis roulé dont s’élimait la frange ;
On ne savait quoi, dans un mouchoir usé.
Une fois dans le chœur, on le vit, sans rien dire,
Prendre son vieux tapis et le bien étaler ;
Dresser la table, ouvrir le mouchoir, installer
Quelques menus objets ; puis, allumant la cire,
Il se mit à genoux, et se prit à parler :
« Je ferai de mon mieux. Par malheur, le chômage,
Cruel pour tout le monde, est plus fâcheux pour nous :
Je puis manquer mes tours, et ce serait dommage.
Vous n’en voudrez pas moins accepter mon hommage,
Et je vous en requiers, Madame, à deux genoux. »
– L’homme se releva. D’un seul geste rapide,
Il rejeta le froc ouvert dans son ampleur ;
Et, comme un papillon hors de sa chrysalide,
Il apparut pimpant, léger, souple et solide,
Sous ses vieux oripeaux fanés de bateleur !
« Je commence », fit-il. – Et vive, insaisissable,
La muscade courut en de subtils détours ;
Là, sous ce gobelet, elle était sur la table,
On allait l’y trouver, c’était indubitable :
Et qui l’eût parié se fût trompé toujours !
Mêlant dans un coffret une foule de choses,
Le jongleur dit ensuite un mot sacramentel :
Et ce mot pouvait tout, – jusqu’aux métamorphoses !
Car le coffret, ouvert, n’était plein que de roses
Dont il alla joncher les marches de l’autel.
Pour terminer, il prit quelques boules de cuivre ;
Et l’on vit, par ses mains à peine en mouvement,
Des sphères, sur un orbe idéal et charmant
Où l’œil émerveillé se perdait à les suivre,
Passer et repasser, inépuisablement ;
Il marcha sur les mains ; il se tint sur la tête
En équilibre, et dans un aplomb merveilleux ;
Fit la roue, et, traçant une courbe parfaite,
Vint retomber debout, sous les regards en fête,
Après un saut de carpe et trois sauts périlleux !
Un temps. – Puis, en silence et d’un air de mystère,
L’homme, avec des lenteurs de reptile ondoyant,
Se coucha, cette fois, tout de son long par terre ;
– Et le spectacle alors changea de caractère :
De joyeux qu’il était, il devint effrayant !
Tout ce qu’on peut tirer d’une tête et d’un torse,
D’un cou, de bras, de pieds, de jambes et de mains :
Tout ce qu’ils peuvent rendre en fait de tours de force,
Par le déboîtement, la brisure et l’entorse,
Prit en ce pauvre corps des aspects surhumains ;
Tellement, qu’on eût dit ces figures étranges
Des porches en ogive et des vieux chapiteaux,
Où, sous de saints patrons en rigides manteaux,
Le sculpteur disloqua monstres et mauvais anges
Pour égayer un peu chapelles et châteaux !
Aussi, quand il eut clos une dernière passe
Par son plus beau salut ; – tout pâle de chaleur,
Chancelant, et cherchant le mur, la tête basse,
Avec des souffles courts dans sa poitrine lasse,
Voici que de nouveau parla le bateleur :
« Madame, disait-il, cet exercice est rude,
Plus rude qu’il ne semble et que vous ne croyez.
Pour un travail pareil il faut beaucoup d’étude ;
On se rouille très vite, et faute d’habitude,
On y peine un petit, comme vous le voyez. »
Alors, – et nous entrons en plein dans la merveille, –
Il se passa ceci de vraiment inouï :
Ce n’est pas seulement un pauvre homme ébloui,
Ce sont gens ayant tous bon œil et bonne oreille
Qui l’affirment : la Vierge, en souriant, fit : « Oui ».
Tous la virent, quittant le haut du tabernacle,
Descendre jusqu’au sol en un glissement doux ;
Puis, le parvis atteint, y marcher comme nous.
Et lui, l’humble, – pour qui se faisait un miracle, –
La regardait venir, en ployant les genoux.
Et comme il restait là, secoué jusqu’aux moelles,
– Blanche dans le reflet des vitraux de couleur, –
La belle Dame au front auréolé d’étoiles
Essuya, de l’ourlet auguste de ses voiles,
La sueur qui perlait aux tempes du jongleur...
Raymond de BORRELLI.