Le rêve de justice et de beauté

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Firmin van den BOSCH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À DOM GRÉGOIRE FOURNIER.

 

Il n’y a de vrai dans la vie

que les chimères que nous rêvons.

BARBEY D’AUREVILLY.

 

LA soirée était d’une exquise et tiède douceur, tout embaumée de lilas ; les ors tendres, les bleus mourants, les verts pâles s’harmonisaient au ciel en une symphonie délicate et discrète ; la vie s’était retirée derrière les volets clos des vieilles demeures ; l’heure était au rêve, la nature conviait aux confidences...

Des prosaïsmes utilitaires de sa vie actuelle, Rodolphe sentit émerger son âme de prime adolescent – telle qu’alors, aux jours radieux de début, battant des ailes, impatiente et frissonnante, vers de téméraires et parfois contradictoires idéals...

En cet instant il perçut nettement, parmi les tourmentes d’idées dans lesquelles tournoya sa jeunesse, la faillite lamentable de l’Action et la survivance triomphante du Rêve...

– Agir et rêver, c’est toute la vie, cela, dit Rodolphe en s’adressant au frère de cœur et d’intelligence assis en face de lui... Mais vois-tu, pour que ces deux éléments essentiels de toute existence d’être tant soit peu pensant, se fusionnent et s’équilibrent en ce que d’aucuns appellent l’harmonie et d’autres le bonheur, il faut que l’adolescent, après une éducation plus adéquate que celle que nous subîmes, débouche dans un état social moins désemparé et moins disloqué que le nôtre...

– Il est de fait, interrompit André, que nous fûmes élevés l’un et l’autre sous une cloche pneumatique d’où tout élan vers l’action et toute tendance au rêve étaient graduellement et scrupuleusement aspirés... Nous y cotoyâmes des choses du passé tellement lointaines qu’elles ne pouvaient receler aucun apprentissage de la vie, et tellement glaciales qu’elles coupaient net tout essor vers la songerie... Inutile et inefficace, certes, cette éducation, mais non nuisible, puis qu’en somme elle retenait seulement, mais n’annihilait point les facultés vitales... Œuvre de serre-frein excessive, soit, mais une fois libérée, la machine a-t-elle marché de moins rapide et de moins fière allure ?

– Allure insensée, sans souci clairvoyant de l’obstacle, avec, au bout, l’écrabouillement contre le talus... Agir est aisé : l’action est en germe impatient d’éclore dans toute nature de jeune homme ; mais agir avec clairvoyance et discernement...

– Ne continue point, s’exclama André. Est-ce bien toi que j’entends prêcher la prudence, l’adresse, le calcul, toutes ces petites armes des ambitieux et des malins ?

– Eh ! que tu me comprends mal, répondit Rodolphe... Non, je ne reproche point à nos maîtres d’autrefois de ne nous avoir point appris dans Machiavel, Richelieu et Talleyrand à chevaucher sur la croupe des plus nobles et plus grandes idées vers la conquête de l’or et des honneurs... Mais je leur en veux de n’avoir point mis notre enthousiasme au diapason de la modernité et de ne nous avoir point munis préalablement de ce noble viatique du sens critique – prends ce mot dans son acception la plus élevée – qui nous eût épargné ces heures atroces de notre vie où nous faillîmes mépriser l’idéal que nos chrétiennes mères avaient mis en nous...

Et Rodolphe, se penchant vers le compagnon aimé de sa batailleuse adolescence, évoqua les jours de lutte de jadis : « Reporte-toi, André, à l’aube bénie et lumineuse de notre jeunesse... Notre enthousiasme était un pur métal en fusion sans mesquin alliage d’intérêt... Nous ne demandions qu’à pouvoir le dilapider sans compter au service du Maître dont la claire et pure vision ne s’était point obscurcie en nous depuis son souverain lever sur nos âmes au matin radieux de la première communion... Au-devant des foules, des hommes portaient l’emblème de ce Maître, comme une promesse de justice... Nous nous sommes joints à l’armée du Christ en humbles petits conscrits et avons été de toutes les étapes, rudes parfois, mais inoubliablement chères de la croisade... Mais Jérusalem conquise, pourquoi se contenta-t-on de faire flotter l’étendard de la Croix au haut des créneaux... en même temps qu’on laissait le tombeau du Christ au pouvoir des infidèles ?... Notre enthousiasme s’était mis en marche dès le jour, dans la certitude qu’avant la halte du crépuscule quelques injustices auraient été redressées, quelques misères soulagées, quelques révoltes apaisées... Vanité de l’illusion : l’emblème de la Rénovation chrétienne se transforma soudain à nos yeux déçus en paravent d’iniquités et toutes les spontanéités combatives furent confisquées au profit de l’immuable et stagnant passé... À quoi bon, dès lors, agir, lutter, se battre, puisqu’à l’idéal du progrès frappé de stérilisantes suspicions, s’était substitué l’idéal de la conservation ?... Avec le regret de tant d’heures inutilement dépensées, la jeunesse déserta l’action et se réfugia dans le Rêve...

Ah ! le Rêve, le Rêve consolant et régénérateur, aux grands horizons illimités !... Qui donc osa parler de son inanité ? Il n’est plus pour nous la petite jouissance égoïstement personnelle et passionnelle des romantiques... Tour d’ivoire encore, certes, mais dressée au promontoire le plus altier de l’esprit avec, en perspective, la plus lointaine, la plus insoupçonnée, la plus aventureuse vallée de l’Idée... L’Art a cessé d’être une solitaire volupté pour devenir un apostolat prosélytique... Certes, il demeure toujours, – c’est son essence, – le culte du Moi, mais d’un Moi perpétuellement agrandi par l’alluvion de toutes les conceptions nouvelles qui se lèvent et se précisent aux horizons de demain, chimères apparentes, futures réalités !... Et là est le rôle de l’Art, puisque la débâcle de l’action voue la neuve génération à ne donner corps à aucune de ses hautes aspirations : les vêtir de beauté immortelle et splendide et les léguer à l’avenir novateur comme des fiancées prédestinées, de fécondes épousées, des divinités rédemptrices... Car les générations se relient entre elles par les anneaux des causes et des effets, des espoirs et des réalisations... Les fières illusions que nous cultivons au parterre de nos âmes, d’autres viendront qui tenteront de les implanter dans la vie... D’autres captiveront et tiendront dans leurs mains les cygnes, blancs messagers de Salvation, qui passent au ciel inaccessible de nos songes... Ayons les yeux là-haut : guettons-y la migration des promesses régénératrices qui viennent du côté de l’aube et soyons-leur fraternels...

– Ton rêve est noble, mon frère, s’écria André, et sa voix tremblait d’une communiante émotion... Mais entre tant d’idées nouvelles qui se lèvent – drue floraison – aux champs de la pensée, à quoi reconnaître celles vouées aux réalisations futures ?...

Rodolphe arrêta son ami : « Eh ! n’avons-nous pas, dit-il, la double mesure souveraine de la Justice et de la Beauté ?... »

Avec un geste découragé et las, André murmura, pensif : « Qu’est-ce que la Justice ? Qu’est-ce que la Beauté ? »

Et élevant la voix : « Regarde comme en des camps rivaux et contraires des hommes également sincères prétendent détenir, ici le monopole de la Justice, là le monopole de la Beauté... »

– C’est une prétention parfois fondée et souvent de bonne foi, répondit Rodolphe. Si nombreuses sont les contingences d’égoïsme, de rivalités, de passions qui obscurcissent en nous, vis-à-vis des idées d’aujourd’hui, la lumineuse clarté des principes ! Mais vis-à-vis des idées nouvelles, s’exhaussant des brumes du devenir en leur blanche et virginale nudité, ces contingences n’existent point.... Et nous pouvons les juger, ces idées, avec cette haute et décisive garantie d’impartialité et de vérité : le désintéressement.... Projetons vers elles, orientons vers les matins où elles surgissent le meilleur et le plus sacré de notre personnalité ; car la Justice est en nous, en nous la Beauté : sous le lourd et vain mausolée de compromis sociaux et des conventions artistiques, elles dorment en nous, ces immortelles Reines du Cœur et de la Pensée, et il suffit, pour qu’elles s’éveillent et se dressent en leur initiale splendeur, d’un souffle et d’un rayon venu de l’Eldorado des idéals inviolés... Frère, ne les as-tu point senti tressaillir en toi au souffle d’absolue fraternité que Tolstoï a fait passer sur les consciences, comme aussi sous la caresse du rayon d’absolu mysticisme qui irradie le frontispice de l’En Route de J.-K. Huysmans... Et n’est-ce point alors, en dépit du cannibalisme social qui nous étreint et de la cuistrerie littéraire qui nous enveloppe, comme un renouveau de première communion et ne nous paraît-il point que la Justice vient seulement de nous être révélée et que l’intuition de la Beauté vient de nous être départie ?

– Alors, demanda André, vivre dans l’avenir...

Et Rodolphe de l’interrompre : « Oui, vivons dans l’avenir, vivons avec l’avenir, vivons selon l’avenir... Appareillons nos âmes vers lui comme vers le havre consolateur des banales petitesses ambiantes et réalisateur de nos immenses espérances rédemptrices... C’est la terre promise où fleuriront – tardives pour nous – les lys rouges de la Justice et les lys blancs de la Beauté, dont les graines germent confusément en les derniers venus de ce temps... « Il n’y a de vrai dans la vie, a dit Barbey d’Aurevilly, que les chimères que nous rêvons. »

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Les deux amis s’étaient levés ; à un détour du chemin, l’Enfant vint vers eux, une touffe de lilas à la main... Rodolphe le souleva dans ses bras, écarta ses flottantes et soyeuses boucles blondes et, plongeant d’un regard anxieux au fond de ses deux yeux d’azur et de clarté, il murmura : « L’avenir est en ces tous petits, ils portent déjà en eux la vision claire de nos tâtonnantes ébauches, l’aboutissement définitif de nos songes épars ; aimons-les, car ils perfectionneront en eux le meilleur de notre être moral et intellectuel ; vénérons-les, car ils approcheront plus près que nous de la Grande Lumière, – but éternel de l’éternelle marche de l’humanité ; mieux que nous ils pratiqueront la Justice ; plus que nous ils honoreront la Beauté... »

 

 

Firmin van den BOSCH.

 

Paru dans Durendal en 1896.

 

 

 

 

 

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