Le lac de Flers

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Amélie BOSQUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÈS DE LA VILLE de Flers, se trouve un bois dans lequel est enfermé un étang, ou plutôt un petit lac. Ce lieu est silencieux et isolé, et le mirage des grands arbres estompe la surface du lac de teintes si sombres qu’on se prend à rêver de quelque effrayant mystère qui se cache, comme un limon impur, au fond de ces eaux dormantes.

 

 

Il y a beaucoup, beaucoup d’années, dit la tradition, existait, sur cet emplacement, un couvent, fondé par un pécheur repentant en expiation de ses péchés. Durant les premiers temps de la fondation, les moines menèrent si sainte vie que les habitants de la contrée environnante accouraient en foule, pour être édifiés de leurs pieux exemples et de leurs touchantes prédications. Mais le couvent devint riche et somptueux, et, peu à peu, les moines se départirent de la stricte observance de leur règle. Bientôt l’église du monastère demeura fermée, les chants religieux cessèrent de retentir sous ses voûtes, une clarté triomphante ne vint plus illuminer ses sombres vitraux, et la cloche de la prière ne fit plus entendre son tintement matinal pour réveiller tous les cœurs à l’amour de Dieu. Mais, en revanche, le réfectoire, réjoui de mille feux, ne désemplissait ni le jour ni la nuit ; des chœurs bachiques, où perçaient des voix de femmes, frappaient tous les échos de leur sacrilège harmonie, et les éclats d’une folle ivresse annonçaient au voyageur et au pèlerin qui passaient devant l’enceinte du monastère que le sanctuaire de la dévotion et de l’austérité s’était transformé en une Babel d’impiété et de dissolution.

Or, il arriva que, la veille d’une fête de Noël, les moines, au lieu d’aller célébrer l’office, se réunirent pour un profane réveillon. Cependant, quand vint l’heure de minuit, le frère sonneur étant à table avec les autres, la cloche qui, d’ordinaire, se faisait entendre à cette heure pour appeler les fidèles à la messe commença à sonner d’elle-même ses plus majestueuses volées. Il y eut alors, dans le réfectoire, un moment de silence et de profonde stupeur. Mais un des moines les plus dissolus, essayant de secouer cette terreur glaçante, entoura d’un bras lascif une femme assise à ses côtés, prit un verre de l’autre main et s’écria avec insolence :

« Entendez-vous la cloche, frères et sœurs ? Christ est né, buvons rasade à sa santé ! »

Tous les moines firent raison à son toast, et répétèrent, avec acclamation :

« Christ est né, buvons à sa santé ! »

Mais aucun d’eux n’eut le temps de boire : un flamboyant éclair, comme l’épée de l’archange, entrouvrit la nue, et la foudre, lancée par la main du Très-Haut, frappa le couvent, qui oscilla sous le choc et tout à coup s’abîma à une grande profondeur dans la terre. Les paysans, qui s’étaient empressés d’accourir à la messe, ne trouvèrent plus, à la place du monastère, qu’un petit lac, d’où l’on entendit le son des cloches jusqu’à ce que le coup de la première heure du jour eût retenti.

Chaque année, disent les habitants du pays, on entend encore, le jour de Noël, les cloches s’agiter au fond du lac ; et c’est seulement pendant cette heure, où les moines sont occupés à faire retentir le pieux carillon, que ces malheureux damnés obtiennent quelque rémission aux tourments infernaux qui les consument de leurs plus dévorantes atteintes.

 

 

 

 

Amélie BOSQUET,

La Normandie romanesque et merveilleuse,

1895.

 

Recueilli dans : Histoires et légendes

de la Normandie mystérieuse, textes recueillis

et présentés par Patrice Boussel,

Tchou, 1970.

 

 

 

 

 

 

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