Richard sans peur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Amélie BOSQUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA SÉRIE DES merveilleuses aventures de Richard sans Peur commence par la déclaration hostile d’un diable nommé Brundemor

 

            Qui devant tous les autres se vantoit en enfer

            Car il feroit Richart si fort espouvanter,

            Que tout vif de son sens le feroit forcener 1.

 

Brundemor proposait ce défi avec tant de hardiesse que tous ses compagnons conçurent un grand désir de savoir comment il le tiendrait. Aussi le maître d’enfer ne fit-il nulle difficulté d’octroyer, à ce vaniteux démon, le congé qu’il réclamait pour aller tenter Richard et le réduire à merci.

Brundemor attendit que la nuit fût venue avant de se mettre en campagne, car il savait que Richard chevauchait au milieu des ténèbres, comme en plein jour, à la recherche des aventures. Le rusé démon emmena à sa suite une troupe de huarts 2 et se rendit dans une vaste et épaisse forêt, où jamais homme nul vif ne mort n’avait pénétré ; mais Brundemor avait su découvrir que Richard se proposait de la visiter et de la parcourir toute cette nuit. En effet, le duc erra et chevaucha si longtemps parmi les détours de la forêt qu’un petit chien, son compagnon favori, qui l’avait suivi pas à pas, commença à se lamenter piteusement, ne pouvant marcher davantage. Touché de compassion, le duc prit le petit chien en trousse sur son cheval. Aussitôt les huarts, que Brundemor avait tenus cachés jusque-là, vinrent s’abattre en tumulte à l’entour du duc Richard, criant, hurlant, gesticulant d’une manière effroyable. Pour témoigner combien ces démonstrations menaçantes l’épouvantaient peu, le duc se prit à huer et à crier de concert avec eux. Cette moquerie redoubla leur fureur ; mais, comme la volonté de Dieu n’était point qu’ils s’attaquassent à Richard, ils se jetèrent sur le petit chien, qu’ils déchirèrent par lambeaux.

Après la mauvaise réussite de sa première tentative, le diable s’ingénia à combiner d’autres épreuves. Il n’avait pu vaincre par surprise l’intrépidité de Richard ; il résolut, par ruse et trahison, de mettre en défaut sa sagesse, qui n’était pas moindre que son courage. Brundemor alla donc choisir l’arbre le plus apparent et le plus élevé de la forêt, et, se nichant entre deux branches après avoir revêtu la forme d’un enfant nouveau-né, il se mit à geindre et à crier de manière à attirer l’attention. Lorsque le duc vint à passer, il fut attendri de ce gémissement enfantin. Sans plus tarder, il descendit de cheval, ôta ses éperons, et, guidé par la voix, monta jusqu’au plus haut de l’arbre. Ayant trouvé l’enfant, il le prit, l’enveloppa soigneusement dans un pan de son manteau, puis se laissa glisser de branche en branche jusqu’à terre et remonta à cheval.

Le duc, sans soupçonner quelle intéressante trouvaille il avait recueillie, se dirigea vers la maison de son forestier. La femme du forestier, en recevant l’enfant, le dépouilla avec empressement de ses langes.

« Ce petit être est-il fille ou garçon ? demanda le généreux Richard.

– Mon cher seigneur, répondit la femme,

 

                                  Par la vierge honorée,

            C’est la plus belle fille qui oncques fust formée.

 

– Je vous prie, dit le duc, gardez-la-moi bien.

– Volontiers, monseigneur », répliqua la femme.

Sur cette assurance, le duc se remit en chemin. La femme du forestier tint parole et éleva la petite protégée de son seigneur avec tout le soin possible.

 

 

Richard, toujours errant à travers le bois, fit une rencontre des plus merveilleuses. Il vit passer d’abord une meute innombrable de chiens braques et lévriers ; à la suite accouraient les veneurs donnant de la trompe, puis une nombreuse compagnie qui menait la chasse. Richard, en les apercevant, jura, par le vrai Dieu qui gouverne le monde, qu’il saurait quels étaient ceux qui osaient chasser ainsi, sans avoir obtenu son congé. La mesgnie Hellequin lui revint alors en mémoire. Cependant, le duc persistait à vouloir avancer, mais son cheval bronchait à chaque pas. Sur ces entrefaites, vint à passer devant lui un sien écuyer, mort depuis un an ; Richard, frappé d’étonnement, et non point de frayeur, s’avança vers le fantôme et le conjura de dire d’où il venait, ce qu’il était, qui l’avait amené là.

« Ne fus-tu pas sénéchal de ma cour, insista Richard, et n’es-tu pas mort depuis un an ?

 

            – Ouy, dist lescuier, seneschalx ay ie esté

            De toute vostre court, mais ie suis trespassé.

 

– Or ça, dit Richard, je voudrais savoir quels diables t’ont ressuscité ?

– Sire, n’ayez pas espoir que je sois ressuscité,

 

                              Mais ie fais ma penance,

            Et tous ceulx que vees tenir en ceste dance

            Que Helequin conquist du tout à sa plaisance.

 

– Et comment est-il si hardi, s’écria Richard, de venir chasser dans cette forêt sans mon consentement ? Par la foi que je dois à Dieu, je ne le souffrirai pas ; je veux lui parler, et savoir de sa bouche qui il est.

– Sire, vous êtes mon maître, je vous conduirai vers lui.

 

            – Amys, se dit Richard, par fine amour t’en proy. »

 

Alors l’écuyer mena le duc devant une épine où se tenait Hellequin. Richard, dès qu’il l’aperçut, lui demanda qui l’avait fait entrer dans cette forêt sans en avoir obtenu congé.

« Dieu, répondit Hellequin, qui nous a ordonné de la parcourir toute la nuit.

 

            Tant avons cheminé estant esmerveillés,

            Que trestous nous en sommes honny et traveillez.

            .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

            .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

            Si souffrons-nous chascun tant d’angoisse et de peine,

            Que pas ne le pourroit-on dire en la semaine. »

 

En parlant ainsi, Hellequin descendit de l’épine, et s’assit sur un drap de soie que le sénéchal avait étendu à terre. Richard s’informa où Hellequin et ses gens s’étaient pourvus du corps dont ils étaient revêtus. Ils lui répondirent

 

                              Que quant errer devoyent,

            Par le vouloir de Dieu maintes choses trouvoyent.

 

« Pouvez-vous savoir si je dois vivre longtemps ? s’empressa encore de demander le duc.

– Je n’en sais rien ; mais je prévois qu’il vous faudra braver grand nombre de périls ; cependant, ni amis ni ennemis n’auront jamais pouvoir sur vous. »

Richard entendit cette prédiction avec une grande joie. L’entretien terminé, il allait reprendre son chemin ; mais Hellequin, avant de le laisser partir, lui fit présent du riche drap de soie sur lequel il était assis. Ce drap était d’un travail si extraordinaire que ni homme ni femme n’aurait pu dire de quelle manière le tissu en avait été ouvragé. Richard emporta le drap sur son cheval. Tout en cheminant par la forêt, il lui vint à l’esprit que ce présent lui avait été apporté de l’enfer : « C’est par bon vouloir qu’il m’a été donné, se disait-il, mais, si je viens à rencontrer quelque méchant diable, il tentera de me l’ôter ; quoiqu’il n’y ait point d’ennemi si fort et si puissant qui fasse quelque chose à ma déplaisance, sans que j’essaie sur lui le tranchant de mon épée. »

Richard ne se lassa point de chevaucher toute la nuit, et, comme la lune était claire et dans son plein, il distingua sur la route une fontaine près de laquelle se trouvait un très beau pommier couvert de feuillage et chargé de pommes telles qu’on n’en connaissait pas d’une espèce semblable. « Par ma foi, se dit Richard, je suis tout ébahi que les charbonniers qui passent ici nuit et jour n’aient point encore cueilli les fruits de cet arbre ; par mon sauveur Jésus, je les en tiens pour fous. » En parlant ainsi, le duc Richard cueillit trois pommes, les cacha dans son sein et s’en revint à Rouen dormir après minuit. Le lendemain, il se leva à l’heure de prime ; ayant été entendre la messe à Notre-Dame, il porta à l’offrande le drap de Hellequin pour décorer l’autel. La messe dite, il retourna dîner au château, et, sur la fin du repas, il fit atteindre les trois pommes, qui avaient été déposées, par son commandement, en de riches étuis.

Le duc montra ces pommes à tous ceux qui étaient présents et proclama à haute voix que, s’il était un homme de sa mesgnie qui pût, avant l’heure de Complies, retrouver le pommier qui produisait de tels fruits, celui-là serait assuré de ne manquer de rien à l’avenir.

 

            Son pain cuit lui donna a trestoute sa vie.

 

Alors Richard bailla à toute sa gent les enseignes certaines auxquelles on pourrait reconnaître le beau pommier que il leur devisa. Plusieurs se mirent en route pour le quérir, cherchèrent longtemps par la forêt, mais ne trouvèrent point de pommier ; adonc furent obligés de s’en retourner comme ils étaient venus. Ce que voyant, le duc Richard fit ouvrir les trois pommes et planter les pépins dans ses vergers.

 

            Aux pommiers qui en vindrent alla mettre son nom ;

            Encore les pommiers de Richard les nomme on.

 

Une autre nuit que le duc cherchait aventure, il arriva devant une chapelle qui n’était plus hantée de personne. Mais au temps de la gent païenne, ce lieu avait été habité, et comme il y avait eu un cimetière, on y voyait encore beaucoup de tombes. Cet endroit était alors si désert qu’à plus d’une lieue à l’entour on ne rencontrait ni village, ni maisons, ni arbres, hors un grand if,

 

            Ou li venz mena grant estrif.

 

Richard, voyant la porte du moustier entrouverte et lumière à l’intérieur, descendit de cheval et entra pour dire ses oraisons.

Tout au milieu de la chapelle gisait une bière hideuse.

 

            D’une eschele laide et porrie,

            Assise sur deus granz quarreaus.

 

La tête et les pieds du mort se laissaient voir affreusement à travers les ais disjoints, et le visage était couvert fors seulement d’un vil suaire ensanglanté. Cependant, le duc passa outre et, s’étant agenouillé, déposa ses gantelets sur les marches de l’autel, puis se prit à dire ses prières,

 

            Sa cupe à batre e sa peitrine.

 

Tout à coup il ouït un étrange frémissement à l’intérieur de la bière, et des cris forcenés à faire crouler la couverture du moustier. Alors le duc, détournant la tête, vit le mort qui tentait de se lever ; sans aucune épouvante, il lui ordonna avec mépris de se tenir en repos :

 

            Tornez arrère, couchez vos.

 

Le mort fit mine d’obéir, mais, tandis que le duc recommençait son oraison, il se dressa sur son séant et saillit vitement hors la bière. Adonc le duc Richard voulut sortir, en un trait tira sa bonne épée ; mais le mort se jeta à la traverse, barra le passage au duc et l’accola si étroitement que celui-ci y aurait eu la fin de sa vie s’il n’eût transpercé le maudit d’un seul coup. Le corps jeta un cri épouvantable ; puis, à deux mains, se saisit d’un énorme chandelier de fer et, tout en fureur, le lança à Richard.

 

            Ne l’ateinst pas, Deus l’en gari,

            Parmi les ais del us feri,

            E par mi les quarreiaus serrez

            Plu de dous piez i est entrez.

 

Par suite du violent effort avec lequel il avait lancé son coup, le corps trébucha et retomba à plat dans sa bière. Alors, Richard sortit de l’église, détacha son cheval, et déjà son pied s’appuyait sur l’étrier quand il se ressouvint de ses gantelets, qu’il avait, par oubliance, laissés sur les marches de l’autel. Tout aussitôt, il retourne les chercher, entre dans l’église, fait une adoration à la Vierge Marie, sans daigner seulement tirer son épée. De fait, il n’en était pas besoin, car le maudit gisait à terre, blessé et sanglant, mais plus horrible que pitoyable. À cause de cette aventure, le duc fit publier par toute sa terre que chacun serait tenu de veiller, pendant une nuit, le corps de Richard ses parents ou amis défunts. Cette coutume s’établit promptement sans peur en Normandie et, de là, se répandit en tous lieux.

 

 

Un jour que Richard était endormi dans son lit, à Saint-Ouen-de-Rouen, il songea qu’il voyait le diable entrer dans le dortoir des moines de Fécamp, avec une massue à la main dont il voulait tuer les moines endormis, et que lui, Richard, entrant dans le dortoir du côté opposé, luttait avec le diable et sauvait les moines d’une mort certaine. Éveillé tout aussitôt, le duc descendit à l’écurie, sella son cheval, monta dessus, sans appeler écuyer ni varlet, vint au portier, se fit ouvrir et se mit en route pour aller à Fécamp. Arrivé à Fécamp, le duc heurta à la porte du monastère, et le portier, qui le connaissait, lui ouvrit. Comme c’était un peu après minuit, Richard fit éveiller l’abbé, puis ordonna à celui-ci de faire descendre tous les moines dans la cour.

« Sire, dit l’abbé, il y en a de jeunes, mais il y en a un qui a plus de cent ans et qui depuis dix ans n’est sorti de son lit.

– Qu’ils viennent tous, dit Richard, et que nul ne demeure. »

Ainsi fut fait. Quand ils furent tous présents, Richard s’agenouilla et, joignant les mains, dit :

« Mon Dieu, mon Créateur, que votre volonté soit faite. »

À peine avait-il prononcé cette parole que le dortoir et l’infirmerie s’écroulèrent, et qu’il n’en resta pas pierre sur pierre.

 

 

La sagesse et le courage de Richard l’avaient mis en si grande considération, même auprès du diable, son antagoniste, que celui-ci ne dédaigna point de s’en référer à l’arbitrage du duc pour la défense de son propre droit. Voici le fait :

Il y avait alors, en la riche abbaye de Saint-Ouen-de-Rouen, un moine sacristain, homme de très sage direction et bonne renommée. Or, c’est toujours à l’encontre des plus vertueux que le démon dresse ses pièges les plus subtils. Il advint donc que ce sage moine vit un jour dans l’église, où elle faisait ses dévotions, une jeune dame si fraîche en couleur et de beauté si avenante qu’il en fut merveilleusement enamouré. Cette passion le mit hors de son entendement, au point qu’il n’eut plus de pensée ni de désir que ce ne fût pour la dame, et tant lui fit de prières et lui tint de beaux discours qu’elle lui accorda de venir passer la nuit avec elle. Quand le soir fut arrivé, et les moines bien endormis, le sacristain sortit de l’abbaye, le cœur frissonnant de joie, et se dirigea vers la demeure de sa mie. Mais, chemin faisant, il se prit à réciter les heures de Notre-Dame, moins à dessein, peut-être, que par pieuse réminiscence. Comme il lui fallait traverser une petite rivière qui courait sous les murs du couvent, et qu’on appelle Robec, arrivé devant la planchette qui servait de passage, il met le pied dessus ; alors, soit qu’il eût glissé ou autrement, il trébuche, s’empêtre dans sa longue robe et se laisse tomber dans l’eau. La chute fut si fatale que le pauvre moine n’eut point à se défendre contre la mort. Aussitôt, le diable, aux aguets, se saisit de son âme et veut l’emporter en enfer ; mais un ange arrive d’autre part, réclame l’âme en peine, et chacun de l’entraîner de son côté.

« Tu me fais tort, disait le démon : cette âme est gibier d’enfer ; je l’ai surprise sur la route du péché mortel.

 

            Iloc ù jo te truverai,

            Iloc, dist Dex, te jugerai.

 

– Non pas, répliquait l’ange, le péché n’a pas été commis, et peut-être le moine eût-il rebroussé chemin avant d’arriver à male œuvre. »

Là-dessus, le débat s’engage de mieux en mieux, avec un égal échange de bonnes raisons. Toutefois, l’ange et le diable s’accordèrent d’aller par-devers le duc Richard lui exposer le fait, et de s’en tenir à ce qu’il ordonnerait. Ils trouvèrent le duc en son lit, lui contèrent le cas en faisant valoir chacun leurs raisons.

« Allez, dit Richard après qu’il eut brièvement songé, remettre l’âme du moine en son corps, et replacez celui-ci à l’endroit où il se laissa choir : s’il fait seulement un pas vers sa mie, le diable s’en saisira, mais s’il retourne en arrière, je veux que paix lui soit faite. »

Ce que le duc ordonna fut exécuté. Or, le moine, remis en son premier état, recula tout aussitôt, comme s’il avait eu vision du diable, et, battant sa coulpe, retourna à sa cellule se blottir au fond de son lit. Le lendemain, le duc Richard alla visiter l’abbaye ; le moine, tout dolent, ne fit point difficulté de confesser son péché, car ses habits, encore mouillés, témoignaient Richard contre lui. Il raconta ce qui s’était passé, en présence de l’abbé et sans peur de tous ses moines, et, depuis ce jour, il vécut très dévotement, en parfait religieux ; ce qui n’a point empêché le populaire de dire longtemps, par gaberie :

 

            Sire muine, suef alez

            Al passer planche vus gardez.

 

On se souvient que le duc Richard avait recueilli un méchant diable, en forme d’enfant, qu’il faisait élever avec grand soin. La petite fille profita si bien chez sa nourrice, la forestière, qu’elle était aussi avancée à l’âge de sept ans que le sont d’ordinaire les autres enfants dans leur quatorzième année. Mauvaise herbe croît toujours assez, dit la sagesse de nos pères ; méfiez-vous donc des éducations précoces ; c’est grand hasard s’il n’y a quelque diablerie qui s’en mêle. Mais le duc Richard était bien loin de soupçonner la tromperie de l’ennemi, car la beauté de sa jeune protégée s’était insinuée dans son cœur.

À cette époque, tous les barons de Normandie, tant petits que grands, formèrent un consistoire, et prirent ensemble la résolution d’aller trouver leur seigneur et duc. Ils voulaient lui représenter que le bien de l’État exigeait qu’il prît pour épouse une noble dame qui lui donnât des héritiers appelés à lui succéder dans le gouvernement du pays. Lorsque Richard eut entendu la requête de ses barons, il dit qu’il était prêt à faire ce qu’on demandait de lui.

« Apprenez, cependant, ajouta-t-il, que j’ai fait élever une jeune fille, qui a maintenant sept ans accomplis ; je ne pourrai jamais trouver une épouse qui soit plus belle ou plus à mon gré ; c’est elle que je désire prendre pour femme.

– Sire, dirent les barons, que Dieu vous accorde la joie d’être son époux ; prenez-la, puisque votre cœur s’y est adonné. »

On fit venir promptement la jeune fille, et l’archevêque de Rouen bénit le mariage du duc Richard avec elle. Sept ans se passèrent encore, Richard vécut en aussi bonne intelligence avec le diable, qui était devenu sa femme, que s’il eût épousé aucune des plus gracieuses dames qui vivaient à cette époque. Les sept ans accomplis, le diable-femme s’imagina de faire la malade et fit mander le duc auprès de lui :

« Sire, dit-il d’une voix dolente, je me sens bien malade, et je crois que je vais mourir ; c’est pourquoi je vous supplie, par votre merci, de m’octroyer la demande que je vais vous faire.

– Parlez, répondit le duc, et j’emploierai tout mon pouvoir à vous complaire.

– Sire, reprit alors la fausse épouse, je désirerais être enterrée dans une chapelle qui est située au milieu de la forêt dans laquelle j’ai été élevée, et qu’auparavant vous y veilliez pendant une nuit auprès de mon cercueil.

– Dame, s’il faut que j’aie la douleur de vous voir trépasser, laissez-moi amener un chevalier pour me servir de compagnon et veiller avec moi. »

Richard ayant affirmé de nouveau à sa femme qu’il tiendrait la promesse qu’elle avait exigée, alors cette malicieuse créature se prit à contrefaire la morte ; et le duc, la cuidant vraiment trépassée, ordonna qu’elle fût portée, dès le soir même, dans la chapelle de la forêt.

Quand le corps fut déposé dans la chapelle, où brillaient maints cierges et luminaires, l’archevêque, accompagné de ses clercs, le bénit une dernière fois et recommanda à Dieu l’âme de la duchesse. Après l’office terminé, le clergé retourna à Rouen, et Richard, pour accomplir sa promesse, demeura auprès de la morte, avec un seul chevalier.

 

            Luy et le chevallier la nui et veillerent la

            En regrettant sa femme que si ieune espousa.

 

Mais, vers la minuit, Richard fut pris de sommeil. À peine fut-il endormi que le corps s’étendit avec tant d’effort dans la bière qu’elle se rompit par éclats. En même temps un cri terrible fit retentir toute la forêt. Richard ne ressentit aucune frayeur ; seulement il saillit son épée hors du fourreau, et la posa sur ses genoux. Aussitôt le corps de s’écrier :

« Hé quoi ! duc Richard, on parle de vous en tout pays pour votre hardiesse, on dit que jamais vous n’eûtes peur, na prime na complie, d’aucune personne vivante ; et voilà que, pour une femme morte, toute votre chair a frémi.

– Par ma foi ! reprit vivement Richard, vous faussez la vérité,

 

            Car onques pour personne ma coulleur ne muay.

 

« Mais, dit-il encore, par dépit, que le vrai Dieu seigneur vous envoit malle grace. N’étiez-vous pas morte quand on vous a mise aujourd’hui dans le cercueil ?

– Non, j’étais seulement pâmée par une violente soif qui m’a prise dans la vesprée, et, s’il est vrai que vous m’ayez jamais aimée d’amour, faites ce dont je vais vous prier. À l’issue de cette forêt, il y a une plaine où se trouve une fontaine, ombragée par un grand arbre ; les bergers ont laissé là un hanap avant-hier ; servez-vous-en pour puiser de l’eau, et venez me l’apporter.

 

            Mieulx ne me pourries ma sante avancer. »

 

Richard obéit à l’instant ; mais ce fut folle idée de sa part, car, pendant son absence, le corps se leva et alla étrangler le chevalier, qui jeta un si fort cri que Richard l’entendit et en fut tout en émoi. Alors, le duc se hâta de revenir sur ses pas ; en arrivant dans la chapelle, il ne trouva plus ni feu ni lumière ; il s’en vint droit au cercueil, mais le malicieux démon s’était déjà enfui :

« Méchante et trompeuse créature, s’écria Richard,

 

                              M’as-tu si engigne

            Quen tant mon chevalier as mort et despece ?

 

Prends garde à toi, cependant, car je jure, par le Dieu qui fait courir la nue sous le firmament, que si jamais je te rencontre en mon chemin, je te pourfendrai de mon épée. »

Richard veilla jusqu’au jour le corps de son chevalier, qu’il déposa dans la bière vide.

Quand vint l’heure de prime, l’archevêque et le clergé arrivèrent à la chapelle pour chanter le service de la duchesse. Richard s’avança à leur rencontre et conta devant tous sa triste aventure.

 

            Ne chantes, dist Richard, seigneurs, plus pour ma femme ;

            Les grans diables d’enfer en puissent porter lame.

 

L’archevêque essaya de réconforter le duc :

« Sire, n’ayez frayeur ni doute ; nous savons que l’ennemi a le pouvoir de tenter nuit et jour les chrétiens.

– Ah ! reprit Richard, je suis tellement déçu que je fais vœu de ne point reprendre femme en mon lit, avant sept ans et plus. »

Et, pour tenir sa promesse, le duc, après avoir fait enterrer très pompeusement son chevalier, alla se renfermer dans la belle abbaye de Fécamp, dont il était le fondateur. Alors, il donna congé à toute sa gent, ne gardant avec lui que son queux, son chambellan et son économe.

 

            En paisible et devote maniere se maintint,

            Ainsi comme reclus longue piece se tint.

 

Lorsque le roi d’Angleterre entendit parler que Richard sans Peur cessait de chevaucher par toute la Normandie, il crut que sa vaillance l’avait abandonné, qu’il n’était plus digne de sa grande renommée, et il osa se vanter qu’il saurait bien conquérir sa terre. Il s’en vint, en effet, avec toute sa suite et toute son armée, débarquer sur les côtes de la Normandie. Le bruit de cet événement se répandit dans tous les lieux environnants, et la multitude accourut vers Richard, en s’écriant avec effroi :

« Hâtez-vous, Sire ! pourquoi vous tenez-vous ainsi reclus, tandis que les Anglais sont entrés ? Avant huit jours ils auront tollu tout votre héritage, si vous ne venez promptement les chasser. »

Le duc s’émut à ces avertissements ; il commanda à chacun de prendre les armes, et, lorsqu’ils furent bien armés et rangés en bon ordre, il se mit à leur tête et marcha à l’encontre des Anglais. Il chevauchait en si grande hâte qu’il précédait toujours sa suite de plus de trois portées d’une flèche hardiment lancée par un habile archer. Comme il avançait ainsi, il rencontra, en un grand val, un chevalier monté sur un cheval noir, et qui était lui-même plus noir qu’un Maure, et avait des dents plus blanches que le marbre. Ce chevalier salua Richard, et lui dit :

« Sire duc, je suis venu pour guerroyer avec vous,

 

            Vos ennemis trestous me verres effiller.

 

Mais il faut que vous consentiez à m’aider à votre tour, lorsque j’aurai guerre à soutenir. »

Richard accéda volontiers, sans tansson, puis lui demanda quel nom il portait.

« Je me nomme Brundemor, répondit le noir chevalier, et je puis vous certifier que nul ennemi ne saurait vous attaquer tant que mon épée sera là pour vous défendre. »

Richard ne reconnut point, dans le chevalier noir, le méchant diable qui avait été sa femme pendant sept ans. Il le pria, au contraire, de le conduire à la rencontre des Anglais ; à quoi Brundemor s’employa avec tant de promptitude que, entre tierce et midi, les Normands purent livrer bataille. Ils combattirent si vaillamment que la victoire leur demeura. Alors, les ennemis prirent la fuite en désordre. En vain Brundemor les rappelait au combat, leur proposant un défi en l’honneur de leurs darnes, ils couraient effrayés à travers prés et champs et ne voulaient rien entendre. Brundemor, voyant que tout était fini, s’approcha du duc, et lui dit :

« Sire, ai-je fait à votre gré ?

– Oui, répondit Richard, vous êtes un preux chevalier, et vous m’avez rendu aujourd’hui un loyal service ; mais, à telle bataille que vous me fassiez appeler, je ne cesserai point de combattre pour vous.

– J’y compte, dit Brundemor. »

Là-dessus ils se séparèrent.

 

            Lors se sont départy Richard et ses gens tous

            Qui retournent en lost de cueur ioyoulx.

 

Trois jours après ce combat, il prit fantaisie à Richard de se donner le divertissement de la chasse ; il commanda à ses veneurs de lui amener ses chiens, mais il fut surpris de les trouver déchirés et navrez villainement. Il demanda quelle en était la cause.

« Sire, répondirent les veneurs, il y a dans la forêt de Riquebourg un énorme sanglier plus blanc que cygne, mais si méchant que nul chien courant ou lévrier ne peut en approcher sans recevoir de cruelles blessures. »

Richard, en écoutant ces détails, eut grand désir de s’emparer du sanglier ; il déclara qu’on chasserait dans la forêt jusqu’à ce qu’on fût parvenu à le prendre. On remit la partie au lendemain.

Environ vers l’heure de minuit, Richard étant couché, le diable qui avait été sa femme apparut devant son lit :

« Sire, dit-il, secouez le sommeil, et apprêtez-vous à me suivre si vous ne voulez passer pour couard et menteur.

 

            – Couart, se dit Richard, et pourquoy le seroie ?

 

Mais je serais méchant et félon si je vous faillissais au besoin, car au besoin vous m’avez été d’un grand secours. »

Aussitôt Richard se leva, et se revêtit de son armure.

« Partons, s’écria-t-il, car je ne crains ni guerre ni défi.

– Sire, je vous mènerai avant qu’il soit jour dans un lieu où vous pourrez avoir peur.

– Bel ami, sache que je n’eus peur de ma vie. »

Richard et le chevalier noir s’en allèrent ensemble dans une forêt où ils trouvèrent douze chevaliers qui noblement s’atournaient pour livrer bataille. Richard demanda à son compagnon qui ils étaient.

« Sire, dit celui-ci pour toute réponse, avant qu’il soit grand jour,

 

            Aures par eulx ie croy paour et grant effroy.

 

Comme ils devisaient de la sorte, un varlet se détacha du groupe des chevaliers, accourut vers les nouveaux arrivants, et s’écria :

« Brundemor, pourquoi as-tu tant tardé à amener le chevalier qui devait livrer bataille pour toi ; Burgifer, ton adversaire, est arrivé ; tu l’as provoqué à tort, mais je te certifie que ton champion, si brave qu’il soit, aura fort à souffrir. »

Brundemor, entendant ces paroles, alla se présenter devant le roi d’enfer, à qui il adressa ainsi sa supplique :

« Sire, je suis prêt à prouver que c’est à tort que Burgifer veut m’enlever la sénéchaussée dont vous m’avez fait présent, et j’ai amené avec moi un chevalier de France qui soutiendra mon droit si vous ordonnez le combat.

– Allez, dit le roi, je vous délivre permission. »

Richard prépara aussitôt ses armes, mais, jetant un regard autour de lui, il s’aperçut qu’il était entouré de tous côtés ; car il y avait des diables par-devant et par-derrière, en haut et en bas ; cependant il ne s’effraya pas, quoiqu’il vît bien qu’il ne pourrait s’échapper de ce lieu, et qu’il lui fallait combattre l’un des plus terribles de ces étranges chevaliers.

Burgifer et Richard s’élancèrent l’un vers l’autre ; ils se donnaient de si grands coups que des étincelles jaillissaient de leurs armes ; bientôt même les tronçons de leurs lances volèrent au loin.

 

            Leurs deux lames ont rompues, leurs espées sacherent,

            Sur leurs heaulmes dascier si longuement chappelerent

            Que de grans coups ferir leurs bras forment lasserent.

 

Burgifer interrompit le combat.

« En vérité, Sire, je suis tout ébahi que vous ayez été assez hardi ou assez fou pour vous être laissé conduire en cet endroit ; nul homme n’y est jamais venu sans y perdre la vie ; vous la perdrez aussi, je vous le promets.

– Ami, je ne te crains point, fais du pire que pourras.

– Écoutez-moi encore un peu, reprit Burgifer : savez-vous quel est le chevalier pour lequel vous combattez ?

– Je le connais assez ; c’est un homme vaillant et hardi, puissant et fort ; il n’y a pas trois jours que j’ai vu de ses œuvres, et je crois bien que sans lui la mort ne m’aurait pas épargné.

– Tu es dans une erreur bien folle. Celui que tu crois un chevalier si vaillant est un diable d’enfer, et ce sont des diables que tu vois de toutes parts autour de toi.

– Ne mens-tu pas ? dit Richard.

– Non point », fit Burgifer.

Et il se prit à rappeler au duc toutes les embûches que Brundemor lui avait tendues, puis il ajouta :

« La femme que vous aviez épousée, Sire duc, n’est autre que ce vilain diable pour lequel vous combattez contre moi.

– Par ma foi, se dit Richard, voici un démon qui sait bien toutes mes aventures. »

Puis il reprit tout haut :

« Qu’importe, après tout ; si Brundemor est le faux diable dont j’avais fait ma femme, il m’a vaillamment aidé à défendre mon héritage contre les Anglais ; je dois à mon tour soutenir ses droits contre toi. »

Sur ces paroles, ils recommencèrent à combattre ; mais Richard avait beau assener des coups sur la tête de son adversaire, celui-ci demeurait inébranlable.

« Comment ! dit le duc, faux Burgifer, tu es plus dur que fer ou acier !

 

            Je croy quas faict tes armes forger dedans enfer,

            Pour puissance que iaye ne les puis entamer.

 

Cependant, Burgifer frappait aussi d’estoc et de taille ; mais il ne put blesser Richard, que la main de Dieu protégeait. La victoire demeurait indécise lorsque Richard s’avisa de frapper son ennemi du pommeau de son épée. Ce pommeau renfermait maintes précieuses reliques qui y étaient soigneusement enchâssées, et grâce auxquelles les coups que portait Richard parvinrent enfin à briser l’armure de Burgifer. Lorsqu’il se vit en cet état, le diable demanda merci :

« Sire, s’écria-t-il, cessez de me frapper, car il n’est pas au pouvoir d’un homme de guérir mes blessures ; mais je me rends à vous ainsi qu’il est de droit.

– Et rends-tu aussi à Brundemor sa sénéchaussée ?

– Oui, Sire, je m’en dessaisis et la lui remets en votre présence. »

Ainsi furent accordés les ennemis d’enfer, par la vertu et le courage de Richard de Normandie.

Alors le duc se tourna vers Brundemor :

« Je veux, dit-il, aller à Rouen ; enseigne-moi le chemin que je dois suivre.

– J’obéis à votre commandement, car je suis tenu envers vous plus que vous ne pensez : c’est moi que vous avez nourri pendant sept ans et que vous aviez pris pour votre femme.

– Je n’en suis que plus courroucé qu’un méchant démon m’ait fait une semblable traîtrise.

 

            Ne me tempte plus, par amour ten requier,

            Et ten retourne arriere, asses mas conuoyes.

 

Brundemor s’en retourna comme Richard le lui commandait ; le duc revint à Rouen, où il mena sainte vie.

 

            Bien confortoit les poures et sainte eglise aima

            .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

            Jesucrist notre pere le garda de tristour.

 

En dépit des tentations du diable, il ne connut point la peur et ne cessa pas d’être un preux et hardi chevalier. Il passa avec Charlemagne outre les monts, prit part à la bataille de Roncevaux, en compagnie des douze pairs de France, et fit de grandes prouesses dont la renommée ne s’éteindra jamais.

 

 

 

Amélie BOSQUET, La Normandie

romanesque et merveilleuse, 1844.

 

Recueilli dans : Histoires et légendes

de la Normandie mystérieuse, textes recueillis

et présentés par Patrice Boussel,

Tchou, 1970.

 

 

 

 



1 Roman de Richart.

2 Huarts : démons bruyants qui parcourent les airs pendant la nuit, en poussant d’horribles clameurs. Ce sont, à proprement parler, les suivants de Hellequin et les compagnons obligés de toutes les chasses fantastiques. Huart vient du mot huer.

 

 

 

 

 

 

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