Pervenche

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice BOUCHOR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon ami Mariani.

 

 

Guillaume au Nez Tors, qui vers 1350 était seigneur de Freneuse-les-Navets, beau village normand, avait six pieds quatre pouces de taille, le teint haut en couleurs, des yeux verts, un regard perçant comme vrille, le nez écrasé sur la gauche, la bouche bien endentée, mais fendue obliquement, et de larges oreilles aussi peu ouvragées que les grosses feuilles d’un artichaut.

Il était grand chevaucheur, grand mangeur, grand buveur, grand crieur de jurons, grand souffleteur de ses gens, grand pressureur de ses paysans ; en somme, un vrai diable d’enfer, quoiqu’il eût souvent le mot pour rire, surtout avec les belles filles du pays qui le redoutaient fort.

Un de ses gibiers préférés était, en effet, la caille coiffée. Les chambrières de madame sa femme, douce créature confite en dévotion, en savaient quelque chose ; et plus d’une, après un bref séjour au château, était revenue la tête basse, la mine longue et de pâles couleurs sur les joues.

Une pauvre veuve, qui vivait de cultiver un petit champ et de glaner dans ceux d’autrui, avait une fille toute mignonne, un peu frêle, qui pourtant l’aidait en ses instants de loisir, filait quand elle ne priait pas ; à moins qu’elle ne fît les deux ensemble.

On l’appelait Pervenche à cause de ses yeux candides, dont le bleu tendre avait la fraîcheur et la pureté de la fleur ainsi nommée.

Le nez tordu de Messire Guillaume ayant flairé la présence de la douce fille, plus d’une fois il s’arrêta devant la chaumine de la veuve et lui demanda, avec promesses ou menaces, sa gentille enfant pour servir au château. Quand il avait passé, mère et fille pleuraient ensemble ; et, pressant contre son cœur sa petite Pervenche, la pauvre veuve s’écriait que mille morts lui seraient préférables à la honte de la voir défleurie par le monstre aux yeux verts.

Cependant la jeune fille étant bonne à marier, un grand et beau gars du pays, fils d’un brave laboureur, la courtisa honnêtement, bien qu’elle fût sans avoir, ni espérance d’héritage, tant il était féru de sa grâce !

Quoiqu’il eût été baptisé sous le nom de Robert, on l’appelait Manches-Vertes, à cause d’un hoqueton d’archer aux vertes manches qu’il portait les jours de fête et dont la souple étoffe dessinait fièrement sa large poitrine. Manches-Vertes donc, se fit agréer sans peine par la veuve, toucha le cœur de l’enfant, et jura qu’une fois maître d’elle, il saurait bien la protéger contre toutes les entreprises du sacripant.

Guillaume eut vent de l’affaire. Il galopa jusque chez la veuve et, rudement, lui ordonna de conduire sa fille, dès le soir même, au château seigneurial, « sinon, ajouta-t-il avec un méchant sourire, demain, vieille femme, je te fais saisir et juger comme sorcière ; ta chaumine enfumée flambera comme soie de porc, en attendant que même sort t’arrive ; et, pour ta fille, j’en ferai ce qu’il me plaira ».

Manches-Vertes fut bientôt instruit de ces menaces.

« Avec l’aide de Dieu, dit-il, le diable perdra ses peines. » Il conforta de son mieux les deux pauvres femmes, qui sanglotaient désespérées et leur recommandant de s’enfermer, à triple tour, par crainte d’une surprise, il sortit un moment pour rêver à quelque moyen de défense. Le pis aller serait la fuite...

Il arriva au bord de la Seine, où flottait sa barque attachée à un vieux saule creux : il avait coutume de transporter gens et bêtes d’un bord à l’autre de la rivière, moyennant quelque menue monnaie, et on l’appelait à son de cloche pour requérir ses services. Il sauta dans le bateau et, debout, se mit à rêver suivant d’un œil distrait, le fil de l’eau.

Tout à coup, il entendit un petit cri perçant. Il tourna la tête : à quelques brasses de la rive, un brochet monstrueux, à moitié sorti de l’eau, se ruait la gueule ouverte sur une proie invisible. Le jeune homme jeta un regard autour de lui ; et tout près de son arbre, il aperçut un petit être de forme humaine, gros comme un rat, et qui, tout en nageant, tendait les mains pour atteindre la plus longue branche du saule.

Elle était par malheur trop haute pour lui, et le monstre allait l’engloutir Lorsque Manches-Vertes, ému de compassion, saisit une gaffe au croc de fer qui gisait à ses pieds, et se penchant hors de la barque au risque de perdre l’équilibre, enfonça profondément son arme dans la gueule du brochet. Il la lui plongea jusque dans les entrailles ; puis se redressant par un brusque effort, il éleva en l’air la bête dont le sang ruisselait et la jeta derrière lui, sur l’herbe où elle palpita longtemps.

Ensuite, ayant tendu sa main au petit être, qui la saisit et s’y installa comme dans un fauteuil, il le regarda pendant quelques instants avec une affectueuse curiosité. C’était un homme de quatre à cinq pouces, très bien conformé, et vêtu de velours incarnat. Son crâne chauve était doré par le soleil ; il avait des yeux gris tout ensemble très vifs et très doux, et sa longue barbe blanche contrastait avec son visage presque jeune, bien qu’il dût être au tournant de la cinquantaine.

« Que diable faisiez-vous là tout seul ? » lui dit Manches-Vertes.

« Je cherchais des simples au fond de l’eau, répondit-il, afin de porter remède aux souffrances humaines. J’ai fait déjà de précieuses découvertes. Le moment n’est pas venu de répandre la plus admirable d’entre elles ; mais, après un sommeil de cinq siècles, qui me prendra un jour ou l’autre, je ressusciterai avec une vraie taille d’homme ; au demeurant tel que vous me voyez. Alors je dirai ce que je suis contraint de taire à présent. Mais vous, mon brave garçon, vous m’avez sauvé d’un terrible danger ! Je ne suis pas ingrat. Si, dans une heure décisive, ayant besoin de toutes vos forces, vous vous sentiez défaillir, dites à demi-voix : Angélo. Je serai là. »

Il disparut, et presque aussitôt, Manches-Vertes, qui n’avait pas compris grand-chose à son discours vit s’avancer vers lui le terrible seigneur de Freneuse. Guillaume voulait traverser la rivière. Il s’aperçut que le jeune homme pâlissait de rage en le regardant. « Ah ! ah ! fit-il à haute voix, la veuve a bavardé ! » Il hésita un instant ; puis ayant tâté le poignard qu’il portait à la ceinture : « Fais-moi traverser l’eau », dit-il résolument. Et il monta dans la barque.

Manches-Vertes défit la corde qui amarrait son bateau, le poussa au large, au moyen de la gaffe encore toute sanglante, et, lorsqu’on fut à quelques brasses de la rive, regarda bien en face Guillaume au Nez Tors.

« D’où vient, dit le seigneur, que tu ne t’assieds point pour ramer ? »

Après un moment de silence, pendant lequel les deux hommes se mesuraient du regard, le batelier répondit : « Messire, Pervenche est ma fiancée. Avec votre licence, elle n’ira point au château et je l’épouserai après la moisson. »

L’autre devint pourpre de fureur ; dégainant sa lame, il la brandit, et il se jetait sur le jeune homme, quand celui-ci avec sa gaffe, lui barra brusquement le passage.

« Messire, dit-il, on n’a raison de moi ni par violence ni par menaces. Approchez d’un seul pas, et je fais chavirer la barque. L’eau est ici très profonde, le courant rapide et de longues herbes, s’entortillant aux jambes et aux bras, rendraient inutiles les efforts d’un plus fin nageur que vous. »

Guillaume comprit qu’il fallait traiter. Il était brave et hautain ; mais il se sentait perdu s’il engageait la lutte. Du moins voulut-il sortir d’une fâcheuse posture avec les honneurs de la guerre.

« Tu m’as pris, dit-il, au traquenard. La noyade ne m’effraie pas autant que tu le supposes ; mais tu es hardi, et cela me plaît. Oui ; je renoncerai à Pervenche et tu l’épouseras après la moisson. Toutefois, j’y mets une condition absolue. Si tu ne l’acceptes pas... »

Il montra sa lame nue et un sauvage éclair jaillit de ses yeux…

« Quelle est, messire, votre condition ? »

« Voici. Demain, à midi, tu feras trois fois en courant le tour du village. Puis à l’instant même tu prendras Pervenche dans tes bras (j’ai pour toi des attentions charmantes), et, sans déposer une seule fois ton doux fardeau, sans t’asseoir une seule fois en chemin, tu porteras ta fiancée, par le sentier des chèvres, jusqu’au sommet de la colline du Pendu. Si l’épreuve te réussit, foi de chevalier ! tu jouiras en paix de ta conquête. Sinon, la fille est à moi, et tu seras pendu au gibet, dressé en haut de la colline. Acceptes-tu ? »

Manches-Vertes, à son tour, comprit qu’il n’obtiendrait pas d’autres conditions. Ayant foi dans son cœur plus que dans sa force, il accepta, et les deux hommes jurèrent fidélité à leur parole sur une dent de saint Maclou, que Guillaume avait enchâssée dans le pommeau de sa dague. Puis le batelier s’assit paisiblement, saisit les avirons, rama avec vigueur, déposa Guillaume sur la rive gauche de la Seine, et revint au village pour y annoncer l’épreuve qu’il devait subir le lendemain.

Il dormit assez mal et fut debout avant l’aube. La veuve et sa fille prièrent avec lui.

À midi, par ordre du seigneur, tous les gens du pays étaient assemblés. Manches-Vertes n’y avait pas son pareil pour la course, et la première épreuve lui fut presque un jeu. Lorsqu’il eut fait trois fois, en courant, le tour du village, il s’approcha de Pervenche toute tremblante, et il la prit dans ses bras avec tant de précaution qu’il semblait craindre de la briser en miettes. Oh ! comme elle lui sembla légère ! Mais déjà il ruisselait de sueur à cause de la course ; le soleil de juin frappait rudement sur le sentier sans ombre, et la colline était bien roide et bien haute. Plein de confiance, néanmoins, il partit d’un pas large et mesuré.

Le seigneur de Freneuse, qui ne portait nul fardeau, qui n’avait pas entamé ses forces, vigoureux, d’ailleurs, et habitué aux escalades, grimpa derrière lui pour le surveiller étroitement. Il avait, en outre, fait poster des témoins, de distance en distance, jusqu’au sommet de la colline.

Manches-Vertes allait d’un si bon pas, posant le pied avec assurance sur les pointes du sentier rocheux, que Guillaume commença bientôt à suer, à souffler, à pester. « Oh ! oh ! dit le seigneur en essuyant sa face cramoisie, serait-il homme à gagner cette gageure ? » Mais au bout d’une heure, l’allure du gas se ralentit : le sentier se faisait plus raide, le soleil plus dur, et Pervenche, si légère, si frêle, si mignonne, toute pareille à une fleur, commençait à peser assez lourdement sur les bras de son robuste fiancé.

À peine un tiers de la colline était gravi lorsque Manches-Vertes se sentit très las et dévoré de soif. « Ami, lui dit Pervenche, quelle souffrance pour moi d’être la cause de ton angoisse ! Hélas ! pas un filet d’eau ne jaillit sur notre chemin ! Que pourrais-je faire pour te donner des forces ? »

Il la regarda avec une profonde tendresse, admirant tour à tour ses cheveux d’or soyeux, son délicat visage, sa bouche aussi fraîche, que la rose et ses yeux d’une céleste limpidité. Une pensée lui vint : « Oui, songea-t-il, voilà, ce qui me donnerait le plus de courage... » Mais devant la divine pureté de cette enfant, il n’osa point solliciter de son amie un seul baiser ; déjà réconforté par sa voix, il lui dit en se penchant vers elle : « Chante... »

Elle chanta une chanson ancienne, triste et douce, une chanson vieille de deux siècles et demi, plainte mélodieuse d’une vierge dont le fiancé était parti à la croisade :

 

            Celui que mon cœur aime tant,

            Il est dessus la mer jolie,

            Petit oiseau, tu peux lui dire,

            Petit oiseau, tu lui diras

            Que je suis sa meilleure amie,

            Et que vers lui je tends les bras.

 

Il sembla au jeune homme qu’une eau fraîche mouillait ses tempes, ses yeux, ses lèvres et pénétrait dans sa gorge desséchée. Il se mit à monter d’un pas allègre, et, derrière lui, Guillaume au Nez Tors, presque suffoqué de chaleur, blasphéma la suave cantilène qui ne le rafraîchissait point.

Mais les deux tiers de la colline étant gravis, Manches-Vertes se sentit prêt à défaillir. Il n’avançait plus qu’avec un rude effort, et il soulevait ses pieds, l’un après l’autre, comme s’ils eussent été de plomb. Guillaume se hâta de le rejoindre, et, le voyant presque vaincu, le railla cruellement : « Pendant que tu te balanceras là-haut au bout d’une corde, mon ami, ta mignonne Pervenche reprendra la chanson pour moi tout seul... »

La jeune fille s’était tue après avoir dépensé toute sa faible voix, et c’est alors que Manches-Vertes avait senti de nouveau le poids de son écrasante fatigue.

« Quoi ! se dit-il, ma bien-aimée serait la proie de ce misérable ? Ai-je pu accepter comme possible une telle horreur ? Que l’on me passe au cou une cravate de chanvre, soit ! De meilleurs que moi ont péri d’aussi male mort. Mais livrer ma fauvette à ce hideux oiseleur, ah ! périsse mon âme avec mon corps si je m’y résigne lâchement ! »

Soulevé par l’indignation, il fit trois enjambées rapides ; mais à ce moment la tête lui tourna et il eut grand-peine à ne pas choir avec son précieux fardeau.

« Ah ! Pervenche, dit-il, je ne puis t’abandonner au méchant diable qui nous suit ! Laisse-moi poser doucement mes lèvres sur tes yeux, et je retrouverai ma force ! »

Sur le pâle visage de la jeune fille une nuée rose passa, et, se soulevant, elle offrit à son fiancé ses paupières demi-closes. Il baisa pieusement les deux fleurs célestes à travers leur frais calice de chair, et avec une vigueur qui lui parut inépuisable, il s’élança vers le faîte de la colline...

Guillaume au Nez Tors, qui s’était cru vainqueur, renia les trois personnes divines, la Vierge Mère, tous les saints et toutes les saintes du Paradis.

Après une grande heure de colère et de jurons, il eut sa revanche.

La vertu fortifiante du baiser s’étant peu à peu épuisée, Manches-Vertes implora de son amie un nouveau cordial ; mais l’effet en fut médiocre et celui d’un troisième tout à fait nul. Il comprit alors que le plus tendre amour peut bien exalter la nature au-dessus d’elle-même, mais non pas la délivrer de toutes les gênes corporelles.

Lorsque, avec un prodigieux effort, il eut presque atteint le sommet de la colline, il vit se dresser devant lui un roc escarpé, où le sentier cessait d’être visible, et qu’il lui fallait encore escalader. Trois fois il s’élança pour le gravir mais, à chaque fois, il recula en chancelant. Après ce vain effort, il eut grand-peine à se tenir debout avec la jeune fille dans ses bras. Désespérés, tremblants, elle de peur, lui de fatigue et d’angoisse, ils se regardèrent en silence, les yeux obscurcis de larmes.

À ce moment, un rire strident retentit au-dessus d’eux. Guillaume avait contourné la roche par un chemin moins âpre que le sentier des chèvres, et commodément assis au sommet de la colline, il jouissait de voir souffrir ces malheureux, à qui le Paradis, presque atteint, allait échapper pour toujours.

Que faire ? La jeune fille sentait trembler les bras de Manches-Vertes et se relâcher son étreinte. Ils allaient tomber l’un et l’autre, lui pour mourir, elle...

« Ah ! plutôt que de me livrer à ce monstre, s’écria-t-elle, fais un suprême effort, ami, si tu ne peux gravir le rocher, approche-toi du gouffre qui est sur notre droite, et précipite-moi. »

Éperdu, le pauvre fiancé fermait les yeux en murmurant une prière, lorsqu il se rappela tout à coup le sauvetage de la veille.

« Angelo ! » dit-il d’une voix faible. Au même instant, le petit homme lui sauta sur l’épaule et, se penchant vers lui avec un aimable sourire, lui versa dans la bouche quelques gouttes d’un liquide pourpré, contenu dans une fiole de diamant.

Il sembla tout à coup à Manches-Vertes qu’un flot de vie s’épanchait dans tout son corps ; et plein d’une telle vigueur qu’il avait peine à se tenir en place : « Ô bon magicien, fit-il, d’où as-tu extrait ce merveilleux breuvage ? »

« D’une plante, fit le petit homme. Elle croît en un pays dont les plus savants de ce royaume ignorent l’existence. On l’appelle Coca. »

« Je bénirai Coca, reprit l’autre, tant que j’aurai un souffle de vie. Mais toi, brave petit homme, quel est ton nom, afin que je le recommande à tous les saints dans mes prières de chaque jour ? »

« Angelo Mariani ! » clama le nain d’une voix formidable.

Et il disparut.

« Angelo Mariani ? répéta Manches-Vertes ; c’est un peu long, mais je tiendrai ma promesse tout de même. Car, sans le vin céleste que m’a versé ce petit être, je n’avais plus qu’à me jeter au fond du gouffre avec ma bien-aimée. »

Pervenche ne comprit rien à la miraculeuse intervention d’Angelo, dont la vue soudaine lui avait fait horriblement peur ; mais, à sa profonde joie, elle se sentait enlevée comme une plume, et, avant que ses paupières eussent palpité deux fois sur le virginal azur de ses yeux, elle était au sommet de la colline, où elle vit pleurer de joie tous les témoins apostés par le sire de Freneuse-les-Navets.

La stupeur de Guillaume fut si forte, qu’il en chut à la renverse. Quand on le releva, ce n’était plus qu’un vieillard tremblotant et imbécile, qui demandait en pleurnichant la permission de faire des petits pâtés avec du sable.

Quant au cordial versé dans la bouche de Manches-Vertes, non seulement il eut le résultat que j’ai dit ; mais par une secrète influence, il rendit les jeunes époux, en moins de quatre ans, père et mère de six fils et six filles, tous et toutes bien gaillards et bien gaillardes.

1899.

 

  

 

 

 

 

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