Le bonheur des champs
par
Eddy BOUDREAU
Il était six heures de l’après-midi ; l’heure des vaches à la campagne. Sous un soleil couleur de moisson, nous revenions à la vieille Capitale. Mille choses agrémentaient le décor de la route. Un bruit de faucheuse vibrait dans une prairie, et des échos divers en accentuaient la rumeur. Dans une courbe vicinale, au fond des Laurentides, nous avons difficilement croisé deux chevaux lourds qui tiraient une longue voiture chargée de foin vert et savoureux. Émondé à la hâte, le voyage accrocha aux portières de l’auto l’odeur et le souvenir des champs. Sur cette hauteur moelleuse, les cheveux en bataille, on aurait dit que le propriétaire tournait les pages de mon passé... En un clin d’œil j’ai traversé l’époque qui compose l’adolescence. Je me croyais libéré des reculs : le beau est immortel.
J’ai été le petit bonhomme, cheveux en désordre, étriqué dans de vulgaires salopettes, juché sur les hauts voyages de foin qui viennent vers le fenil. Je conserve la nostalgie de ces courtes randonnées sur la route familière de mon village. Je me souviens d’une sensation qui endort ; il semble que je n’ai rien perdu de la saveur des brindilles que l’on mâchonne en scrutant le jeu des arabesques que font les nuages ! Avant de pénétrer dans les granges, on se délectait au passage d’une senteur qui chatouille la gourmandise. Le soir, au souper, nous avions comme récompense d’une journée sous le soleil, dans l’atmosphère des poutres, de petits plats savoureux confectionnés avec l’art d’un cordon bleu ! Comme je me souviens !... Malgré sa rusticité, l’homme des champs est un être sensible et plus apte au souvenir qu’on ne saurait l’imaginer... Son bonheur est naïf et plein d’émotion.
Vraiment, je regrette ! Il me semble ne pas avoir apprécié suffisamment cet âge où l’on végète au cœur de l’innocence, ce temps qui ne reviendra plus, la belle époque passée entre des mains nouvelles. Tous, j’en suis sûr, nous regrettons nos folles indépendances, le beau temps des ignorances terribles et des joues roses.... La force vierge qui nous a poussés vers le rêve et l’illusion ne s’oublie jamais. On remonte avec regret jusqu’aux années de dissipation et de sainteté.
Il est bien dommage de constater que l’on n’a pas plus de respect pour l’ouvrier des villes assujetti aux cloches de l’usine qu’on en éprouve pour l’humble travailleur de nos campagnes dont la moindre abstention limiterait la vie ! Même si le terroir n’est pas considéré, on ne saurait nier que c’est à l’odeur du pain rôti et des tourtières paysannes, du petit porc qui goûte la crémaillère, du bon lait crémeux que l’on acquiert la vitalité, l’enthousiasme qui nous incite à poursuivre les tâches obscures dans le métier des hommes.
Quel contraste entre la vie rurale et celle de nos cités ! Regardez celui qui piétine en vitesse nos boulevards et l’autre qui n’arrive plus à se dégager des ornières du labour ou des broussailles d’un abatis. Pourtant, quand ces cultivateurs viennent au marché vendre leur fatigue, ils pourraient bien rire en sachant que la plupart des collets blancs qui posent avec tant de morgue et d’importance n’excèdent pas beaucoup en valeur pécuniaire la monture et le tombereau du fermier.
À tout prendre, il ne faudrait pas s’en faire sur le compte des heureux qui vivent à la merci du cadran ! S’ils ont l’air enviable, trop souvent ils le doivent au propriétaire de cette magnifique apparence qui, derrière son comptoir, s’évertue pour la solde. Il est assez normal d’emprunter chez le voisin le repas qui va suivre, cependant qu’on trouve ridicule de voir défiler dans nos villes le paysan et sa défroque ! Dans la haute société, il n’est pas rare que l’on puisse découvrir la gêne et l’embarras... Il y a de ces foyers qui sont des arènes où l’on improvise des luttes, des discordes familiales suspendues par une visite, mais qui recommencent aussitôt le départ. Nous savons des aristocrates qui ont vécu dans l’opulence, et qui viennent déposer la honte aux portes de l’assistance... Un de ceux-là, un père de famille que j’ai trouvé plus à plaindre qu’à blâmer, me confiait sa douleur : « Ah ! pour moi, plus rien n’est drôle dans la vie !... Je suis né d’un père défricheur et besogneux. Il m’a tellement vanté la valeur et la nécessité de son lopin que mes oreilles se sont lassées de l’entendre... Un jour, je prenais la direction du grand monde où l’on s’amuse, où l’on semble effectuer sa vie sans véritables déceptions. Je devais le regretter ; pleurer sur ma vieillesse prématurée, sur le mauvais sort de plusieurs victimes. Certes, j’ai connu le confort, le bonheur en surface. J’ai circulé dans les voies larges où rien n’est confisqué. J’occupais un poste très élevé ; je remplissais le rôle envié du prolétaire... Hélas ! un bon jour je constate que mes fils deviennent « théâtreux », buveurs, coureurs de nuit et ce fut le premier craquement ; l’édifice que j’avais construit sans me préoccuper de la base allait s’effondrer sur mes années d’espoir.
« Mes filles, pour mieux paraître et briller davantage, devinrent maîtresses de mes économies et ce fut la ruine totale de toutes mes ambitions. Pour comble de malheur, la mère, ayant puisé ses origines au cœur de la vie mondaine, devait sentir se réveiller en elle la passion pour une traversée moderne. Ma maison que j’aurais voulu pleine de repos, de bonheur et de paix fut convertie en un théâtre où se perpétue l’indécence ; quatre murs qui voilent la débauche. Maintes fois j’ai voulu intervenir, m’insurger contre ce dérèglement, hélas ! Je suis menacé d’isolement ; on se lève en tempête pour renverser mes idées de réforme ! Comme ces lianes de forêt qui grimpent dans toutes les branches pour étouffer la splendeur et la beauté des arbres, le vice a rampé jusqu’à l’âme de mes enfants : ils sont à jamais détournés du bonheur, perdus sur la voie qui mène au plus sombre destin. »
Concluant avec des larmes, le malheureux père me suggéra : « Vous qui prêchez dans les journaux, insistez sur l’importance d’une vie humble et champêtre, au fond des solitudes. »
Le jour, dans la plupart des villes, on circule devant les temples en vomissant le blasphème, et la nuit descend ses voiles sur d’autres crimes, sur mille laideurs et turpitudes.
Une attitude dangereuse et néfaste pousse à la défaite plusieurs destinées. Il est de folles exigences dans les milieux du confort... Les employés au salaire de famine ont trop facilement la tendance de mesurer leur petite valeur au prestige des parvenus qui se maintiennent dans les haubans ! Ce procédé factice a des répercussions dans toutes les zones, particulièrement chez nos jeunes paysannes amorcées par ce commerce trop facile. Pour elles, rien ne presse davantage que de quitter le bahut familial pour s’identifier à la masse anonyme des grands couloirs... Ne dirait-on pas des papillons qui voltigent autour des lustres, les soirs de chaleur, sans prévoir le danger de frôler d’une aile l’éclat du voltage !
Cet exode n’a rien qui stimule l’élan d’un fils de la terre. Ne trouvant plus chez lui l’atmosphère propre à l’épanouissement d’un rêve conjugal, ce dernier se donne au célibat, au libertinage, ou se laisse emporter par le torrent. Ces petits malheurs ne sont pas irréparables mais détournent de l’idéal et font mépriser la terre.
On ne sait plus communier aux effluves de poésie que la nature présente aux hommes qui vivent à son contact. Mille voix nous appellent. Le brin d’herbe nous invite.
La motte de terre ou la giroflée matinale ont des caresses, quelquefois des rythmes, qui sont des suggestions pour le développement d’une véritable vie. Dans le grand silence des nuits, quand l’homme et la bête se reposent, quand la plante renverse sa respiration, on comprend le secret qui donne à l’être les racines de sa vitalité. « La nature est l’étude dont la conception transporte au surnaturel. »
Cher habitant, ton rôle est sublime ! J’aime à camper des personnages qui furent tes nobles devanciers dont l’histoire est le vestige d’un glorieux passé ; des hommes issus d’une race courageuse qui ont cadré avec les obstacles, les renversant pour pousser sur le sol d’un pays neuf des racines inextirpables. Tels furent les paysans de Louis Mendigal, « qui ne se couchèrent que pour mourir ».
Eddy BOUDREAU, Vers le triomphe, 1928.