Seule dans la nuit
par
Eddy BOUDREAU
Sous la neige et le soleil couchant, la demeure où vivait Mariette Germain évoquait un tableau magnifique ; un fond de scène où l’on croit voir les contours d’une montagne inaccessible, où dorment des neiges éternelles. À force de travail, de persévérance et de savoir-faire, M. Germain avait réussi à s’assurer de l’aisance dans le domaine agricole. Une petite fortune qui, va sans dire, reposait sur les bases du sacrifice et du renoncement. Durant la saison estivale, les touristes américains n’en pouvaient croire leurs yeux, s’extasiaient devant la splendeur de ces bâtiments érigés avec tant d’élégance et de propreté. Cependant, il est toujours mauvais de s’étayer sur des apparences. Dans la galerie des fortunés, il y a de nombreuses misères... surtout des misères morales dont les victimes en viennent à préconiser le sort des plus humbles créatures. Trop souvent il nous arrive de présumer du bonheur des individus après avoir énuméré le capital en argent, la prospérité matérielle : illusion !
Dans son petit château, la famille Germain connaissait le confort mais non l’essentiel : les joies du cœur qui rendent heureux les gens qui n’ont pas d’histoire. Dans la vie, il y a constamment des êtres marqués par la Providence pour souffrir les vicissitudes du cœur et de l’esprit. L’héroïne de notre histoire en est un bel exemple, mais son imagination qui la guide dans un monde réaliste, les moyens employés par cette jeune fille pour conquérir sa part de bonheur et de servitude, sont des symboles de courage et de vitalité.
Jolie comme un cœur, frêle et toute menue, Mariette n’était guère constituée pour vaquer aux occupations que requiert le rude travail domestique ! D’ailleurs, en eût-elle la capacité que son père ne le lui aurait jamais permis. Toutefois, pour autant, Mariette ne fut jamais choyée par son papa qui n’était pas rébarbatif, mais terriblement autoritaire. Or, Mariette avait de grands yeux pleins d’amour ; une chevelure à l’Ingrid Bergman ; des mains de théâtre à l’épiderme de velours. Pourtant, elle n’était pas heureuse ; légitimement, elle aurait voulu se distraire, comme les jeunes de son âge elle désirait l’amour. Mais les années passaient avec une similitude déconcertante, et Mariette n’entrevoyait jamais l’évolution salutaire et tant désirée. Malgré tout, il fallait simuler une attitude joyeuse pour ne pas éveiller les soupçons... cela lui aurait sans doute mérité une surveillance plus étroite, une contrainte plus élaborée si le père avait remarqué une phase d’émancipation chez son enfant. Pour traverser les heures douloureuses de la vie, la femme n’a qu’une alternative : invoquer les larmes, recourir aux plus grandes émotions.
Sans être une petite Madeleine, Mariette était souvent l’esclave de ce décret universel. Durant les fortes réminiscences ou de plus grands délaissements, la jeune fille disparaissait... Dans une chambre toute bleue, nous pourrions l’imaginer donnant libre cours à ses larmes, s’efforçant de gravir logiquement le calvaire de ses jeunes années. Du moins, si sa mère eut été à ses côtés pour recevoir ses confidences, partager sa douleur en lui facilitant l’acceptation ! Les mères ont des mots qui consolent, de douces paroles qui réconfortent et nous incitent à plus d’espoir. Pour comble de malheur, Mariette était orpheline ; toutefois, pleurer devant la photo de sa chère disparue lui redonnait du courage... « Les morts sont toujours avec nous. »
En outre, Mariette avait un frère, Jacques. Mais quel type ! Un de ces caractères fermés, énigmatiques ; un jeune homme taciturne et morose qui jamais ne peut consentir à la moindre distraction. Mariette le surnommait « colon » et pour cause. Sa vie ressemblait à la multitude des vagues qui se succèdent langoureuses, ne dépassant jamais le cadre d’une éternelle mélancolie. N’ayant pu vaincre cette hostilité fraternelle, l’ambiance médiocre de son patelin, Mariette, déjà rompue au travail de l’esprit, s’était mise à cultiver davantage le sens d’observation, les manières d’enfanter l’idéal par la pensée. Alors peu à peu, l’amour des livres et la passion du rêve, envahirent ce petit cœur désemparé, contraint à la réclusion ; une joie qui surpasse en intensité tous les plaisirs de la vie mondaine, qui procure à l’âme une détente merveilleuse et durable, pénétra les sentiments de Mariette.
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C’était Noël. Ce soir-là, plus que d’habitude, le crépuscule arborait des formes étrangères, presque terrifiantes ! Mais bientôt les étoiles s’allumèrent, reflétant sur l’immobilité des champs une couleur d’infini. Nous avons remarqué comme les heures qui précèdent la naissance du Sauveur ont quelque chose de particulier... un je ne sais quoi d’inaccoutumé qui favorise une illusion d’espérance ou de regret. Pour les jeunes, c’est la nuit du rêve. Pour les amoureux, c’est souvent le temps des fiançailles, l’émouvante promesse d’un éternel amour. Pour Mariette, la nuit de Noël, c’est surtout la prière et l’adoration... Malgré sa jeunesse et sa personnalité séduisante, il n’est sûrement pas question d’amour puisque sa vie recluse profère le refus de ses plus beaux rêves ! Toutefois, la jeune fille en prenait bien son parti. Elle semblait comprendre qu’il existe à côté de l’obstacle, une solution pour le renverser, pourvu que l’on veuille s’incorporer aux exigences. Dans certaines âmes, tous les confluents du courage et de l’optimisme semblent se rejoindre...
Douée d’un organisme plus délicat, d’un esprit aux plus larges antennes la femme, plus que l’homme, possède une âme d’envergure qui pense d’innombrables choses et peut ressentir dans sa tendresse la douleur collective.
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Devant le paysage familier, décor hivernal si cher à ses yeux, Mariette entend monter dans son cœur le chant des heureux, les cris de souffrance d’une majorité qui pleure. En dépit d’une blanche atmosphère et d’une circonstance tout à fait nouvelle, la nuit semble triste... Les arbres qui gémissent sous la colère du vent, semblent crier des sanglots...
Une certaine disposition romanesque est souvent naturelle chez la femme ce qui prête à son attitude un charme irrésistible. Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouve, elle sent une faculté de produire une impression, et pour peu qu’elle cède à la tentation il en ressort généralement des idées fortes et rationnelles. Aucune intempérance n’ayant corrompu ce jeune sang, aucune passion malheureuse n’ayant dépravé ce cœur enfantin, Mariette était la petite fleur que l’on aime à contempler. Jusque-là, elle s’imaginait bien n’être pas aimée ! Mais le hasard fait bien les choses, la vie a des surprises. Notre héroïne devient le « centre de gravité », une collaboratrice qu’on vient consulter ; elle devient l’auteur aux idées de lumière puisées dans le silence et la paix du cœur. Elle a compris qu’on ne peut être aimé en ignorant sa vocation d’amour ; qu’avant de donner à soi-même, il faut donner aux autres.
La solitude mal acceptée déprime un être ; elle atrophie l’existence de celui qui aspire à l’épanouissement. Mais si l’on y donne son consentement, si le cœur s’en mêle, tout peut changer : le délaissement se métamorphose, un sentiment de fierté nous oblige, désormais nous sommes au-dessus de l’évènement. Ainsi va la vie, vivre loin du monde n’est pas un obstacle pour qui veut remplir son destin. Les montagnes vertes ou bleues, le ciel pur et tranquille ne s’offrent qu’au regard épris de silence et de pureté. Enfin, viendra le jour où l’on se pique d’avoir renoncé à la foule bruyante et vaine, aux lumières vives et gaies. Quand l’âme peut s’ouvrir, on y trouve combien facilement la nature immense et sa beauté variable !
La nuit couvre de son voile le toit des maisons, les êtres et les choses. Comme une vallée entre des cimes neigeuses, un village gaspésien s’apprête au miracle. Là-bas, on dirait presque sur le flanc d’un gros nuage, le paysan distingue une haute silhouette qui semble jaillir du sein des lumières... C’est le clocher paroissial et, sur la route frileuse en compagnie de Jacques, Mariette s’achemine vers ce lieu de prière et d’extase.
Elle est visiblement heureuse. Elle se sent libérée d’une contrainte indicible. Demain, sa réclusion ne sera plus la même : tout lui appartiendra parce qu’elle aimera tout. Elle va purifier son âme aux biens suprêmes de la pensée. Revenu à la vie, son cœur aura le droit d’oublier, de renoncer aux frêles bonheurs de la terre pour orienter son désir vers cette flamme qu’on ne peut voir. Décidément, la solitude ne lui importera plus. Son cœur est imprégné de poésie. Comme les Mages, elle voit briller l’étoile au fond de la nuit, les sonnailles d’un traîneau ont la voix du vent et sur la neige bruyante, à côté du grand frère, elle rythme ses pas joyeux.
Eddy BOUDREAU, Vers le triomphe, 1950.