Tamara ou Le lac des pénitents
CONTE INDIEN
par
Stanislas-Jean de BOUFFLERS
LA fille de Therma Rajah (le bon roi) était en méditation sur le sommet de Richi-Sombo, le mont des Contemplations. Indra, qui regarde à la fois toutes les choses et chaque chose, observait la pieuse Monghir, au pied de l’arbre saint, planté par Ardjown sur le sommet du mont, pour servir aux saints personnages exténués par le jeûne, et pour ombrager le lac de Tamara, qui n’est formé que des pleurs des pénitents. Ses eaux, bien que plus transparentes que l’air serein, ne représentent point les traits de ceux qui viennent s’y regarder ; mais, par un prodige de Celui qui peut tout, ce sont les âmes qui s’y peignent elles-mêmes sous des formes expressives et avec les symboles de leurs vertus ou de leur vices. Honneur et gloire à Brahma, le père et l’ami des âmes !
Monghir était depuis trois jours assise au bord du lac, le dos appuyé contre l’arbre, jeûnant, priant, grossissant le lac de ses larmes ; elle tenait ses mains pures élevées vers le ciel qui voit tout ; et tous les yeux du ciel qui s’arrêtaient sur Monghir paraissaient briller d’une douce compassion.
Monghir était belle aux regards qui lisent dans les âmes ; le grand Indra lui-même la distinguait entre les créatures humaines ; et Chacta, la Déesse de la Vertu, habitait l’âme de la pénitente ; la noble Sarisotani, la conservatrice de toutes les belles pensées, lui avait infusé la science ; Satya, la vénérable Déesse de la Vérité, avait fait luire en elle cette lumière ineffable dont les moindres reflets conservent encore trop d’éclat pour des yeux mortels ; et l’esprit de Monghir, porté sur les ailes des bons génies entre la région des nuages et celle des astres, pouvait tour à tour admirer la sagesse du Créateur et les merveilles de la création. Les habitants des plaines de la lumière, les Péris, les Névis, les Vritraspatis conversaient avec la sage Monghir, et lui révélaient des choses que les mortels ignorent. Les hommes, les femmes, les sages mêmes, et jusqu’au prêtres et aux prêtresses de Brahma, auraient pu envier les dons célestes de Monghir, et cependant Monghir n’était pas heureuse.
Monghir méprisait les richesses et les grandeurs qui plaisent aux âmes ordinaires ; deux filles dignes d’elle, Pravir et Méva, étaient les seuls biens terrestres qu’elle daignât priser : elle les aimait également ; mais elle n’était pas sûre d’être également aimé, et son âme, sainte comme les eaux du Gange, était en proie à une douleur qu’elle ne pouvait déposer que dans le sein de ses amis invisibles. Brahma, touché de sa peine, a inspiré à la belle Pravir, la fille trop froide d’une mère trop tendre, la pensée d’aller trouver Monghir :
« Ô ma mère, dit-elle d’un son de voix enchanteur (mais qui paraissait plutôt venir d’un instrument mélodieux que d’un cœur ému), ma mère, il y a bien longtemps que tu n’as réjoui les yeux de ta fille.
– Hélas ! dit Monghir, plus longtemps peut-être pour moi que pour toi.
– Mais, ma mère, quel plaisir ton âme trouve-t-elle dans la solitude ?
– Ma fille, en quittant les humains, on trouve les Dieux. Heureuses les Féroners (les âmes dévotes) qu’ils daignent accueillir !
– Mais à quoi te sert ce long jeûne qui te consume ?
– Le jeûne peut affaiblir le corps ; mais il nourrit l’âme.
– Voilà toujours les Mayas (les illusions) de notre mère… et ces bras que tu tiens étendus doivent succomber à la fatigue.
– Je les tends vers les Génies du ciel, et les Génies de l’air les soutiennent.
– Encore les Mayas de notre mère.
– Non, ma fille, je m’adresse à Celui qui entend les plaintes muettes, et qui lit d’en haut les vœux que l’homme n’a pas encore achevé d’écrire dans les replis de son cœur.
– Et qu’est-ce que tu lui demandes, ma mère ? dit la belle Pravir d’un air dédaigneux.
– Je lui demande une fille, dit tristement la bonne Monghir.
– Eh ! ne nous as-tu pas toutes deux, Méva qui suffirait seule à ton amour, et moi que voici ?
– Hélas ! il m’en manque une, et c’est toi.
– Y penses-tu, ma mère ?
– Oui, toi : tu me fuis, ma fille.
– Eh quoi ! ma mère, tu dis que je te fuis quand je viens à toi. Non, ma mère, ta fille sait son devoir.
– Venir par devoir n’est pas venir à moi, fille trop aimée ; le devoir n’est pas le désir : il t’amène comme autrefois ta nourrice apportait mon enfant dans mes bras.
– Tu m’accuses, ma mère, et tu veux me voir coupable.
– Te voir coupable ! moi qui laverais, si le grand Indra le permettait, la moindre de tes fautes avec mon sang, pour te montrer aussi belle aux Dieux que tu le parais aux mortels. Mais pourquoi cet air pensif, sombre, inquiet ? qu’as-tu, ma fille ?
– Rien, ma mère ; tous les jours ne sont pas sereins.
– La douce confiance les éclaircirait.
– Encore une fois, je n’ai rien.
– Lorsqu’on sent quelque ennui secret, on dit toujours qu’on n’a rien.
– Il me semble encore plus naturel de le dire quand on n’a rien.
– Je crois cependant voir...
– Les Dieux mêmes, avec qui tu te vantes d’avoir un commerce si étroit, ne sauraient voir ce qui n’est pas.
– Non, mais ils voient ce qu’on leur cache ; et moi, malheureuse, tout mon pouvoir se borne à connaître que tu te caches de moi. Clarté funeste ! l’aveuglement vaudrait mieux.
– Que je te plains de tes soupçons, ma mère ! et par où les ai-je mérités ? j’en appelle à ta justice.
– La justice, ma fille ! elle est pour les indifférents ; mais entre une mère et une fille...
– Il me semble pourtant, dit Pravir, qu’elle vaudrait encore mieux que l’injustice.
– Ma fille, ma fille, tu accuses ta mère ; tu prends plaisir à confondre son esprit déjà troublé par le chagrin.
– Non, ma mère, tant de pouvoir ne m’appartient pas.
– Je retrouverai donc toujours dans ma fille cette humeur aussi difficile à plier que l’arc du géant de la guerre ?
– Eh bien ! ma mère, si l’entreprise est au-dessus de tes forces, pourquoi la tenter ?
– Je l’aurais pu quand ma Pravir, l’enfant de mon amour, ne s’élevait pas encore au-dessus des fleurs destinées à parer nos temples. Mais une folle tendresse m’arrêtait. Faible mère ! je craignais de troubler le fleuve de ton bonheur à sa source ; je pensais que tu te formerais à la perfection à mesure que tu avancerais dans le champ de la vie, comme le palmier se redresse en croissant ; j’espérais que le Maître des douces affections, le tendre Kama, t’apprendrait à payer d’amour l’amour de ta mère... mais, au lieu de cela, to esprit s’est ouvert aux Thias, aux Azours, aux ennemis de nos bons Génies, aux Maîtres de l’orgueil. Ils t’ont fait rougir de ta bonne Monghir ; ils t’ont persuadé que sa tendresse n’était qu’un artifice pour te subjuguer, pour faire de toi son esclave. Mon esclave ! hélas ! c’est moi qui suis la tienne, et je n’en rougis pas ; mais tu me repousses.
– Moi, repousser ma mère !
– Tu lui caches ton secret.
– Mon secret, c’est que je n’en ai point.
– Et pourquoi donc ce mystère qui, dans ce moment même, veille comme un espion invisible sur tes paroles, sur tes gestes, jusque sur les moindres mouvements de ton beau visage, et qui cherche à me fermer l’accès de ton âme ?
– Tu vois ce que tu veux voir, ma mère.
– Ah ! s’il était vrai, ma fille, que je serais heureuse ! Mais comment pourrais-je me dissimuler ce soin trop visible d’échapper à mes regards ; ce voile ténébreux dont l’esprit de ma fille s’enveloppe devant le mien ; ce besoin de te dérober aux caresses, aux empressements de celle qui t’a donné la vie et qui te donnerait encore la sienne ? Crois-tu que j’aie été la seule à remarquer ton indifférence, ton éloignement pour ceux dont la bienfaisante Shiva t’avait environnée dans les projets de son amour pour les rendre heureux par toi, pour te rendre heureuse par eux ? Tu ferais notre gloire et nos délices, et tu fixerais tous nos regards comme ce diamant doué de pensée qui ferme la ceinture de la Reine des Péris, et qui entretient un commerce éternel de lumière avec toutes les étoiles du ciel. Mais, non ! tu te refuses à notre amour ; le bocage que tu embellis de tes charmes est devenu comme une île où nous n’abordons qu’avec peine : tous ceux que tu aimes à rassembler autour de toi nous deviennent étrangers, et, pour te plaire, il faut nous fuir... Descends en toi, ma fille, et juge-toi. Que dirais-tu de la fleur qui essaierait de se séparer de la tige qui la porte, et des feuilles qui l’accompagnent ? et, séparée une fois, que deviendrait-elle ?
– Ma mère, je ne te comprends pas.
– Essaie de te comprendre toi-même.
– Mais, ma mère, cette fleur à qui tu daignes comparer ta fille doit perdre sa beauté en s’éloignant de sa tige, et, si j’en crois tes louanges, je conserve la mienne : une mère doit-elle se contredire ainsi dans ses discours ?
– Ma fille, il existe d’autres yeux que ceux des mortels : ceux-là voient la vérité, tandis que les autres s’en tiennent à l’apparence. Ces traits ravissants, cette grâce, cette lumière de beauté qui te distingue entre toutes tes compagnes, tout cela n’était que des symboles. Tes beaux traits étaient destinés à représenter, et bien imparfaitement encore, ta belle âme dans sa paix, dans sa douceur, dans sa bienveillance native, et telle qu’elle est sortie du souffle de Brahma. Tant que ton âme a été tranquille et tendre, elle s’est montrée, elle s’est mirée dans ta beauté ; mais lorsque cette paix a été troublée, le trouble a paru malgré toi jusque sur ton visage, comme on voit la rose des bosquets resserrer ses feuilles délicates au souffle des Dewatas.
– Tu me vois donc bien affreuse, ma mère ?
– Ma fille, ta mère ne te perd jamais de vue ; tantôt ses regards s’arrêtent au-dehors, et je me réjouis ; tantôt je regarde au-dedans, et je pleure : toi-même tu crains, quand je te regarde, que je ne voie au-delà de l’apparence ; tu ne veux pas que mon œil pénètre jusqu’à ta pensée ; et, pendant que je te parle, tu commandes à toute ta personne de me dissimuler ce qui se passe dans ton âme.
– Et qu’aurais-je à te dissimuler, ma mère ?
– Ton ennui, ton dépit, ton projet de ne plus t’exposer à de pareils entretiens, ton espoir d’inventer tous les jours des prétextes plausibles pour excuser tes négligences et tes froideurs.
– Et quand cela serait, ma mère, que t’importe ? Tu crois lire dans mon âme ; crois-tu que je ne lise pas dans la tienne ? Non, non, je sais trop bien qu’au moment de ma naissance, une main invisible, celle de Brahma lui-même, a écrit sur mon front que je ne serais point aimée de celle qui me donnait le jour ; que toutes ses préférences attendaient cette Méva, cette sœur qui m’était destinée ; que celle-là réunirait tous les dons, toutes les faveurs que le Ciel peut prodiguer à une fille de la terre ; qu’elle serait élevée à tous les honneurs des Péris et des Néris ; tandis que moi, toujours désagréable aux yeux maternels, je vivrais humiliée, méconnue, accusée de l’indifférence, de la jalousie, de l’aversion qu’on sentirait pour moi. Tu voulais de la sincérité, ma mère, en voilà... Mais que vois-je ? ma mère ! ma mère ! éveille-toi ! »
En effet, en écoutant le discours de Pravir, le sang de la triste Monghir s’était arrêté soudain comme le torrent de la montagne au souffle du démon des frimas. « Ma mère, éveille-toi ! » répétait à grands cris Pravir effrayée, et Monghir ne s’éveillait point. Idma, le Dieu du Sommeil consolateur, avait étendu sur tous les sens de Monghir ses ailes protectrices ; et, pendant que son corps pâle et froid paraissait privé de vie, le secourable Arjown avait porté l’âme de cette mère infortunée au pied de l’escarboucle flamboyant qui sert de trône au Dispensateur de la lumière. Le Dieu qui éclaire les choses hors de nous et les images des choses au-dedans de nous, le clairvoyant Indra jette un regard propice sur Monghir :
« Qui t’amène ici ? dit une voix (c’était celle d’Indra). Qui t’amène ici, âme pieuse et triste ?
– Le chagrin, répond Monghir.
– Et que viens-tu chercher ?
– La consolation.
– Je ne la refuse point aux âmes pieuses, dit encore la voix : ainsi parle avec confiance.
– Seigneur, ta bonté encourage ton esclave tremblante ; accorde-lui son humble prière, répands sur Pravir ce jour qui n’est pas fait pour des yeux mortels, et dont les rayons dardent jusqu’au fond de la pensée : fais en sorte que les couleurs pures dont ta lumière se compose tracent pour elle un tableau qui lui montre ce qui se passe dans son âme, qui lui dévoile ses funestes illusions, qui démasque à sa vue les Daytas et les Azours, qui la séduisent, comme les feux trompeurs qui entraînent les voyageurs égarés vers les marais, où ils s’enfoncent pour ne plus reparaître. Tu en as le pouvoir, flambeau vivant ; tu en sais les moyens : ton esclave soumise attend de toi son retour à la vie et à la félicité. »
Elle dit, et déjà son âme, ramenée par Arjown lui-même au corps demeuré sans chaleur et sans mouvement, commence à lui rendre le sentiment de l’air et la clarté des cieux. Son œil et son oreille ont retrouvé les objets et les sons : elle voit, elle entend sa chère Pravir ; Manasidja, l’invincible vainqueur des volontés, était auprès d’elle.
« Ma mère, ma mère, disait la tremblante Pravir d’un accent qui aurait attendri le diamant, ma mère, sauve ta fille du noir fantôme qui la poursuit et qui l’effraie !
– Je ne vois rien, dit la tendre Monghir.
– Et toi, qui es-tu, disait Pravir en s’adressant au fantôme qu’elle voyait toujours dans le lac Tamara.
– Je suis toi, répond le fantôme.
– Non, tu n’es pas moi ; car si ma mère, si ma sœur, si les miroirs des eaux ne m’ont point trompée, je suis belle, et l’amour est toujours entre moi et l’œil qui me fixe : au lieu que ton air farouche appelle la haine.
– C’est toi-même, imprudente, répond le fantôme, c’est toi qui m’as défigurée ; vois-tu ces Azours, ces Daytas qui se sont emparés de ma première beauté, pour la dérober aux regards de Wistznou, qui s’y complaisait, pour t’éloigner de tous ceux que Wistznou t’avait donnés pour faire avec toi le trajet de la mer du temps ?
« Vois-tu la fourberie à l’œil couvert, au regard louche, qui, sous un feint amour pour Wistznou, t’entraîne loin de lui et de ses voies ? Le vois-tu, ce serpent caché sous les fleurs du jardin des Félicités, qui les a toutes flétries pour toi en les infectant du poison de la jalousie ? Vois-tu les alarmes, les combats des bons Génies qui te défendent malgré toi, et qui essaient encore de te disputer aux mauvais Esprits à qui toi-même tu te livres ?
– Ah ! je ne les vois que trop, dit Pravir en frissonnant ; et, toi, ma mère, les vois-tu ? les entends-tu ?
– Hélas ! oui, je les vois, je les entends, ma fille.
– Ô ma mère ! délivre ta Pravir !
– Je ne puis rien sans toi.
– Ma mère, suis-je donc condamnée à montrer aux yeux de mes compagnes cette figure si différente de la mienne et dont l’image m’obsède ?
– Ma fille, il ne tiendra qu’à toi de revenir à ta première forme en revenant à ton vrai caractère : ce qui t’arrive est une punition, ou un bienfait de Celui qui voit et qui fait voir : il a dit que tes traits représenteraient tes affections, et que tu paraîtrais toujours ce que tu serais. Le voile est enlevé, ma fille ; ton visage, si cher à tous les yeux, a disparu ; on ne voit plus que ton âme.
– Malheureuse que je suis ! et tu ne me plains pas, mère cruelle !
– Non, ma fille ; cette âme visible est livrée à son propre pouvoir. Que pouvait-elle espérer de mieux ? Indra lui permet de se rendre aussi belle qu’elle voudra ; il ne tient qu’à elle de se former et de se changer comme l’argile que l’ouvrier pétrit, et dont il fait à son gré un Démon ou un Dieu.
– Ma mère, ce nouveau décret du puissant Indra s’étend-il sur d’autres mortels que sur Pravir ?
– Oui, chère enfant, détourne les yeux de ton âme pour lire dans la mienne ; tu y verras l’amour d’une mère qui adore sa fille, la douleur d’une mère que sa fille n’aime point.
– Non, ma bonne mère, dit Pravir en s’élançant dans les bras que sa mère lui tendait, je ne verrai plus que ton amour, tu ne verras plus que le mien. »
Puis, en se retirant, pleine de tendresse et de repentir, ses regards ont rencontré par hasard cette même image qu’elle craignait de revoir ; elle la trouve comme un tableau dont tous les traits, auparavant difformes, auraient ensuite été corrigés par un habile maître.
« Ô prodige ! s’écria-t-elle, je me retrouve, ma mère ; je me dois encore une fois à ton amour.
– Non, ma fille, c’est au miracle qui atteste le pouvoir d’un Dieu ; rends grâces à Indra, qui a voulu te montrer ce que tu peux sur toi. Te voilà donc revenue presque entièrement à cette beauté qu’il t’avait donnée d’abord comme un modèle à imiter. Il s’en applaudissait, et t’invitait à rassembler en toi toutes les perfections dont elle offre l’image. Mais es-tu contente, ma fille ? et ne vois-tu pas sur ce front une ombre qui n’est pas encore éclaircie ?
– Hélas ! ma mère, c’est peut-être un reste de punition.
– Non, ta beauté dépend de toi ; mais cette ombre annonce qu’il reste encore quelque ennemi que tu ne connais pas, et qui plane au-dessus de toi.
– Ma mère, défends-moi de notre ennemi, car c’est aussi le tien ; dis-moi comment je puis le conjurer.
– En aimant. Vois à coté de toi cette image que rien n’obscurcit, où Kama, l’ami des cœurs, se peint en traits de lumière ; tu es plus belle peut-être à des yeux mortels ; mais veux-tu l’être moins à des yeux qui voient tout ?
– Ô ma mère ! c’est ma sœur ; aide-moi à l’aimer.
– Eh ! comment ?
– En me disant que tu ne l’aimes pas mieux, toute pure qu’elle est, que la triste Pravir.
– Ma fille, tu te reproduiras peut-être un jour dans des images vivantes de ta beauté, et tu sauras alors que l’amour d’une mère, semblable à celui des Dieux mêmes, ne s’affaiblit point en se partageant... Mais lis ce que tu vois écrit sur cette feuille de lotus que la figure porte à sa main : Ma mère, ma mère, rends-moi l’amour de Pravir, quand tu devrais la préférer à la tendre Meva. »
Pravir, à cette vue, saisie d’une tendre émotion, tourne ses yeux humides vers le lac, et voit une seconde fois son image qui brille enfin de tout son éclat. De douces larmes avaient expié un long endurcissement, comme une pluie bienfaisante reverdit des plantes desséchées. Les âmes des deux sœurs rendues à la vie de l’amour ressemblent à des branches de lierre qui s’enlacent pour ne plus se séparer. Le puissant Indra laisse tomber sur elles deux un rayon brûlant qui les fond l’une et l’autre en une seule et même âme.
« Ô bonté ! ô félicité ! s’écrie la plus tendre des mères : ô mes enfants ! mes enfants ! vous faites plus pour moi que je n’ai fait pour vous. Ô mes enfants ! combien je vous dois !
– Eh ! ma mère, disent-elles ensemble, qu’est-ce que tu nous dois ?
– Votre bonheur ! »
Stanislas-Jean de BOUFFLERS, Contes, 1878.