La chaumière de la veuve

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Nicolas BOUILLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur les rives charmantes du Cher est le village de Saint-Avertin, renommé par la fertilité du vignoble, la beauté des sites et le nombre considérable d’habitations délicieuses qu’il réunit. La plus belle est le château de Cangé, bâti au sommet du coteau méridional de la rivière qui baigne ses bas jardins et ses vastes prairies. On ne saurait trouver dans la Touraine un point de vue à la fois plus riche et plus varié que celui dont on jouit dans cet admirable séjour. On dirait que la nature voulut y rassembler tout ce qui peut donner une idée de sa magnificence. À droite, on découvre la ville d’Amboise, et, sur la ligne horizontale, le château de Blois ; à gauche, la ville de Tours ; plus bas, celles de Luynes, de Langeais, et, huit lieues plus loin, les tourelles de la forteresse de Saumur. En face s’élèvent les riches coteaux de la Loire, qui coule à une demi-lieue des rives du Cher, arrosant ensemble une immense vallée de près de trente lieues de long, de la plus belle agriculture, et couverte de quatre-vingts villages qu’on distingue aisément à l’aide du télescope. Aussi Barthélémy, qui y fut conduit un jour, s’écria-t-il à cet aspect ravissant : « Ah ! c’est une seconde création ! »

Ce château appartient aujourd’hui à l’un des plus riches fabricants de scieries de la ville de Tours, allié de ma famille ; et l’accueil qu’il fait aux étrangers qui vont visiter cette belle demeure ajoute encore à tout ce que la nature y réunit. Je ne vais jamais revoir le pays qui me vit naître sans attacher mes regards sur ce château de Cangé, où je fus souvent accueilli dans ma jeunesse par l’honorable famille du Sévelinges, dont le pays conserve encore le souvenir.

Lors du dernier voyage qui m’y conduisit, j’eus le bonheur d’embrasser le vieux pasteur du lieu, nommé Nivet, jadis mon professeur de troisième au collège royal de Tours, et je recueillis de sa bouche une anecdote qui doit, si je ne me trompe, intéresser vivement mes petites amies.

Au bas du coteau de Saint-Michel, attenant au village de Saint-Avertin, est une humble chaumière occupée par une veuve infirme dont le mari et les deux fils sont morts dans la funeste campagne de Moscou. Seule, sans parents, sans appui, cette pauvre femme, qu’on appelait la mère Durand, existait du travail de ses mains : elle employait tout son temps à dévider de la soie pour les fabricants de la ville de Tours, ce qui, en s’occupant depuis cinq heures du matin jusqu’à huit heures du soir, peut produire à l’ouvrière environ dix à douze sous par jour. Naturellement gaie et résignée aux coups du sort, la mère Durand trouvait le moyen de cultiver elle-même son jardin ; et du produit de ses veilles elle faisait bêcher et entretenir un petit clos de vignes qu’elle possédait au sommet du coteau de Saint-Michel, et qui produit le meilleur vin du canton.

Mais bientôt l’excès de travail et l’isolement pénible où se trouvait cette malheureuse veuve diminuèrent ses forces, altérèrent sa santé. Paralysée du bras gauche, elle ne fut plus en état de pourvoir à son existence ; et les principaux habitants du village s’occupèrent à la placer dans un hospice. Mais c’eût été lui donner la mort : l’idée seule de quitter sa chaumière, où elle était née, où elle avait eu le bonheur d’être épouse et mère, où, depuis soixante ans, elle jouissait d’une douce indépendance, cette idée la désespérait ; et sans cesse elle répétait à ses voisins que le jour où elle serait forcée de quitter son humble demeure serait le dernier de son existence.

Le château de Cangé était, à cette époque, habité par une famille opulente, qui, après avoir couru les chances les plus favorables du commerce, dans les quatre parties du monde, était venue s’établir et se délasser de ses longs travaux dans le beau jardin de la France, si digne de sa célébrité. Un des chefs de cette famille honorable était capitaine de vaisseau et l’heureux père de deux jeunes filles, nommées Céline et Louisa : l’aînée avait douze ans, et la cadette ne comptait qu’un printemps de moins que sa sœur. Le hasard les conduisit à la chaumière de la veuve, qui leur raconta ses malheurs, et la nécessité cruelle où elle se trouvait d’aller mourir dans un hospice.

« Eh quoi ! dit Céline, la veuve et la mère de trois militaires morts au champ d’honneur serait forcée de quitter son paisible foyer ! Nous ne le souffrirons pas. – Non, non, dit à son tour Louisa ; nous conserverons à cette respectable infirme sa chaumière et ses chères habitudes. Promettons-nous de diriger nos promenades du matin de ce côté, et l’excellente bonne qui nous a élevées nous secondera dans le projet que je conçois. Prenez courage, mère Durand, nous ne vous abandonnerons pas ; et, dès demain, nous commencerons notre service auprès de vous. – Vot’ service, mes bonnes demoiselles ! ah ! c’est moi qui s’rais heureuse d’être au vôtre, si j’avais assez d’ forces pour ça ; mais faut ben se soumettre aux volontés du ciel, et respecter jusqu’aux rigueurs dont il nous accable : faut toujours croire, comme nous l’ dit not’ bon pasteur, qu’ les maux dont il nous frappe sont une expiation d’ nos fautes, et l’assurance d’un meilleur sort dans l’autre monde. »

Les deux jeunes sœurs furent touchées de la pieuse résignation de la veuve ; et, après l’avoir aidée aux soins de son petit ménage, elles s’éloignèrent en regardant à plusieurs reprises la vénérable infirme, qui suivit de ses yeux reconnaissants les deux anges que le ciel avait envoyés à son secours, jusqu’à ce qu’elle les eût tout à fait perdus de vue.

Le lendemain matin, pendant que leur famille reposait encore au château, Céline et Louisa, escortées de leur fidèle gouvernante, se rendirent à la chaumière de la veuve, qu’elles trouvèrent levée et faisant sa prière à Dieu, comme si elle eût été comblée de ses bénédictions. Pendant que la gouvernante fait le lit de la mère Durand, les deux jeunes demoiselles s’empressent d’aider cette dernière à se vêtir, et lui préparent un déjeuner frugal, mais stomachique, avec du vin vieux, du sucre et un petit pain qu’elles avaient apporté. On eût dit la respectable aïeule des deux charmantes créatures dont elle était entourée. L’une frotte avec un liniment salutaire le bras de la vieille, qui s’imagine que son sang circule de nouveau sous la main douce et bienfaisante qui la caresse ; l’autre allume du feu avec deux vieux tisons qui, par hasard, se trouvaient encore dans la cheminée, et chauffe un morceau de flanelle dont elle fait une friction, qui, peu à peu, fait pénétrer dans le membre engourdi de la malade une chaleur vivifiante, et lui permet de remuer un peu les doigts, ce qu’elle n’avait pu faire depuis longtemps. Enfin, tous ces devoirs de la charité étant remplis, on s’occupe à dévider quelques écheveaux de soie que plusieurs fabricants de la ville confiaient encore à cette pauvre veuve. Céline, Louisa et leur gouvernante, chacune un dévidoir devant elles, agitent vivement une bobine qui se remplit de soie, et se font diriger dans cet essai par la mère Durand, souriant au zèle de ses trois apprenties.

Le plus grand secret avait été recommandé à la bonne vieille, et, pendant tout le mois de juin et la moitié de juillet, eut lieu, dès le lever du soleil, ce pieux pèlerinage à la chaumière de la veuve, dont on fermait la porte avec soin. Ce n’était que vers dix heures, au moment où la cloche du château sonnait le déjeuner, qu’on y remontait à la hâte, et qu’on paraissait avoir fait la promenade la plus délicieuse.

Les voisins de la mère Durand ne revenaient pas de la gaieté qui renaissait sur ses traits flétris par le malheur. Ils ne pouvaient concevoir comment, ne pouvant agir que du bras droit, elle vaquait à ses travaux et subvenait à ses besoins. « Bon, leur disait-elle, n’ savez-vous pas qu’ Dieu n’abandonne jamais ceux qui croyent à sa justice et s’ confient à sa bonté ? Chaque jour ma paralysie s’ dissipe, et d’puis six semaines surtout, j’ons usé d’un certain r’mède qui bientôt m’ rendra tout à fait libre d’ mes pauvres membres, et m’ sauvera du malheur d’ quitter ma chaumière. »

Cependant le père de Céline et de Louisa s’était aperçu de l’absence qu’elles faisaient chaque matin, et, remarquant dans leur conduite un mystère, il résolut de l’éclaircir. Vainement il avait fait, à cet égard, plusieurs questions à leur discrète gouvernante ; celle-ci, tout en le rassurant sur les motifs des secrètes promenades de ses filles, avait déclaré que rien ne pourrait lui faire divulguer le secret qu’elles lui avaient confié.

Le capitaine voulut toutefois s’assurer par lui-même de ce que faisaient ses enfants. Un matin, avant le lever du soleil, il les devance au hameau de Saint-Michel, les suit dans leur pèlerinage accoutumé, et les voit entrer dans une chaumière située sur les rives du Cher. Céline portait un petit panier de jonc paraissant contenir quelques provisions, Louisa tenait à la main un paquet de linge, et la bonne qui les accompagnait avait sous le bras une vingtaine de bobines remplies de soie, qu’elle avait réunies par un cordon. Le brave marin se douta sans peine qu’il s’agissait de quelque bonne œuvre, et bientôt il en eut la conviction. À peine s’était-il glissé le long de la chaumière, du côté du jardin, qu’il aperçut, à travers une petite croisée à moitié vitrée, le tableau touchant que je vais essayer de décrire.

Céline tenait le bras gauche de la veuve, elle y versait une eau spiritueuse dont Louisa formait une friction avec un morceau de flanelle que la gouvernante renouvelait de temps en temps par un morceau semblable chauffé à la cheminée : et la mère Durand, les yeux levés vers le ciel, semblait lui demander de répandre ses bénédictions sur les deux jeunes sœurs. Bientôt la conversation qui s’établit entre elles apprit au capitaine que, depuis près de six semaines, ses deux filles prodiguaient leurs soins à cette digne femme ; et que, ne se bornant pas à lui procurer tout ce qui pouvait adoucir sa cruelle position, elles réparaient la cessation de travail à laquelle était réduite la pauvre infirme en dévidant avec leur gouvernante, dans leur appartement au château, la soie confiée à la mère Durand, travail fastidieux, mais devenu son unique ressource. Ému de ce généreux dévouement, qui lui donnait l’explication des promenades du matin, et de l’espèce de retraite à laquelle Céline et Louisa paraissaient vouloir se condamner, l’officier de marine confia ce trait de bienfaisance au digne pasteur, qui me l’a rapporté, et dont la pieuse sollicitude résolut de profiter pour attirer sur la malheureuse veuve l’intérêt et la considération de tous les habitants du pays.

La fête patronale du village avait rassemblé beaucoup de monde au château de Cangé. La mère Durand, déjà plus qu’à moitié guérie de son infirmité, s’y était rendue sur l’invitation de ses deux jeunes bienfaitrices, qui croyaient que leur secret restait ignoré, la bonne vieille leur ayant promis de ne jamais le révéler. Elle fut abordée, dans la foule, par quelques fabricants de soieries qui lui donnaient de l’ouvrage, et s’étonnaient qu’avec un bras en écharpe elle pût répondre à leur confiance avec autant d’exactitude. La pauvre femme rougit et balbutia. Ses regards, en ce moment portés sur Céline et Louisa, semblaient leur dire : « Ne craignez rien, je n’ vous trahirai pas. » Mais le vénérable pasteur, qui saisissait toutes les occasions d’exciter la charité chrétienne, désigne à ceux qui l’entourent les deux charmantes sœurs comme les anges tutélaires de la mère Durand, et divulgue tout ce qu’elles avaient fait pour la secourir.

Cette révélation produisit l’effet qu’en attendait le digne vieillard. Les jeunes villageoises des environs, en applaudissant au trait de bienfaisance des deux demoiselles du château, se reprochèrent de s’être laissé prévenir, et se promirent de profiter de l’exemple qu’elles leur donnaient. Elles arrêtèrent que deux d’entre elles feraient tour à tour le service de la semaine auprès de la respectable veuve et l’aideraient dans ses travaux. Chaque dimanche, à la sortie de la messe, toutes les jeunes filles tiraient au sort, et celles qu’il désignait allaient s’établir à la chaumière de la veuve, et la soignaient comme une tendre mère. Jamais le dévidage de la soie n’avait été aussi productif. Mais ce qui vint mettre le comble au bonheur de la pauvre femme, entièrement rétablie de son infirmité, c’est que les jeunes vignerons du pays voulurent à leur tour prouver leur dévouement à la femme, à la digne mère de ceux qui avaient versé leur sang pour la patrie. Ils convinrent également que, tous les mois, deux d’entre eux, choisis par le sort, seraient chargés tour à tour de cultiver le jardin de la veuve, et surtout son clos de vignes, en friche depuis deux ans. Ce pacte, exécuté avec autant de zèle que d’assiduité, procura, dès la même année, à la mère Durand, une récolte d’excellent vin, dont la vente lui rendit l’aisance et la sécurité de l’avenir. Elle ne rougissait point de recevoir les services de cette brillante jeunesse qu’elle avait vue naître, et se disait que lorsque son mari et ses enfants étaient morts au champ d’honneur, il était juste que l’humble champ qu’elle possédait fût cultivé par ceux qu’ils avaient représentés sous les drapeaux français. Le sang des uns était, en quelque sorte, expié par la sueur des autres, et cet échange civique prouvait que le guerrier qui tombe dans les combats ne meurt pas tout entier, et laisse un souvenir honorable qui, tôt ou tard, rejaillit sur sa famille.

La mère Durand existe encore, soignée, honorée par tous les habitants de son village. Elle n’a point quitté le lieu de sa naissance ; elle s’occupe quelquefois à dévider de la soie à l’entrée de sa demeure, d’où ses regards attendris se portent sur le château de Cangé ; et tous les étrangers qui vont visiter ce beau séjour, instruits de ce fait historique si digne des bons agriculteurs du jardin de la France, se font désigner avec empressement la chaumière de la veuve.

 

 

Jean-Nicolas BOUILLY, Contes à mes petites amies.

 

   

 

 

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