Les deux fiancés
par
F. de BOURDAGE
Tout proche de la vieille cité de Blanzac, qui campe fièrement, sur le sommet de la « haute ville », son donjon jadis imprenable, s’étage gracieux le joli village des Aulnays. Là, dans une maison, modeste d’apparence mais solidement bâtie, habitent maître Mathurin et son unique fille, la gentille Élyse.
Cinq heures viennent de sonner. Voici que s’achève l’après-midi tout ensoleillé de mai où commence ce récit – une simple et touchante histoire – qui se conte, encore, à la veillée, dans les villages et hameaux du pays de Blanzac.
– Écoutez, ma mignonne. Jadis vivait aux Aulnays le noble sire Gontran. Fort oublieux des lois de Dieu, ce seigneur vivait en mécréant ; il buvait sec, plus encore mangeait, de la Circoncision à la Saint-Sylvestre, chassait sans trêve ni répit, mais ne franchissait jamais le seuil de l’église, au grand désespoir du bon curé d’alors.
» Or, par une sombre et triste journée de vendredi-saint, messire Gontran chassait joyeusement. D’alentour ses vassaux étaient venus entendre la sainte messe ; au pieux rendez-vous pas un n’avait failli. Seul, le seigneur des Aulnays n’était point venu prendre place à son banc seigneurial.
» Monsieur le curé, rencontrant messire Gontran, lui reprocha son impiété et lui dit qu’à chasser un tel jour il y avait grand péché. Le sire des Aulnays insolemment ricana. À ce moment parut un lièvre gigantesque, comme jamais on n’en vit au pays de Blanzac.
– Voici, s’écria le seigneur, une superbe pièce. Avec honneur elle figurera ce soir sur ma table. En voudrez-vous venir manger ?
Le bon curé se signa et poursuivit sa route.
» Les chiens de messire Gontran se mirent à courre le lièvre qui était moult plus gros qu’un veau. Une flèche l’atteignit et de ses deux pattes de devant, l’une se détacha, gisante sur le vert gazon qui fut teint de pourpre.
» Cela se passait sur le bord d’un ruisseau. Messire Gontran vit alors cette chose inouïe : le lièvre prendre sa patte et la placer sur son épaule, tel eût fait de son arquebuse un soldat du roy.
» – Tiens I cria le lièvre au seigneur épouvanté, vois, si, pour un boiteux, c’est bien sauter !
» Et, d’un bond, l’animal, qui était messire Satan en personne, franchit le ruisselet.
» Par les cheveux, Messire des Aulnays se sentit alors emporté dans les airs. Depuis lors, il est condamné par Dieu à chasser éternellement un insaisissable et invisible lièvre.
– Et, ajouta la bonne dame Marion, quand paraît la Chasse-Galerie, c’est, pour celui qui l’entend, présage d’un grand évènement, heureux parfois, malheureux le plus souvent Que Dieu vous en épargne la vue, ma mignonne Élyse.
À ce moment, la vieille femme poussa un cri strident. La nuit venait ; dans le verger de maître Mathurin arbres et arbrisseaux prenaient des allures fantastiques.
– Qu’avez-vous, bonne mère ? demanda Élyse, un peu inquiète elle-même.
D’une main tremblante, dame Marion montra une forme blanche qui s’abritait sous un groseillier.
– Là ! voyez, dit-elle, le domino !
Gente Élyse de sourire :
– C’est, répondit-elle, mon manteau de nuit que Perrine a lessivé cette après-midi et qu’elle a mis à sécher au soleil.
– Alors, dame Marion, vous croyez au domino ?
– Oui, ma fille. Le domino, c’est le fils aîné du Diable. De la Noël à Pâques, on le voit errer dans les campagnes endormies. C’est lui qui jette des sorts aux fiancés. Si de dos il apparaît, c’est bonheur aux épousés. Mais s’il montre son visage hideusement noir, il faut dire adieu à la blanche coiffe de mariée.
Dame Marion s’est levée pour reprendre le chemin de sa cabane. Elyse ne songe pas à la retenir.
Cependant, la nuit a déployé ses ailes brunes sur toutes les choses de la terre ; la jeune fille se sent émue et frissonnante.
– Le père s’attarde beaucoup, ce soir ! dit-elle.
Élyse ferme la fenêtre et allume la lampe de cuivre, placée sur le manteau de la grande cheminée de pierre, qui lui paraît lugubre, maintenant, avec sa large ouverture béante et ses deux chenets de fonte noircie.
Frissonnante, la, fille de maître Mathurin, a fait une flambée qui, dans l’âtre, crépite joyeusement ; mais une incompréhensible frayeur continue à l’envahir. Domino et Chasse-Galerie dansent maintenant une sarabande folle dans son cerveau apeuré.
On heurte à la porte.
Ce n’est pas maître Mathurin ; il a la clé de l’huis de chêne qui protège les habitants du logis contre le vent et les nocturnes rôdeurs.
Elle s’effraye tout à fait.
– Si c’était le Domino, dit-elle ; pourtant, je n’y crois guère !
– Ouvrez, c’est moi ! s’écrie une voix jeune et sonore.
– Lucas, murmure joyeusement Élyse, est-ce bien vous ?
– Eh oui ! c’est moi ! ouvrez, je vous en prie. Il faut que je vous parle !
Lucas est entré. C’est un beau gars, bien découplé, aux yeux intelligents et francs.
– Je vous savais seule, dit-il. Me pardonnez-vous d’être venu ? Avez-vous enfin révélé à votre père le doux secret qui nous lie ? Sait-il que je vous aime et que nous nous sommes promis l’un à l’autre ?
– Hélas ! Mon père refuse de consentir à notre mariage. Il veut que je sois une dame de la villa. Vous savez que le fils du bailli de Blanzac a demandé ma main ; mon père agrée sa demande et je n’ose lui désobéir.
Lucas se tait. Un long silence. Puis une voix toute chargée de sanglots se fait entendre :
– Et vous épouserez celui que votre père a choisi ? Et vous serez infidèle à vos serments ?...
Ô Élyse !... Élyse !...
Lucas écrase d’une main nerveuse deux grosses larmes qui s’obstinent à couler. C’est grande pitié de voir pleurer ce robuste jeune homme, dont la mâle vigueur incarne toute la vaillance de cette race de paysans de l’Angoumois, qui semble emprunter aux ceps de ses vignobles leur force et leur endurance.
Elyse incline vers Lucas son beau front envahi d’une soudaine pâleur.
– Écoutez, dit-elle. Les vieux du pays prétendent que, pour ceux qui ont vu la Chasse-Galerie, c’est présage de grand événement ; Si c’est malheur qu’elle nous prédit, peu m’importe : j’aime mieux la mort avec vous que la vie sans vous. Si c’est bonheur, mon père ne saurait s’opposer à des fiançailles bénies de Dieu. Voici l’heure où, dit-on, les fantômes visitent nos champs silencieux, désertés par les vivants. Suivez-moi ! Que la bonté divine nous soit propice !
Élyse a pris le bras du jeune homme, qui sent glisser en son âme une infime douceur. Les voici tous deux errants dans la campagne endormie, que la nuit vient couvrir de ses longs voiles de crêpe.
Serrés l’un contre l’autre – ainsi deux oiselets – les amoureux se taisent. La lune a déchiré son rideau de nuages ; elle brille d’une éblouissante clarté.
Soudain, un grand bruit éclate, semblable au fracas du tonnerre !
Dans une auréole de flammes apparaît un chasseur vêtu d’une splendide cuirasse d’or, qui répand autour d’elle des éclairs fulgurants. Sa silhouette énorme se détache sur le ciel, constellé d’étoiles. Il est suivi de seigneurs à mine hautaine, de pages, de valets. Sous leurs pieds, les nuages s’amoncellent, semblables à d’aériennes montagnes.
Voici la meute des lévriers ; leurs aboiements furieux emplissent les airs d’une immense clameur.
Alors, une voix s’élève, celle du chasseur maudit :
– Ô Dieu qui, pour l’éternité des âges, m’as condamné à cette course errante, sois béni pour le réconfort que j’apporte parfois aux créatures humaines. Aujourd’hui, c’est le bonheur que Gontran des Aulnayes peut prédire à ceux qui auront vu la Chasse-Galerie.
Soudain, le bruit du tonnerre retentit, une flèche enflammée sillonne les airs. C’est Messire Gontran qui chasse son insaisissable et invisible lièvre... Puis, tout disparaît, tout s’éteint. À peine Élyse et Lucas entrevoient-ils une forme blanche – le Domino – qui s’enfuit sans qu’ils aient vu son noir et hideux visage.
Un mois après, les cloches de la vieille église tintent joyeusement. Ce sont les noces d’Élyse et de Lucas. À l’ombre de la vieille tour Saint-Nicolas que jamais, dit la légende, ne prit le roi au Cœur de Lion, un vieux prêtre, ceint d’une couronne de cheveux blancs, bénit le jeune couple agenouillé devant lui.
Depuis lors, jamais, au pays de Blanzac, oncques ne vit ou n’entendit la Chasse-Galerie. La prière d’une vierge avait peut-être obtenu au seigneur des Aulnays le divin pardon.
F. de BOURDAGE.
Paru dans Les Annales politiques
et littéraires en 1908.