Julius

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Madame BOURDON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Madame de Maintenon plaçait au nombre de ses plus lourdes croix l’obligation d’amuser un vieillard inamusable. Si les écrivains dramatiques travaillaient en vue du ciel, ils pourraient, eux aussi, revendiquer une part de cette croix ; car, en se constituant les amuseurs en titre de ce vieillard blasé qu’on appelle le public, de quel fardeau ne se sont-ils pas chargé les épaules ! Pour divertir le parterre-roi, on a exhumé les secrets de l’histoire, on a fouillé les profondeurs du cœur humain ; crimes, vertus, le beau, le laid, l’horrible, le touchant : tout a été remué et remis en œuvre. Le monde entier s’est vu évoqué sur les planches d’un théâtre ; on a représenté, en toile peinte, les paysages les plus célèbres, les plus illustres monuments ; on a mis aux abois les peintres et les machinistes, afin d’obtenir des effets de plus en plus naturels qui puissent distraire un instant les oisifs et les ennuyés des loges et du parterre. Ce n’était pas assez des personnages historiques, des sites fameux, des scènes empruntées à tous les peuples et à toutes les époques ; on a cherché de nouveau dans le monde surnaturel, et le démon est devenu un des plus ordinaires accessoires du drame et de l’opéra. Le démon agit, joue, chante de grands airs, et parfois même, remplissant un beau rôle, il intéresse â son malheur et à ses sentiments. Ce n’était pas assez ; en vain Boileau a dit :

 

De la foi des chrétiens les mystères terribles

D’ornements égayés ne sont pas susceptibles,

 

il fallait du nouveau : et le culte catholique, abrité jusqu’alors sous la voûte séculaire de nos cathédrales, pouvait fournir quelques beaux effets d’optique ou inspirer quelques mélodies neuves et saisissantes. De là, Te Deum, messes, processions sur le théâtre. C’était une nouvelle veine à exploiter ; les chrétiens ont du bon. Ainsi, un juif a mis en musique l’Ave Maria, des actrices le chantent et le public s’attendrit. Ceci, c’est le Pardon de Ploërmel, c’est le genre naïf, rustique, où l’on a prodigué l’eau, l’eau naturelle, s’il vous plaît, les rochers, les chèvres et les complaintes. Herculanum, au contraire, est dans le genre sévère : un chrétien, quel chrétien ! chante le Credo ; le diable est déguisé en proconsul romain ; un prophète entonne les versets de l’Apocalypse (léger inconvénient, l’Apocalypse n’était pas écrit sous le règne de Titus), et le tout finit, à la satisfaction générale, par l’embrasement d’Herculanum et le trépas de tous les personnages.

Cette pauvreté, où les chrétiens jouent un si triste rôle, nous a fait penser à ces quelques monuments de Pompéi sur lesquels on a trouvé des traces évidentes de la présence du christianisme : le mystérieux poisson, l’alpha et l’oméga, ont révélé qu’au milieu de ces villes païennes, endormies dans leur mollesse, veillaient et priaient des serviteurs du Dieu vivant. Une légende nous est revenue à la pensée ; si incomplète qu’elle soit, peut-être peindra-t-elle mieux les chrétiens des âges héroïques que les vers de Méry et la musique de Félicien David, et l’humble foi vaudra-t-elle mieux que les inspirations du talent ou le vague de la poésie pour deviner ce qu’ont été nos ancêtres en Jésus-Christ !

Au temps des Césars, parmi toutes les villes de la Campanie, aucune n’était plus riante et plus belle que Pompéi. Assise sur un rocher, baignée par une mer aux rivages enchantés, elle dominait ce paysage ravissant qui de Parthénope s’étend jusqu’à la Méditerranée ; les villas, les jardins, les temples formaient à ses pieds une suite de tableaux charmants ou grandioses, noyés dans une atmosphère lumineuse et dorée ; la ville elle-même, entourée de murs cyclopéens, traversée de larges voies aux dalles de marbre, n’offrait rien qui ne fût beau, splendide et créé pour le plaisir des yeux. Des fontaines murmuraient au coin des rues ; des temples, consacrés à Isis, la mystérieuse déesse, à Jupiter, à Mercure, à Vénus, à la Fortune, étalaient sur les places leurs blanches colonnades sous lesquelles semblaient vivre des peuples de statues ; le Forum eût paru plus majestueux que le Forum romain, si la beauté des ornements pouvait compenser la grandeur des souvenirs ; le théâtre, immense et magnifique, ouvrait ses vomitoires aux habitants de la Campanie entière, et les maisons des plus simples particuliers participaient au luxe général par le nombre des fresques et la délicatesse des sculptures dont elles étaient décorées. C’était un séjour délicieux... Aujourd’hui on retrouve sous les cendres des vestiges de ces splendeurs antiques : on voit les conques des fontaines, où depuis dix-huit siècles, l’eau ne jaillit plus ; les murs des temples qui trahissent, après tant d’années, les impostures des pontifes, les degrés déserts du théâtre, les élégantes demeures qui semblent attendre leurs maîtres ; et sculptées dans la cendre qui les a étouffées, on retrouve les effigies de ces maîtres, surpris au milieu de la vie, et entourés des livres, des joyaux, des objets qui leur furent familiers... Telle est aujourd’hui Pompéi, ville des ombres où les vivants semblent étonnés de se voir.

C’était la ville des plaisirs et des voluptés. Cependant une menace éternelle planait sur sa tête : à l’horizon, le Vésuve épandait ses flots de noire fumée, voile de deuil étendu sur ce rivage en fête. Mais, dans cet avertissement sinistre, les païens trouvaient de nouveaux motifs de joie ; l’image de la mort stimulait leur gaieté : Rions, buvons, disaient-ils, couronnons-nous de roses, nous mourrons demain ! et les chrétiens, en présence du volcan menaçant, se détachaient mieux de la vie passagère et se disposaient à la fête éternelle. Jouissons aujourd’hui, puisque nous mourrons demain ! disaient les uns. Ce qui finit est si court ! disaient les autres : n’aimons que ce qui ne périt pas.

Ces chrétiens, rares encore, précieux grains de blé choisis par le Père céleste pour préparer la moisson future, avaient été évangélisés par l’apôtre des Gentils, le grand Paul lui-même, à l’époque où, débarquant à Pouzzoles, il apprit la bonne nouvelle aux peuples de la Sicile et de la Campanie 1.

Quelques-unes de ces familles, récemment enfantées au Christ, avaient eu la gloire de payer le tribut du sang à la persécution de Néron ; parmi ces premiers martyrs, ignorés des hommes et connus des anges, se trouvait un homme noble et riche, issu d’une antique famille de la grande Grèce, et dont les possessions splendides, les champs de blé, les vignobles, les bois d’oliviers, les villas opulentes s’étendaient au pied du Vésuve et le long du rivage de la mer. À Rome, à Pompéi, il possédait des maisons magnifiques, et ces richesses, qui n’étaient entre ses mains que le patrimoine des pauvres, avaient attiré les regards envieux d’un affranchi de Néron. Quand, saisi d’une frénésie d’artiste, le fils d’Agrippine eut mis le feu à la ville impériale, il fallut, pour calmer la colère de la plèbe, trouver des coupables, et les chrétiens furent désignés. Les jardins de Néron servirent de lieu de supplice ; le magnanime empereur offrit à la foule un spectacle digne d’elle : des hommes couverts de peaux de bêtes furent livrés aux chiens dévorants ; d’autres, enduits de poix et de résine, servaient de flambeaux, et, à la lueur de ces torches vivantes, on voyait, on admirait Néron conduisant avec une grâce inimitable son char et ses chevaux rapides dans les détours onduleux des jardins.

Cnéius-Maximus, le riche chrétien de la Campanie, fut un de ces flambeaux ; l’affranchi de Néron, Sopidius, l’avait désigné aux justices de César, et, pour prix de ce service, il reçut une grande partie des biens du coupable, entre autres sa maison de Pompéi. Déjà, aux temps des proscriptions de Sylla, la belle villa d’Albe n’avait-elle pas désigné son propriétaire à la hache du licteur ?...

Le martyr laissait un fils très-jeune encore : la chrétienté naissante de Pompéi le recueillit, l’éleva, et, à défaut d’autre héritage, Julius reçut au moins tout entier le legs de la foi, cette foi pour laquelle son père avait donné sa vie, et, dès son adolescence, il se destina aux autels et à la prédication de la parole sainte. Il venait d’être élevé au rang des diacres, et il se disposait, par la retraite et la prière, à franchir le suprême degré du sacerdoce.

Julius n’avait pas quitté Pompéi. Ignoré de tous, même de Sopidius, l’ennemi de son père, il partageait l’humble maison d’un vieillard qui, comme les Apôtres, vivait de sa barque et de ses filets ; et les deux chrétiens, le vieillard et le jeune homme, pauvres au milieu de cette ville opulente, pénitents dans la cité des plaisirs, dédaignés par la tourbe des heureux, vivaient en paix et attendaient l’heure du divin Maître. Elle ne tarda pas à sonner.

On connaît, par la lettre de Pline le Jeune, les détails de cette nuit

 

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

 

Un nuage immense apparut à l’horizon ; il avait la forme d’un pin gigantesque, et il paraissait tantôt blanc, tantôt noirâtre. Le niveau de la mer baissa soudain, comme si une force irrésistible eût comprimé les flots, et des flancs du nuage affaissé vers la terre s’échappèrent une cendre brûlante et des amas de pierres calcinées et de cailloux rougis par la violence du feu. Au même instant, le Vésuve vomit des torrents de flammes, qui, seules, éclairaient les profondes ténèbres de cette affreuse nuit. Les habitants de Pompéi, réveillés en sursaut par les secousses de la terre et les grondements sinistres qui partaient du volcan, essayèrent de fuir ;... mais de toutes parts la mort se trouvait sous leurs pas. Le sol s’entr’ouvrait et menaçait de les engloutir ; les murailles, tremblantes, croulaient sur leurs têtes ; des tourbillons de cendre ardente et de lave liquide les étouffaient, et ceux qui, arrivés sains et saufs sur le rivage, espéraient trouver un asile à bord des galères et des barques, voyaient la mer secouée par une horrible tourmente, et rejetant sur ses bords les débris des naufrages qu’elle avait engloutis depuis tant de siècles. On n’entendait que cris de douleur et confus gémissements ; il semblait qu’on fût arrivé à cette nuit terrible qui verra s’ébranler les colonnes des cieux, et qui annoncera aux humains la ruine de l’univers.

Julius veillait dans la prière ; la première secousse de tremblement de terre l’arracha à sa contemplation et réveilla son vieil ami. Tous deux sortirent de la cabane ébranlée, et, à la lueur des feux du Vésuve, ils virent la mer qui se retirait, blanchissante d’écume comme un cheval qui a senti le mors ; la terre était couverte de ténèbres, mais dans les cieux s’avançait le tourbillon qui répandait la cendre incandescente.

« Tu peux fuir encore, mon père ! dit Julius en saisissant la main du pêcheur. Fuis vers le promontoire de Misène, la route est libre encore ! – Et toi, mon fils ? – Je vais à Pompéi ! répondit Julius. – La mort est à Pompéi ! regarde, la ville chancelle comme un buveur, et la pluie de cendres nous cache le faîte de ses monuments ! – Il le faut ! s’écria le jeune homme en prenant précipitamment le chemin de la ville condamnée. Je vais au secours de Sopidius... je sais qu’il est malade, infirme, seul il ne pourra pas se sauver... je cours l’aider... Prie, mon père, prie pour moi ! »

Ces derniers mots ne parvinrent pas au vieillard ; en vain il voulut suivre son jeune ami... les secousses de la terre, la chute des pierres calcinées arrêtèrent ses pas tremblants ; il se dirigea vers une grotte qu’il connaissait sur le rivage, et, fidèle au précepte de la charité, il y conduisit un grand nombre de fugitifs.

Pendant ce temps, Julius gravissait d’un pas sûr et léger un abrupt sentier ; il pénétrait dans la ville, et, aux rouges clartés de la flamme, il voyait l’horrible spectacle d’un peuple surpris dans son sommeil ou dans ses fêtes par la mort et par les justices de Dieu. La fuite était presque impossible ; les cendres, les pierres volcaniques bouchaient les issues ; enfermés dans leurs demeures comme dans d’inaccessibles prisons, les malheureux condamnés attendaient, désespérés, une mort lente et affreuse. Les uns tentaient d’inutiles efforts ; les autres, graves et silencieux, se couvraient le visage, afin de mourir avec décence ; d’autres encore professaient jusque dans la mort les préceptes d’Épicure, essayaient de noyer dans le vin les horreurs de l’agonie 2. La maison de Sopidius était déserte ; esclaves, affranchis, parasites, tous avaient fui, et Julius, en traversant l’impluvium, entendit de loin les lamentables clameurs du maître de ce logis abandonné : « Narcisse ! Diomède ! où êtes-vous ? Que faites-vous, lâches esclaves ? Ne viendrez-vous pas au secours de votre maître. ! Mes amis ! mes amis ! venez ! où êtes-vous ?

– Je viens vous sauver ou mourir avec vous ! » dit Julius en pénétrant dans la chambre et en s’approchant du lit d’ivoire où Sopidius, enchaîné par la maladie, s’agitait dans les convulsions de la frayeur et de la colère. « Venez ! ajouta-t-il, je vous porterai. » Et il le souleva dans ses bras vigoureux.

« Qui êtes-vous ? s’écria l’ancien affranchi dont la surprise domina la frayeur.

– Je suis un chrétien ! répondit le jeune diacre, je suis le fils de Cnéius-Maximum. – Maximus ! dit Sopidius avec terreur, Maximus ! et c’est toi qui me sauves ! – La loi de mon Dieu le veut ainsi », repartit Julius en descendant avec peine, pliant sous le fardeau, les degrés de marbre secoués par les feux souterrains.

Ils traversèrent le triclinium et le vestibule, dont le pavé en mosaïque était déjà caché sous une épaisse couche de cendres qui brûlaient les pieds du jeune homme. Ils allaient franchir la porte qui ouvrait sur la voie publique, quand la terre, tremblant sous leurs pas, renversa un pan de muraille qui ferma complètement l’unique issue qui fut ouverte devant eux. Julius cependant ne perdit pas courage ; il se saisit d’une hache oubliée par terre, et il essaya d’ébranler les blocs de pierre amoncelés ; mais son bras se fatigua en vain, et Sopidius l’appela d’une voix douloureuse :

« Il faut donc mourir, et mourir dans ces tourments ! – Dieu le veut ! répondit Julius avec douceur ; que sa volonté soit faite. – Et tu meurs pour moi ! tu meurs au seuil de la maison paternelle que je t’ai ravie ! »

En disant ces mots, les yeux du vieillard exprimèrent une espèce d’attendrissement : le malheur avait brisé cette âme à l’enveloppe de fer, où le dévouement de Julius et la grâce divine agissaient à la fois. « Mon père, dit Julius en s’agenouillant, nous allons mourir ; mais mourir, c’est revivre, et, pour le chrétien, c’est revivre d’un bonheur ineffable. Ah ! si tu voulais profiter des secondes que Dieu nous laisse encore ! si tu voulais renoncer à tes dieux et adorer le mien ! – Je ne crois pas à mes dieux, dit Sopidius, ce ne sont que fables vaines ; mais, je l’avoue, la divinité que tu sers est puissante, car pour elle ton père a su mourir, et tu dis que c’est elle aussi qui t’a fait venir vers moi ?... – C’est mon Dieu ! c’est lui seul ! s’écria Julius ; je devais te haïr, et je t’aime ! je devais applaudir à ta mort, et je suis heureux de mourir avec toi, pour toi ! Adore le dieu qui change ainsi les cœurs ! – Quel sacrifice demande ton Dieu ? – La foi ! crois en lui, et reçois l’eau qui lave les âmes. »

Le regard de Sopidius s’éleva calme vers le ciel ; il joignit les mains, et il dit : « Vrai Dieu ! je t’adore ! fais que je vive en toi ! et toi, mon fils, toi qui m’as pardonné, achève ton œuvre, sauve mon âme ! La cendre monte... Nous n’avons plus qu’un instant... »

Que se passa-t-il ? on peut le présumer, aujourd’hui que la cendre et le temps, double voile jeté sur Pompéi, ont livré leurs secrets. Dans la maison de Sopidius, une des plus belles de la ville, on a retrouvé, couché et adossé à la conque d’une fontaine, le squelette d’un vieillard, et, à ses côtés, les restes d’un jeune homme dont la main, étendue sur le front de son compagnon, semblait le bénir et l’absoudre.

 

 

Madame BOURDON, Catherine Hervey, 1872.

 

 

 



1  Actes des Apôtres, XVIII.

2  On a trouvé des squelettes assis à table devant un abondant repas ; d’autres, dans un étroit corridor rempli de cendres ; ceux-là, au moment de mourir, avaient, selon l’usage de l’antiquité, voilé leur visage du pan de leur manteau.

 

 

 

 

 

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