Naissance de l’Enchanteur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BOYLESVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA vierge Carmélis, lente et candide, telle que l’aube au matin se lève, marchait au bord de la forêt. Elle n’avait nulle idée de l’endroit où elle allait, prenait simplement plaisir à entendre les mousses craqueler à ses pieds et à regarder, çà et là, les fleurs de bruyères. Elle avait peu de pensées, étant innocente. Même, elle ignorait la forêt, et le mal. Cependant on lui avait dit d’éviter le mal et la forêt. Elle était de la religion des chrétiens, qu’Augustin prêcha en l’île de Bretagne.

Mais, par hasard, d’un côté, la mousse se faisant plus épaisse, et des fleurettes de centaurée, attirantes, elle pencha vers l’endroit meilleur. Et elle avait fait beaucoup de pas déjà quand elle s’aperçut que l’ombre s’accroissait autour d’elle, et qu’elle s’était enfoncée très avant sous les arbres. Elle se retourna avec un petit mouvement de peur : « La forêt !... » dit la vierge, dans le silence. Des échos que formaient des rocs et d’énormes pierres soulevées l’effrayèrent davantage.

Elle n’avait vu jamais de si grandes choses l’environner. Les chênes dressés, comme d’un seul élan, brandissaient à des hauteurs leurs branches géantes enchevêtrées, simulant des batailles que le jour traversait à grand’peine. L’écorce d’ormes vaincus et qui se tordaient saignait de blessures brunes. Les lierres s’enlaçaient en lianes infinies. Les érables d’argent, lumières venues du sol, jaillissaient droit vers les clartés d’en haut. Par places, des aulnaies touffues couvraient les étangs et les mares.

Elle n’avait point appris à regarder, chez ses parents et ses proches tout occupés de se sauver l’âme. Et les renoncements et les inhibitions et les contraintes de toutes sortes lui étaient familiers au lieu de l’expansion, de l’épanouissement, de l’exubérance en pleine aise qu’elle voyait à la forêt mal famée. Elle y découvrit tant de beautés que l’attrait gagna sur le premier effroi. Tout était d’ailleurs parfaitement immobile ; un air léger frissait parmi les feuilles ; quelques mouches bourdonnaient, et la solitude rassurante charmait étrangement.

Elle s’avança sur les lichens et les violettes jusqu’au massif des aulnes, et ayant trouvé sous les branches pleureuses une eau claire, s’assit et se baigna les pieds.

 

 

Aux eaux des mares et des fontaines, sous les forêts, en Bretagne, habitent les Korrigans, ou les Fées, et les Duz qui sont les Génies.

Les Korrigans aiment les enfants mâles et les jeunes gens. Elles ravissent les petits au fond des étangs, dans leurs palais de cristal et d’or, et des hommes n’ont pu résister à leurs entreprises. Les Duz cherchent à séduire les vierges. Les Génies et les Fées sont de petites âmes de la nature.

Il suffit qu’une feuille tombe, qu’un roseau tremble plus vivement, qu’une libellule frôle en son vol l’eau dormante, pour interrompre leur sommeil. Ils s’éveillent en troupes innombrables, montent en guirlandes de nuées ; flottent et passent sous les voûtes d’ombres, et viennent à vous, formes vaporeuses impalpables : on croit au souffle des clairières, aux parfums de tilleuls ou de lointaines giroflées.

Ils laissent passer les gens de peu ; mais s’acharnent après qui leur plut. On a des preuves au pays des Bretons de leurs ténacités extraordinaires. On les redoute énormément. Pourtant nulle des filles qu’on interroge après de telles aventures n’a su dire au juste le mal qui lui fut fait. Beaucoup, même, dit-on, y retournèrent. Quelques-unes ne revinrent pas.

 

 

Sitôt que Carmélis eut frôlé du pied l’eau calme de la mare, les Duz, en nombre, s’élevèrent. Et l’on eût dit qu’un brouillard, tout d’un coup, auréolait la vierge surprise. Elle porta la main vers ses yeux, comme pour chasser les choses qui lui brouillaient la vue. Elle frissonna d’une certaine peur qui l’excitait à fuir et la maintenait inerte. Elle sentit par un instinct seulement ceci de clair : qu’elle était enveloppée, et comme d’inextricable. Et il y a une angoisse très vive à éprouver que quelque lacs, du monde moral ou du physique, vous enferme, vous clôt. Cependant, rien autre, hors ce souci, ne la peinait. Elle ne se sentait nulle part endolorie ; elle n’apercevait, dans l’air plus lourd un peu, nul objet affreux. Même elle se demandait si son trouble n’était pas doux.

Elle fit sur le front et sur la poitrine le signe qu’on enseignait dans les églises pour les cas ambigus. Car elle croyait au démon et aux esprits mauvais. Elle avait, en vérité, beaucoup de grâce ; et elle s’embellit par sa crainte même d’un plaisir.

Mais l’effet fut autre qu’elle n’attendait. Tout l’incertain qu’elle soupçonnait autour d’elle en reçut comme un excitant et sembla faire un pas pour s’affirmer. Elle s’imagina que d’autres signes se formaient quelque part qui avaient le pouvoir de conjurer le sien. Elle eut l’intuition d’une lutte de puissances adverses et celle de sa défaite, par une sorte de fatalité, et celle de sa résignation, qui l’étonna le plus. Elle se débattait dans tout cet inconnu cherchant à saisir au moins quelque bribe du mystère, à voir qui murmurait dans les herbes et les joncs, qui respirait si tiède auprès d’elle, quelle introuvable fleur exhalait ce parfum qui porte au sommeil et aux songes. Nul être n’apparaissait. Mais une nouveauté la frappa.

Les objets prenaient une importance inaccoutumée. Les odeurs, sans être plus vives, se qualifiaient, s’imposaient avec insistance. Et les sons, jusqu’au moindre, prenaient des sens, des significations multiples, de telle sorte qu’il semblait que toutes les choses parlassent. L’ombre, un rayon de soleil, un groupe d’arbres quelconques, une trouée bleue sur un horizon lointain, le reflet des feuillages dans l’eau, la chanson d’un oiseau, le grésillement ténu des insectes, la brise qui passe et le goût très spécial de l’ombrage des chênaies, des coudriers et des ormes, se présentaient aussi nettement sensibles que s’ils eussent été des personnes que Carmélis regardât, entendît et touchât de ses doigts. Tout cela ne changeait point, certes, de nature, ni de forme ; cela restait le charme d’une couleur, l’harmonie d’une silhouette d’arbre, la familiarité d’un buisson, la délicatesse d’un reflet, l’enchantement d’un son pur, mais tout cela prenait une vie qu’on n’y connaît point d’ordinaire, à faire croire que cela était un monde à fréquenter de la même manière que les hommes.

Et, n’eût été Carmélis un peu intimidée de la société neuve, elle eût goûté tout de suite qu’il n’y en a point de meilleure.

On a reconnu que les Duz, dont chacun est la personnification d’un phénomène de la nature, produisaient par leur approche amoureuse l’illusion magnifique qui ravit Carmélis.

Ah ! pensa-t-elle, à moins que ce ne soit ici le paradis, mon Seigneur, je me damne ; car il y fait extrêmement bon, et l’on me prévint contre les enjôlements ; et mon père vénéré se nourrit de racines et mes frères sont remarquables par leurs mortifications.

À ce moment, les Duz, qui s’enivraient des grâces de la vierge, à chaque moment nouveau la pressaient davantage ; s’excitaient à la charmer ; déployaient leurs séductions ; recouraient à tous les sortilèges. Il était visible, à leur ardeur, qu’une faim de longtemps les tenait d’une beauté humaine et qu’il leur était voluptueux de s’en repaître. C’était entre eux une véritable lutte, et leurs façons de courtiser, unies, formaient un affolant concert.

Carmélis promenait ses yeux sur les visions, tendait l’oreille aux mélodies ; aspirait la forêt odorante et sa bouche humidisée s’entr’ouvrait aux tendresses épandues.

Mais, au-dedans d’elle, une voix forte résonna, écho lointain de psaumes et de prières. Des hommes décharnés et pâles qui ressemblaient à des vieillards qui avaient l’air de morts imploraient, misérablement aplatis sur les dalles ; se frappaient et se mutilaient comme de grands criminels. On brûlait parmi eux des essences dont le parfum était troublant. Ils maudissaient le plaisir et étaient ravis en extase. Et c’étaient les siens, c’était de leur sang et de leur parole qu’elle était formée. Elle se souvint de sentences qui devaient la maudire, et ses lèvres offertes à quelque baiser flottant modulèrent le rythme impitoyable.

Les appels de la forêt, par la voix chaude des Duz, se faisaient plus suppliants, plus prometteurs de délices. La vierge haletait, déchirée de ces attraits divers. Qui donc disait vrai ? Ah ! elle allait se jeter au hasard... Car, même, qu’importe le mensonge, et les déceptions d’après, au prix de l’abandon aveugle à l’attirance ?

Ainsi l’étang, sans doute, l’abusait de mots, d’images et de chansons. Il irisait son eau comme une chair émue, disait ses caresses tièdes et les plus délicates vraiment aux dermes attendris, qui enveloppent sans heurts et leurrent d’enlacements, qui portent au lit plus mou que ceux de plumes d’oiselles, et aux oreillers de nénuphars d’où les yeux clignent et se closent aux contes très longs des roseaux et au balancement des iris violets.

Ainsi l’abusait la longue trouée bleue, là-bas, entre les châtaigniers, dont elle s’était éprise de la pâleur lointaine. Est-ce qu’en allant par-delà les châtaigniers, comme des chuchotements l’y poussaient, elle serait approchée de la bleuité mourante ? Est-ce que la charmeresse ne fuirait pas toujours ?

Ainsi l’abusait l’ombre jusqu’à ses pieds rampante et qui lui jurait de l’ensevelir en sa fraîcheur éternelle.

« Ah ! Duz des étangs et des mares ! Duz des horizons bleus ! Duz des ombres ! Duz des sources qui bruissent sous les mousses ! Duz des brises qui fleurent la violette et la giroflée ! Duz des verdures naissantes ! Duz des ors de l’automne ! Duz des chants de la Forêt ! Duz des choses qu’elle confie à voix basse ! Duz, vous pouvez mentir, mais votre leurre est bon et l’instant que vous charmez demeure indéniable et beau ! »

La vierge Carmélis, à bout de forces, clamait dans la forêt, parmi les Duz et les choses frémissantes.

Une grande agitation, comme de liesse, fit vibrer les feuilles des arbres, chanter les oiseaux, sourdre les sources et mirer à l’étang sous les aulnes quelque mystérieux contentement. Les daims bondirent sous les fourrés ; les biches flairantes s’approchèrent ; des vols de ramiers bleus s’abattirent ; et les essaims d’abeilles qui passaient turent leur bourdonnement au creux des troncs prochains.

Mais surtout un oiseau descendit, venu des plus hautes ramures. Il était plus magnifique que les oiseaux connus. Son plumage avait, semblait-il, les couleurs mêmes de la forêt au col, l’argenté des érables et le bleu pâle des bleuités lointaines ; à la crête, la huppe d’azur des coins de ciel apparent ; à la gorge, le vert des aulnes et le glauque de l’étang parsemé d’émeraudes ; les ailes portaient l’or des genêts et le cuivre rouge des taillis à l’automne ; éployées, leurs revers étaient d’ombre et le ventre de duvet pur avait les clartés des rayons qui percent l’épaisseur des chênes. Et quand l’oiseau parla, d’une voix inouïe, toutes les choses, autour de Carmélis, parurent cesser, s’évanouir, comme s’il était, à lui-même, toutes les choses amoureuses.

Carmélis, qui avait tendu ses mains devant ses yeux pour se défendre de voir, tomba sur les genoux, tellement elle admirait. L’oiseau, tout proche, l’appela. Ses mots ne peuvent point être répétés, mais ils voulaient dire :

– « L’âme de tout ce qui vit et s’épanouit dans la forêt s’est éprise de la vie enclose en ta jeunesse et que retarde ta candeur. Viens, viens, viens, Carmélis !

– Tu es le démon, bel oiseau, dit la vierge, car le Seigneur mon Dieu ne parle pas de la sorte... et le Seigneur ne tente point...

– Dieu fait germer le gland dans le sol tiède et il donne au jeune arbre son soleil et sa pluie pour le réjouir et l’accroître, sans l’émonder jamais. Il pousse ses racines et ses branches du côté de son plaisir, et celui qui est devenu le plus grand et le plus fort, à force de la joie continue de s’épandre, est le premier que le soir de Dieu caresse de ses brises. Viens, viens, Carmélis !

– On m’a dit de me couper la main plutôt que de commettre le péché...

– Est-ce que l’on doit couper la tige de l’églantier qui va fleurir sa rose ? Viens, viens, Carmélis !

― Oh ! oh ! ne vois-tu pas que je me traîne sur mes genoux et pourtant je ne veux pas faire un mouvement vers toi ? Mais les Duz sont là sans doute qui me tirent et m’entraînent. Ils me balancent près des narines de petites gerbes de violettes et m’écrasent sur les lèvres les fraises qui poussent dans ce bois...

Oiseau, si tu savais l’ardeur des désirs que l’on craint !...

– Tes désirs ! ô chère enfant charmante ! mais ils sont tout ce que tu contiens d’adorable ! Et qui es-tu donc, sinon la gerbe indéliée de tes désirs ? Et que vaux-tu, sinon la richesse même des épis que gonflent tes désirs ? Et que feras-tu de beau sinon répandre tes grains pressés vers la terre invitante qui déjà fait se courber vers elle leurs barbes d’or ? Fruit de la terre qu’à chaque éclosion la lumière d’en haut affole, mais instruit de beauté, va, pour la pérennité de ta joie, remonte le cours de ta sève ; retourne au centre qui t’attire ; abîme-toi dans l’universel dieu, pour rééclore à jamais davantage belle et plus gonflée encore de désirs ! Égrène tes grains mûrs ; secoue tes épis ; délie ta gerbe ; répands-toi ; sème-toi ; deviens toute une moisson de désirs !

– Vais-je appartenir à l’étang qui m’a voulue ? Vais-je embrasser l’horizon bleu ? Vais-je pouvoir tourner sur moi-même, très vite, comme la terre glaise en les mains des potiers, dans la nue de tous les parfums, et m’endormir, ah ! m’endormir étourdie par des musiques, comme les musiques ― tout de même... d’autrefois !

– ... Viens, viens, Carmélis !

Elle avançait, sur les genoux, vers l’oiseau merveilleux. Elle était tout harassée, et elle s’affaissa, demi-somnolente, parmi les mousses, rêvant un rêve qui la troubla au-delà de tout.

Et par la joie qui l’exalta, par l’ivresse de son abandon, s’accomplit l’œuvre magnifique que méditait de longtemps quelque divin vouloir. La nature expansive, amante des épanouissements, des exubérances et des tressaillements immédiats, s’unit à la fille des chrétiens, des mutilés qui remettent de vivre, et, par l’effort de comprimer leur âme, mieux qu’aucuns la connurent et lui donnèrent le goût des élargissements interdits. La vierge qui croit au mal et la nature qui ne le connaît pas communièrent en une volupté qu’ignorent les fleurs aux fleurs unies, et les choses même qui se sentent possédées de Dieu. Et dans les entrailles de Carmélis pâmée, germa l’être prodigieux qui devait avoir la science des âmes et le pouvoir sur les choses, qui devait être tout le savoir et toute la poésie, toute la force et toute la beauté, Merlin l’Enchanteur.

 

 

René BOYLESVE.

 

Paru dans L’Ermitage en 1894.

 

 

 

 

 

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