Frère et sœur
par
La comtesse de BRADI
Huit générations de comtes de Court...., seigneurs du Haut-Valais, ont servi les rois de France, sans altérer la simplicité et la droiture de leurs mœurs natives. Officiers supérieurs dans l’armée, ayant leur part des honneurs de la cour à Versailles, dès qu’une permission leur laissait regagner leur pays, on les voyait dépouiller habits somptueux et les décorations les plus glorieusement acquises, pour revêtir le costume d’agronomes praticiens, qui seul, en effet, convenait aux travaux dont s’occupaient ces favoris de nos monarques lorsqu’ils retrouvaient pour quelques mois leurs montagnes, leurs torrents et leurs vallées ; car les comtes de Court... fauchaient, fanaient, conduisaient eux-mêmes les chars qui transportaient leurs foins. De cette vie pastorale et cortigianesca, comme dit Alfieri, résultait un caractère bon et loyal, sans affectation, aimable, poli et fin, sans contrainte, qui distinguait les hommes de cette maison. J’en ai connu un qui, après avoir rempli ses devoirs auprès de Louis XVI, fut, ainsi que mon père, assez heureux pour sortir du château des Tuileries le 10 août 1792, sans être aperçu par les hordes qui s’en étaient emparées. Ce comte de Court... était passé en Angleterre ; et, pour mettre à profit son exil, il avait visité non les villes, mais les campagnes du royaume britannique.
Nous nous rencontrâmes en 1814. Il avait bien des choses à dire. Le premier jour nous parlâmes de la Suisse, de la Franche-Comté, notre frontière de ce côté, de l’Écosse ; et il me raconta l’histoire suivante, qui commença dans les environs de Besançon, et s’achève dans ceux d’Aberdeen :
Sur un champ de bataille ou dans les hôpitaux, la mort est une action si commune de la vie, qu’elle se passe presque inaperçue, si ce n’est par le héros du drame qui se termine là, devant des spectateurs blasés sur un pareil dénouement. On commence même à Paris à quitter le temps pour l’éternité avec assez de simplicité. Mais autrefois, mais dans les provinces, il n’en allait pas de même ; et voici comment mourait dans son château de la Franche-Comté, en 1780, la marquise Béatrix de B****.
Elle était couchée dans une chambre de vingt-deux pieds carrés, sur un grand lit de damas cramoisi, dont le baldaquin était paré de cinq touffes de plumes d’autruche. Douze grands cierges entouraient le lit et faisaient briller les baguettes dorées qui encadraient la tenture semblable aux rideaux, mais n’éclairaient parfaitement que le visage de la mourante et du petit nombre de témoins de sa longue agonie : c’était le curé du lieu, homme jeune, robuste, d’une figure décidée comme ses principes, qui administrait avec une égale impassibilité le baptême et l’extrême-onction, et n’avait jamais imaginé de commenter un seul des préceptes qui lui avaient été enseignés ; c’était le comte de B****, fils aîné du marquis, mais d’une autre femme que Béatrix qui, ayant à peine atteint sa dix-huitième année, promettait déjà par son courage et ses talents de perpétuer l’illustration de sa famille paternelle, tandis que la violence de son caractère rappelait la mère espagnole dont il avait reçu le jour. Près d’Alphonse était la plus jeune de ses meurs, Marcelle, puis Eulalie, et Alexis, qui n’avait que onze ans, et portait la croix de Malte, car les B**** avaient une place dans cet ordre qu’avait toujours remplie le second fils qui leur naissait. Tous ces enfants étaient à genoux ; mais Alphonse soutenait dans ses bras Marcelle, et les tresses blondes de la jeune fille se mêlaient avec la chevelure de jais de son frère.
Tous les domestiques s’étaient retirés après avoir reçu et accordé le pardon des fautes qu’ils avaient commises envers leur maîtresse, et dont elle s’était rendue coupable envers eux. L’égalité chrétienne commençait pour la marquise, et les enfants attendaient que le curé se retirât, afin que plus d’attendrissement que de solennité accompagnât la bénédiction maternelle. Mais le curé continuait à exhorter tout bas la marquise, qui semblait depuis un instant avoir recouvré quelques forces ; elle joignait les mains comme si elle eût intercédé ; et le mouvement lent, mais distinct de sa tête prononçait un refus. Cette scène se prolongea ; enfin le curé éleva la voix : Vous me l’avez promis, madame, et il le faut.
– Je ne peux, répondit Béatrix...
– Il y va de votre éternité... d’une éternité de maux bien plus rudes que ceux qui vous ont détachée de la vie.
– Je ne peux...
– Et que répondrez-vous au Dieu de toute vérité en laissant subsister sur la terre ce mensonge ?... Quelle expiation lui offrirez-vous en mourant honorée, révérée par ceux... Justice se fera, madame ; il y aura une victime sur la terre, vous serez punie en elle ; et déjà je sais sur qui tombera le châtiment auquel vous n’échapperez point... Dieu demandera à l’âme de la pécheresse pourquoi il ne la frapperait pas dans sa chair sur la terre ?... Et sur qui tomberont ses coups, sinon...
– Arrêtez, s’écria Béatrix en se soulevant, je vais tout dire. Oh ! mon Dieu, que mon humiliation vous apaise, puisque mon repentir ne suffit pas.
– Non, reprit le curé, la tombe ne doit pas receler un vol. Accusez-vous : voilà vos juges ; qu’ils vous absolvent.
Les enfants ne pleuraient plus ; ils étaient pénétrés de terreur.
– Que faites-vous ? dit Alphonse au curé. Notre mère ! notre angélique mère !...
– Oh ! Alphonse, répondit la marquise, c’est votre pardon surtout qu’il me faut.
– Que je vous pardonne ! moi, que vous avez tant aimé ? moi, que vous sembliez préférer à vos propres enfants ?
– Alphonse ! mes enfants ! écoutez-moi... Je suis une femme adultère...
La tête de Béatrix refoula l’oreiller qui la soutenait ; ses bras se roidirent, un sanglot déchira sa poitrine, et elle se tut. Ses deux filles et le petit Alexis baissèrent la tête.
– Eh bien ! dit Alphonse, que l’épouse se repente, la mère n’est point coupable !
– Allons, madame, achevez, reprit le curé : cela ne suffit pas.
– Non, non, s’écria Alphonse, ma mère adoptive, la mère de mes sœurs, de mon frère ne doit pas....
– Arrêtez, Alphonse.... un de ces enfants est étranger dans votre maison... dit Béatrix.
– Grand Dieu ! Et Alphonse rapprocha davantage encore Marcelle de lui.
– Un de ces enfants, en partageant l’héritage de votre père, auquel il n’a aucun droit...
– Ne le nommez point, dirent à la fois Eulalie, Marcelle et Alexis.
– Dignes enfants, s’écria le curé, j’espérais de vous cette générosité toute chrétienne.
– Mais vous, Alphonse, reprit Béatrix, vous vous taisez ?
– Et pourtant, ajouta le curé, c’est vous qui pouvez rassurer cette pauvre pécheresse... Les autres sont tous de son sang au moins..... Vous pouvez exiger qu’elle vous nomme...
– Parlez, Alphonse, je vous obéirai ; vous ne maudirez pas ma mémoire... vous ne déshonorerez pas la femme qui reçut le nom de votre père..... mais vous trouverez un moyen pour qu’une fortune qui est à vous ne soit pas recueillie par l’enfant adultère... C’est...
– Oh ! mon frère, s’écrièrent les enfants de la marquise en se précipitant vers Alphonse, n’exigez rien. Nous nous aimons tous. Miséricorde pour notre mère ! miséricorde pour celui d’entre nous qui est coupable !
Alphonse les regardait tous ; mais ses yeux s’arrêtaient plus longtemps sur Marcelle, et parfois semblaient interroger ceux de Béatrix qui, déjà ternes et vitrés, se tournaient souvent vers cette jeune fille.
– Alphonse, reprit douloureusement Béatrix, la mort s’approche, et j’ai besoin de votre pardon... me voilà résignée... J’espérais pourtant que vous aussi.... mais c’est juste... je dois vous désigner la victime de cette grande faute... et mourir.
– Non, non, je ne veux rien savoir ; gardez ce funeste secret, ma mère... pourtant ?...
– Béni soit Dieu, dit le curé ; nous avons tous rempli notre devoir. Il a été pénible pour vous, madame, et pour ce jeune homme, déjà attaché aux richesses.
– Gardez-vous de croire, s’écria Alphonse, que l’avidité m’ait fait hésiter. Que m’importent les biens de mon père ?
– Vous jurez tous, dit la marquise, qu’il ignorera toujours mon crime ?
– Et par le Crucifix, ajouta le curé, en prenant sur une crédence une croix d’ébène qui lui avait servi pendant l’exhortation.
La marquise vit les quatre jeunes mains s’élever, et entendit le serment qu’elle désirait ; puis le curé s’éloigna. On enleva les cierges, et rapprochés du lit, leur visage froissant les larges dentelles d’un couvre-pied qu’ils mouillaient de pleurs, les enfants recueillirent les derniers mots de Béatrix :
– Au nom du Père, qui m’a créée, du Fils, qui m’a sauvée, du Saint-Esprit, qui m’a consolée, je vous bénis, mes enfants... je vous bénis tous...
Et sa main amaigrie, mais blanche comme l’ivoire, forma le signe évanoui à l’instant, mais dont l’influence dure autant que les générations.
Alphonse fut le premier qui, se relevant, baisa cette main dont le froid glaça ses lèvres.
– Je veux être seul avec ma mère, dit-il, aux autres.
– Je le veux aussi, ajouta Béatrix.
Tous voulurent obéir. Marcelle s’appuya sur la crédence, et demeura immobile.
– Portez-la dans le salon, dit la marquise.
Alphonse enleva la jeune fille, et dans la chambre voisine, la déposa auprès d’Eulalie ; puis retourna rapidement vers le lit de la marquise, en s’écriant :
– Oh ! ma mère, dites-moi que Marcelle.....
Un cri l’interrompit : cri tel que jamais il n’en avait entendu. La marquise venait de rendre l’esprit.....
Alphonse frissonna devant cette mort et devant ce silence. Il attendit immobile un moment ; puis appuya son oreille sur les lèvres encore tièdes de Béatrix. Ses yeux interrogèrent son visage impassible. « Nommez-moi Marcelle », lui cria-t-il, en saisissant son bras. Le bras encore souple céda, mais la main, déjà roidie autour d’un reliquaire, en frappa la poitrine d’Alphonse. Ce reliquaire renfermait un morceau du voile de sainte Marcelle, et le nom de la sainte était écrit en lettres d’or sur le cristal qui recouvrait la relique.
Alphonse se prosterna, retrouva des larmes, et s’en alla auprès de son père qui, à l’extrémité du château, attendait que l’agonie d’une femme qu’il avait toujours aimée fût terminée ; il serait mort aussi s’il en eût été le témoin.
En 1793, le curé de D**** avait fui la Franche-Comté, ainsi que ses jeunes seigneurs, dont le père avait été massacré dans une émeute dès l’assemblée des notables. Le curé s’était fait colporteur de librairie, et il parcourait l’Écosse, vendant des almanachs à tout le monde, et des Journées chrétiennes aux catholiques émigrés qu’il rencontrait par-ci, par-là. Dans la paroisse de ****, à la porte d’une jolie petite chaumière de bois, il vit un enfant qui ne marchait pas encore, assis sur le gazon, et jouant avec une croix d’or suspendue à son cou. À ce signe, le curé ne doute point que sa marchandise n’ait du débit, et il s’introduit dans la chaumière, où il trouve une jeune femme coupant et préparant des joncs qu’un homme auprès d’elle entrelaçait en corbeilles. À peine le curé a-t-il échangé un regard avec eux, que la jeune femme se précipite à ses pieds, et les mains jointes, la tête penchée, lui dit en sanglotant :
– Miséricorde ! pour lui, pour mon enfant, pour moi..... je suis...
– Une pécheresse, répond le curé, cela est sûr. Et vous, ajoute-t-il, en se tournant vers l’homme ?
Celui-ci baisse les yeux d’un air mécontent ; ensuite s’approchant de l’ecclésiastique :
– Personne ne sait mon nom ici, monsieur... Quant à celui de ma femme...
– Vous êtes mariés ?
– Eh ! comment voulez-vous que l’on nous marie ? répond la jeune femme.
– J’ai des pouvoirs bien étendus, reprend le curé... je les tiens de Rome...
– Ah ! monsieur le curé, interrompt l’homme, vous seul savez...
– Je ne sais rien, monsieur, s’écrie le prêtre d’une voix terrible ; je ne sais rien...
– Il faut donc vivre dans le crime ? murmure en gémissant la jeune femme.
– Taisez-vous, madame.... J’ai des pouvoirs, vous dis-je. Demain... Non ! ce soir, je vous marierai avec cet homme... parce que vous pouvez l’épouser...
Peu de temps après cette époque, ajouta le comte, je traversai le territoire de **** au mois de juin, et je regardai avec intérêt des paysans réunis dans une prairie dont ils recueillaient les foins. Un jeune homme et une femme du même âge, attirèrent mes regards par l’élégance de leurs tailles et la grâce de leurs mouvements ; ils travaillaient un peu à l’écart du reste de la troupe, et me rappelèrent ce je ne sais quoi, qui nous empêchait toujours d’être confondus avec nos travailleurs en Suisse, quand nous portions les mêmes vêtements, et faisions les mêmes ouvrages... Je m’approchai de ce couple, et je reconnus Alphonse, Marcelle... Ne jugez point, me dit le premier ; et il me raconta ce que je viens de vous répéter.
La comtesse de BRADI.
Paru dans les Annales romantiques en 1834.