Le procès de Jeanne d’Arc
par
Robert BRASILLACH
AVERTISSEMENT
POUR UNE MÉDITATION
SUR LA RAISON DE JEANNE D’ARC
Le plus émouvant et le plus pur chef-d’œuvre de la langue française n’a pas été écrit par un homme de lettres. Il est né de la collaboration abominable et douloureuse d’une jeune fille de dix-neuf ans, visitée par les anges, et de quelques prêtres mués, pour l’occasion, en tortionnaires. Des notaires peureux ont écrit sous la dictée, et c’est ainsi qu’a pu nous parvenir ce prodigieux dialogue entre la Sainteté, la Cruauté et la Lâcheté, qui réalise et incarne enfin, en les laissant loin derrière lui, tous les dialogues imaginaires qu’aurait produits le génie allégorique du Moyen Âge.
Même cachées sous un latin transparent, qui n’a plus guère de latin que le nom, et semble une variété méridionale du français, un chantant français d’oc à déclinaisons, la force et la beauté de ce texte incomparable saisissent le cœur. Mais laissons de côté le latin, allons à ce qui nous reste de l’interrogatoire français, qui est considérable, cherchons dans le vieil anonyme qui traduisit le procès pour le roi Louis XII, n’est-ce pas aussitôt le suc, la saveur inoubliable, cette langue forte et douce, dont Joinville seul, pensions-nous, possédait le secret ? Tant d’années après lui, le monde était encore assez près des sources pures de la langue, assez près de l’esprit des Miracles de Notre-Dame et des Croisades, qu’on allait bientôt oublier, pour que la sainteté se permît encore cette étonnante alliance avec la beauté. Car il nous faut bien répéter ce que pensait Péguy : à côté des mots les plus simples de Jeanne, les saints les plus illustres semblent des bavards, amplificateurs de Cicéron. Auprès de cet éclat tremblant et fier, seules peuvent prendre place les strophes rayonnantes ou ténébreuses d’un saint Jean de la Croix, les recherches les plus fines d’une sainte Thérèse, le plus pur des cantiques de saint François d’Assise. Encore Jeanne seule a-t-elle ce clair génie inimitable, qui est celui de sa race, la beauté naïve des chansons où l’on parle de marjolaine, le rire et l’ironie qu’elle n’abandonne pas jusqu’au seuil de la mort et de la transfiguration, et surtout ce que Michelet, dans un de ses jours de bonheur, a si admirablement défini comme le bon sens dans l’exaltation.
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On nous a trop appris qu’’il y avait des qualités contradictoires, que le bon sens ne se pouvait marier avec l’exaltation, non plus que la clarté avec le mysticisme. On nous a trop proposé, et quelquefois de mains qui se voulaient orthodoxes, d’obscures prières fort peu orthodoxes. Trop d’exégètes sont venus jeter des ombres sur les mystères : mais le mystère en pleine lumière a été réalisé au moins une fois, et c’est ce miracle du grand jour qui, malgré la dévotion que les docteurs ont organisée autour de Jeanne, reste encore inconnu dans sa magnificence authentique pour presque tout le monde. Ce livre non écrit, ce livre hors de la littérature, il faut en effet en saluer tout d’abord, à côté de vertus plus fécondes, la beauté : personne n’a plus naturellement parlé que Jeanne ce qu’Alain-Fournier appelait après Laforgue du français de Christ.
Des analogies mystérieuses joignent en effet la moindre des paroles de l’enfant, dans leur simplicité riche d’un monde surnaturel, aux paraboles que prononçait son Maître en Palestine, quatorze siècles avant sa naissance. Ce n’est pas la première fois qu’on rapproche Jeanne de Jésus, en s’excusant aussitôt d’oser la comparaison. Pourquoi s’excuser, et quelle est cette timidité étrange ? Le catholicisme ne nous enseigne-t-il pas que l’homme doit s’efforcer à l’Imitation du Christ, et que les saints sont les êtres qui ont le plus merveilleusement pastiché la ressemblance du Seigneur ? Jusque dans leur corps, certains d’entre eux ont, à force d’amour, retrouvé les stigmates de la Croix, des Clous et de la Lance. Mais, avant même son supplice et ses défaillances, avant son Calvaire et son Jardin des Oliviers, avant même d’être condamnée par les prêtres, d’être trahie par Judas, d’être vendue pour trente deniers, avant Anne et Caïphe, avant que Pilate, qui s’appelait Le Bouteiller, bailli, se fût lavé les mains de l’exécution et n’eût même pas pris la peine de notifier sa sentence, Jeanne avait d’abord imité Jésus dans sa parole et dans son cœur.
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C’est sa parole que nous rapporte cet étrange Évangile, ruisselant de clarté, qu’est le texte de son Procès. Encore les juges se sont-ils efforcés, sans aucun doute, d’obscurcir la lumière qui les confond. Car il nous faut bien songer que cet Évangile est un Évangile selon Ponce-Pilate, et que nous ne connaissons l’admirable jeune fille qu’à travers ses ennemis. Ne parlons pas seulement d’une « information posthume », où, devant Cauchon, les juges vinrent déposer tour à tour que Jeanne, le matin de sa mort, renia ses voix et se repentit. Elle est trop bien faite, elle veut trop prouver pour qu’on puisse en admettre les conclusions : des contradictions subtiles y fourmillent d’ailleurs. N’en parlons pas, puisque les notaires eux-mêmes ont refusé de l’authentifier par leur signature, dans un scrupule bien tardif. Mais le reste du Procès, qu’on y songe, est également soumis à caution. On n’a rien fait dire à Jeanne qui puisse réellement scandaliser les âmes, mais on a omis certaines de ses réponses. Cela, nous le savons par le Procès de Réhabilitation, œuvre juste s’il en fut, mais farce ignoble où, à peu de frais et en chargeant les morts, les survivants du premier procès réussirent si vite à se faire passer pour de petits saints. Ces lâches nous ont pourtant rapporté quelques paroles et quelques gestes qui ne quitteront pas notre mémoire. Le miracle reste toujours le même : à travers ces silences, ces sournoiseries d’amis, ces cruautés d’ennemis, à travers les travestissements et les omissions, la sainteté de Jeanne n’en paraît pas moins éclatante. Nous n’avons même pas à dire qu’il nous faut bien nous contenter de ce qui nous reste, puisque, mis à part quelques points sur lesquels Jeanne n’a pas voulu tout dire, ou sur lesquels on ne l’a pas laissée tout dire, la sincérité totale de cette âme merveilleuse et le drame sont posés devant nous dans tout l’éblouissement de l’été.
Aussi le chef-d’œuvre, chef-d’œuvre de surnaturel et de bon sens, chef-d’œuvre de la sainteté casquée, chef-d’œuvre enfin de la poésie et de la langue, n’a-t-il pas trop souffert des mauvais copistes qui, parce qu’ils y avaient eu un bout de rôle, se sont crus autorisés à des coupures. La préfiguration la plus parfaite de Jeanne dans le monde païen, Antigone, l’Invocatrice des Lois Éternelles, nous touche moins que cette enfant insolente. Dans ce recueil d’interrogatoires, sous les phrases judiciaires savantes, les longs considérants mortels, il y a un drame humain et surhumain, que nul autre n’atteint. La puissance dramatique n’a ici nul besoin d’arrangement. Il ne faut pas s’étonner si le procès a pu, tel quel, être porté à la scène. Car c’est bien une voix vivante que nous entendons, cette voix têtue, acharnée, qui si magnifiquement riposte, – ou qui, soudain éclairée par un avertissement miraculeux, dépasse son insolence même et prophétise.
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Dès lors, on ne saurait s’étonner du silence, inexplicable peur certains, et même scandaleux, qui est le silence de la poésie française lorsqu’il s’agit de Jeanne. Notre théâtre n’est point un théâtre national, comme en partie le théâtre anglais : à ces guerres des Deux-Roses, à ces rivalités de loups qui enchantaient Shakespeare, correspondent pourtant assez bien nos Frédégonde et nos Brunehaut, nos Clovis et nos Sigebert. Mais si je regrette un Marlowe français, un Beaumont français, à défaut même d’un Shakespeare, ce n’est pas à propos de Jeanne. Son drame, elle 1’a écrit, elle l’a dicté. Je n’y trouve rien à redire, même si je ne regarde que l’art. Je n’ai pas besoin de l’Odéon et de la Comédie-Française. Jeanne est un plus grand écrivain, un plus habile dramaturge que tous ceux qui l’ont mise en scène.
Ce qui m’étonne seulement, c’est un autre silence. Celui des philosophes, des critiques, des théologiens. On a vu commenter à perte de vue Sainte Thérèse et Saint Jean de la Croix, Saint Augustin, Saint Bernard, Bérulle, et d’autres plus obscurs. Parce que sous les fleurs d’une rhétorique enfantine et bourgeoise, on découvrait le cour brûlant, l’énergie de fer de Thérèse de Lisieux, les plus graves exégètes ont analysé et mis en ordre les préceptes de la « petite voie ». De nos jours, des âmes saintes, mais d’une sainteté qui semble sans détours, Élisabeth Leseur, Anne de Guigné, Guy de Fontgalland, ont leurs fidèles et leurs scholiastes. Car je ne parle pas seulement de la dévotion à la personne : cette dévotion qui entoure la ravissante et maligne Bernadette. Je parle du commentaire (qui, je ne sais pourquoi, manque justement à Bernadette), et qui s’attache avec tant d’ardeur, et tant de subtilité, aux moindres paroles des saints que j’ai nommés, afin d’épuiser le contenu spirituel, et j’ai même envie de dire intellectuel, de leurs écrits, où la beauté de la foi surpasse celle de l’art.
Certes, l’enregistrement donné par Jeanne, je vois bien que plusieurs ont tenté, laïcs ou clercs, de l’expliciter et d’en prolonger les leçons. Laïcs surtout, et je ne m’étonne pas, en notre temps, de voir un Péguy demander à Jeanne presque tout, un Barrès chercher en elle l’incarnation du mythe de la chapelle et de la prairie, un Maurras fortement définir sa politique et sa raison. Mais les clercs de bonne volonté ne me paraissent pas avoir dépassé les commentaires moraux à la portée des catéchismes de persévérance. Peut-être faut-il en accuser tous ces Procès que subit Jeanne. Procès de Poitiers, Procès de Reims, Procès de Réhabilitation, Procès de Canonisation. Leurs desseins, je l’avoue, étaient différents. Mais enfin, ils se tiennent, et le dernier en date, qui nous demande d’honorer dans la personne de Jeanne la vierge chrétienne, n’a peut-être pas complètement servi sa mémoire. Une vierge chrétienne parmi tant d’autres, il me semble que c’est diminuer singulièrement la jeune fille. C’est la réduire à cette statue de plâtre argenté (cuirassée et casquée, il est vrai) qui fait dans nos églises, pour le jour des premières communions, pendant à quelque débonnaire Saint Michel, dont le dragon semble apprivoisé.
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Je vois bien que Jeanne n’a pas tenu de plume pour écrire un livre. Pas plus, répétons-le, que le Christ. Mais si ses juges et ses bourreaux l’ont tenue pour elle, pourquoi ne cherche-t-on pas dans ces paroles sacrées, au delà de leurs obscurités, ou, ce qui est peut-être plus difficile, de leur trop éblouissante et trop blanche lumière, pourquoi ne cherche-t-on pas les linéaments d’une pensée, et même, disons le mot, d’une doctrine ? Le culte de Jeanne d’Arc, en France ou à l’étranger, a subi des variations singulières. Je veux bien que ce soit l’honneur du romantisme de l’avoir ranimé. Mais nous en sommes jusqu’à présent demeurés aux effusions du sentimentalisme. La « bergerette » de Lorraine en impose encore aux foules. Ce n’est pas aujourd’hui que nous verrons une chaire Jeanne d’Arc à la Faculté catholique. – Mais j’aimerais que ce fût demain.
La pensée n’est rien sans l’action, ni l’action sans la pensée. Personne mieux que Jeanne ne connut cette alliance parfaite, à laquelle rêvent les plus hauts génies. Dans la moindre des paroles de Jeanne, prolongée par son action, dans le moindre de ses gestes, toujours informé en raison, toujours proposé en exemple, demeure une parcelle de vérité organisée et féconde. On aura fait un grand pas dans la connaissance de cet être unique lorsqu’on en sera persuadé.
N’étant ni philosophe ni théologien, je ne puis même esquisser ici ce Système de Jeanne auquel je voudrais que de plus qualifiés donnassent leurs soins ; comme ils les donnent à un Système de sainte Thérèse, un Système de Bossuet.
Rarement la sainteté a fait plus parfaite alliance avec l’intelligence, le génie à la fois religieux, civique, militaire et poétique. Charles Maurras a pu étudier magnifiquement la politique de cet être exceptionnel, on en pourrait étudier la théologie. La plus grande Sainte de France est aussi l’un de ses plus grands écrivains, l’un de ses plus grands politiques, l’un de ses plus grands généraux. On supplie les Français de ne pas faire du plus haut symbole de leur race une bien pensante héroïne de patronage.
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On pourrait tirer du Procès de Jeanne d’Arc une sorte de catéchisme, par demandes et par réponses, où tout un idéal de vie serait rigoureusement déterminé.
D. – Croyez-vous que vous soyez sujette de l’Église ?
R. – Oui, Notre Seigneur premier servi.
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Jeanne consent bien à dire qu’elle revoit le sacrement d’Eucharistie à Pâques, mais quand on lui demande si elle le reçoit aux fêtes autres que Pâques, elle répond : Passez outre. C’est que, dans le premier cas, il s’agit d’une obligation, de règlements religieux faits pour tous, et elle s’adresse à ceux qui ont fait ces règlements. Dans le second, il s’agit d’un mystère, plus ineffable, des relations qui existent entre la créature et le Créateur, et auxquelles personne n’a rien à voir. Le plus mauvais pécheur a droit à ce secret des saints : on peut lui demander compte de ce qui est d’obligation, et qu’il viole, mais nul n’a à s’informer si, dans l’intimité de son humiliation, de son espoir, de sa médiocrité indulgente à soi-même, il essaie de s’entretenir, le soir, tout seul, avec celui qu’il aime malgré tout.
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« Quand j’eus l’âge de treize ans, j’eus une voix de Dieu pour m’aider et me gouverner. Et la première fois, j’eus grand peur. »
Jeanne n’a aucune habitude du monde surnaturel. C’est là ce qui peut toucher le moins digne. Elle a peur, comme tout homme peut avoir peur devant une figure divine. Plus tard, elle s’habituera, elle arrivera à une sorte de familiarité merveilleuse. Mais il ne faut pas oublier que par son premier geste – ce geste de terreur – elle nous indique la violence qu’un Dieu fait à la nature. Elle était une petite fille, pieuse sans doute, mais amusée de la vie et aimant sa tranquillité. Quelque chose est venu bouleverser tout cela. Il lui faudra du temps pour s’en accommoder, et en arriver à ces paisibles relations avec le monde surnaturel où nous la voyons par la suite si naturellement engagée.
« Et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père. »
En une phrase miraculeuse, tout le décor éternel de la sainteté de Jeanne est posé. Avec des mots qui semblent pris à des chansons (Dans le jardin de mon père, les lilas sont fleuris...), Jeanne nous invite à penser qu’il n’y a point de brumes dans sa mystique, mais le grand éclat du plein midi, l’heure de la vision parfaite. Son extase n’est point pénible et douteuse appréhension d’un univers plus deviné que vu, elle est vision d’un coup, vision totale et joyeuse, lignes nettes, inoubliables, amitié et santé.
« Je n’avais point jeûné la veille. »
Elle le dit pour les docteurs présents et les docteurs futurs.
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« Cela était-il bien de faire assaut un jour de fête ?
– Passez outre. »
Les juges semblent calquer ici les questions des pharisiens. À Jésus aussi on demandait s’il était bon d’agir le jour du sabbat. Mais le Maître et le disciple sont d’accord pour faire d’abord leur métier, qui est œuvre de salut, éternel ou temporel, comme tous ceux qui mettent l’esprit avant la lettre et dédaignent les prescriptions formelles. Ainsi Jeanne, à chaque instant, retrouve-t-elle en son âme le réalisme du Créateur.
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« Avez-vous remercié cette voix ? et avez-vous fléchi les genoux ?
– Je l’ai remerciée, mais en m’asseyant en mon lit, et j’ai joint les mains. »
J’imagine que les juges ont été choqués. Ils ne peuvent concevoir qu’on parle à Dieu autrement qu’à genoux : assis, cela passe les bornes. Mais Jeanne n’a aucun souci de l’étiquette. Elle reçoit les saintes comme elles viennent, et ne fait pas pour elles de frais de toilette. Dans ses champs, dans son lit, assise, couchée, elle est toujours prête à les accueillir, simplement, comme des amies merveilleuses.
« Cette nuit même, la voix m’a dit moult de choses pour le bien de mon roi, que je voudrais qu’il sût dès maintenant, dussé-je ne pas boire de vin jusqu’à Pâques. »
Et on voit bien que cela lui coûte.
« Si j’étais dans un bois, j’entendrais bien la voix venant à moi. »
Encore une fois, les relations entre Dieu et l’homme sont tout d’abord personnelles : aucun « protestantisme » là-dedans. Mais on ne saurait se parler, quand il s’agit d’amour, devant la foule assemblée, et les docteurs en furie. Jamais Jeanne n’a eu une vision devant ses juges. Mais elle est secouée de frissons et pense aux saintes, parfois, dans ces étranges absences dont on nous a parlé lors de son abjuration, et qui sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne l’a cru dans son procès (elles expliquent bien des choses). C’est qu’alors elle se voit seule, et appelle d’un coup, en même temps que la vision, le décor qui l’a contenue. Il lui faut le jardin de son père, l’éblouissement de midi, le bois. De là cette naïveté, cette jeunesse de la sainteté. C’est une sainteté franciscaine, qui ne refuse pas d’associer la création à l’image du Créateur, et s’émerveille de sa beauté. L’ombre des forêts qu’invoque la pécheresse des tragédies profanes, cette ombre fraîche, cette ombre où court une ombre chasseresse, voici que nous la retrouvons ici, à notre grande surprise, voici qu’elle sert à abriter un plus vif amour, et plus dévorant encore, et plus pur. Parenté des désirs humains ! Cris qui se répondent, d’un cantique des cantiques charnel aux plaintes d’un Saint Jean de la Croix ! Ainsi nous est enseignée la manière non de fuir le monde, mais de le transmuter, par une alchimie de chaque jour, et de faire du décor passionnel un décor de sainteté. Ce que Dieu a créé nous aide à l’écouter.
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En copiant ces pages admirables, j’étais certes frappé par la poésie naturelle, faite de jeunesse, de fierté, de ces évocations inouïes d’arbres en fleurs, de rondes de fillettes et de fées, qui apparaît et éclate à chaque instant. Et je ne voudrais pas que la mystérieuse jeune fille choisie par ses voix fût limitée : il y a dans son aventure toutes les puissances douloureuses et enthousiastes que puisse supporter un cour mortel. Mais enfin, au travers de ce long martyre, et de la plus abominable inquisition dont fut jamais indigne un être humain, ce qui se formait peu à peu, c’était, sous l’aspect d’une enfant de dix-neuf ans, une image de la vertu d’Insolence.
Lorsqu’on parle du procès de Socrate, on ne manque pas de dire qu’il exaspérait les juges athéniens par sa moquerie parfois pesante, et de citer l’ironique proposition d’être nourri au Prytanée. Mais le vieux philosophe ricaneur et logicien avait pour lui, en face d’hommes mûrs et sans doute ignorants, son âge et sa réputation. Tandis que cette petite fille, qui ne sait ni lire ni écrire, qui allait parfois garder les moutons de son père dans un petit village de Lorraine ou de Champagne, cette petite fille, si pareille en apparence à celle qui va à confesse tous les samedis avouer de menus péchés de gourmandise et de coquetterie, elle a tenu tête au roi de France et d’Angleterre avec ses troupes, et maintenant à ces théologiens ?
Qu’on imagine le scandale presque inconcevable : d’un bout à l’autre du procès, sauf à la fin, lorsqu’elle est brisée par ses souffrances et ses déceptions, elle proteste avec une opiniâtreté presque rieuse, une insolence de fille de la campagne qui se moque des messieurs de la ville, et elle se moque de tout, de leurs victoires, de leur armée, de leurs complications théologiques, et elle passe à travers les pièges avec une aisance si fine et si joyeuse ! On l’entend presque rire entre les lignes lorsqu’elle tire la langue (il n’y a pas d’autre mot) à ces faux théologiens et on entend le grondement de tout ce jury de professeurs sacrés et d’universitaires.
Elle refuse de prêter serment, elle réplique : « Je vous l’ai déjà dit ! Demandez au Roi ! Passez outre ! Ce n’est pas de votre procès ! Vous ne saurez rien ! » Nous la voyons, dans son habit d’homme, relevant la tête, haussant les épaules devant tant de questions saugrenues et inutiles, ardente, brûlante de vie, toute prête à s’échapper, à courir dans les champs. Comme elle est belle, et jeune, cette enfant qui ne sait pas ce que c’est que la prudence, qui, à chaque instant, blesse ses juges avec une témérité magnifique, et humble avec tout cela, sans orgueil ni souci d’elle-même, ne songeant qu’à Dieu, à sa mission et au Roi.
Jeanne, admirable Jeanne ! Parmi tant d’images qu’elle peut nous proposer, celle de la sainte, celle de la jeune guerrière, et d’autres, on me pardonnera de m’arrêter à une qui m’est chère entre toutes, celle de cette insolente jeunesse. Jeanne, c’est la jeunesse qui ne respecte pas. Elle rit des conventions et des puissances fausses. Elle saute dedans comme de son échelle elle sautait dans les villes prises en criant : « Tout est nôtre. » Les vieux universitaires, les vieux théologiens vendus à l’Angleterre sont peut-être très savants, bien qu’ils la jugent comme s’ils ne croyaient ni aux révélations ni aux anges, mais elle sait que cette science n’est que fausse science. Ils sont réunis pour la perdre, couvrent une fois de plus de raisons religieuses une machination purement politique, elle le sait, mais elle ne résiste pas au plaisir de se sentir forte de sa raison, forte de son droit. L’Église, elle l’aime et la veut servir : de quel droit ceux-ci se disent-ils l’Église ? Plus âgée, elle eût peut-être biaisé, rusé ! Mais c’est la jeunesse qui joue franc jeu, et se risque tout entière, au dangereux plaisir d’être dans son droit. Les personnes raisonnables n’aiment pas la jeunesse qui a raison. Et il faut bien avouer qu’elle a une si blessante façon d’avoir raison. Elle ne pèse pas ses mots, elle réagit avec violence, immédiatement : « Pensez-vous que Notre-Seigneur n’ait pas de quoi la vêtir ? »
Et tout cela avec une gaieté, une paix de l’âme qui nous ravit. Je ne sais quel saint disait que Dieu n’aimait pas les saints tristes, ou plutôt qu’il n’y avait pas de saints tristes. Jamais parole n’a été vraie plus que pour Jeanne. Nous la voyons, nous l’entendons rire de son grand rire clair. Qu’on l’écoute raconter comment à Troyes, où on la croyait plus ou moins sorcière, on lui envoya un prêtre pour l’exorciser. Et comme, en approchant avec crainte, il faisait le signe de la croix, et jetait de l’eau bénite, elle lui dit : « Approchez hardiment : je ne m’envolerai pas. »
À travers les pages de ce procès, dans un temps qui est un temps d’acceptation générale et de soumission, Jeanne nous propose, avec ce sourire, la magnifique vertu d’insolence. Une jeune insolence, une insolence de jeune sainte. Il n’est pas de vertu dont nous ayons plus besoin aujourd’hui. Elle est un bien précieux qu’il ne faut pas laisser perdre : le faux respect des fausses vénérations est le pire mal. Par un détour en apparence étrange, Jeanne nous apprend que l’insolence, à la base de toute reconstruction, est à la base même de la sainteté. À ce mépris des grandeurs illusoires, elle a risqué et perdu seulement sa vie : mais elle pensait qu’il est bon de risquer sa vie dans l’insolence lorsqu’on n’aime que les vraies grandeurs.
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On connaît de Jeanne les mots cornéliens, la subtilité héroïque. Mais il me semble que c’est déjà la raidir, la soumettre à un modèle admirable, où elle a apporté plus de souplesse.
« Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ?
– Si je n’y suis, Dieu m’y mette : et si j’y suis, Dieu m’y tienne. »
C’est ici que la mémoire commune arrête la réponse sublime. Et sans doute n’aurait-on pas fini d’épiloguer sur ce qu’elle recèle de profonde raison, d’habileté, en même temps que d’humilité et de noblesse véritablement inspirée. Mais pourquoi oublier la suite, pourquoi oublier les paroles modestes :
« Je serais la plus dolente du monde si je savais n’être pas en la grâce de Dieu. Et si j’étais en péché, je crois que la voix ne viendrait pas à moi. Et je voudrais que chacun l’entendît aussi bien comme moi. »
Voit-on comment le chant s’élève, après le cri de la guerrière ? Elle soupire, elle tend les mains, elle s’interroge, et sous cette douce plainte, murmurée, berçante, cette mélodie humaine, avec ses reprises et ses rejets – tant d’espoir, tant de confiance perce ! Grave et sage raison, qui ainsi s’achève en musique.
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Il est une page du Procès que Barrès aimait à citer et qui devait bien, en effet, l’arrêter. Je m’étonne qu’elle ne soit pas plus illustre. Sans doute, tous ceux qui ont été touchés par Jeanne la connaissent, et nous n’oublierons jamais la voix de Ludmilla Pitoëff lorsqu’elle la disait ; mais elle devrait être chantée partout, célèbre comme une des plus belles pages de notre langue. C’est un hymne véritablement né de la colline inspirée, avec son paganisme naïf, l’accord éternel de la chapelle et de la prairie, et tout cela caché sous une sorte de babillage merveilleux, de cris d’oiseau sous la feuille. Ainsi, grâce aux mots les plus joyeux de notre race, Mai dresse ce décor de feuillages au travers duquel on aperçoit le bûcher de Rouen. Au printemps de Lorraine, un autre printemps plus cruel répond, et de ces surimpressions tragiques naît la poésie, naît le trouble unique qui s’empare de nous. Écoutons la guerrière shakespearienne :
« Assez proche de Domrémy, il y a certain arbre qui s’appelle l’Arbre des Dames, et d’autres l’appellent l’Arbre des Fées. Auprès, il y a une fontaine. Et j’ai ouï dire que les gens malades de fièvre boivent de cette fontaine et vont quérir de son eau pour recouvrer la santé. Et cela, je l’ai vu moi-même ; mais ne sais s’ils en guérissent ou non. J’ai ouï dire que les malades, quand ils se peuvent lever, vont à l’arbre pour s’ébattre. C’est un grand arbre, appelé Fau, d’où vient le beau mai. Il appartenait, à ce qu’on dit, à Monseigneur Pierre de Bourlemont, chevalier. Parfois, j’allais m’ébattre avec les autres filles, et faisais à cet arbre chapeaux de fleurs pour l’image de Notre-Dame-de-Domrémy. Plusieurs fois, j’ai ouï dire à une femme, nommée Jeanne, femme du maire Aubery, de mon pays, laquelle était ma marraine, qu’elle avait vu les Dames Fées. Mais moi qui parle, ne sais si cela est vrai ou non. Je n’ai jamais vu fée à l’arbre, que je sache.
– En avez-vous vu ailleurs ?
– Je ne sais. J’ai vu mettre aux branches de l’arbre des chapeaux de fleurs par les jouvencelles, et moi-même en ai mis parfois avec les autres filles. Et parfois nous les emportions, et parfois nous les laissions. Depuis que je sus que je devais venir en France, je fis peu de jeux ou ébattements, et le moins que je pus. Et je ne sais point si, depuis que j’eus entendement, j’ai dansé près de l’arbre. Parfois je peux bien y avoir dansé avec les enfants ; mais j’y ai plus chanté que dansé. »
Pourquoi accuser d’hérésie celle qui porte des couronnes aux arbres magiques ? Nous sommes trop sûrs que Jeanne ne croyait point aux Dames Fées, mais elle ne jugeait point criminel d’aimer encore ces belles imaginations françaises. Elle ne dansait pas, mais elle chantait, et l’on imagine si bien quelles chansons ! Pour Hauviette, et Mengette, et Simon Musnier, et Jean Waterin, on la voit, à l’heure du goûter, par ces journées de fête, chantant la petite fille qui s’en allait, en passant par la Lorraine, avec ses sabots et un bouquet, trouver le dauphin, le fils du roi, et risquait si fort de « perdre sa peine ». Encore une chanson sur notre chemin, comme pour l’apparition des Saintes du Jardin ! Encore l’accompagnement des grâces naturelles. La voix du sol, les voix des fées se mêlent candidement aux voix des anges. Et c’est bien, sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à ce paganisme ingénu, un mariage de la terre et du ciel qui est parfaitement français. Oui, il devait plaire à Barrès qui retrouve en Jeanne, si curieusement, le sang de Velleda et celui des centurions romains. Elle devait lui plaire, cette sainte si naïve, qui aimait le vin excellent, les parures, les robes dorées, les belles armes, et se faisait réprimander pour tout cela par les pharisiens, cette sainte sans raideur qui aimait la beauté, ne croyait point aux fées, mais chantait des chansons pour les enfants qui y croyaient, tressait des couronnes à la Vierge dans les bois et riait aux anges dans ce décor de printemps auquel elle songerait, six ans plus tard, sur son bûcher.
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« Ceci est inscrit dans le livre de Poitiers. »
Personne n’a jamais retrouvé ce livre de Poitiers, auquel Jeanne renvoie constamment ses juges : des trois procès de Jeanne d’Arc, nous n’avons conservé que le procès de Condamnation et le procès de Réhabilitation ; il nous manque le procès de Sanctification, cette enquête que l’on fit à l’Université pour savoir si la jeune fille visitée par les anges était digne de sa mission. Là, devant des hommes qui, quelque prudents qu’ils fussent, croyaient en elle (ou, en tout cas, faisaient semblant), Jeanne a dû se livrer sans réticences, expliquer ses voix, sa formation.
On rêve d’un grenier de presbytère, entre Poitou et Île-de-France, peut-être en Touraine, peut-être en Anjou. On rêve de vacances, et de recherches dans ce grenier, et de la fenêtre ouverte sur l’été, et de l’odeur des mirabelles et des roses mûres. Une poussière dorée monterait des plinthes, descendrait en rayons par les lucarnes. Et, dans un tas d’archives et d’actes de possession, parmi les registres de baptême, les transmissions de terrain, les doubles expéditions notariées de ventes et de successions, on trouverait un paquet mal ficelé, dont il manquerait la première page. Il manque toujours la première page des manuscrits : c’est une malice innocente du destin ou des érudits. On lirait, et peu à peu, hors des formules du latin ecclésiastique, éclaterait ce français plein de suc, reconnaissable entre mille. Nous serions tout à coup entourés par les anges et par les saintes : les Dominations descendraient dans le grenier comme dans une cathédrale. Et peu à peu – ou plutôt tout d’un coup, sans vouloir nous l’avouer – nous serions sûrs qu’il s’agit de ces Enfances Jeanne, merveilleusement perdues, merveilleusement retrouvées, et Domrémy, et les plaines de Meuse, et les bois de Monseigneur Pierre de Bourlemont, et la leçon la plus secrète de Saint Michel Archange, tout cela apparaîtrait devant nous, au milieu même du grenier tourangeau ou angevin, pendant que la bonne du curé, le visage aussi cuit et aussi rayonnant que sa tarte aux prunes, nous hélerait d’en bas pour le dîner.
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Le mot qui revient peut-être le plus souvent dans le procès, c’est le mot de lumière :
« Quand vous avez vu la voix qui venait à vous, y avait-il de la lumière ?
– Il y avait beaucoup de lumière de toute part, et cela est convenable... Il y avait plus de trois cents chevaliers et cinquante torches, sans compter la lumière spirituelle. Et rarement j’ai eu révélations sans qu’il y ait lumière. »
Jusqu’à ce que cet amour de la lumière, ce blanc et parfait et lucide amour éclate dans la phrase terrible, la plus dure qu’aient jamais entendue les juges :
« Toute lumière ne vient pas que pour vous. »
*
* *
Non, Jeanne ne fut pas une simple enfant torturée. Rien n’a été étranger au plus lucide et plus étonnant génie de l’humanité.
ROBERT BRASILLACH.
N.-B. – On sait que, du procès de condamnation de Jeanne d’Arc, qui avait été interrogée en français, il nous reste la traduction latine faite par Thomas de Courcelles, et une minute en français, copie de la minute originale, qui comprend la dernière séance des interrogatoires publics, les interrogatoires secrets, et les réponses de Jeanne aux autres audiences. C’est-à-dire que les paroles elles-mêmes de Jeanne nous ont été conservées autant que cela se pouvait pour la plus grande partie du procès. Afin de rendre la lecture plus aisée, nous avons, comme on l’a déjà fait pour le théâtre, traduit ou repris à la première personne tout ce qui se trouvait à la troisième dans les textes authentiques. Nous avons supprimé toutes les délibérations des juges ainsi que les lettres au Roi ou à l’Université et le texte du jugement. Ce sont les paroles de Jeanne qui nous importent [1]. Nous nous sommes contentés de rajeunir l’orthographe et quelques mots, en conservant au texte sa saveur. Pour la première partie, afin de garder l’unité de la langue, nous nous sommes inspirés d’une traduction faite par ordre de Louis XII, fragmentaire et fautive par endroits, bien que plus exacte qu’on ne l’a dit, et pleine d’agrément. Enfin, pour l’abjuration et les derniers jours en particulier, nous avons reproduit tout ce que nous rapporte le Procès de Réhabilitation.
PREMIÈRE PARTIE
LES SÉANCES PUBLIQUES
I
Le mercredi 21 février 1431, l’évêque de Beauvais se rendit à la chapelle royale du château de Rouen. Il ouvrit la séance, assisté de quarante-trois assesseurs.
Lorsque l’accusée fut entrée, l’évêque exposa comment elle avait été prise sur le territoire du diocèse et comment de nombreux actes accomplis par elle blessaient la foi orthodoxe. Selon la règle, il commença à l’exhorter à dire la vérité.
JEANNE. – Je ne sais sur quoi vous me voulez interroger. Par aventure me pourriez-vous demander telles choses que je ne vous dirais point.
L’ÉVÊQUE. – Vous jurez de dire vérité sur ce qui vous sera demandé concernant la matière de foi et que vous saurez.
JEANNE. – De mon père, de ma mère et des choses que j’ai faites depuis que j’ai pris le chemin de France, volontiers je jurerai. Mais des révélations à moi faites de par Dieu, je ne les ai dites ni révélées à personne, fors au seul Charles, mon Roi. Et je ne les révélerais même si on devait me couper la tête. Car j’ai eu cet ordre par vision, j’entends par mon conseil secret, de ne rien révéler à personne. Et, avant huit jours, je saurai bien si je dois les révéler.
L’ÉVÊQUE. – Derechef, nous, évêque, vous admonestons et vous requérons de vouloir prêter serment de dire la vérité dans ce qui touche notre foi.
JEANNE, à genoux et les deux mains posées sur le missel. – Je jure de dire vérité sur les choses qui me seront demandées et que je saurai, concernant la matière de foi.
L’ÉVÊQUE. – Quels sont votre nom et votre surnom ?
JEANNE. – En mon pays, on m’appelait Jeannette et, après que je fus venue en France, on m’appela Jeanne. Du surnom, je ne sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Quel est votre lieu d’origine ?
JEANNE. – Je suis née au village de Domrémy, qui fait un avec le village de Greux. C’est au lieu dit Greux qu’est la principale église.
L’ÉVÊQUE. – Quels étaient les noms de vos père et mère ?
JEANNE. – Mon père s’appelait Jacques d’Arc. Ma mère Isabeau.
L’ÉVÊQUE. – Où fûtes-vous baptisée ?
JEANNE. – En l’église de Domrémy.
L’ÉVÊQUE. – Quels seront vos parrains et marraines ?
JEANNE. – Une de mes marraines s’appelait Agnès, l’autre Jeanne, l’autre Sibille. Un de mes parrains s’appelait Jean Lingué, l’autre Jean Barrey. J’eus plusieurs autres marraines, comme j’ai ouï dire à ma mère.
L’ÉVÊQUE. – Quel prêtre vous a baptisée ?
JEANNE. – Maître Jean Minet, à ce que je crois.
L’ÉVÊQUE. – Vit-il encore ?
JEANNE. – Oui, à ce que je crois.
L’ÉVÊQUE. – Quel âge avez-vous ?
JEANNE. – Comme il me semble, à peu près dix-neuf ans.
L’ÉVÊQUE. – Qui vous a appris votre croyance ?
JEANNE. – J’ai appris de ma mère Pater Noster, Ave Maria, Credo. Je n’ai pas appris d’autre personne ma croyance, sinon de ma mère.
L’ÉVÊQUE. – Dites Pater Noster.
JEANNE. – Entendez-moi en confession, et je vous le dirai volontiers.
L’ÉVÊQUE. – Volontiers nous vous baillerons un ou deux notables hommes de la langue de France, devant lesquels vous direz Pater Noster.
JEANNE. – Je ne leur dirai pas, s’ils ne m’entendent en confession.
L’ÉVÊQUE. – Cela entendu, nous, évêque, interdisons à Jeanne de sortir des prisons à elle assignées, dans le château de Rouen, sans notre congé, sous peine d’être convaincue du crime d’hérésie.
JEANNE. – Je n’accepte point cette défense. Si je m’échappais, nul ne me pourrait reprendre pour avoir faussé ou violé ma foi, puisque je n’ai baillé ma foi à personne. De plus, j’ai à me plaindre d’être détenue avec chaînes et entraves de fer.
L’ÉVÊQUE. – Ailleurs et par plusieurs fois, vous avez tenté de vous échapper des prisons. C’est à cette fin qu’on vous gardât plus sûrement et plus fidèlement que l’ordre a été donné de vous entraver de chaînes de fer.
JEANNE. – C’est vrai qu’ailleurs j’ai voulu, et je voudrais encore m’échapper, comme il est licite à quiconque est incarcéré ou prisonnier.
II
Le jeudi 22 février, dans la salle de parement.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons et admonestons, sous les peines du droit, de faire le serment que vous avez prêté hier, et de jurer, simplement et absolument, de dire vérité sur tout ce qui vous sera demandé en la matière pour laquelle vous êtes ici déférée et diffamée.
JEANNE. – J’ai fait serment hier, et il doit suffire.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons de jurer. Car nul, même prince, requis en matière de foi, ne peut refuser de prêter serment.
JEANNE. – Je l’ai fait hier, votre serment. Il vous doit bien suffire. Vous me chargez trop.
L’ÉVÊQUE. – Jurez de dire vérité sur ce qui touche la foi.
JEANNE. – Je jure de dire vérité sur ce qui touche la foi.
L’ÉVÊQUE. – Que maître Jean Beaupère, insigne professeur de sacrée théologie, interroge Jeanne.
JEAN BEAUPÊRE. – Tout d’abord, je vous exhorte à dire vérité sur ce qu’on demandera, comme vous l’avez juré.
JEANNE. – Vous me pourriez bien demander telle chose sur laquelle je répondrais vérité, et sur une autre je ne la répondrais pas. Si vous étiez bien informés de moi, vous devriez vouloir que je fusse hors de vos mains. Je n’ai rien fait fors par révélation.
JEAN BEAUPÈRE. – Quel était votre âge quand vous avez quitté la maison de votre père ?
JEANNE. – De mon âge je ne saurais déposer.
JEAN BEAUPÈRE. – Dans votre jeunesse avez-vous appris quelque métier ?
JEANNE. – Oui, à coudre panneaux de lin, et à filer, et je ne crains femme de Rouen pour filer et coudre.
JEAN BEAUPÈRE. – N’avez-vous pas quitté une fois la maison de votre père ?
JEANNE. – Par crainte des Bourguignons, j’ai quitté la maison de mon père, et suis allée dans la ville de Neufchâteau, en Lorraine, chez une certaine femme, surnommée la Rousse, où j’ai demeuré environ quinze jours.
JEAN BEAUPÈRE. – Que faisiez-vous quand vous étiez dans la maison de votre père ?
JEANNE. – Quand j’étais dans la maison de mon père, je vaquais aux besognes familières de la maison, et je n’allais pas aux champs avec les brebis et autres bêtes.
JEAN BEAUPÈRE. – Confessiez-vous vos péchés chaque année ?
JEANNE. – Oui, et à mon propre curé. Et quand le curé était empêché, je me confessais à un autre prêtre, avec le congé dudit curé. Quelquefois aussi, deux ou trois fois, à ce que je crois, je me suis confessée à des religieux mendiants. Et c’était dans ladite ville de Neufchâteau. Et je recevais le sacrement d’Eucharistie à la fête de Pâques.
UN ASSESSEUR. – Receviez-vous le sacrement d’Eucharistie aux fêtes autres que Pâques ?
JEANNE. – Passez outre.
JEAN BEAUPÈRE. – Quand avez-vous commencé à ouïr ce que vous nommez vos voix ?
JEANNE. – Quand j’eus l’âge de treize ans, j’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. Et la première fois, j’eus grand’peur. Et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père. Je n’avais pas jeûné la veille. J’ouïs la voix du côté droit vers l’église, et rarement je l’ouïs sans clarté. En vérité il y a clarté du côté où la voix est ouïe, il y a là communément une grande clarté. Quand je vins en France, souvent j’entendais cette voix.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment voyez-vous la clarté que vous dites quand cette clarté est sur le côté ?
JEANNE, sans répondre. – Si j’étais dans un bois, j’entendrais bien la voix venant à moi.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment était cette voix ?
JEANNE. – Il me semblait que c’était une digne voix, et je crois que cette voix était envoyée de par Dieu. Lorsque j’eus ouï par trois fois cette voix, je connus que c’était la voix d’un ange. Cette voix m’a toujours bien gardée, et je comprenais bien cette voix.
JEAN BEAUPÈRE. – Quel enseignement vous donnait cette voix pour le salut de votre âme ?
JEANNE. – Elle m’enseigna à me bien conduire, à fréquenter l’église. Elle me dit qu’il était nécessaire que je vinsse en France.
UN ASSESSEUR. – Sous quelle forme cette voix vous est-elle apparue ?
JEANNE. – Vous n’aurez pas cela de moi, cette fois. Cette voix me disait, deux ou trois fois la semaine, qu’il fallait que je partisse et que je vinsse en France, et que mon père ne sût rien de mon départ. La voix me disait de venir en France, et je ne pouvais plus durer où j’étais. Cette voix me disait encore que je lèverais le siège mis devant la cité d’Orléans. Elle me dit en outre d’aller à Robert de Baudricourt, dans la ville de Vaucouleurs, et qu’il me baillerait des gens pour aller avec moi. Et alors je répondis que j’étais une pauvre fille qui ne savait monter à cheval ni mener la guerre. J’allai chez un mien oncle, et lui dis que je voulais demeurer quelque menu temps chez lui. Et j’y demeurai environ huit jours. Et je dis alors à mon oncle qu’il fallait que j’allasse en ladite ville de Vaucouleurs. Et mon oncle lui-même m’y mena. Quand je fus venue en ladite ville de Vaucouleurs, je reconnus Robert de Baudricourt encore que je ne l’eusse jamais vu auparavant. Je reconnus par cette voix ledit Robert, car la voix m’avait dit que c’était lui. Et je dis à Robert qu’il fallait que je vinsse en France. Robert par deux fois me repoussa et me refusa, et la tierce, il me reçut et me bailla des hommes. La voix m’avait dit ce qui arriverait.
JEAN BEAUPÈRE. – Que dites-vous au duc de Lorraine ?
JEANNE. – Le duc de Lorraine manda qu’on me menât à lui. J’y allai, et je lui dis que je voulais aller en France. Il m’interrogea sur la recouvrance de sa santé. Mais moi, je lui dis que, de cela, je ne savais rien. Je parlai peu au duc de mon voyage. Toutefois, je dis au duc de me bailler son fils et des gens, pour me conduire en France, et que je prierais Dieu pour sa santé. J’étais allée sous sauf-conduit vers le duc, d’où je revins à la ville de Vaucouleurs.
JEAN BEAUPÈRE. – En quel habit étiez-vous, quand vous êtes partie de Vaucouleurs ? Où êtes-vous allée ?
JEANNE. – À mon départ de ladite ville de Vaucouleurs, étant en habit d’homme, portant une épée que m’avait baillée ledit Robert de Baudricourt, sans autres armes, accompagnée d’un chevalier, d’un écuyer, et de quatre serviteurs, je gagnai la ville de Saint-Urbain et passai la nuit en l’abbaye. En ce voyage, je passai par la ville d’Auxerre, et j’ouïs messe en la grande église. Alors j’avais fréquemment mes voix, avec celle dont j’ai déjà fait mention.
JEAN BEAUPÈRE. – Par le conseil de qui avez-vous pris habit d’homme ?
JEANNE. – Passez outre.
UN ASSESSEUR. – Nous vous requérons de nous dire par le conseil de qui vous avez pris habit d’homme.
JEANNE. – Passez outre.
JEAN BEAUPÈRE. – Qui vous l’a conseillé ?
JEANNE. – De cela je ne charge homme quelconque.
JEAN BEAUPÈRE. – Que vous dit Robert de Baudricourt lors de votre départ ?
JEANNE. – Le dit Robert de Baudricourt fit juger à ceux qui me conduisaient de me conduire bien et sûrement. Et Robert me dit, à moi, au moment que je le quittai : « Va, va, et advienne ce qu’il pourra advenir ! »
JEAN BEAUPÈRE. – Que savez-vous du duc d’Orléans ?
JEANNE. – Je sais bien que Dieu chérit le duc d’Orléans. Et j’ai eu sur lui plus de révélations que sur homme vivant, excepté sur mon roi.
JEAN BEAUPÈRE. – Pourquoi avez-vous quitté l’habit de femme ?
JEANNE. – Il fallait bien que je changeasse mon habit pour habit d’homme. Je crois que mon conseil m’a bien dit.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment êtes-vous arrivée près de celui que vous nommez votre roi ?
JEANNE. – J’allai jusqu’à mon Roi sans empêchement. Comme j’étais arrivée à Sainte-Catherine de Fierbois, alors j’envoyai d’abord à mon Roi. Puis j’allai à la ville de Château-Chinon où était mon Roi. J’y arrivai environ l’heure de midi, et me logeai en une hôtellerie. Après dîner, j’allai vers mon Roi qui était dans le château. Quand j’entrai dans la chambre du Roi, je le reconnus entre les autres par le conseil de ma voix qui me le révéla. Je lui dis que je voulais aller faire la guerre contre les Anglais.
JEAN BEAUPÈRE. – Cette fois où la voix vous montra votre Roi, y avait-il en cet endroit quelque lumière ?
JEANNE. – Passez outre.
JEAN BEAUPÈRE. – Vîtes-vous quelque ange au-dessus de votre Roi ?
JEANNE. – Pardonnez-moi. Passez outre.
JEAN BEAUPÈRE. – Notre Roi eut-il des révélations ?
JEANNE. – Avant que mon Roi me mît à l’œuvre, il eut plusieurs apparitions et belles révélations.
JEAN BEAUPÈRE. – Quelles apparitions et révélations eut votre Roi ?
JEANNE. – Je ne vous le dirai point. Vous n’aurez pas encore réponse. Mais envoyez vers le Roi, et il vous le dira.
JEAN BEAUPÈRE. – Pourquoi votre Roi vous a-t-il revue ?
JEANNE. – La voix m’avait promis que mon Roi me recevrait assez tôt après que je serais venue vers lui. Ceux de mon parti connurent bien que la voix m’était envoyée de par Dieu, et virent et connurent cette voix, je le sais bien. Mon Roi et plusieurs autres ouïrent et virent les voix qui venaient à moi. Il y avait présents Charles de Bourbon, et deux ou trois autres.
JEAN BEAUPÈRE. – Entendez-vous souvent cette voix ?
JEANNE. – Il n’est jour que je ne l’entende, et même j’en ai bien besoin.
JEAN BEAUPÈRE. – Que lui avez-vous demandé ?
JEANNE. – Oncques n’ai requis à cette voix autre récompense finale, fors le salut de mon âme.
JEAN BEAUPÈRE. – Qu’avez-vous fait devant Paris ?
JEANNE. – La voix me dit de demeurer en la ville de Saint-Denis en France. Et je voulais y demeurer. Mais, contre ma volonté, les seigneurs m’emmenèrent. Si toutefois je n’eusse été blessée, je n’en fusse point partie. Mais je fus blessée dedans les fossés de Paris, comme j’y étais arrivée de ladite ville de Saint-Denis. Mais en cinq jours je me trouvai guérie. Et je fis faire une escarmouche devant Paris.
JEAN BEAUPÈRE. – Était-ce jour de fête ?
JEANNE. – Je crois bien que c’était jour de fête.
JEAN BEAUPÈRE. – Cela était-il bien de faire assaut un jour de fête ?
JEANNE. – Passez outre.
III
Le samedi 24 février, dans la même salle.
L’ÉVÊQUE. – Tout d’abord nous vous requérons de jurer, simplement et absolument, de dire vérité sur ce qu’on vous demandera, et de prêter serment sans aucune condition.
JEANNE. – Donnez-moi congé de parler.
L’ÉVÊQUE. – Parlez.
JEANNE. – Par ma foi, vous me pourriez demander telles choses que je ne vous dirais pas. Peut-être que de beaucoup de choses que vous me pourriez demander, je ne vous dirai pas le vrai, spécialement sur ce qui touche mes révélations. Car, par aventure, vous me pourriez contraindre à dire telle chose que j’ai juré de ne pas dire, et ainsi je serais parjure, ce que vous ne devriez pas vouloir.
L’ÉVÊQUE. – Vous devez dire vérité à votre juge.
JEANNE. – Moi, je vous le dis, avisez-vous bien de ce que vous dites être mon juge, car vous assumez une grande charge, et vous me chargez trop.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons de prêter le serment.
JEANNE. – Il me semble que c’est assez d’avoir juré deux fois en justice.
L’ÉVÊQUE. – Voulez-vous jurer, simplement et absolument ?
JEANNE. – Vous vous en pouvez bien passer : j’ai assez juré de deux fois. Tout le clergé de Rouen ou de Paris ne saurait me condamner sans droit.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons de jurer de dire la vérité.
JEANNE. – De ma venue en France, je dirai volontiers vérité. Mais je ne dirai pas tout. Et huit jours ne suffiraient pas à dire tout.
L’ÉVÊQUE. – Prenez avis des assesseurs pour savoir si vous devez jurer ou non.
JEANNE. – De ma venue, je dirai volontiers vérité, et non autrement. Il ne faut plus m’en parler.
L’ÉVÊQUE. – Vous vous rendez suspecte en ne voulant jurer de dire vérité.
JEANNE. – Il ne faut plus m’en parler.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons de jurer, précisément et absolument.
JEANNE. – Je dirai volontiers ce que je sais, mais encore pas tout. Je suis venue de par Dieu, et n’ai que faire ici, et demande qu’on me renvoie à Dieu de qui je suis venue.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons et admonestons de jurer sous peine d’être convaincue de ce dont vous accuse.
JEANNE. – Passez outre.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons une dernière fois de jurer, et vous admonestons de dire vérité sur ce qui touche le procès. Vous vous exposez à grand danger par un tel refus.
JEANNE. – Je suis prête à jurer de dire vérité sur ce que je saurai touchant le procès. Je le jure.
L’ÉVÊQUE. – Que l’illustre docteur maître Jean Beaupère interroge Jeanne.
JEAN BEAUPÈRE. – À quelle heure avez-vous bu et mangé pour la dernière fois ?
JEANNE. – Depuis hier après-midi je n’ai mangé ni bu.
JEAN BEAUPÈRE. – Depuis quelle heure avez-vous entendu la voix qui vient à vous ?
JEANNE. – Je l’ai ouïe hier et aujourd’hui.
JEAN BEAUPÈRE. – À quelle heure, hier, avez-vous ouï cette voix ?
JEANNE. – Je l’aie ouïe trois fois, ce jour-là : une fois au matin, une fois à vêpres, et la troisième fois comme on sonnait pour l’Ave Maria du soir. Et je l’ouïs plus souvent que je ne le dis.
JEAN BEAUPÈRE. – Hier au matin, que faisiez-vous, quand cette voix est venue à vous ?
JEANNE. – Je dormais, et la voix m’a réveillée.
JEAN BEAUPÈRE. – Vous a-t-elle éveillée en vous touchant les bras ?
JEANNE. – J’ai été éveillée par la voix, sans toucher.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix était-elle dans votre chambre ?
JEANNE. – Non, que je sache, mais elle était dans le château.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous remercié cette voix ! et avez-vous fléchi les genoux ?
JEANNE. – Je l’ai remerciée, mais en m’asseyant en mon lit, et j’ai joint les mains. Et ce fut après l’avoir requise de prêter conseil. Sur quoi elle me dit de répondre hardiment.
JEAN BEAUPÈRE. – Que vous dit la voix quand vous fûtes éveillée ?
JEANNE. – Je lui demandai conseil sur ce que je devais répondre, lui disant de demander conseil sur cela à Notre-Seigneur. Et la voix me dit que je réponde hardiment et que Dieu me conforterait.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix vous a-t-elle dit quelques paroles avant d’être requise par vous ?
JEANNE. – La voix me dit quelques paroles, mais je ne les compris toutes. Toutefois, quand je fus éveillée du sommeil, la voix me dit de répondre hardiment. (À l’évêque.) Vous dites que vous êtes mon juge. Avisez-vous de ce que vous faites, car, en vérité, je suis envoyée de par Dieu, et vous vous mettez en grand danger.
JEAN BEAUPÈRE. – Cette voix a-t-elle quelquefois varié ses conseils ?
JEANNE. – Oncques ne l’ai trouvée en deux langages contraires. Cette nuit, je l’ai entendue me dire de répondre hardiment.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix vous a-t-elle ordonné de ne pas dire tout ce qui vous serait demandé ?
JEANNE. – Je ne vous répondrai pas là-dessus. Et j’ai révélations touchant le Roi que je ne vous dirai point.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix vous a-t-elle défendu de dire révélations ?
JEANNE. – De cela, je n’ai pas été conseillée. Donnez-moi délai de quinze jours, et je vous répondrai sur cela. Si la voix me l’a défendu, qui voulez-vous y redire ?
JEAN BEAUPÈRE. – Cela vous a-t-il été défendu par la voix ?
JEANNE. – Croyez que ce ne sont pas les hommes qui me l’ont défendu. Aujourd’hui je ne répondrai pas, et je ne sais si je dois répondre ou non jusqu’à ce que cela m’ait été révélé.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix vient-elle de Dieu ?
JEANNE. – Je crois fermement, aussi fermement que je crois en la foi chrétienne et que Dieu nous racheta des peines d’enfer, que cette voix vient de Dieu et par son ordre.
JEAN BEAUPÈRE. – Cette voix, que vous dites vous apparaître, est-elle un ange, ou vient-elle de Dieu immédiatement ? ou est-ce la voix d’un saint ou d’une sainte ?
JEANNE. – Cette voix vient de par Dieu. Et je crois que je ne vous dis pas pleinement ce que je sais. J’ai une plus grande peur de faillir, en disant chose qui déplaise à ces voix, que je n’en ai de vous répondre. Et quant à cette question, je vous prie de me donner un délai.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous qu’il déplaise à Dieu qu’on dise vérité ?
JEANNE. – Les voix m’ont dit de dire certaines choses au Roi et non à vous. Cette nuit même, la voix m’a dit moult de choses pour le bien de mon Roi, que je voudrais qu’il sût dès maintenant, dussé-je ne pas boire de vin jusqu’à Pâques. Car il en serait plus aise à dîner.
JEAN BEAUPÈRE. – Ne pouvez-vous tant faire auprès de cette voix qu’elle veuille obéir et porter cette nouvelle à votre Roi ?
JEANNE. – Je ne sais si la voix voudrait obéir, fors si c’était la volonté de Dieu et si Dieu y consentait. Mais s’il plaisait à Dieu, il pourrait bien faire révéler à mon Roi. Et de cela, je serais bien contente.
JEAN BEAUPÈRE. – Pourquoi cette voix ne parle-t-elle pas avec votre Roi comme elle faisait quand vous étiez en sa présence ?
JEANNE. – Je ne sais si c’est la volonté de Dieu. N’était la grâce de Dieu, je ne saurais rien faire.
JEAN BEAUPÈRE. – Votre conseil vous a-t-il révélé si vous échapperiez des prisons ?
JEANNE. – Cela, ai-je à vous le dire ?
JEAN BEAUPÈRE. – Cette nuit, la voix vous a-t-elle donné conseil et avis sur ce que vous deviez répondre ?
JEANNE. – Si elle me l’a révélé, je n’ai pas bien compris.
JEAN BEAUPÈRE. – En ces deux derniers jours où vous avez entendu les voix, est-il venu quelque clarté ?
JEANNE. – Au nom de la voix vient la clarté.
JEAN BEAUPÈRE. – Avec les voix, voyez-vous quelque chose autre ?
JEANNE. – Je ne vous dis pas tout, car je n’en ai congé, et aussi mon serment ne touche pas à cela. La voix est bonne, et digne, et de cela je ne suis pas tenue de vous répondre. Au surplus, donnez-moi par écrit les points sur lesquels je ne réponds pas maintenant.
JEAN BEAUPÈRE. – Cette voix à laquelle vous demandez conseil, a-t-elle la vue et les yeux ?
JEANNE. – Vous n’aurez pas encore cela. Le dict des petits enfants est qu’on pend bien aucunes fois les gens pour dire la vérité.
JEAN BEAUPÈRE. – Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ?
JEANNE. – Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; et si j’y suis, Dieu m’y tienne. Je serais la plus dolente du monde si je savais n’être pas en la grâce de Dieu. Et, si j’étais en péché, je crois que la voix ne viendrait pas à moi. Et je voudrais que chacun l’entendît aussi bien comme moi.
JEAN BEAUPÈRE. – Quel âge aviez-vous quand vous l’entendîtes pour la première fois ?
JEANNE. – Je tiens que j’étais en l’âge de treize ans quand la voix me vint la première fois.
JEAN BEAUPÈRE. – En votre jeunesse, alliez-vous vous ébattre avec les autres jouvencelles aux champs ?
JEANNE. – J’y ai bien été quelques fois, mais ne sais en quel âge.
JEAN BEAUPÈRE. – Ceux de Domrémy tenaient-ils le parti des Bourguignons ou le parti adverse ?
JEANNE. – Je ne connaissais qu’un Bourguignon, et j’eusse bien voulut qu’il eût la tête coupée, voire s’il eût plu à Dieu !
JEAN BEAUPÈRE. – Au village de Maxey, étaient-ils Bourguignons ou adversaires des Bourguignons ?
JEANNE. – Ils étaient Bourguignons.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix vous a-t-elle dit en votre jeunesse de haïr les Bourguignons ?
JEANNE. – Depuis que je compris que les voix étaient pour le Roi de France, je n’ai point aimé les Bourguignons. Les Bourguignons auront la guerre s’ils ne font ce qu’ils doivent. Et je le sais par la voix.
JEAN BÈAUPÈRE. – En votre jeune âge, avez-vous eu révélation par la voix que les Anglais devaient venir en France ?
JEANNE. – Jà les Anglais étaient en France, quand les voix commencèrent à me venir.
JEAN BEAUPÈRE. – Oncques fûtes-vous avec les petits enfants qui se combattaient pour le parti que vous tenez ?
JEANNE. – Non, je n’en ai mémoire. Mais j’ai bien vu qu’aucuns de ceux de la ville de Domrémy s’étaient combattus contre ceux de Maxey, et en revenaient quelques fois bien blessés et saignants.
JEAN BEAUPÈRE. – En votre jeune âge, aviez-vous grande intention de persécuter les Bourguignons
JEANNE. – J’avais grande volonté et grand désir que le Roi eût son royaume.
JEAN BEAUPÈRE. – Eussiez-vous bien voulu être homme quand vous sûtes que vous deviez venir en France ?
JEANNE. – Ailleurs j’ai répondu à cela.
JEAN BEAUPÈRE. – Meniez-vous point les bêtes aux champs ?
JEANNE. – Ailleurs j’ai répondu à cela. Depuis que j’ai été grande et que j’ai eu entendement, je n’avais pas coutume de garder les bêtes, mais j’aidais bien à les conduire aux prés, en un château nommé l’Île, par crainte des gens d’armes. Mais je n’ai pas mémoire si, dans mon jeune âge, je les gardais ou non.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous gardé mémoire de certain arbre existant près de votre village ?
JEANNE. – Assez proche de Domrémy, il y a certain arbre qui s’appelle l’Arbre des Dames, et d’autres l’appellent l’Arbre dos Fées. Auprès il y a une fontaine. Et j’ai ouï dire que les gens malades de fièvre boivent de cette fontaine ; et vont quérir de son eau pour recouvrer la santé. Et cela, je l’ai vu moi-même : mais ne sais s’ils en guérissent ou non. J’ai ouï dire que les malades, quand ils se peuvent lever, vont à l’arbre pour s’ébattre. C’est un grand arbre, appelé Fau, d’où vient le beau mai. Il appartenait, à ce qu’on dit, à monseigneur Pierre de Bourlemont, chevalier. Parfois j’allais m’ébattre avec les autres filles, et faisais à cet arbre chapeaux de fleurs pour l’image de Notre Dame de Domrémy. Plusieurs fois j’ai ouï dire des anciens, non pas de mon lignage, que les Dames Fées y conversaient. Et j’ai ouï dire à une femme, nommée Jeanne, femme du maire Aubery, de mon pays, laquelle était ma marraine, qu’elle avait vu les Dames Fées. Mais moi qui parle, ne sais si cela est vrai ou non. Je n’ai jamais vu fée à l’arbre, que je sache.
JEAN BEAUPÈRE. – En avez-vous vu ailleurs ?
JEANNE. – Je ne sais. J’ai vu mettre aux branches de l’arbre des chapeaux de fleurs par les jouvencelles, et moi-même en ai mis quelquefois avec les autres filles. Et parfois nous les emportions, et parfois nous les laissions. Depuis que je sus que je devais venir en France, je fis peu de jeux ou ébattements et le moins que je pus. Et je ne sais point si, depuis que j’eus entendement, j’ai dansé près de l’arbre. Parfois j’y peux bien avoir dansé avec les enfants ; mais j’y ai plus chanté que dansé.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous souvenir d’un bois qu’on nomme le Bois-Chesnu ?
JEANNE. – Il y a un bois que l’on appelle le Bois-Chesnu, qu’on voit de l’huis de mon père, et il n’y a pas la distance d’une demi-lieue. Je ne sais, et je n’ai oncques ouï dire, si les Dames Fées y conversaient. Mais j’ai ouï dire à mon frère qu’on disait au pays que j’avais pris mon fait à l’Arbre de mesdames les Fées. Mais ce n’était point, et je lui ai dit le contraire. Quand je vins devant mon Roi, aucuns demandaient si, en mon pays, il n’y avait point de bois qu’on appelât le Bois-Chesnu. Car il y avait prophéties qui disaient que de devers le Bois-Chesnu devait venir une Pucelle qui ferait merveilles. Mais en cela je n’ai point ajouté foi.
JEAN BEAUPÈRE. – Voulez-vous avoir habit de femme ?
JEANNE. – Baillez-m’en un, je le prendrai et m’en irai. Autrement, je ne le prendrai pas, et suis contente de celui-ci, puisqu’il plaît à Dieu que je le porte.
L’ÉVÊQUE. – Cela dit, nous faisons arrêter tout interrogatoire pour ce jour.
IV
Le mardi 27 février, dans la même salle.
L’ÉVÊQUE. – Nous requérons Jeanne de prêter serment de dire vérité sur ce qui touche le procès.
JEANNE. – Volontiers je jurerais de dire vérité sur ce qui touche le procès, mais non pas sur tout ce que je sais.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous requérons de jurer de répondre vérité sur tout ce qui vous sera demandé.
JEANNE. – Volontiers je jurerais de dire vérité sur ce qui touche le procès, mais non pas sur tout ce que je sais. Vous devez être contents : j’ai assez juré.
L’ÉVÊQUE. – Que maître Jean Beaupère interroge Jeanne.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment vous êtes-vous portée depuis samedi dernier ?
JEANNE. – Vous voyez bien comme je me suis portée. Je me suis portée le mieux que j’ai pu.
JEAN BEAUPÈRE. – Jeûniez-vous tous les jours de ce carême ?
JEANNE. – Cela est-il de votre procès ?
JEAN BEAUPÈRE. – Oui, cela sert au procès.
JEANNE. – Oui, vraiment, j’ai toujours jeûné durant ce carême.
JEAN BEAUPÈRE. – Depuis samedi, avez-vous ouï la voix qui vient à vous ?
JEANNE. – Oui, vraiment, je l’ai ouïe beaucoup de fois.
JEAN BEAUPÈRE. – Ce samedi, l’avez-vous ouïe en cette salle où on vous interrogeait ?
JEANNE. – Ce n’est point de votre procès.
JEAN BEAUPÈRE. – Cela sert au procès.
JEANNE. – Oui, vraiment, je l’ai ouïe.
JEAN BEAUPÈRE. – Que vous a dit la voix samedi ?
JEANNE. – Je ne la comprenais pas bien, et ne comprenais chose que je vous puisse répéter jusqu’au retour en ma chambre.
JEAN BEAUPÈRE. – Que vous a dit la voix quand vous fûtes retournée en votre chambre ?
JEANNE. – Elle m’a dit que je vous répondisse hardiment. Je lui ai demandé conseil sur les questions que vous me poseriez. Ce que j’aurai congé de Notre-Seigneur de révéler, je le dirai volontiers. Mais de ce qui touche les révélations touchant le roi de France, je ne le dirai pas sans congé de ma voix.
JEAN BEAUPÈRE. – La voix vous a-t-elle défendu de dire tout ?
JEANNE. – Je ne l’ai pas bien comprise.
JEAN BEAUPÈRE. – Que vous a dit la voix en dernier lieu ?
JEANNE. – Je lui ai demandé conseil sur aucunes choses qu’on m’avait demandées.
JEAN BEAUPÈRE. – Vous a-t-elle donné conseil sur ces choses ?
JEANNE. – Sur aucuns points, j’ai eu conseil ; et sur aucuns on pourra me demander réponse, sur quoi je ne répondrai pas sans congé. Et si je répondais sans congé par aventure, je n’aurais pas les voix « en garant ». Quand j’aurai congé de Notre-Seigneur, je ne craindrai pas de parler, car j’aurai un bon garant.
JEAN BEAUPÈRE. – Était-ce voix d’ange qui vous parlait, voix de saint, de sainte, ou de Dieu sans intermédiaire ?
JEANNE. – C’est la voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et leurs figures sont couronnées de belles couronnes moult richement et moult précieusement. Et sur cela j’ai congé de Notre-Seigneur. Si sur cela vous avez un doute, envoyez à Poitiers où autrefois j’ai été interrogée.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment savez-vous que ce sont ces deux Saintes ? Les connaissez-vous l’une d’avec l’autre ?
JEANNE. – Je sais bien que ce sont elles, et je les connais bien l’une de l’autre.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment les connaissez-vous l’une de l’autre ?
JEANNE. – Je les connais par le salut qu’elles me font. Il y a sept ans passés qu’elles m’ont prise pour me gouverner. Je les connais parce qu’elles se nomment à moi.
JEAN BEAUPÈRE. – Les deux Saintes sont-elles vêtues d’un même drap ?
JEANNE. – Je ne vous en dirai maintenant autre chose. Je n’ai pas congé de vous le révéler. Et si vous ne me croyez, allez à Poitiers ! D’ailleurs il y a des révélations qui vont au roi de France et non pas à ceux qui m’interrogent.
JEAN BEAUPÈRE. – Les Saintes sont-elles du même âge ?
JEANNE. – Je n’ai pas congé de vous le dire.
JEAN BEAUPÈRE. – Parlent-elles ensemble ou l’une après l’autre ?
JEANNE. – Je n’ai pas congé de vous le dire, et toutefois j’ai tous les jours conseil de toutes deux.
JEAN BEAUPÈRE. – Laquelle des deux apparut la première ?
JEANNE. – Je ne les ai pas connues si tôt. Je l’ai bien su aucunes fois, mais je l’ai oublié. Si j’en ai congé, je vous le dirai volontiers. Cela est mis en un registre à Poitiers. J’ai eu aussi confort de saint Michel.
JEAN BEAUPÈRE. – Laquelle desdites apparitions vous vint la première ?
JEANNE. – Ce fut saint Michel.
JEAN BEAUPÈRE. – Y a-t-il beaucoup de temps passé depuis que vous eûtes pour la première fois la voix de saint Michel ?
JEANNE. – Je ne vous nomme point la voix de saint Michel, mais vous parle du grand confort.
JEAN BEAUPÈRE. – Quelle fut la première voix qui vint à vous, quand vous étiez en l’âge de treize ans ou environ ?
JEANNE. – Ce fut saint Michel que je vis devant mes yeux, et il n’était pas seul, mais était bien accompagné d’anges du ciel. Je ne vins en France que du commandement de Dieu.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous vu saint Michel et les anges corporellement et réellement ?
JEANNE. – Je les vis de mes yeux corporels, aussi bien que je vous vois. Et quand ils se partaient de moi, je pleurais ; et j’eusse bien voulu qu’ils m’emportassent avec eux.
JEAN BEAUPÈRE. – En quelle figure était saint Michel ?
JEANNE. – Il n’y a pas encore de réponse pour vous là-dessus, et je n’ai point encore congé de le dire.
JEAN BEAUPÈRE. – La première fois, que vous dit saint Michel ?
JEANNE. – Vous n’en aurez encore aujourd’hui réponse. Mes voix m’ont dit de vous répondre hardiment. J’ai bien dit à mon Roi une fois tout ce qui m’avait été révélé, car cela le concernait. Mais je n’ai point congé de vous révéler encore ce que saint Michel m’a dit. Je voudrais bien que vous qui m’interrogez vous eussiez copie de ce livre qui est à Poitiers, pourvu qu’il plaise à Dieu.
JEAN BEAUPÈRE. – Les voix vous ont-elles dit de ne point dire vos révélations sans leur congé ?
JEANNE. – Encore ne vous en réponds point ; et sur ce dont j’aurai congé, je répondrai volontiers. Si les voix me l’ont interdit, je ne l’ai pas bien compris.
JEAN BEAUPÈRE. – Quel signe donnez-vous que vous ayez cette révélation de par Dieu, et que ce soient saintes Catherine et Marguerite qui vous parlent ?
JEANNE. – Je vous l’ai assez dit que ce sont saintes Catherine et Marguerite ; et croyez-moi si vous voulez !
JEAN BEAUPÈRE. – Vous est-il défendu de le dire ?
JEANNE. – Je n’ai pas encore bien compris si cela m’est défendu ou non.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment savez-vous faire la distinction que sur aucuns points vous répondrez et sur aucuns autres non ?
JEANNE. – Sur aucuns points j’ai demandé congé de répondre, et sur aucuns je l’ai. J’aimerais mieux être tirée à quatre chevaux qu’être venue en France sans congé de Dieu.
JEAN BEAUPÈRE. – Dieu vous a-t-il prescrit de prendre habit d’homme ?
JEANNE. – L’habit, c’est peu, la moindre chose. Mais n’ai pris cet habit d’homme par le conseil d’homme au monde. Je n’ai pris cet habit et n’ai rien fait, fors par commandement de Dieu et de ses anges.
JEAN BEAUPÈRE. – Vous semble-t-il que ce commandement fait à vous de prendre habit d’homme soit licite ?
JEANNE. – Tout ce que j’ai fait, est par le commandement du Seigneur. Et s’il me prescrivait d’en prendre un autre, je le prendrais, puisque ce serait par le commandement de Dieu.
JEAN BEAUPÈRE. – L’avez-vous fait par ordre de Robert de Baudricourt ?
JEANNE. – Non.
JEAN BEAUPÈRE. – Croyez-vous avoir bien fait en prenant habit d’homme ?
JEANNE. – Tout ce que j’ai fait par commandement du Seigneur, je crois l’avoir bien fait, et j’en attends bon garant et bon secours.
JEAN BEAUPÈRE. – Mais dans ce cas particulier, en prenant habit d’homme, croyez-vous avoir bien fait ?
JEANNE. – Rien au monde de ce que j’ai fait dans mes actions ne l’a été fors par commandement de Dieu.
JEAN BEAUPÈRE. – Quand vous avez vu la voix qui venait à vous, y avait-il de la lumière ?
JEANNE. – Il y avait moult de lumière de toute part, et cela est convenable. Toute lumière ne vient pas que pour vous.
JEAN BEAUPÈRE. – Y avait-il un ange sur la tête de votre Roi quand vous le vîtes pour la première fois ?
JEANNE. – Par la bienheureuse Marie ! s’il y était, je ne sais, et je ne l’ai point vu.
JEAN BEAUPÈRE. – Il y avait donc de la lumière ?
JEANNE. – Il y avait plus de trois cents chevaliers, et cinquante torches, sans compter la lumière spirituelle. Et rarement j’ai eu révélations sans qu’il y ait lumière.
JEAN BEAUPÈRE. – De quelle façon votre Roi a-t-il ajouté foi à vos dires ?
JEANNE. – Il avait de bons intersignes, et par les clercs.
JEAN BEAUPÈRE. – Quelles révélations eut votre Roi ?
JEANNE. – Vous ne les aurez pas encore de moi de cette année. Pendant trois semaines, je fus interrogée par les clercs, à Chinon et à Poitiers. Mon Roi eut un signe de mes faits, avant de vouloir croire en moi. Et les clercs de mon parti furent de cette opinion qu’il n’y avait rien que de bien en mon fait.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous été à Sainte-Catherine-de-Fierbois ?
JEANNE. – Oui. Et là j’ouïs trois messes en un jour. Ensuite j’allai à la ville de Chinon. J’envoyai une lettre à mon Roi disant que j’envoyais pour savoir si j’entrerais dans la ville où était le dit Roi ; que j’avais bien fait cent cinquante lieues peur venir vers lui, à son secours, et que je savais moult de choses bonnes pour lui. Et il me semble qu’en cette lettre il y avait contenu que je reconnaîtrais bien mon Roi entre tous les autres.
JEAN BEAUPÈRE. – Aviez-vous une épée ?
JEANNE. – J’avais une épée que j’avais prise à Vaucouleurs.
JEAN BEAUPÈRE. – N’aviez-vous pas une autre épée ?
JEANNE. – Étant à Tours ou à Chinon, j’envoyai chercher une épée étant dans l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, derrière l’autel. Et aussitôt après elle fut trouvée, toute rouillée.
JEAN BEAUPÈRE. – Comment saviez-vous que cette épée était là ?
JEANNE. – Cette épée était dans la terre, rouillée, et il y avait dessus cinq croix. Je sus qu’elle était là par mes voix, et oncques n’avais vu l’homme qui alla quérir ladite épée. J’écrivis aux gens d’église de ce lieu qu’il leur plaise me donner cette épée. Et ils me l’envoyèrent. Elle n’était que peu en terre derrière l’autel, comme il me semble. Toutefois, ne sais au juste si elle était devant l’autel, ou derrière. Mais je crois que j’ai écrit alors que ladite épée était derrière l’autel. Sitôt que l’épée fut découverte, les gens d’église du lieu la frottèrent, et aussitôt tomba la rouille sans effort. Ce fut un marchand d’armes de Tours qui alla la quérir. Les géras d’église du lieu me donnèrent un fourreau, et ceux de Tours aussi, avec eux, firent faire deux fourreaux, un de velours vermeil et l’autre de drap d’or. Quant à moi, j’en ai fait faire un autre de cuir bien fort. Lorsque je fus prise, je n’avais pas cette épée. Toutefois, je l’ai continuellement portée, depuis que je l’eus, jusqu’à mon départ de Saint-Denis, après l’assaut de Paris.
JEAN BEAUPÈRE. – Quelle bénédiction fîtes-vous, ou fîtes-vous faire sur cette épée ?
JEANNE. – Jamais n’y fis ni fis faire bénédiction quelconque, ni ne l’aurais su faire. J’aimais bien cette épée, car on l’avait trouvée dans l’église de la bienheureuse Catherine, que j’aimais bien.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous été en la ville de Coulanges-la-Vineuse ?
JEANNE. – Je ne sais.
JEAN BEAUPÈRE. – Avez-vous posé aucunes fois votre épée sur l’autel, pour que, la posant ainsi, elle fût mieux fortunée ?
JEANNE.– Non, que je sache.
JEAN BEAUPÈRE. – Oncques n’avez-vous fait oraison pour que votre épée fût mieux fortunée ?
JEANNE. – Il est bon à savoir que j’eusse voulu que mon harnois fût bien fortuné.
JEAN BEAUPÈRE. – Aviez-vous votre épée quand vous fûtes prise ?
JEANNE. – Non, j’avais certaine épée qui avait été prise sur un Bourguignon.
JEAN BEAUPÈRE. – Où resta cette épée, et en quelle ville ?
JEANNE. – J’offris une épée et des armes à Saint-Denis, mais ce n’était pas cette épée. J’avais cette épée à Lagny ; et depuis Lagny jusqu’à Compiègne j’ai porté l’épée du Bourguignon, qui était bonne épée de guerre, et bonne à donner de bonnes buffes et de bons torchons. Quant à dire où j’ai perdu l’autre, cela ne touche pas au procès, et je n’en répondrai pas pour l’instant. Mes frères ont mes biens, mes chevaux, mon épée, à ce que je crois, et autres choses valant plus de douze mille écus.
JEAN BEAUPÈRE. – Quand vous êtes allée à Orléans, aviez-vous étendard ou bannière ? de quelle couleur ?
JEANNE. – J’avais étendard au champ semé de lis ; et y était le monde figuré, et deux anges à ses côtés. Il était de couleur blanche, de toile blanche ou boucassin. Il y avait écrit dessus les noms JHESUS MARIA, comme il me semble. Et il était frangé de soie.
JEAN BEAUPÈRE. – Les noms JHESUS MARIA étaient-ils écrits en haut, en bas ou sur le côté ?
JEANNE. – Sur le côté, comme il me semble.
JEAN BEAUPÈRE. – Aimiez-vous mieux votre étendard ou votre épée ?
JEANNE. – J’aimais beaucoup plus, voire quarante fois, mon étendard que mon épée.
JEAN BEAUPÈRE. – Qui vous fit faire cette peinture sur l’étendard ?
JEANNE. – Je vous l’ai assez dit, que je n’ai rien fait fors du commandement de Dieu.
JEAN BEAUPÈRE. – Qui portait votre étendard ?
JEANNE. – Je portais moi-même l’étendard, quand on chargeait les ennemis, pour éviter de tuer personne. Je n’ai jamais tué personne.
JEAN BEAUPÈRE. – Quelle compagnie vous donna votre Roi quand il vous mit à l’œuvre ?
JEANNE. – Il me bailla dix ou douze mille hommes, et d’abord j’allai à Orléans, à la bastille de Saint-Loup, puis à la bastille du Pont.
JEAN BEAUPÈRE. – Près de quelle bastille avez-vous fait retirer vos hommes ?
JEANNE. – Je ne m’en souviens pas. J’étais bien sûre de lever le siège d’Orléans, par révélation à moi faite. Ainsi l’avais-je dit au Roi avant que d’y venir.
JEAN BEAUPÈRE. – Quand on dut faire l’assaut, n’avez-vous pas dit à vos gens que vous receviez vous-même sagettes, viretons, pierres lancées par les machines ou canons ?
JEANNE. – Non. Même il y eut cent blessés et plus. Mais je dis bien à mes gens qu’ils n’eussent pas de doute et qu’ils lèveraient le siège. À l’assaut de la bastille du Pont, je fus blessée d’une sagette ou vireton au cou. Mais j’eus grand confort de sainte Catherine, et fus guérie en moins de quinze jours. Et ne laissai point pour cela de chevaucher et de besogner.
JEAN BEAUPÈRE. – Aviez-vous prescience que vous seriez blessée ?
JEANNE. – Je le savais bien, et l’avais dit à mon Roi, mais que, nonobstant, il ne laissât point de besogner. Cela m’avait été révélé par les voix des deux saintes, savoir de la bienheureuse Catherine et de la bienheureuse Marguerite. Je fus la première à poser l’échelle en haut, dans ladite bastille du Pont. Et comme je levais cette échelle, je fus blessée au cou par le vireton, comme je l’ai dit.
JEAN BEAUPÈRE. – Pourquoi n’avez-vous point traité avec le capitaine de Jargeau ?
JEANNE. – Les seigneurs de mon parti répondirent aux Anglais qu’ils n’auraient pas le délai de quinze jours qu’ils demandaient, mais qu’ils s’en allassent, eux et leurs chevaux, sur l’heure. Pour moi, je dis qu’ils s’en iraient de Jargeau en cottes et en chemises, la vie sauve, s’ils le voulaient. Autrement, ils seraient pris d’assaut.
JEAN BEAUPÈRE. – Eûtes-vous délibération avec votre conseil, à savoir avec vos voix, pour savoir si vous donneriez ce délai ou non ?
JEANNE. – Je ne m’en souviens pas.
L’ÉVÊQUE. – Cela dit, l’interrogatoire est renvoyé à plus tard, et nous désignons jeudi prochain pour procéder aux interrogatoires et examens suivants.
V
Le jeudi 1er mars, dans la même salle.
L’ÉVÊQUE. – Nous sommons et requérons Jeanne de faire et de prêter serment de dire vérité sur ce qu’on lui demandera, simplement et absolument.
JEANNE. – Je suis prête à jurer de dire vérité sur tout ce que je saurai touchant le procès, comme je l’ai déjà dit. Je sais bien des choses qui ne touchent pas le procès, et il n’est pas besoin de les dire. De tout ce que je saurai vraiment touchant le procès, volontiers je parlerai.
L’ÉVÊQUE. – À nouveau nous vous sommons et requérons de faire et de prêter serment de dire vérité sur ce qu’on vous demandera, simplement et absolument.
JEANNE. – Ce que je saurai répondre de vrai qui touche le procès, volontiers je le dirai. Je le jure sur les saints Évangiles. (Elle jure.) De ce que je saurai qui touche le procès, volontiers je dirai la vérité, et je vous en dirai autant que je dirais si j’étais devant le Pape de Rome.
L’ÉVÊQUE. – Que dites-vous de Notre Sire le Pape ? Lequel croyez-vous qui soit le vrai Pape ?
JEANNE. – Est-ce qu’il y en a deux ?
L’ÉVÊQUE. – N’avez-vous pas reçu une lettre du comte d’Armagnac pour savoir auquel des trois Souverains pontifes il fallait obéir ?
JEANNE. – Ledit comte m’écrivit certaine lettre sur ce fait, à laquelle je donnai réponse, entre autres choses, que je lui donnerais réponse quand je serais à Paris, ou ailleurs au repos. J’allais monter à cheval quand je fis cette réponse.
L’ÉVÊQUE. – Qu’on lise la copie des lettres dudit comte et de ladite Jeanne.
LETTRE DU COMTE D’ARMAGNAC
« Ma très chère Dame, je me recommande humblement à vous, et vous supplie pour Dieu, que, attendu la division qui à présent est en la sainte Église universelle, sur le fait des papes (car il y a trois prétendants à la papauté : l’un demeure à Rome, qui se fait appeler Martin quint, auquel tous les rois chrétiens obéissent ; l’autre demeure à Paniscole, au royaume de Valence, lequel se fait appeler pape Clément huitième ; le tiers, on ne sait où il demeure, sinon seulement le cardinal de Saint-Étienne et peu de gens avec lui, lequel se fait nommer pape Benoît quatorzième ; le premier, qui se dit pape Martin, fut élu à Constance par le consentement de toutes les nations des chrétiens ; celui qui se fait appeler Clément fut élu à Paniscole, après la mort du pape Benoît treizième, par trois de ses cardinaux ; le tiers qui se nomme pape Benoît quatorzième, à Paniscole, fut élu secrètement par le cardinal de Saint-Étienne même) veuillez supplier Notre-Seigneur Jésus-Christ que, par sa miséricorde infinie, il nous veuille par vous déclarer qui est, des trois dessus-dits, vrai Pape, et auquel il lui plaira qu’on obéisse dorénavant : ou à celui qui se dit Martin, ou à celui qui se dit Clément, ou à celui qui se dit Benoît ; auquel nous devons croire, et si c’est en secret, ou sans aucune dissimulation, ou sans manifestation publique. Car nous serons tous prêts de faire le vouloir et plaisir de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Le tout vôtre : COMTE D’ARMAGNAC. »
RÉPONSE DE JEANNE
« Comte d’Armagnac, mon très cher et bon ami, Jeanne la Pucelle vous fait savoir que votre messager est venu par devers moi, lequel m’a dit que vous l’aviez envoyé pour savoir de moi auquel des trois papes, que vous mandez par mémoire, vous devriez croire. De laquelle chose je ne vous puis bonnement faire savoir au vrai pour le présent, jusques à ce que je sois à Paris ou ailleurs, en repos ; car je suis en ce moment trop empêchée au fait de la guerre. Mais quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un messager par devers moi, et je vous ferai savoir tout au vrai auquel vous devrez croire, et ce que j’en aurai su par le conseil de mon droiturier et souverain Seigneur, le Roi de tout le monde, et ce que vous en aurez à faire, à tout mon pouvoir. À Dieu je vous recommande. Dieu soit garde de vous. Écrit à Compiègne, le vingt-deuxième jour d’août. »
L’ÉVÊQUE. – Est-ce votre réponse que représente ladite copie ?
JEANNE. – J’estime avoir fait cette réponse en partie, non en tout.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous dit savoir par le conseil du Roi des Rois ce que le comte devait croire en cette matière ?
JEANNE. – Je n’en sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Faisiez-vous doute à qui le comte devait obéir
JEANNE. – Je ne savais comment mander au comte à qui il devait obéir, puisqu’il me demandait de chercher à savoir à qui Dieu voulait qu’il obéît. Quant à moi, je crois que nous devons obéir à Notre Sire le Pape qui est à Rome. Je dis aussi au messager du comte autre chose qui n’est pas contenu dans la copie des lettres. Et si ledit messager n’était pas parti aussitôt, on l’eût jeté à l’eau, non toutefois par mon ordre. Sur ce que le comte me demandait de savoir, à qui Dieu voulait qu’il obéît, je répondis que je ne savais pas. Mais je lui mandai plusieurs choses qui ne furent pas mises en écrit. Et quant à ce qui est de moi, je crois en Notre Sire le Pape qui est à Rome.
L’ÉVÊQUE. – Pourquoi avez-vous écrit que vous donneriez ailleurs réponse sur ce fait, puisque vous croyez en celui qui est à Rome.
JEANNE. – La réponse par moi donnée fut sur d’autres matières que sur le fait des trois Souverains pontifes.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous dit que, sur le fait des trois Souverains pontifes, vous auriez conseil ?
JEANNE. – Jamais je n’écrivis ni fis écrire sur le fait des trois Souverains pontifes. En nom Dieu, je jure que jamais je n’écrivis ni fis écrire.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous accoutumé de mettre dans vos lettres les noms Jhesus Maria avec une croix ?
JEANNE. – Sur aucunes, je les mettais, et aucune fois non. Et aucune fois je mettais une croix comme signe pour que celui de mon parti auquel j’écrivais ne fît pas ce que je lui écrivais.
L’ÉVÊQUE. – Qu’on donne lecture à Jeanne de la lettre qu’elle adressa au Roi notre Sire, à monseigneur le duc de Bedford et autres.
LETTRE DE JEANNE
JHESUS MARIA
Roi d’Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dites régent du royaume de France, vous, Guillaume de la Poule (William Pole) ; comte de Suffolk ; Jean, sire de Talbot ; et vous Thomas, sire de Scalps, qui vous dites lieutenants dudit duc de Bedford, faites raison au Roi du ciel. Rendez à la Pucelle, qui est ici envoyée de par Dieu, le Roi du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ici venue de par Dieu pour proclamer le sang royal. Elle est toute prête de faire paix, si vous lui voulez faire raison, pourvu que France vous rendiez, et payiez pour l’avoir tenue. Et entre vous, archers, compagnons de guerre, gentils et autres qui êtes devant la ville d’Orléans, allez-vous-en en votre pays, de par Dieu. Et si ainsi ne le faites, attendez les nouvelles de la Pucelle, qui vous ira voir brièvement, à vos bien grands dommages. Roi d’Angleterre, si ainsi ne le faites, je suis chef de guerre, et en quelque lieu que j’atteindrai vos gens en France, je les en ferai en aller, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent ; et s’ils ne veulent obéir, je les ferai tous occire. Je suis ici envoyée de par Dieu, le Roi du Ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France. Et s’ils veulent obéir, je les prendrai à merci. Et n’ayez point d’autre opinion, car vous ne tiendrez point le royaume de France de Dieu, le Roi du ciel, fils de Sainte Marie ; mais le tiendra le Roi Charles, vrai héritier ; car Dieu, le Roi du ciel, le veut, et cela lui est révélé par la Pucelle, et il entrera à Paris à bonne compagnie. Si vous ne voulez croire les nouvelles, de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous frapperons dedans et ferons un si grand « hahay » qu’il y a bien mille ans qu’en France il n’en fut un si grand ; si vous ne faites raison. Et croyez fermement que le Roi du ciel enverra plus de force à la Pucelle que vous ne lui en sauriez mener avec tous assauts, à elle et à ses bonnes gens d’armes ; et aux horions on verra qui aura meilleur droit de Dieu du ciel. Vous, duc de Bedford, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne fassiez plus détruire. Si vous lui faites raison, vous pourrez venir en sa compagnie, où les Français feront le plus beau fait qui oncques fut fait pour la chrétienté. Et faites réponse si vous voulez faire paix en la cité d’Orléans ; et si ainsi ne le faites, de vos bien grands dommages qu’il vous souvienne brièvement. Écrit le mardi, semaine sainte.
L’ÉVÊQUE. – Reconnaissez-vous cette lettre ?
JEANNE. – Oui, excepté trois mots : à savoir là où il est dit : Rendez à la Pucelle, où on doit mettre : Rendez au Roi. Là où il est dit chef de guerre, et troisièmement, où on a mis corps pour corps, il n’y a rien de cela dans la lettre que j’ai envoyée. Jamais aucun seigneur n’a dicté cette lettre : mais moi-même les ai dictées avant de les envoyer. Toutefois furent bien montrées à certains de mon parti.
L’ÉVÊQUE. – Que pensez-vous qui doive arriver à ceux de votre parti ?
JEANNE. – Avant qu’il soit sept ans, les Anglais perdront plus grand gage qu’ils ne firent devant Orléans, et ils perdront tout en France. Les Anglais auront plus grande perte qu’oncques n’eurent en France, et ce sera par grande victoire que Dieu enverra aux Français.
L’ÉVÊQUE. – Comment le savez-vous ?
JEANNE. – Je le sais bien par révélation qui fut faite, et que cela arrivera avant sept ans ; et je serais bien courroucée que ce fût autant différé. Je sais cela par révélation aussi bien comme je vous sais devant moi.
L’ÉVÊQUE. – Quand cela arrivera-t-il ?
JEANNE. – Je ne sais le jour ni l’heure.
L’ÉVÊQUE. – Quelle année cela arrivera-t-il ?
JEANNE. – Vous n’aurez pas encore cela. Bien voudrais-je toutefois que ce fût avant la Saint-Jean !
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous dit que cela adviendrait avant la Saint-Martin d’’hiver ?
JEANNE. – J’ai dit qu’avant la Saint-Martin d’hiver on verrait bien des choses ; et ce pourrait être que ce soient les Anglais qui seront jetés à terre.
L’ÉVÊQUE. – Qu’avez-vous dit à John Grey, votre garde, sur la Saint-Martin ?
JEANNE. – Je vous l’ai dit.
L’ÉVÊQUE. – Par qui savez-vous que cela adviendra ?
JEANNE. – Je le sais par saintes Catherine et Marguerite.
L’ÉVÊQUE. – Saint Gabriel était-il avec saint Michel, quand il vint à vous ?
JEANNE. – Il ne m’en souvient pas.
L’ÉVÊQUE. – Depuis mardi dernier passé, avez-vous parlé avec saintes Catherine et Marguerite ?
JEANNE. – Oui, mais je ne sais l’heure.
L’ÉVÊQUE. – Quel jour ?
JEANNE. – Hier et aujourd’hui. Il n’est jour que je ne l’entende.
L’ÉVÊQUE. – Les vîtes-vous toujours dans le même habit ?
JEANNE. – Je les vois toujours sous même forme ; et leurs figures sont couronnées moult richement ; du reste, et leurs robes, je sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Comment savez-vous que vos apparitions sont homme ou femme ?
JEANNE. – Je le sais bien, et les reconnais à leurs voix, et parce qu’elles me l’ont révélé ! Je ne sais rien que ce ne soit fait par révélation et commandement de Dieu.
L’ÉVÊQUE. – Quelle figure y voyez-vous ?
JEANNE. – Je vois le visage.
L’ÉVÊQUE. – Les Saintes qui vous apparaissent ont-elles des cheveux ?
JEANNE. – C’est bon à savoir.
L’ÉVÊQUE. – Y avait-il quelque chose entre leurs couronnes et leurs cheveux ?
JEANNE. – Non.
L’ÉVÊQUE. – Leurs cheveux étaient-ils longs et pendants ?
JEANNE. – Je n’en sais rien. Et ne sais encore s’il y avait des bras, ou autres membres figurés. Elles parlaient très bien et bellement, et je les comprenais très bien.
L’ÉVÊQUE. – Comment parlaient-elles puisqu’elles n’avaient pas de membres ?
JEANNE. – Je m’en rapporte à Dieu. Cette voix est belle, et douce, et humble, et parle langage de France.
L’ÉVÊQUE. – Sainte Marguerite parle-t-elle langage d’Angleterre ?
JEANNE. – Comment parlerait-elle anglais puisqu’elle n’est pas du parti des Anglais ?
L’ÉVÊQUE. – Sur leurs têtes, avec les couronnes, y avait-il des anneaux d’or ou autrement ?
JEANNE. – Je n’en sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Vous-même n’avez-vous pas certains anneaux ?
JEANNE. – Vous, évêque, vous en avez un à moi. Rendez-le moi ! Les Bourguignons ont un autre anneau. Mais montrez-moi cet anneau, si vous l’avez.
L’ÉVÊQUE. – Qui vous donna l’anneau qu’ont les Bourguignons ?
JEANNE. – Mon père, ou ma mère. Il me semble qu’il y avait écrits les nones JHESUS MARIA ; je ne sais qui les fat écrire ; et il n’y avait pas de pierre, à ce qu’il me semble. Et l’anneau me fut donné en la ville de Domrémy. Mon frère me donna un autre anneau que vous avez, et que je vous charge de le donner à l’église.
L’ÉVÊQUE. – N’avez-vous guéri personne avec l’un ou l’autre de vos anneaux ?
JEANNE. – Jamais je n’ai guéri personne par le moyen desdits anneaux.
L’ÉVÊQUE. – Saintes Catherine et Marguerite ont-elles parlé avec vous sous l’arbre dont il a été déjà fait mention ?
JEANNE. – Je n’en sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Les dites saintes vous ont-elles parlé à la fontaine qui est proche de l’arbre ?
JEANNE. – Oui, et je les y ai entendues. Mais ce qu’elles me dirent alors, je ne sais.
L’ÉVÊQUE. – Qu’est-ce que les Saintes vous ont promis, soit là, soit ailleurs ?
JEANNE. – Elles ne me firent nulle promesse, si ce n’est par congé de Dieu.
L’ÉVÊQUE. – Quelles promesses vous ont-elles faites ?
JEANNE. – Ce n’est pas du tout de votre procès. Entre autres choses, elles m’ont dit que mon Roi serait restitué en son royaume, que ses adversaires le veuillent ou non. Elles me promirent aussi de me conduire en paradis, et je les en ai bien requises.
L’ÉVÊQUE. – Eûtes-vous autre promesse ?
JEANNE. – J’ai une autre promesse, mais je ne la dirai pas, et elle ne touche pas le procès. Avant trois mois je dirai autre promesse.
L’ÉVÊQUE. – Vos voix vous ont-elles dit qu’avant trois mois vous seriez délivrée de prison ?
JEANNE. – Ce n’est pas de votre procès. Toutefois je ne sais quand je serai délivrée. Ceux qui me veulent ôter de ce monde pourront bien s’en aller avant moi.
L’ÉVÊQUE. – Votre conseil vous a-t-il dit que vous seriez délivrée de la prison où vous étiez présentement ?
JEANNE. – Reparlez-m’en dans trois mois. Je vous en répondrai. Demandez aux assesseurs, sur leur serment, si cela touche le procès.
LES ASSESSEURS, après délibération. – Cela touche le procès.
JEANNE. – Moi, je vous ai toujours bien dit que vous ne sauriez tout. Moi, il faudra bien un jour que je sois délivrée. Et je veux avoir congé de vous le dire : aussi je demande un délai.
L’ÉVÊQUE. – Les voix vous ont-elles défendu de dire vérité ?
JEANNE. – Voulez-vous que je vous dise ce qui ne va qu’au roi de France ? Il y a moult de choses qui ne touchent pas le procès. Je sais bien que mon Roi gagnera le royaume de France, et cela je le sais bien comme je sais que vous êtes devant moi en juges. Je serais morte, n’était la révélation qui me conforte chaque jour.
L’ÉVÊQUE. – Qu’avez-vous fait de votre mandragore ?
JEANNE. – Je n’ai point de mandragore, et oncques n’en eus. Mais j’ai ouï dire que proche mon village, il y en a une, mais n’en ai jamais vu aucune. J’ai ouï dire que c’est chose périlleuse et mauvaise à garder ; je ne sais toutefois à quoi cela sert.
L’ÉVÊQUE. – En quel lieu est la mandragore dont vous avez ouï parler ?
JEANNE. – J’ai ouï dire qu’elle est en terre, proche l’arbre dont j’ai parlé, mais ne sais le lieu. J’ai aussi ouï dire qu’au-dessus de cette mandragore il y a un coudrier.
L’ÉVÊQUE. – À quoi avez-vous ouï dire que sert la mandragore ?
JEANNE. – J’ai ouï dire qu’elle fait venir l’argent. Mais je n’en crois rien. Mes voix ne m’en ont jamais rien dit.
L’ÉVÊQUE. – En quelle figure était saint Michel, quand il vous apparut ?
JEANNE. – Je ne lui vis pas de couronne ; et de ses vêtements je ne sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Était-il nu ?
JEANNE : – Pensez-vous que Dieu n’ait de quoi le vêtir ?
L’ÉVÊQUE. – Avait-il des cheveux ?
JEANNE. – Pourquoi les lui aurait-on coupés ? Je n’ai pas vu le bienheureux Michel depuis que j’ai quitté le château du Crotoy. Je ne le vois pas bien souvent. Je ne sais pas s’il a des cheveux.
L’ÉVÊQUE. – Avait-il une balance ?
JEANNE. – Je n’en sais rien. J’ai grand joie quand je le vois. Et m’est avis, quand je le vois, que je ne suis pas en péché mortel. Sainte Catherine et sainte Marguerite me font volontiers confesser à tour de rôle et de fois à autre. Si je suis en péché mortel, je ne le sais.
L’ÉVÊQUE. – Quand vous vous confessez, croyez-vous être en péché mortel ?
JEANNE. – Je ne sais si j’y ai été, mais n’en crois pas avoir fait les œuvres. Et jà ne plaise à Dieu que j’y fusse oncques, et jà ne lui plaise que je fasse les œuvres ou que je les aie faites, par quoi mon âme soit chargée de péché mortel !
L’ÉVÊQUE. – Quel signe avez-vous donné à votre Roi pour lui montrer que vous veniez par Dieu ?
JEANNE. – Je vous ai toujours dit que vous ne le tirerez pas de ma bouche. Allez lui demander !
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous juré de ne pas révéler ce qui vous serait demandé touchant le procès ?
JEANNE. – Je vous ai autrefois dit que je ne vous dirai pas ce qui touche et ce qui va à notre Roi. Et sur ce qui va à notre Roi, je ne parlerai pas.
L’ÉVÊQUE. – Ne savez-vous point le signe que vous avez donné à votre Roi ?
JEANNE. – Vous ne le saurez pas de par moi.
L’ÉVÊQUE. – Cela touche le procès.
JEANNE. – J’ai promis de le tenir bien secret, et ne vous en dirai rien. Je l’ai promis en tel lieu que je ne le vous puis dire sans me parjurer.
L’ÉVÊQUE. – À qui l’avez-vous promis ?
JEANNE. – À sainte Catherine et sainte Marguerite. Et ce fut montré au Roi. Je l’ai promis aux deux Saintes, sans qu’elles me requissent. Et je le fis à ma propre requête, car trop de gens me l’eussent demandé, si je ne l’eusse promis aux Saintes.
L’ÉVÊQUE. – Quand vous avez montré le signe à votre Roi, y avait-il autre personne en sa compagnie ?
JEANNE. – Je pense, il n’y avait autre personne que lui, bien que, assez près, il y eût moult de gens.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous vu la couronne sur la tête de votre Roi, quand vous lui avez montré le signe ?
JEANNE. – Je ne puis vous le dire sans me parjurer.
L’ÉVÊQUE. – Votre Roi avait-il une couronne quand il fut à Reims ?
JEANNE. – À ce que je pense, mon Roi a pris en gré la couronne qu’il trouva à Reims. Mais une bien plus riche lui fut apportée plus tard. Il le fit pour hâter son fait, à la requête de ceux de la ville de Reims, pour éviter la charge des gens d’armes. S’il eût attendu, il eût été couronné en une plus riche mille fois.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous vu cette couronne qui est plus riche ?
JEANNE. – Je ne le vous puis dire sans encourir parjure. Et si je ne l’ai vue, j’ai ouï dire qu’elle est riche de cette sorte, et opulente.
L’ÉVÊQUE. – Cela dit, la séance est terminée pour ce jour.
VI
Le samedi 3 mars, dans la même salle.
L’ÉVÊQUE. – Nous requérons Jeanne de jurer simplement et absolument de dire vérité sur tout ce qui lui sera demandé.
JEANNE. – Ainsi que autrefois j’ai fait, je suis prête à jurer. (Elle jure, les mains sur l’Évangile.)
L’ÉVÊQUE. – Vous ne nous avez pas parlé des corps et des membres de sainte Catherine et sainte Marguerite ?
JEANNE. – Je vous en ai dit ce que je sais, et ne vous en répondrai autre chose. J’ai vu saint Michel et les Saintes aussi bien que je sais qu’ils sont saint et saintes en Paradis.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous vu autre chose que le visage ?
JEANNE. – Je vous en ai dit ce que je sais. Et plutôt que de dire tout ce que je sais, j’aimerais mieux que vous me fissiez trancher le col. Tout ce que je sais touchant le procès, je le dirais volontiers.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous que saint Michel et saint Gabriel ont des têtes naturelles ?
JEANNE. – Je les ai vus de mes yeux, et crois que ce sont eux, aussi fermement que Dieu est.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous que Dieu les forma en les mode et forme où vous les avez vus ?
JEANNE. – Oui.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous qu’en ces mode et forme Dieu les a créés dès le principe ?
JEANNE. – Vous n’aurez autre chose pour le présent, fors ce que je vous ai répondu.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous su par révélation que vous vous échapperiez ?
JEANNE. – Cela ne touche point votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi ?
L’ÉVÊQUE. – Les voix vous en ont-elles dit quelque chose ?
JEANNE. – Cela n’est point de votre procès. Je m’en rapporte à mon Seigneur. Et si tout vous concernait, je vous dirais tout. Par ma foi, je ne sais le jour ni l’heure où je m’échapperai.
L’ÉVÊQUE. – Les voix vous en ont-elles dit quelque chose en général ?
JEANNE. – Oui, vraiment, les voix m’ont dit que je serais délivrée, mais je ne sais le jour ni l’heure, et qu’hardiment je fasse bon visage.
L’ÉVÊQUE. – Quand vous êtes venue pour la première fois devers votre Roi, vous demanda-t-il si c’était par révélation que vous aviez changé votre habit ?
JEANNE. – Je vous en ai répondu. Toutefois il ne me souvient si ce me fut demandé. Et cela est en écrit à Poitiers.
L’ÉVÊQUE. – Vous souvient-il si les maîtres qui vous ont examinée dans l’autre parti, les uns par un mois, les autres par trois semaines, vous ont interrogée sur la mutation de votre habit ?
JEANNE. – Je ne m’en souviens. Toutefois ils me demandèrent où j’avais pris tel habillement d’homme. Et je leur dis que je l’avais pris à Vaucouleurs.
L’ÉVÊQUE. – Les dits maîtres vous demandèrent-ils si vous aviez pris cet habit suivant vos voix ?
JEANNE. – Je ne m’en souviens.
L’ÉVÊQUE. – Votre Reine ne vous a-t-elle pas interrogée sur le changement de votre habit, quand vous l’avez visitée pour la première fois ?
JEANNE. – Je ne m’en souviens.
L’ÉVÊQUE. – Votre Roi, votre Reine et d’autres de votre parti, vous ont-ils point requise parfois de déparer habit d’homme ?
JEANNE. – Cela n’est point de votre procès.
L’ÉVÊQUE. – Au château de Beaurevoir, n’en avez-vous pas été requise ?
JEANNE. – Oui, vraiment. Et répondis que je ne le déposerais point sans le congé de Notre-Seigneur. Je vous dirai aussi que la demoiselle de Luxembourg requit à monseigneur de Luxembourg que je ne fusse point livrée aux Anglais.
L’ÉVÊQUE. – Ne vous offrit-on pas habit de femme à Beaurevoir ?
JEANNE. – La demoiselle de Luxembourg et la dame de Beaurevoir m’offrirent habit de femme ou drap à le faire, et me requirent que je le portasse. Et je répondis que je n’en avais pas le congé de Notre-Seigneur, et qu’il n’en était pas encore temps.
L’ÉVÊQUE. – Messire Jean de Pressy et autres à Arras vous offrirent-ils point habit de femme ?
JEANNE. – Lui et plusieurs autres m’ont plusieurs fois demandé de prendre cet habit.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous que vous eussiez délinqué ou fait péché mortel de prendre habit de femme ?
JEANNE. – Je fais mieux d’obéir et servir mon Souverain Seigneur, c’est à savoir Dieu. Si j’eusse dû l’avoir fait, je l’eus plutôt fait à la requête de ces deux dames que d’autres dames qui soient en France, excepté ma Reine.
L’ÉVÊQUE. – Quand Dieu vous révéla de changer votre habit, fut-ce par la voix de saint Michel, de sainte Catherine ou de sainte Marguerite ?
JEANNE. – Vous n’en aurez maintenant autre chose.
L’ÉVÊQUE. – Quand votre Roi vous mis premièrement en œuvre et que vous fîtes faire votre étendard, les gens d’armes et autres gens de guerre firent-ils faire panonceaux à la manière du vôtre ?
JEANNE. – Il est bon à savoir que les seigneurs maintenaient leurs armes. Certains compagnons de guerre en firent faire à leur plaisir, et les autres non.
L’ÉVÊQUE. – De quelle manière les firent-ils faire ? Est-ce de toile ou de drap ?
JEANNE. – C’étaient de blancs satins, et il y avait en certains les fleurs de lis. Je n’avais en ma compagnie que deux ou trois « lances », mais les compagnons de guerre aucunes fois en faisaient faire à la semblance des miens, et ne faisaient cela que pour connaître mes hommes des autres.
L’ÉVÊQUE. – Les panonceaux étaient-ils souvent renouvelés ?
JEANNE. – Je ne sais. Quand les lances étaient rompues, on en faisait de nouveaux.
L’ÉVÊQUE. – N’avez-vous pas dit que les panonceaux qui étaient en semblance des vôtres étaient heureux ?
JEANNE. – Je leur disais bien aucunes fois : Entrez hardiment parmi les Anglais ! et moi-même j’y entrais.
JACQUES DE TOURAINE. – N’avez-vous point été en des lieux où les Anglais eussent été tués ?
JEANNE. – En nom Dieu, si ! Comme vous parlez doucement ! Que ne partaient-ils de France et n’allaient-ils en leur pays !
UN SEIGNEUR ANGLAIS. – Vraiment, c’est une bonne femme ! Que n’est-elle Anglaise !
L’ÉVÊQUE. – Leur dites-vous qu’ils le portassent hardiment, et qu’ils auraient bonheur ?
JEANNE. – Je leur dis bien ce qui était venu et qui adviendrait encore.
L’ÉVÊQUE. – Mettiez-vous ou faisiez-vous mettre eau bénite sur les panonceaux, quand on les prenait nouveaux ?
JEANNE. – Je n’en sais rien. Et si ce a été fait, ce n’a pas été de mon commandement.
L’ÉVÊQUE. – En avez-vous point vu jeter ?
JEANNE. – Cela n’est point de votre procès. Si j’en ai vu jeter, je ne suis pas avisée maintenant d’en répondre.
L’ÉVÊQUE. – Les compagnons de guerre faisaient-ils point mettre en leurs panonceaux Jhesus Maria ?
JEANNE. – Par ma foi, je n’en sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous point tourné ou fait tourner toiles, par manière de procession, autour d’un autel ou d’une église, pour faire panonceaux ?
JEANNE. – Non, et n’en ai rien vu faire.
L’ÉVÊQUE. – Quand vous fûtes devant Jargeau, qu’était-ce que vous portiez derrière votre heaume ? N’y avait-il pas aucune chose ronde ?
JEANNE. – Par ma foi, il n’y avait rien.
L’ÉVÊQUE. – Connûtes-vous oncques frère Richard ?
JEANNE. – Je ne l’avais oncques vu quand je vins devant Troyes.
L’ÉVÊQUE. – Quel visage frère Richard vous fit ?
JEANNE. – Ceux de la ville de Troyes, comme je pense, l’envoyèrent devers moi, disant qu’ils redoutaient que je ne fusse pas chose de par Dieu. Quand il vint devers moi, en approchant, il faisait signe de la croix et jetait eau bénite, et je lui dis : Approchez hardiment, je ne m’envolerai pas.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous point vu ou fait faire aucunes images ou peintures de vous et à votre semblance ?
JEANNE. – Je vis à Arras une peinture en la main d’un Écossais, et y avait la semblance de moi toute armée ; et je présentais une lettre à mon Roi, et étais agenouillée d’un genou. Oncques ne vis ni fis faire autre image ou peinture à ma semblance.
L’ÉVÊQUE. – Chez votre hôte, à Orléans, n’y avait-il point un tableau, où il y avait trois femmes peintes, et écrit : Justice, Paix, Union ?
JEANNE. – Je n’en sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Ne savez-vous point que ceux de votre parti aient fait faire service, messe, oraison pour vous ?
JEANNE. – Je n’en sais rien. S’ils ont fait faire service, ils ne l’ont point fait par mon commandement. Et s’ils ont prié pour moi, m’est avis qu’ils ne font point de mal.
L’ÉVÊQUE. – Ceux de votre parti croient-ils fermement que vous soyez envoyée de par Dieu ?
JEANNE. – Ne sais s’ils le croient, et m’en attends à leur cœur ; mais s’ils ne le croient, pourtant je suis envoyée de par Dieu.
L’ÉVÊQUE. – Pensez-vous que, en croyant que vous êtes envoyée de par Dieu, ils aient bonne croyance ?
JEANNE. – S’ils croient que je suis envoyée de par Dieu, ils ne soit point abusés.
L’ÉVÊQUE. – Saviez-vous point le sentiment de ceux de votre parti quand ils vous baisaient les pieds et les mains, et vos vêtements ?
JEANNE. – Beaucoup de gens me voyaient volontiers, et ils baisaient mes vêtements le moins que je pouvais. Mais venaient les pauvres gens volontiers à moi, parce que je ne leur faisais point de déplaisir, mais les supportais à mon pouvoir.
L’ÉVÊQUE. – Quelle révérence vous firent ceux de Troyes à l’entrée ?
JEANNE. – Ils ne m’en firent point. À mon avis, frère Richard entra avec eux à Troyes. Mais je ne suis point souvenante si je le vis à l’entrée.
L’ÉVÊQUE. – Ne fit-il point de sermon à l’entrée, lors de votre venue ?
JEANNE. – Je ne m’y arrêtai guère, et n’y couchai oncques. Quant au sermon, je n’en sais rien.
L’ÉVÊQUE. – Fûtes-vous beaucoup de jours à Reims ?
JEANNE. – Je crois que nous y fûmes quatre ou cinq jours.
L’ÉVÊQUE. – N’avez-vous point levé d’enfant aux fonts baptismaux ?
JEANNE. – À Troyes j’en levai un. Mais de Reims je n’en ai point de mémoire, ni de Château-Thierry. J’en levai deux aussi à Saint-Denis. Et volontiers mettais nom aux fils Charles, pour l’honneur de mon Roi, et aux filles Jeanne. Et aucunes fois, selon ce que les mères voulaient.
L’ÉVÊQUE. – Les bonnes femmes de la ville touchaient-elles leurs anneaux à l’anneau que vous portiez ?
JEANNE. – Maintes femmes ont touché à mes mains et à mes anneaux, mais je ne sais point leur cœur et intention.
L’ÉVÊQUE. – Quels furent ceux de votre compagnie qui prirent papillons en votre étendard devant Château-Thierry ?
JEANNE. – Ce ne fut oncques fait ou dit dans notre parti. Mais ceux du parti de deçà l’ont fait, et ils l’ont inventé.
L’ÉVÊQUE. – Que fîtes-vous à Reims des gants avec lesquels votre Roi fut sacré ?
JEANNE. – Il y eut une livrée de gants pour bailler aux chevaliers et nobles qui là étaient. Et il y en eut un qui perdit ses gants. Mais je ne dis point que je les ferais retrouver.
L’ÉVÊQUE. – Qui portait votre étendard à Reims ?
JEANNE. – Mon étendard fut en l’église de Reims, et me semble que mon étendard fut assez près de l’autel. Moi-même je l’y tins un peu, et ne sais point que frère Richard le tint.
L’ÉVÊQUE. – Quand vous alliez par le pays, receviez-vous souvent le sacrement de confession et de l’autel quand vous veniez ès bonnes villes ?
JEANNE. – Oui, aucunes fois.
L’ÉVÊQUE. – Receviez-vous les dits sacrements en habit d’homme ?
JEANNE. – Oui, mais n’ai point mémoire de les avoir reçus en armes.
L’ÉVÊQUE. – Pourquoi avez-vous pris la haquenée de l’évêque de Senlis ?
JEANNE. – Elle fut achetée deux cents saluts. S’il les eut ou non, je ne sais. Mais il en eut assignation, ou il en fut payé. D’ailleurs je lui écrivis qu’il la r’aurait s’il voulait, et que je ne la voulais point, et qu’elle ne valait rien pour souffrir peine.
L’ÉVÊQUE. – Quel âge avait l’enfant que vous avez visité à Lagny ?
JEANNE. – L’enfant avait trois jours. Il fut apporté à Lagny devant l’image de Notre-Dame. Et il me fut dit que les pucelles de la ville étaient devant Notre-Dame, et que je voulusse aller prier Dieu et Notre-Dame qu’ils lui veuillent donner vie. J’y allai, et priai avec les autres. Finalement il apparut vie, et il bâilla trois fois, et pais fut baptisé, et aussitôt mourut, et fut enterré en terre sainte. Or il y avait trois jours, comme l’on disait, qu’en l’enfant la vie n’avait apparu, et il était noir comme ma cotte. Mais quand il bâilla, la couleur lui commença à revenir. Et j’étais avec les pucelles à genoux devant Notre-Dame à faire ma prière.
L’ÉVÊQUE. – Ne fut-il point dit dans la ville que vous aviez fait cette résurrection, et que c’était à votre prière ?
JEANNE. – Je ne m’en enquérais point.
L’ÉVÊQUE. – Connûtes-vous point Catherine de la Rochelle ? l’avez-vous vue ?
JEANNE. – Oui, à Jargeau et à Monfaucon en Berry.
L’ÉVÊQUE. – Ne vous a-t-elle point montré une dame vêtue de blanc qu’elle disait qui lui apparaissait aucunes fois ?
JEANNE. – Non.
L’ÉVÊQUE. – Que vous a dit cette Catherine ?
JEANNE. – Cette Catherine me dit que venait à elle cette dame blanche vêtue de draps d’or, qui lui disait qu’elle allât par les bonnes villes, et que le roi lui baillât des hérauts et trompettes pour faire crier que quiconque aurait or, argent ou trésor massé, l’apportât aussitôt ; et que ceux qui ne le feraient, et qui en auraient de massés, elle les connaîtrait bien et saurait trouver les dits trésors ; et ce serait pour payer mes gens d’armes. À quoi je répondis qu’elle retournât à son mari, faire son ménage et nourrir ses enfants. Et pour en savoir la certitude, j’en parlai à sainte Marguerite ou sainte Catherine, qui me dirent que du fait de cette Catherine n’était que folie, et que c’était tout néant. J’écrivis à mon Roi que je lui dirais ce qu’il en devait faire ; et quand je vins à lui, je lui dis que c’était folie et tout néant du fait de Catherine. Toutefois frère Richard voulait qu’on la mît en œuvre. Et ont été très mal contents de moi frère Richard et la dite Catherine.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous point parlé à Catherine de la Rochelle du fait d’aller à la Charité ?
JEANNE. – Ladite Catherine ne me conseillait point d’y aller, disant qu’il faisait trop froid et qu’elle n’irait pas. Elle voulait aller vers le duc de Bourgogne pour faire paix, et je lui dis qu’il me semblait qu’on n’y trouverait point de paix, si ce n’était par le bout de la lance. Je demandai à Catherine si cette dame blanche qui lui apparaissait venait toutes les nuits, et pour ce, je coucherais avec elle. Et j’y couchai, et veillai jusques à mimait, et ne vis rien, et puis je m’endormis. Quand vint le matin, je demandai si elle était venue : et elle me répondit qu’elle était venue, et que je dormais et qu’elle n’avait pu m’éveiller. Alors je lui demandai si elle ne viendrait point le lendemain, et elle me répondit que oui. Pour laquelle chose, je dormis de jour, afin de pouvoir veiller la nuit. Et je couchai la nuit suivante avec Catherine, et veillai toute la nuit. Mais je ne vis rien, bien que souvent je lui demandasse si elle ne viendrait point. Et Catherine me répondait : oui, tantôt.
L’ÉVÊQUE. – Que fîtes-vous sur les fossés de la Charité ?
JEANNE. – J’y fis faire un assaut. Mais je n’y jetai point et n’y fis point jeter eau bénite par manière d’aspersion.
L’ÉVÊQUE. – Pourquoi n’y êtes-vous point entrée, puisque vous aviez commandement de Dieu ?
JEANNE. – Qui vous a dit que j’avais commandement de Dieu d’y entrer ?
L’ÉVÊQUE. – N’en eûtes-vous point de conseil de votre voix ?
JEANNE. – Je m’en voulais venir en France. Mais les gens d’armes me dirent que c’était le mieux d’aller devant la Charité premièrement.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous été longtemps dans la tour de Beaurevoir ?
JEANNE. – J’y fus quatre mois environ. Quand je sus que les Anglais venaient pour me prendre, je fus moult courroucée ; et toutefois mes voix me défendirent plusieurs fois de sauter. Enfin, par terreur des Anglais, je sautai et me recommandai à Dieu et à Notre-Dame. Et quand j’eus sauté, la voix de sainte Catherine me dit que je fasse bon visage et que je guérirais, et que ceux de Compiègne auraient secours. Je priais toujours pour ceux de Compiègne avec mon conseil.
L’ÉVÊQUE. – Que dîtes-vous, quand vous eûtes sauté ?
JEANNE. – Aucuns disaient que j’étais morte. Et sitôt qu’il apparut aux Bourguignons que j’étais en vie, ils me dirent que j’avais sauté.
L’ÉVÊQUE. – N’avez-vous point dit que vous aimiez mieux mourir que d’être entre la main des Anglais ?
JEANNE. – J’aimerais mieux rendre l’âme à Dieu que d’être en la main des Anglais.
L’ÉVÊQUE. – Vous êtes-vous point courroucée, et avez-vous point blasphémé le nom de Dieu ?
JEANNE. – Oncques je ne maugréai ni saint ni sainte, et je n’ai point accoutumé de jurer.
L’ÉVÊQUE. – À propos de Soissons, parce que le capitaine avait rendu la ville, n’avez-vous point renié Dieu que, si vous le teniez, vous feriez trancher le capitaine en quatre pièces ?
JEANNE. – Oncques ne reniai saint ni sainte ; et ceux qui l’ont dit ou rapporté ont mal entendu.
L’ÉVÊQUE. – Qu’on reconduise Jeanne dans sa prison.
DEUXIÈME PARTIE
LES INTERROGATOIRES SECRETS
I
Après avoir extrait des interrogatoires précédents les points sur lesquels Jeanne n’avait pas répondu suffisamment, l’évêque de Beauvais délégua maître Jean de La Fontaine, licencié en droit canon, pour l’interroger, et fixa comme date le samedi 10 mars. Ce jour-là, il se rendit dans la prison de Jeanne.
L’ÉVÊQUE. – Nous requérons Jeanne de faire et prêter le serment de dire vérité sur ce qui lui sera demandé.
JEANNE. – Je vous promets que je dirai vérité de ce qui touchera votre procès ; et plus vous me contraindrez à jurer, et plus tard je vous la dirai.
JEAN DE LA FONTAINE. – Par le serment que vous avez fait, quand vous vîntes dernièrement à Compiègne, de quel lieu étiez-vous partie ?
JEANNE. – De Crépy-en-Valois.
LA FONTAINE. – Quand vous fûtes venue à Compiègne, fûtes-vous plusieurs journées avant de faire aucune sortie ?
JEANNE. – Je vins à heure secrète du matin, et entrai dans la ville sans que mes ennemis le sussent guère, comme je pense ; et ce même jour, sur le soir, je fis la sortie où je fus prise.
LA FONTAINE. – À la sortie sonna-t-on les cloches ?
JEANNE. – Si on les sonna, ce ne fut point à mon commandement ou à mon su. Je n’y pensais point. Et il ne me souvient pas si j’avais dit qu’on les sonnât.
LA FONTAINE. – Fîtes-vous cette sortie du commandement de votre voix ?
JEANNE. – En la semaine de Pâques dernièrement passée, étant sur les fossés de Melun, il me fut dit par mes voix, c’est à savoir sainte Catherine et sainte Marguerite, que je serais prise avant qu’il fût la Saint-Jean, et qu’ainsi fallait que fût fait ; et que je ne m’ébahisse pas, et prisse tout en gré, et que Dieu m’aiderait.
LA FONTAINE. – Depuis ce lieu de Melun, ne vous fut-il point dit par vos dites voix que vous seriez prise ?
JEANNE. – Oui, par plusieurs fois, et comme tous les jours. Et à mes voix je requérais, quand je serais prise, d’être bientôt morte, sans long travail de prison. Et elles me dirent de prendre tout en gré, et qu’ainsi il fallait faire. Mais ne me dirent point l’heure, et si je l’eusse sue, je n’y fusse pas allée. J’avais plusieurs fois demandé à savoir l’heure, mais elles ne me la dirent point.
LA FONTAINE. – Si vos voix vous eussent commandé de faire la sortie et signifié que vous seriez prise, y fussiez-vous allée ?
JEANNE. – Si j’eusse su l’heure, et que je dusse être prise, je n’y fusse point allée volontiers ; toutefois j’eusse fait leur commandement à la fin ; quelque chose qui me dût être venue.
LA FONTAINE. – Quand vous fîtes cette sortie de Compiègne, avez-vous eu voix de partir et de faire cette sortie ?
JEANNE. – Ce jour, je ne sus point ma prise et je n’eus d’autre commandement de sortir. Mais toujours il m’avait été dit qu’il fallait que je fusse prisonnière.
LA FONTAINE. – À faire cette sortie, avez-vous passé par le pont ?
JEANNE. – Je passai par le pont et par le boulevard, et allai avec la compagnie des gens de mon parti sur les gens de monseigneur de Luxembourg, et les reboutai par deux fois jusques au logis des Bourguignons, et à la tierce fois jusques à mi-chemin. Et alors les Anglais, qui là étaient, coupèrent les chemins à moi et à mes gens, entre moi et le boulevard. Et pour cela, mes gens se retirèrent. Et moi, en me retirant dans les champs de côté, vers la Picardie, près du boulevard, je fus prise. Et était la rivière entre Compiègne et le lieu où je fus prise, et n’y avait seulement, entre le lieu où je fus prise et Compiègne, que la rivière, le boulevard et le fossé dudit boulevard.
LA FONTAINE. – En l’étendard que vous portiez, est-ce que le monde est peint, et deux anges, et cætera ?
JEANNE. – Oui. Oncques n’en eus qu’un.
LA FONTAINE. – Quelle signifiance était-ce de peindre Dieu tenant le monde, et deux anges ?
JEANNE. – Sainte Catherine et sainte Marguerite me dirent de prendre hardiment cet étendard, et de le porter hardiment, et de faire mettre en peinture là le Roi du ciel. Je dis cela à mon Roi, mais bien contre mon gré. Et de la signifiance je ne sais rien autre.
LA FONTAINE. – Aviez-vous point écu et armes ?
JEANNE. – Je n’en eus oncques point. Mais mon Roi donna à mes frères des armes, c’est à savoir un écu d’azur, deux fleurs de lis d’or et une épée au milieu. En cette ville, j’ai décrit ces armes à un peintre, parce qu’il m’avait demandé quelles armes j’avais. Elles furent données par mon Roi à mes frères, à la plaisance d’eux, sans requête de moi, et sans révélation.
LA FONTAINE. – Aviez-vous un cheval, quand vous fûtes prise, coursier ou haquenée ?
JEANNE. – J’étais à cheval, et c’était un demi-coursier, celui sur qui j’étais quand je fus prise.
LA FONTAINE. – Qui vous avait donné ce cheval ?
JEANNE. – Mon Roi ou mes gens me le donnèrent sur l’argent du Roi ; et j’avais cinq coursiers sur l’argent du Roi, sans les trottiers qui étaient plus de sept.
LA FONTAINE. – Oncques avez-vous eu autres richesses de votre Roi que ces chevaux ?
JEANNE. – Je ne demandais rien à mon Roi, fors bonnes armes, bons chevaux, et de l’argent à payer mes gens de mon hôtel.
LA FONTAINE. – Aviez-vous point de trésor ?
JEANNE. – Les dix ou douze mille que j’ai vaillants ne sont pas grand trésor à mener la guerre, et c’est peu de chose. Lesquelles choses ont mes frères, comme je pense. Ce que j’ai, c’est de l’argent propre à mon Roi.
LA FONTAINE. – Quel est le signe que vous avez donné à votre Roi en venant vers lui ?
JEANNE. – Il est beau, et honoré, et bien croyable, et il est bon, et le plus riche qu’il soit.
LA FONTAINE. – Pourquoi ne le voulez-vous aussi bien dire et montrer comme vous avez voulu avoir le signe de Catherine de la Rochelle ?
JEANNE. – Si le signe de Catherine eût été aussi bien montré comme a été le mien devant notables gens d’église et autres, archevêques et évêques, c’est à savoir devant l’archevêque de Reims et autres évêques dont je ne sais le nom (et même y était Charles de Bourbon, le sire de la Tremoïlle, le duc d’Alençon et plusieurs autres chevaliers qui le virent et ouïrent comme je vois ceux qui me parlent aujourd’hui), je n’eusse point demandé à savoir le signe de Catherine. Et toutefois je savais d’avance par sainte Catherine et sainte Marguerite que, du fait de ladite Catherine de la Rochelle, c’était tout néant.
LA FONTAINE. – Est-ce que ce signe dure encore ?
JEANNE. – Il est bon à savoir, et qu’il durera jusques à mille ans, et outre. Ledit signe est en trésor du Roi.
LA FONTAINE. – Est-ce or, argent, ou pierre précieuse, ou couronne ?
JEANNE. – Je ne vous en dirai autre chose, et ne saurait homme décrire aussi riche chose comme est le signe. Et toutefois le signe qu’il vous faut, c’est que Dieu me délivre de vos mains, et c’est le plus certain qu’il vous sache envoyer ! Quand je dus partir pour aller à mon Roi, il me fut dit par une voix : « Va hardiment, quand tu seras devers le Roi, il aura bon signe de te recevoir et de te croire. »
LA FONTAINE. – Quand le signe vint à votre Roi, quelle révérence lui fîtes-vous ? et vint-il de par Dieu ?
JEANNE. – Je remerciai Notre-Seigneur de ce qu’il me délivrait de la peine qui me venait des clercs de mon parti qui arguaient contre moi, et je m’agenouillai plusieurs fois. Un ange, de par Dieu et non de par autre, bailla le signe à mon Roi, et j’en remerciai moult de fois Notre-Seigneur. Les clercs de mon parti cessèrent de m’arguer quand ils eurent su ledit signe.
LA FONTAINE. – Est-ce que les gens d’église de ce parti virent le signe dessus dit ?
JEANNE. – Quand mon Roi et ceux qui étaient avec lui eurent vu ledit signe, et même l’ange qui le bailla, je demandai à mon Roi s’il était content : et il répondit que oui. Alors je partis et je m’en allai en une petite chapelle assez près, et j’ouïs lors dire qu’après mon départ, plus de trois cents personnes virent ledit signe. Par l’amour de moi, et pour qu’ils cessassent de m’interroger, Dieu voulut permettre que ceux de mon parti qui virent ledit signe le vissent.
LA FONTAINE. – Votre Roi et vous ne fîtes-vous point de révérence à l’ange, quand il apporta le signe ?
JEANNE. – Pour moi, oui. Je m’agenouillai et ôtai mon chapeau.
II
Le lundi 12 mars, dans la prison de Jeanne.
L’ÉVÊQUE. – Nous requérons Jeanne de dire vérité sur ce qu’on lui demandera.
JEANNE. – De ce qui touchera votre procès, comme autrefois vous ai dit, je dirai volontiers vérité. Je le jure.
LA FONTAINE. – L’ange qui apporta au Roi le signe dont il a été fait mention parla-t-il point ?
JEANNE. – Oui. Il dit à mon Roi qu’on me mît vite en besogne, et que le pays serait bientôt allégé.
LA FONTAINE : – L’ange qui apporta ledit signe fut-il l’ange qui vous apparut premièrement, ou un autre ?
JEANNE. – C’est toujours tout un, et oncques ne me faillit.
LA FONTAINE. – L’ange ne vous a-t-il point failli, quant aux biens de fortune, lorsque vous avez été prise ?
JEANNE. – Je crois, puisqu’il plaît à Notre Sire, que c’est le mieux que je sois prise.
LA FONTAINE. – Quant aux biens de grâce, l’ange ne vous a-t-il point failli ?
JEANNE. – Comment me faudrait-il, quand il me conforte tous les jours ? Et j’entends que ce confort me vient de sainte Catherine et sainte Marguerite.
LA FONTAINE. – Ces saintes Catherine et Marguerite, les appelez-vous, ou viennent-elles sans qu’on les appelle ?
JEANNE. – Elles viennent souvent sans appeler, et d’autres fais, si elles ne venaient bientôt, je requérais Notre-Seigneur de me les envoyer.
LA FONTAINE. – Les avez-vous quelques fois appelées sans qu’elles vinssent ?
JEANNE. – Oncques n’en eus besoin un peu sans les avoir.
LA FONTAINE. – Saint Denis vous a-t-il oncques apparu ?
,JEANNE. – Non, que je sache.
LA FONTAINE. – Quand vous promîtes à Notre-Seigneur de garder votre virginité, lui parliez-vous ?
JEANNE. – Il devait bien suffire de le promettre à celles qui étaient envoyées de par lui, c’est à savoir sainte Catherine et sainte Marguerite.
LA FONTAINE. – Qui vous poussa de faire citer un homme à Toul, en cause de mariage ?
JEANNE. – Je ne le fis pas citer, mais ce fut lui qui me fit citer. Et là je jurai devant le juge de dire vérité. Enfin je ne lui avais pas fait de promesse. La première fois que j’ouïs ma voix, je vouai ma virginité pour la garder tant qu’il plairait à Dieu. Et j’étais en l’âge de treize ans, ou environ. Mes voix m’assurèrent que je gagnerais mon procès.
LA FONTAINE. – De ces visions, n’avez-vous point parlé à votre curé ou autre homme d’église ?
JEANNE. – Non, mais seulement à Robert de Baudricourt et à mon Roi. Je ne fus pas contrainte de mes voix à les celer ; mais je redoutais moult de les révéler, par crainte des Bourguignons et qu’ils n’empêchassent mon voyage ; et, tout spécialement, je redoutais moult mon père qu’il ne m’empêchât de faire mon voyage.
LA FONTAINE. – Croyiez-vous bien faire de partir sans le congé de père ou mère, puisqu’on doit honorer père et mère ?
JEANNE. – En toutes autres choses, je leur ai bien obéi, excepté en ce départ. Mais depuis, je leur en ai écrit, et ils m’ont pardonné.
LA FONTAINE. – Quand vous êtes partie de chez vos père et mère, croyiez-vous point pécher ?
JEANNE. – Puisque Dieu le commandait, il le convenait faire. Puisque Dieu le commandait, si j’avais eu cent pères et cent mères, et si j’eusse été fille de roi, je serais partie.
LA FONTAINE. – Avez-vous demandé à vos voix si vous deviez dire à votre père et à votre mère votre départ ?
JEANNE. – Quant à ce qui est de père et de mère, elles étaient assez contentes que je le leur disse, n’eût été la peine qu’ils m’eussent faite si je le leur avais dit. Quant à ce qui est de moi, je ne le leur avais dit pour chose quelconque. Mes voix s’en rapportaient à moi de le dire à frère ou mère ou de m’en taire.
LA FONTAINE. – Quand vous vîtes saint Michel et les anges, leur faisiez-vous révérence ?
JEANNE. – Oui, et je baisais la terre après leur départ, où ils avaient reposé, en leur faisant révérence.
LA FONTAINE. – Étaient-ils longuement avec vous ?
JEANNE. – Ils viennent beaucoup de fois entre les chrétiens, qu’on ne les voit pas ; et je les ai beaucoup de fois vus entre les chrétiens.
LA FONTAINE. – De saint Michel ou de vos voix, n’avez-vous point de lettres ?
JEANNE. – Je n’en ai point de congé de vous le dire. Et d’ici à huit jours, j’en répondrai volontiers ce que je saurai.
LA FONTAINE. – Vos voix vous ont-elles point appelée fille de Dieu, fille de l’Église, la fille au grand cœur ?
JEANNE. – Avant le siège d’Orléans levé, et depuis, tous les jours, quand elles me parlent, elles m’ont plusieurs fois appelée Jeanne la Pucelle, fille de Dieu.
LA FONTAINE. – Puisque vous vous dites fille de Dieu, pourquoi ne dites-vous pas Pater Noster ?
JEANNE. – Je le dis volontiers. Et autrefois, quand je refusai de le dire, c’était en intention que Monseigneur de Beauvais me confessât.
III
Le même jour, lundi 12 mars, dans l’après-midi.
LA FONTAINE. – On raconte que votre père eut des songes à votre sujet avant votre départ.
JEANNE. – Quand j’étais encore avec mes père et mère, me fut dit par plusieurs fois par ma mère que mon père disait qu’il avait songé qu’avec les gens d’armes s’en irait Jeanne sa fille. Et en avaient grand souci mes père et mère de me bien garder, et me tenaient en grande sujétion. Et j’obéissais à tout, sinon au procès de Toul, au cas de mariage. J’ai ouï dire à ma mère que mon père disait à mes frères : « Si je croyais que la chose advint que j’ai songée d’elle, je voudrais que vous la noyassiez ; et si vous ne le faisiez, je la noierais moi-même. » Et à peu qu’ils n’en perdirent le sens, quand je fus partie pour aller à Vaucouleurs.
LA FONTAINE. – Ces pensées ou songes vinrent-ils à votre père depuis que vous eûtes ces visions ?
JEANNE. – Oui, plus de deux ans après que j’eus les premières voix.
LA FONTAINE. – Fut-ce à la requête de Robert ou de vous que vous prîtes habit d’homme ?
JEANNE. – Ce fut par moi, et non à la requête d’homme au monde.
LA FONTAINE. – La voix vous commanda-t-elle de prendre habit d’homme ?
JEANNE. – Tout ce que j’ai fait de bien, je l’ai fait par le commandement des voix. Quant à cet habit, j’en répondrai une autre fois. Pour le présent, je n’en suis point avisée. Mais demain j’en répondrai.
LA FONTAINE. – Prenant habit d’homme, pensiez-vous mal faire ?
JEANNE. – Non. Et encore de présent, si j’étais en l’autre parti et en cet habit d’homme, il me semble que ce serait un des grands biens de France de faire comme je faisais avant ma prise.
LA FONTAINE. – Comment eussiez-vous délivré le duc d’Orléans ?
JEANNE. – J’eusse pris assez d’Anglais deçà la mer pour le ravoir ; et si je n’eusse pas fait assez de prise en deçà, j’eusse passé la mer pour aller le quérir, par puissance, en Angleterre.
LA FONTAINE. – Sainte Marguerite et sainte Catherine vous avaient-elles dit sans condition et absolument que vous prendriez gens suffisamment pour avoir le duc d’Orléans qui était en Angleterre ?
JEANNE. – Oui, et je le dis à mon Roi, et qu’il me laissât faire au sujet des seigneurs anglais qui étaient alors prisonniers. Si j’eusse duré trois ans sans empêchement, j’eusse délivré le duc.
LA FONTAINE. – Les saintes vous avaient-elles dit de passer la mer pour aller le quérir et l’amener en trois ans ?
JEANNE. – Il y avait terme plus bref que trois ans, et plus long que d’un an. Mais je n’en ai pas, pour le présent, mémoire.
LA FONTAINE. – Quel est le signe baillé à votre Roi ?
JEANNE. – J’en aurai conseil de sainte Catherine.
IV
Le mardi 13 mars, l’évêque se rendit à la prison de Jeanne avec cinq assesseurs, et frère Jean Le Maître, vicaire de l’Inquisiteur, qui désormais allait diriger le procès avec lui.
JEAN DE LA FONTAINE. – Quel fut le signe baillé à votre Roi ?
JEANNE. – Seriez-vous contents que je me parjurasse ?
JEAN LE MAÎTRE. – Avez-vous juré et promis à sainte Catherine de ne pas dire ce signe ?
JEANNE. – J’ai juré et promis de ne dire ce signe, et de moi-même, pour ce qu’on me chargeait trop de le dire. Et adonc je me suis dit à moi-même : je promets que je n’en parlerai plus à aucun homme. Pourtant je dirai que le signe, ce fut que l’ange donnait certitude à mon Roi en lui apportant la couronne, et en lui disant qu’il aurait tout le royaume de France entièrement, à l’aide de Dieu et moyennant son labeur ; et qu’il me mît en besogne, c’est à savoir qu’il me baillât des gens d’armes, autrement il ne serait mie de sitôt couronné et sacré.
LA FONTAINE. – Depuis hier avez-vous parlé à sainte Catherine ?
JEANNE. – Depuis je l’ai ouïe, et toutefois elle m’a dit plusieurs fois que je réponde hardiment aux juges de ce qu’ils me demanderont touchant mon procès.
LA FONTAINE. – En quelle manière l’ange apporta-t-il la couronne, et la mit-il sur la tête de votre Roi ?
JEANNE. – Elle fut bien baillée à un archevêque, c’est à savoir celui de Reims, comme il me semble, en la présence du Roi. Et ledit archevêque la reçut et la bailla au Roi. J’étais moi-même présente. Elle fut mise en trésor du Roi.
LA FONTAINE. – En quel lieu fut-elle apportée ?
JEANNE. – Ce fut en la chambre du Roi au château de Chinon.
LA FONTAINE. – Quel jour et à quelle heure ?
JEANNE. – Du jour, je ne sais, et de l’heure, il était haute heure. Autrement n’ai-je mémoire de l’heure. Et du mois, en mois d’avril ou de mars, comme il me semble. Au mois d’avril prochain, ou en ce présent mois, il y aura deux ans. C’était après Pâques.
LA FONTAINE. – La première journée que vous vîtes le signe, votre Roi le vit-il ?
JEANNE. – Oui, et il l’eut lui-même.
LA FONTAINE. – De quelle matière était la couronne ?
JEANNE. – C’est bon à savoir qu’elle était de fin or, et était si riche que je ne saurais en nombrer et apprécier la richesse. La couronne signifiait qu’il tiendrait la royaume de France.
LA FONTAINE. – Y avait-il pierreries ?
JEANNE. – Je vous ai dit ce que j’en sais !
LA FONTAINE. – L’avez-vous maniée ou baisée ?
JEANNE. – Non.
LA FONTAINE. – L’ange qui l’apporta venait-il de haut ou venait-il par terre ?
JEANNE. – Il vint de haut. J’entends qu’il venait par le commandement de Notre-Seigneur. Il entra par l’huis de la chambre.
La FONTAINE. – Venait-il par terre et marchait-il depuis l’huis de la chambre ?
JEANNE. – Quand il vint devant le Roi, il fit révérence au Roi, en s’inclinant devant lui, et prononçant les paroles que j’ai dites du signe. Avec cela, l’ange remémorait au Roi la belle patience qu’il avait eue dans les grandes tribulations qui lui étaient advenues. Depuis l’huis, l’ange marchait et allait sur la terre, en venant au Roi.
LA FONTAINE. – Quel espace y avait-il de l’huis jusqu’au Roi ?
JEANNE. – Comme je pense, il y avait bien l’espace de la longueur d’une lance. Et par où il était venu, l’ange s’en retourna. Quand il vint, je l’accompagnai, et allai avec lui par les degrés à la chambre du Roi, et entra l’ange le premier, et puis, moi-même, je dis au Roi : Sire, voilà votre signe, prenez-le.
LA FONTAINE. – En quel lieu l’ange vous apparut-il ?
JEANNE. – J’étais presque toujours en prière, afin que Dieu envoyât le signe au Roi, et j’étais en mon logis, chez une bonne femme près du château de Chinon, quand il vint. Et puis nous nous en allâmes ensemble au Roi. Il était bien accompagné d’autres anges avec lui, que chacun ne voyait pas. Ce n’eût été pour l’amour de moi, et pour m’ôter hors de la peine des gens qui m’arguaient, je crois bien que plusieurs gens qui virent l’ange ne l’eussent pas vu.
LA FONTAINE. – Tous ceux qui étaient là avec le Roi virent-ils l’ange ?
JEANNE. – Je pense que l’archevêque de Reims, les seigneurs d’Alençon et de la Tremoïlle, et Charles de Bourbon le virent. Quant à ce qui est de la couronne, plusieurs gens d’église et autres la virent, qui ne virent pas l’ange.
LA FONTAINE. – De quelle figure et quelle grandeur était ledit ange ?
JEANNE. – Je n’ai point congé de le dire, et demain j’en répondrai.
LA FONTAINE. – Ceux qui étaient en la compagnie de l’ange étaient-ils tous d’une même figure ?
JEANNE. – Ils s’entre-ressemblaient volontiers pour aucuns, et les autres non, en la manière que je les voyais. Les aucuns avaient des ailes, et il en était de couronnés, et d’autres non. Étaient en leur compagnie saintes Catherine et Marguerite, qui furent avec l’ange dessus dit, et les autres anges aussi, jusque dedans la chambre du Roi.
LA FONTAINE. – Comment se départit l’ange de vous ?
JEANNE. – Il se départit de moi en la petite chapelle. Et je fus bien courroucée de son départ, et je pleurai. Je m’en fusse volontiers allée avec lui, c’est à savoir mon âme.
LA FONTAINE. – Au départ de l’ange, demeurâtes-vous joyeuse, ou effrayée, ou en grand peur ?
JEANNE. – Il ne me laissa point en peur ni effrayée. Mais j’étais courroucée de son départ.
LA FONTAINE. – Fut-ce par le mérite de vous que Dieu envoya son ange ?
JEANNE. – Il venait pour grande chose. Ce fut en espérance que le Roi croirait ce signe, et qu’on cesserait de m’arguer, et pour donner secours aux bonnes gens d’Orléans, et aussi pour le mérite du Roi et du bon duc d’Orléans.
LA FONTAINE. – Pourquoi vous, plutôt qu’une autre ?
JEANNE. – Il plut à Dieu ainsi faire par une simple pucelle, pour rebouter les adversaires du Roi.
LA FONTAINE. – A-t-il été dit à vous où l’ange avait pris cette couronne ?
JEANNE. – Elle a été apportée de par Dieu. Il n’y a orfèvre au monde qui la sût faire si belle ou si riche. Où l’ange la prit, je m’en rapporte à Dieu, et je ne sais point autrement où elle fut prise.
LA FONTAINE. – Cette couronne fleurait-elle point bon et avait-elle bonne odeur ? Était-elle séduisante ?
JEANNE. – Je n’ai point mémoire de cela. Je m’en aviserai. Elle sent bon et sentira, mais qu’elle soit bien gardée, ainsi qu’il convient.
LA FONTAINE. – Comment était-elle ?
JEANNE. – Elle était en manière de couronne.
LA FONTAINE. – L’ange vous a-t-il écrit des lettres ?
JEANNE. – Non.
LA FONTAINE. – Quel signe eurent le Roi, les gens qui étaient avec lui, et vous, de croire que c’était un ange ?
JEANNE. – Le Roi le crut par l’enseignement des gens d’église qui là étaient, et par le signe de la couronne.
LA FONTAINE. – Comment les gens d’église surent-ils que c’était un ange ?
JEANNE. – Par leur science, et parce qu’ils étaient clercs.
LA FONTAINE. – Que savez-vous de certain prêtre concubinaire ?
JEANNE. – Je ne sais rien.
LA FONTAINE. – Et d’une tasse perdue que vous avez indiquée, à ce qu’on dit ?
JEANNE. – De tout cela, je ne sais rien, ni oncques n’en ouïs parler.
LA FONTAINE. – Quand vous êtes allée devant Paris, avez-vous eu révélation de vos voix d’y aller ?
JEANNE. – Non. J’y allai à la requête des gentilshommes qui voulaient faire une escarmouche ou une vaillance d’armes. Et j’avais bien l’intention d’aller outre et de passer les fossés.
LA FONTAINE. – Avez-vous eu révélation d’aller devant la Charité ?
JEANNE. – Non, mais par la requête des gens d’armes ainsi comme autrefois je l’ai dit.
LA FONTAINE. – Eûtes-vous point révélation d’aller au Pont-Levêque ?
JEANNE. – Depuis que j’eus révélation à Melun que je serais prise, je m’en rapportai le plus du fait de la guerre à la volonté des capitaines. Toutefois je ne leur disais point que j’avais révélation d’être prise.
LA FONTAINE. – Fut-ce bien fait, au jour de la Nativité de Notre-Dame, alors qu’il était fête, d’aller assaillir Paris ?
JEANNE. – C’est bien fait de garder les fêtes de Notre-Dame. En ma conscience il me semble que c’était et serait bien fait de garder les fêtes de Notre-Dame, depuis un bout jusqu’à l’autre.
LA FONTAINE. – Ne dîtes-vous point devant la ville de Paris : « Rendez la ville de par Jésus » ?
JEANNE. – Non, mais j’ai dit : Rendez-la au Roi de France.
V
Le mercredi 14 mars.
LA FONTAINE. – Quelle fut la cause pour laquelle vous avez sauté de la tour de Beaurevoir ?
JEANNE. – J’avais ouï dire que ceux de Compiègne, tous jusqu’à l’âge de sept ans, devaient être mis à feu et à sang, et j’aimais mieux mourir que vivre après une telle destruction de bonnes gens. Ce fut l’une des causes. L’autre fut que je sus que j’étais vendue aux Anglais, et j’eusse préféré mourir que d’être entre la main des Anglais, mes adversaires.
LA FONTAINE. – Ce saut fut-il fait du conseil de vos voix ?
JEANNE. – Sainte Catherine me disait presque tous les jours de ne point sauter, et que Dieu m’aiderait, et de même à ceux de Compiègne. Et je lui dis que, puisque Dieu aiderait à ceux de Compiègne, je voulais y être. Et sainte Catherine me dit : « Sans faute, il faut que vous preniez en gré, et vous ne serez point délivrée tant que vous n’aurez pas vu le Roi des Anglais. » Et je répondais : « Vraiment ! je ne le voudrais point voir : j’aimerais mieux mourir que d’être en la main des Anglais ! »
LA FONTAINE. – Avez-vous dit à sainte Catherine et sainte Marguerite : « Laissera Dieu mourir si mauvaisement ces bonnes gens de Compiègne, etc. ? »
JEANNE. – Je n’ai point dit : « si mauvaisement », mais je leur dis en cette manière : « Comment Dieu laissera-t-il mourir ces bonnes gens de Compiègne, qui ont été et sont si loyaux envers leur seigneur ! » Quand je fus tombée, je fus deux ou trois jours que je ne voulais pas manger. Et même aussi de ce saut je fus meurtrie tant que je ne pouvais ni boire ni manger. Toutefois je fus réconfortée de sainte Catherine, qui me dit de me confesser et de requérir merci à Dieu pour avoir sauté, et que sans faute ceux de Compiègne auraient secours avant la Saint-Martin d’hiver. Et adoncques je me pris à revenir et commençai à manger, et je fus bientôt guérie.
LA FONTAINE. – Quand vous avez sauté, pensiez-vous vous tuer ?
JEANNE. – Non. Mais en sautant, je me recommandai à Dieu, et je croyais, par le moyen de ce saut, m’échapper et m’évader sans être livrée aux Anglais.
LA FONTAINE. – Quand la parole vous fut revenue, n’avez-vous point renié et maugréé Dieu et ses Saints, comme on le trouve dans l’information ?
JEANNE. – Je n’ai point de mémoire ni souvenance que j’aie renié ou maugréé oncques Dieu ou ses Saints, en ce lieu ou ailleurs. Je ne m’en suis point confessée, car je n’ai point de mémoire que je l’aie dit ou fait.
LA FONTAINE. – Voulez-vous vous en rapporter à l’information faite ou à faire ?
JEANNE. – Je m’en rapporte à Dieu et non à autre, et à bonne confession.
LA FONTAINE. – Vos voix vous demandent-elles délai pour répondre ?
JEANNE. – Sainte Catherine me répond quelquefois, et aucunes fois je manque à la comprendre, à cause du trouble des prisons et par les noises de mes gardes. Quand je fais requête à sainte Catherine, alors elle et sainte Marguerite font requête à Notre-Seigneur, et puis du commandement de Notre-Seigneur elles me donnent réponse.
LA FONTAINE. – Quand elles viennent, y a-t-il lumière avec elles ? Avez-vous point vu de lumière, la fois où vous ouïtes la voix dans ce château et où vous ne saviez si elle était dans votre chambre ?
JEANNE. – Il n’est jour qu’elles ne viennent en ce château, et elles ne viennent point sans lumière. Pour cette fois, j’ouïs la voix, mais n’ai point mémoire si je vis lumière, et aussi si je vis sainte Catherine.
LA FONTAINE. – Qu’avez-vous demandé à vos voix ?
JEANNE. – J’ai demandé à mes voix trois choses : l’une, mon expédition ; l’autre, que Dieu aide aux Français, et garde bien les villes de leur obéissance ; et l’autre, le salut de mon âme... En outre, je requiers, s’il arrive que je sois menée à Paris, que j’aie le double de mes interrogatoires et réponses, afin que je le baille, à ceux de Paris, et leur puisse dire : « Voici comme j’ai été interrogée à Rouen, et mes réponses », et que je ne sois plus travaillée de tant de demandes.
L’ÉVÊQUE. – Puisque vous avez dit que nous, évêque, nous nous mettions en danger de vous mettre en cause, vous demandons ce que cela veut dire, et en quel danger nous nous mettons, nous, évêque, et les autres ?
JEANNE. – J’ai dit à monseigneur de Beauvais : « Vous dites que vous êtes mon juge, je ne sais si vous l’êtes ; mais avisez-vous bien que vous ne me jugiez mal, que vous vous mettriez en grand danger. Et je vous en avertis, afin que, si Notre-Seigneur vous en châtie, j’aie fait mon devoir de vous le dire. »
LA FONTAINE. – Quel est ce péril ou danger ?
JEANNE. – Sainte Catherine m’a dit que j’aurais secours, et je ne sais si ce sera d’être délivrée de la prison ou si, quand je serai au jugement, il viendra aucun trouble, par le moyen de quoi je pourrais être délivrée. Je pense que ce sera l’un ou l’autre. Le plus souvent me disent mes voix que je serai délivrée par grande victoire. Et après me disent mes voix : « Prends tout en gré, ne te chaille de ton martyre. Tu t’en viendras enfin au royaume de paradis. » Et cela, me le disent mes voix simplement et absolument, c’est à savoir sans faillir. J’appelle cela martyre pour la peine et adversité que je souffre en la prison, et je ne sais si j’en souffrirai de plus grandes, mais je m’en attends à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Depuis que vos voix vous ont dit que vous iriez en la fin au royaume de Paradis, vous tenez-vous assurée d’être sauvée, et de n’être point damnée en enfer ?
JEANNE. – Je crois fermement ce que mes voix m’ont dit, que je serais sauvée, aussi fermement que si j’y étais déjà.
LA FONTAINE. – Cette réponse est de grand poids.
JEANNE. – Aussi, je la tiens pour un grand trésor.
LA FONTAINE. – Après cette révélation, croyez-vous que vous ne puissiez faire péché mortel ?
JEANNE. – Je n’en sais rien, mais m’en attends du tout à Notre-Seigneur.
VI
Le même jour, dans l’après-midi.
LA FONTAINE. – Pensez-vous toujours être sûrement sauvée ?
JEANNE. – J’entendais dire ainsi : pourvu que je tienne le serment et promesse que j’ai faits à Notre-Seigneur, c’est à savoir de bien garder ma virginité, de corps et d’âme.
LA FONTAINE. – Vous est-il besoin de vous confesser, puisque vous croyez, à la relation de vos voix, que vous serez sauvée ?
JEANNE. – Je ne sais point avoir péché mortellement. Mais si j’étais en péché mortel, je pense que sainte Catherine et sainte Marguerite me délaisseraient bientôt. Quant à votre demande, je crois qu’on ne saurait trop nettoyer sa conscience.
LA FONTAINE. – Depuis que vous êtes en cette prison, n’avez-vous point renié ou maugréé Dieu ?
JEANNE. – Non. Aucunes fois, quand je dis Bon gré Dieu ! ou saint Jean ! ou Notre-Dame ! ceux qui peuvent avoir rapporté ont mal entendu.
LA FONTAINE. – N’est-ce point péché mortel de prendre un homme à rançon, et de le faire mourir prisonnier ?
JEANNE. – Je ne l’ai point fait.
LA FONTAINE. – Et le nommé Franquet d’Arras, qu’on fit mourir à Lagny ?
JEANNE. – Je fus consentante de le faire mourir, s’il l’avait mérité, pour ce qu’il confessa être meurtrier, larron et traître. Son procès dura quinze jours, et en furent juges le bailli de Senlis et ceux de la justice de Lagny. Je requérais d’avoir Franquet pour échanger contre un homme de Paris, seigneur de l’Ours. Quand je sus que le seigneur était mort, et que le bailli me dit que je voulais faire grand tort à la justice de délivrer ce Franquet, alors je dis au bailli : « Puisque mon homme est mort, que je voulais avoir, faites de celui-ci ce que devez faire par justice. »
LA FONTAINE. – Avez-vous baillé ou fait bailler l’argent pour celui qui avait pris ledit Franquet ?
JEANNE. – Je ne suis pas monnayeur ou trésorier de France pour bailler argent.
LA FONTAINE. – Nous vous rappelons que vous avez assailli Paris un jour de fête, que vous avez eu le cheval de monseigneur de Senlis, que vous vous êtes laissée choir de la tour de Beaurevoir, que vous portez habit d’homme, que vous étiez consentante de la mort de Franquet d’Arras. En tout cela, croyez-vous point avoir fait péché mortel ?
JEANNE. – En premier, sur Paris, je n’en crois pas être en péché mortel. Si je l’ai fait, c’est à Dieu d’en connaître, et, en confession, à Dieu et au prêtre. En second, sur le cheval de monseigneur de Senlis, je crois fermement que je n’en ai point de péché mortel envers Notre Sire, pour ce qu’il fut estimé à deux cents saluts d’or, dont il eut assignation. Toutefois il fut renvoyé au seigneur de la Tremoïlle pour le rendre à monseigneur de Senlis. Et ne valait rien ledit cheval à chevaucher pour moi. Je ne l’ôtai pas à l’évêque. D’autre part, je n’étais point contente de le retenir, pour ce que j’ouïs dire que l’évêque était mal content qu’on ait pris son cheval, et aussi pour ce qu’il ne valait rien pour gens d’armes. En conclusion, s’il fut payé de l’assignation qui lui fut faite, je ne sais, ni aussi s’il eut restitution de son cheval, et je pense que non. En tiers pour la tour de Beaurevoir, je le faisais non pas en espérance de me désespérer, mais en espérance de sauver mon corps, et d’aller secourir plusieurs bonnes gens qui étaient en nécessité. Après le saut, je m’en suis confessée, et j’en ai requis merci à Notre-Seigneur, et j’en ai pardon de Notre-Seigneur. Je crois que ce n’était pas bien fait de faire le saut, mais ce fut mal fait. Je sais que j’en ai pardon par la relation de sainte Catherine, après que je m’en fusse confessée : je m’en confessai du conseil de sainte Catherine.
LA FONTAINE. – En eûtes-vous grande pénitence ?
JEANNE. – Je portai une grande partie de cette pénitence du mal que je me fis en tombant.
LA FONTAINE. – Ce mal-fait que vous fîtes en sautant, croyez-vous que ce fut péché mortel ?
JEANNE. – Je n’en sais rien, mais m’en attends à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Et l’habit d’homme ?
JEANNE. – Puisque je le fais par le commandement de Notre Sire, et en son service, je ne crois point mal faire. Et quand il lui plaira de le commander, il sera aussitôt mis bas.
VII
Le jeudi 15 mars, au matin.
L’ÉVÊQUE. – Nous admonestons et requérons Jeanne par charitables exhortations, si elle a fait quelque chose qui soit contre notre foi, de s’en rapporter à la détermination de l’Église.
JEANNE. – Que mes réponses soient vues et examinées par les clercs ; et puis qu’on me dise s’il y a quelque chose qui soit contre la foi chrétienne. Je saurai bien dire par mon conseil ce qu’il en sera, et puis je dirai ce que j’en aurai trouvé par mon conseil. Toutefois, s’il y a rien de mal contre la foi chrétienne que Notre Père a commandée, je ne le voudrais soutenir, et serais bien courroucée d’aller encontre.
L’ÉVÊQUE. – Il faut distinguer entre l’Église triomphante et l’Église militante, et voir ce qui est de l’une et de l’autre. De présent, mettez-vous en la détermination de l’Église de ce que vous avez fait ou dit, soit bien, soit mal ?
JEANNE. – Je ne vous en répondrai autre chose pour le présent.
LA FONTAINE. – Dites-nous, sous le serment que vous avez prêté, comment vous avez cru vous échapper du château de Beaulieu, entre deux pièces de bois.
JEANNE. – Je ne fus oncques prisonnière en un lieu que je m’en échappasse volontiers. Étant dans ce château, j’eusse enfermé les gardes dans la tour, n’eût été le portier qui me vit et me rencontra. À ce qu’il me semble, il ne plaisait pas à Dieu que je m’échappasse pour cette fois, et il fallait que je visse le Roi des Anglais, comme mes voix m’avaient dit, et comme dessus est écrit.
LA FONTAINE. – Avez-vous congé de Dieu ou de vos voix de partir de prison toutes fois qu’il vous plaira ?
JEANNE. – Je l’ai demandé plusieurs fois, mais je ne l’ai pas encore.
LA FONTAINE. – De présent partiriez-vous si vous voyiez votre point de partir ?
JEANNE. – Si je voyais l’huis ouvert, je m’en irais, et ce me serait le congé de Notre-Seigneur. Je crois fermement, si je voyais l’huis ouvert, et que mes gardes et les autres anglais n’y sussent résister, que j’entendrais que ce serait le congé, et que Notre-Seigneur m’enverrait secours. Mais sans congé, je ne m’en irais pas, si ce n’était en faisant une entreprise pour m’en aller, pour savoir si Notre Père en serait content, selon le proverbe : Aide-toi, Dieu t’aidera. Je le dis, pour que, si je m’en vais, on ne dise pas que je m’en suis allée sans congé.
LA FONTAINE. – Puisque vous demandez à ouïr messe, il semble que ce serait le plus honnête que vous soyez en habit de femme. Lequel aimeriez-vous mieux ? prendre habit de femme et ouïr messe ? ou demeurer en habit d’homme et non ouïr messe ?
JEANNE. – Certifiez-moi d’ouïr messe, si je suis en habit de femme, et sur ce je vous répondrai.
LA FONTAINE. – Et je vous certifie que vous orrez messe si vous êtes en habit de femme.
JEANNE. – Et que dites-vous si j’ai juré et promis à notre Roi de ne pas mettre bas cet habit ? Toutefois je vous réponds : Faites-moi faire une robe longue jusques à terre, sans queue, et me la baillez pour aller à la messe ; et puis, au retour, je reprendrai l’habit que j’ai.
LA FONTAINE. – Prendriez-vous une fois pour toutes l’habit de femme pour aller ouïr la messe ?
JEANNE. – Je me conseillerai sur cela, et puis vous répondrai. Je requiers, en l’honneur de Dieu et Notre-Dame, que je puisse ouïr messe en cette bonne ville.
LA FONTAINE. – Prenez habit de femme simplement et absolument.
JEANNE. – Baillez-moi habit comme une fille de bourgeois, c’est à savoir houppelande longue, et je le prendrai, et même le chaperon de femme, pour aller ouïr la messe. Le plus instamment que je puis, je requiers qu’on me laisse cet habit que je porte, et qu’on me laisse ouïr messe sans le changer.
LA FONTAINE. – De ce que vous avez dit et fait, voulez-vous vous soumettre et rapporter à la détermination de l’Église ?
JEANNE. – Toutes mes œuvres et mes faits sont en la main de Dieu, et je m’en attends à lui. Et vous certifie que je ne voudrais rien faire ou dire contre la foi chrétienne. Si j’avais rien fait ou dit, ou qu’il fût sur mon corps quelque chose que les clercs sussent dire que c’est contre la foi chrétienne, que Notre Père a établie, je ne le voudrais pas soutenir, mais je le bouterais hors.
LA FONTAINE. – Ne vous en voulez-vous point soumettre à l’ordonnance de l’Église ?
JEANNE. – Je ne vous en répondrai maintenant autre chose. Mais samedi envoyez-moi le clerc, si vous ne voulez venir, et je lui répondrai sur cela, avec l’aide de Dieu, et ce sera mis en écrit.
LA FONTAINE. – Quand viennent vos voix, leur faites-vous révérence absolument comme à un Saint ou une Sainte ?
JEANNE. – Oui. Et si je ne l’ai pas fait parfois, je leur en ai crié merci et pardon depuis. Je ne leur sais pas faire si grande révérence qu’il leur convient. Car je crois fermement que ce sont saintes Catherine et Marguerite. Et semblablement saint Michel.
LA FONTAINE. – Puisqu’aux Saints de paradis on fait volontiers oblation de chandelles, etc., est-ce qu’à ces Saints et Saintes qui viennent à vous, vous n’avez point fait oblation de chandelles ardentes, ou d’autres choses, à l’église ou ailleurs, ou fait dire des messes ?
JEANNE. – Non, si ce n’est à l’offrande de la messe, en la main du prêtre, en l’honneur de sainte Catherine. Je crois que c’est l’une de celles qui apparut à moi. Je n’allume pas autant de chandelles que je le ferais volontiers, pour saintes Catherine et Marguerite qui sont en Paradis, et que je crois fermement être celles qui viennent à moi.
LA FONTAINE. – Quand vous mettez des chandelles devant l’image de sainte Catherine, les mettez-vous, les chandelles, en l’honneur de celle qui vous apparaît.
JEANNE. – Je le fais en l’honneur de Dieu, de Notre-Dame, et de sainte Catherine qui est au ciel. Et je ne fais point de différence entre sainte Catherine qui est au ciel, et celle qui m’apparaît.
LA FONTAINE. – Avez-vous toujours fait et accompli ce que vos voix vous commandent ?
JEANNE. – De tout mon pouvoir j’accomplis le commandement de Notre-Seigneur à moi fait par mes voix, et selon ce que j’en sais entendre. Elles ne me commandent rien sans le bon plaisir de Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Au fait de la guerre, n’avez-vous rien fait sans le congé de vos voix ?
JEANNE. – Vous en êtes tout répondus. Lisez bien votre livre, et vous le trouverez ! Toutefois je dirai qu’à la requête des gens d’armes fut faite une vaillance d’armes devant Paris, et aussi j’allai devant la Charité à la requête de mon Roi, et ce ne fut ni contre ni par le commandement de mes voix.
LA FONTAINE. – Fîtes-vous oncques aucunes choses contre leur commandement et volonté ?
JEANNE. – Ce que j’ai pu et su faire, je l’ai fait et accompli à mon pouvoir. Et quant à ce qui est du saut du donjon de Beaurevoir, que je fis contre leur commandement, je ne m’en pus tenir. Quand elles virent sa nécessité, et que je ne m’en savais ni pouvais tenir, elles me secoururent la vie, et me gardèrent de me tuer. Quelque chose que je fis oncques en mes grandes affaires, elles m’ont toujours secourue. Et c’est signe que ce sont bons esprits.
LA FONTAINE. – Avez-vous point d’autres signes que ce soient bons esprits ?
JEANNE. – Saint Michel me le certifia, avant que les voix me vinssent.
LA FONTAINE. – Comment connûtes-vous que c’était saint Michel ?
JEANNE. – Par le parler et langage d’anges. Et je le crois fermement, que c’étaient des anges !
LA FONTAINE. – Comment connûtes-vous que c’était langage d’anges ?
JEANNE. – Je le crus assez tôt, et j’eus cette volonté de le croire. Saint Michel, quand il vint à moi, me dit que saintes Catherine et Marguerite viendraient à moi, et que j’agisse suivant leur conseil, qu’elles étaient ordonnées pour me conduire et conseiller en ce que j’avais à faire, et que je les crusse de ce qu’elles me disaient, et que c’était par le commandement de Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Si l’Ennemi se mettait en forme ou signe d’ange, comment connaîtriez-vous si c’est bon ange ou mauvais ange ?
JEANNE. – Je reconnaîtrais bien si ce serait saint Michel ou une chose contrefaite comme lui. La première fois, j’eus grand doute si c’était saint Michel. Et à la première fois j’eus grand peur. Je le vis maintes fois avant de savoir que c’était saint Michel.
LA FONTAINE. – Pourquoi reconnûtes-vous plutôt que c’était saint Michel, cette fois où vous avez cru que c’était lui, que la fois première ?
JEANNE. – La première fois, j’étais jeune enfant et j’eus peur de cela. Depuis, saint Michel m’enseigna tant de choses que je crus fermement que c’était lui.
LA FONTAINE. – Quelle doctrine il vous enseigna ?
JEANNE. – Sur toutes choses, il me disait que je fusse bonne enfant, et que Dieu m’aiderait, et, entre les autres choses, que je vinsse au secours du Roi de France. Et une plus grande partie de ce que l’ange m’enseigna est en ce livre. Et me racontait l’ange la pitié qui était au royaume de France.
LA FONTAINE. – Quelle était la grandeur et stature de cet ange ?
JEANNE. – Samedi j’en répondrai avec l’autre chose dont je crois répondre, – à savoir ce qu’il en plaira à Dieu.
LA FONTAINE. – Croyez-vous point grand péché de courroucer sainte Catherine et sainte Marguerite qui vous apparaissent, et de faire contre leur commandement ?
JEANNE. – Oui. Mais je sais l’amender. Le plus que je les courrouçai ontiques, à mon avis, ce fut au saut de Beaurevoir, dont je leur ai crié merci, ainsi que des autres offenses que je peux avoir faites envers elles.
LA FONTAINE. – Sainte Catherine et sainte Marguerite prendront-elles vengeance corporelle pour l’offense ?
JEANNE. – Je ne sais, et je ne leur ai point demandé.
LA FONTAINE. – Vous nous avez dit jadis que, pour dire vérité, aucunes fois on est pendu. Savez-vous en vous quelque crime ou faute, pour quoi vous puissiez ou deviez mourir, si vous le confessiez ?
JEANNE. – Non.
VIII
Le samedi 17 mars.
L’ÉVÊQUE. – Nous requérons Jeanne de prêter serment.
JEANNE. – Je jure.
LA FONTAINE. – En quelle forme et espèce, grandeur et habit vient saint Michel ?
JEANNE. – Il était en la forme d’un très vrai prud’homme. De l’habit et d’autres choses, je n’en dirai plus autre chose. Quant aux anges, je les ai vus, de mes yeux, et on n’en aura plus autre chose de moi. Je crois aussi fermement les dits et les faits de saint Michel qui m’est apparu, comme je crois que Notre-Seigneur Jésus-Christ souffrit mort et passion pour nous. Et ce qui me met à le croire, c’est le bon conseil, confort et bonne doctrine qu’il m’a faits et dits.
LA FONTAINE. – Voulez-vous vous mettre de tous vos dits et faits, soit de bien soit de mal, en la détermination de notre mère Sainte Église ?
JEANNE. – Quant à l’Église, je l’aime et la voudrais soutenir de tout mon pouvoir pour notre foi chrétienne, et ce n’est pas moi qu’on devrait détourner ou empêcher d’aller à l’église ni d’ouïr la messe. Quant aux bonnes œuvres que j’ai faites et à ma venue, il faut que je m’en attende au Roi du ciel, qui m’a envoyée à Charles fils de Charles, Roi de France, qui sera Roi de France. Et vous verrez que les Français gagneront bientôt une grande besogne que Dieu enverra aux Français, et tant qu’il ébranlera presque tout le royaume de France. Je le dis afin que, quand ce sera advenu, on ait mémoire que je l’ai dit.
LA FONTAINE. – Dites-nous le terme.
JEANNE. – Je m’en attends à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Dites-nous si vous vous en rapporterez à la détermination de l’Église ?
JEANNE. – Je m’en rapporte à Notre-Seigneur qui m’a envoyée, à Notre-Dame et à tous les benoîts Saints et Saintes de Paradis. Et m’est avis que c’est tout un de Notre-Seigneur et de l’Église, et qu’on n’en doit point faire de difficulté. Pourquoi fait-on difficulté que ce soit tout un ?
LA FONTAINE. – Il y a l’Église triomphante, où sont Dieu, les saints, les anges et les âmes sauvées. L’Église militante, c’est notre Saint-Père le Pape, vicaire de Dieu en terre, les cardinaux, les prélats de l’Église et le clergé, et tous bons chrétiens et catholiques. Laquelle Église bien assemblée ne peut errer, et est gouvernée du Saint-Esprit. Voulez-vous vous en rapporter à l’Église militante, c’est à savoir celle qui est ainsi déclarée ?
JEANNE. – Je suis venue au Roi de France de par Dieu, de par la Vierge Marie et tous les benoîts saints et saintes de paradis, et l’Église victorieuse de là-haut, et de leur commandement. Et à cette Église-là je soumets tous mes bons faits, et tout ce que j’ai fait ou à faire.
LA FONTAINE. – Vous soumettez-vous à l’Église militante ?
JEANNE. – Je n’en répondrai maintenant autre chose.
LA FONTAINE. – Que dites-vous de l’habit de femme qu’on vous offre, afin que vous puissiez aller ouïr messe ?
JEANNE. – Quant à l’habit de femme, je ne le prendrai pas encore, tant qu’il plaira à Notre-Seigneur. Et si ainsi est qu’il me faille mener jusques en jugement, qu’il me faille dévêtir en jugement, je requiers aux seigneurs de l’Église qu’ils me donnent la grâce d’avoir une chemise de femme et un couvre-chef en ma tête. J’aime mieux mourir que de révoquer ce que Notre-Seigneur m’a fait faire, et je crois fermement que Notre-Seigneur ne laissera jà advenir que je sois mise si bas, sans avoir secours bientôt de Dieu et par miracle.
LA FONTAINE. – Puisque vous dites que vous portez habit d’homme par le commandement de Dieu, pourquoi demandez-vous chemise de femme en article de mort ?
JEANNE. – Il me suffit qu’elle soit longue.
LA FONTAINE. – Votre marraine qui a vu les fées, est-elle réputée sage femme ?
JEANNE. – Elle est tenue et réputée bonne prude femme, non pas devine ou sorcière.
LA FONTAINE. – Vous avez dit que vous prendriez habit de femme si on vous laissait aller, et s’il plaisait à Dieu ?
JEANNE. – Si on me donnait congé en habit de femme, je me mettrais bientôt en habit d’homme, et ferais ce qui m’est commandé par Notre-Seigneur. Ainsi j’ai autrefois répondu : et je ne ferais pour rien le serment de ne pas m’armer et ne pas me mettre en habit d’homme, de façon à faire le plaisir de Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Parlez-nous de l’âge et des vêtements de saintes Catherine et Marguerite.
JEANNE. – Vous êtes répondus de ce que vous en aurez de moi. Et vous n’en aurez autre chose. Et je vous en ai répondu tout au plus certain ce que je sais.
La FONTAINE. – Avant aujourd’hui, croyiez-vous que les fées fussent mauvais esprits ?
JEANNE. – Je n’en savais rien.
LA FONTAINE. – Savez-vous si saintes Catherine et Marguerite haïssent les Anglais ?
JEANNE. – Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime et haïssent ce que Dieu hait.
LA FONTAINE. – Dieu hait-il les Anglais ?
JEANNE. – De l’amour ou haine que Dieu a pour les Anglais, ou de ce que Dieu fera à leurs âmes, je ne sais rien. Mais je sais qu’ils seront boutés hors de France, excepté ceux qui y mourront ; et que Dieu enverra victoire aux Français, et contre les Anglais.
LA FONTAINE. – Dieu était-il pour les Anglais quand ils étaient en prospérité en France ?
JEANNE. – Je ne sais si Dieu haïssait les Français. Mais je crois qu’il voulait permettre de les laisser battre pour leurs péchés, s’ils péchaient.
LA FONTAINE. – Quel garant et quel secours vous attendez-vous à avoir de Notre-Seigneur pour porter habit d’homme ?
JEANNE. – Tant de l’habit que d’autres choses que j’ai faites, je n’en ai voulu avoir autre loyer, sinon le salut de mon âme.
LA FONTAINE. – Quelles armes offrîtes-vous en l’église de Saint-Denis en France ?
JEANNE. – Un blanc harnais entier pour homme d’armes, avec une épée. Je l’ai gagnée devant Paris.
LA FONTAINE. – À quelle fin les offrîtes-vous ?
JEANNE. – Ce fut par dévotion, ainsi qu’il est accoutumé par les gens d’armes, quand ils sont blessés. Et pour ce que j’avais été blessée devant Paris, je les offris à saint Denis, pour ce que c’est le cri de France.
LA FONTAINE. – Était-ce pour qu’on les adorât ?
JEANNE. – Non.
LA FONTAINE. – De quoi servaient ces cinq croix qui étaient en l’épée trouvée à Sainte-Catherine-de-Fierbois ?
JEANNE. – Je n’en sais rien.
LA FONTAINE. – Qui vous poussa à faire peindre anges, avec bras, pieds, jambes, vêtements sur votre étendard ?
JEANNE. – Vous en êtes répondus.
LA FONTAINE. – Les avez-vous fait peindre tels qu’ils viennent à vous ?
JEANNE. – Je les ai fait peindre en la manière qu’ils sont peints ès églises.
LA FONTAINE. – Oncques les vîtes-vous en la manière qu’ils furent peints ?
JEANNE. – Je ne vous en dirai autre chose.
LA FONTAINE. – Pourquoi n’y fîtes-vous pas peindre la clarté qui venait à vous avec les anges ou les voix ?
JEANNE. – Il ne me fut point commandé.
IX
L’après-midi du même samedi.
LA FONTAINE. – Les deux anges peints en votre étendard représentaient-ils saint Michel et saint Gabriel ?
JEANNE. – Ils n’y étaient fors seulement pour l’honneur de Notre-Seigneur, qui était peint en l’étendard. Je ne fis faire cette représentation des deux anges fors seulement pour l’honneur de Notre-Seigneur, qui y était figuré, tenant le monde.
LA FONTAINE. – Ces deux anges, qui étaient figurés en l’étendard, étaient-ils les deux anges qui gardent le monde ? Pourquoi n’y en avait-il pas plus, vu qu’il était commandé par Notre-Seigneur que vous prissiez cet étendard ?
JEANNE. – Tout l’étendard fut commandé par Notre-Seigneur, par la voix de saintes Catherine et Marguerite, qui me dirent : « Prends l’étendard de par le Roi du Ciel. » Et pour ce qu’elles me dirent : « Prends étendard de par le Roi du Ciel », j’y fis faire cette figure de Notre-Seigneur et de deux anges, en couleur. Et tout je fis par leur commandement.
LA FONTAINE. – Leur avez-vous demandé si, en vertu de cet étendard, vous gagneriez toutes les batailles où vous vous bouteriez, et si vous auriez victoire ?
JEANNE. – Elles me dirent de le prendre hardiment, et que Dieu m’aiderait.
LA FONTAINE. – Qui aidait le plus, vous à l’étendard ou l’étendard à vous ?
JEANNE. – De la victoire de l’étendard ou de moi, c’était tout à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – L’espérance d’avoir victoire était-elle fondée en votre étendard ou en vous ?
JEANNE. – Il était fondé en Notre-Seigneur, et non ailleurs.
LA FONTAINE. – Si un autre l’eût porté, eût-il eu aussi bonne fortune comme vous de le porter ?
JEANNE. – Je n’en sais rien, je m’en attends à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Si un des gens de votre parti vous eût baillé votre étendard à porter, l’eussiez-vous porté ? Y eussiez-vous eu aussi bonne espérance comme en votre étendard, qui vous était disposé de par Dieu ? Même celui de votre Roi, si vous l’aviez eu ?
JEANNE. – Je portais plus volontiers celui qui m’était ordonné de par Notre-Seigneur, et toutefois du tout je m’attendais à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – De quoi servait le signe que vous mettiez en vos lettres : JHESUS MARIA ?
JEANNE. – Les clercs écrivant mes lettres le mettaient. Et aucuns disaient qu’il me convenait de mettre ces deux mots : JHESUS MARIA.
LA FONTAINE. – Vous a-t-il point été révélé, si vous perdiez votre virginité, que vous perdriez votre bonheur, et que vos voix ne viendraient plus ?
JEANNE. – Cela ne m’a point été révélé.
LA FONTAINE. – Si vous étiez mariée, croyez-vous que vos voix vous viendraient ?
JEANNE. – Je ne sais, et m’en attends à Notre-Seigneur.
LA FONTAINE. – Pensez-vous et croyez-vous fermement que votre Roi fit bien de tuer ou faire tuer monseigneur de Bourgogne ?
JEANNE. – Ce fut grand dommage pour le royaume de France. Quelque chose qu’il y eût entre eux, Dieu m’a envoyé au secours du Roi de France.
LA FONTAINE. – Vous avez dit à Monseigneur de Beauvais que vous répondriez autant à Monseigneur et à ses commis comme vous feriez devant notre Saint-Père le Pape, et toutefois il y a plusieurs interrogatoires à quoi vous ne voulez répondre. Ne répondriez-vous point plus pleinement devant le Pape que vous ne faites devant Monseigneur de Beauvais ?
JEANNE. – J’ai répandu tout le plus vrai que j’ai su. Et si je savais aucune chose qui me vînt à la mémoire que je n’ai dit, je le dirais volontiers.
LA FONTAINE. – Vous semble-t-il que vous soyez tenue de répondre pleinement vérité à Notre Saint-Père le Pape, vicaire de Dieu, de tout ce qu’on vous demanderait touchant la foi et le fait de votre conscience ?
JEANNE. – Je requiers que je sois menée devant lui. Et puis je répondrai devant lui tout ce que je devrai répondre.
LA FONTAINE. – De quelle matière était l’un de vos anneaux, où il était écrit JHESUS MARIA ?
JEANNE. – Je ne sais proprement. S’il est d’or, il n’est pas de fin or. Je ne sais si c’était or ou laiton. Je pense qu’il y avait trois croix et non autre signe que je sache, excepté JHESUS MARIA.
LA FONTAINE. – Pourquoi regardiez-vous volontiers cet anneau quand vous alliez en fait de guerre ?
JEANNE. – Par plaisance et par l’honneur de mon père et de ma mère. Et moi, ayant mon anneau en main et en mon doigt, j’ai touché à sainte Catherine qui m’apparut visiblement.
LA FONTAINE. – En quelle partie de la dite sainte Catherine ?
JEANNE. – Vous n’en aurez autre chose.
LA FONTAINE. – Avez-vous baisé ou accolé oncques saintes Catherine et Marguerite ?
JEANNE. – Je les ai accolées toutes deux.
LA FONTAINE. – Fleuraient-elles bon ?
JEANNE. – Il est bon à savoir qu’elles sentaient bon.
LA FONTAINE. – En les accolant, y sentiez-vous point de chaleur ou autre chose ?
JEANNE. – Je ne les pouvais point accoler sans les sentir et toucher.
LA FONTAINE. – Par quelle partie les accoliez-vous, par haut ou par bas ?
JEANNE. – Il sied mieux les accoler par le bas que par le haut.
LA FONTAINE. – Leur avez-vous point donné de guirlandes ou chapeaux de fleurs ?
JEANNE. – En l’honneur d’elles, à leurs images ou remembrances ès églises, j’en ai plusieurs fois donné. Quant à elles qui m’apparaissent, je n’en ai point baillé dont j’ai mémoire.
LA FONTAINE. – Quand vous mettiez chapeaux de fleurs en l’arbre, les mettiez-vous en l’honneur de celles qui vous apparaissaient ?
JEANNE. – Non.
LA FONTAINE. – Quand ces Saintes venaient à vous, leur faisiez-vous révérence en vous agenouillant ou inclinant ?
JEANNE. – Oui, et le plus que je pouvais leur faire de révérence, je le leur faisais. Que je sais que ce sont celles qui sont au royaume de paradis.
LA FONTAINE. – Savez-vous rien de ceux qui vont en l’erre avec les fées ?
JEANNE. – Je n’y fus oncques, ni n’en sus quelque chose. Mais j’en ai bien ouï parler, et qu’on y allait le jeudi ; mais je n’y crois point, et crois que c’est sorcellerie.
LA FONTAINE. – Fîtes-vous point flotter ou tourner votre étendard autour de la tête de votre Roi quand il fut sacré à Reims ?
JEANNE. – Non, que je sache.
LA FONTAINE. – Pourquoi fut-il plus porté en l’église de Reims, au sacre, que ceux des autres capitaines ?
JEANNE. – Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur.
X
Le dimanche de la Passion, et le jeudi 22 mars, les juges délibèrent. Le samedi 24 mars, l’évêque avec huit autres juges alla dans la prison de Jeanne et on lui fit lecture des interrogatoires.
JEANNE. – Je fais le serment de ne rien ajouter que de vrai à mes réponses.
Le greffier Mauchon commença la lecture du procès-verbal. Jeanne l’interrompit au moment où il lisait le compte rendu du premier interrogatoire public, où elle avait eu à répondre sur son nom.
JEANNE. – J’ai pour surnom d’Arc ou Romée. Dans mon pays les filles portent le surnom de leur mère. Que me soient lues à la suite les questions et les réponses : ce qui sera lu sans que j’y contredise sera tenu pour vrai et confessé.
Quand on en arriva à l’article où il est question que Jeanne prenne un habit de femme, elle dit :
JEANNE. – Baillez-moi habit de femme pour aller à la maison de ma mère, et je le prendrai. C’est pour être hors des prisons. Quand je serai hors des prisons, je prendrai conseil sur ce que je dois faire.
Quand la lecture fut finie, elle dit :
JEANNE. – Je crois bien avoir parlé selon ce qui est écrit en ce registre et selon ce qui m’a été lu. Et je ne contredis à aucun des dits qui sont contenus en ce registre.
XI
Le dimanche des Rameaux, 25 mars, l’évêque vint dans la prison de Jeanne avec quatre juges.
L’ÉVÊQUE. – Plusieurs fois, et surtout hier, vous nous avez demandé qu’il vous soit permis, à cause de la solennité des jours et du temps, d’ouïr messe en ce dimanche de la fête des Rameaux. C’est pourquoi nous vous demanderons, si nous vous accordions cette grâce, si vous voudriez quitter habit d’homme et recevoir habit de femme, ainsi que vous aviez accoutumé au lieu de votre naissance, et comme ont coutume d’en porter les femmes de votre pays.
JEANNE. – Je vous requiers qu’il me soit permis d’ouïr messe en l’habit d’homme en lequel je suis, et que je puisse recevoir le sacrement d’Eucharistie à la fête de Pâques.
L’ÉVÊQUE. – Répondez à ce que nous demandons, à savoir si vous voulez quitter habit d’homme, si on vous accorde cette grâce ?
JEANNE. – Je n’ai point conseil sur cela, et je ne puis encore prendre ledit habit.
L’ÉVÊQUE. – Voulez-vous avoir conseil avec vos Saintes pour recevoir habit de femme ?
JEANNE. – On peut bien me permettre d’ouïr messe en cet état, et je le souhaite hautement. Mais je ne puis changer d’habit, et ce n’est pas en moi.
LES ASSESSEURS. – Nous vous exhortons, pour tant de bien et dévotion que vous semblez avoir, de vouloir prendre habit convenable à votre sexe.
JEANNE. – Il n’est pas en moi de le faire. Si c’était en moi, ce serait bientôt fait.
L’ÉVÊQUE. – Parlez avec vos voix pour savoir si vous pouvez reprendre habit de femme pour recevoir le viatique à Pâques.
JEANNE. – Autant qu’il est en moi, je ne recevrai pas le viatique, en changeant mon habit pour habit de femme. Je demande qu’il me soit permis d’ouïr messe en habit d’homme. Cet habit ne charge point mon âme, et le porter n’est pas contre l’Église.
JEAN D’ESTIVET. – De tout ceci, en qualité de promoteur, je demande relation, devant les seigneurs et maîtres ici présents.
TROISIÈME PARTIE
LE JUGEMENT
I
Les juges, dans les journées du 26 et du 28 mars, lurent à Jeanne un acte d’accusation en 70 articles. Elle opposa les plus formelles protestations à tout ce qui lui était reproché contre l’orthodoxie. Le 31 mars, on revint la trouver dans sa prison.
L’ÉVÊQUE. – Nous venons vous interroger sur certains points sur lesquels vous avez pris délai pour répondre jusqu’à aujourd’hui. Voulez-vous vous en apporter au jugement de l’Église qui est sur terre, de tout ce que vous avez dit ou fait, soit bien, soit mal, spécialement des cas, crimes ou délits qu’on vous impose, et de tout ce qui touche votre procès ?
JEANNE. – De ce qu’on me demande, je m’en rapporterai à l’Église militante, pourvu qu’elle ne me commande chose impossible, c’est que, les faits que j’ai dits et faits, déclarés au procès, des révélations que j’ai dites avoir faites de par Dieu, je les révoque. Je ne les révoquerai pas pour quelque chose. Ce que Notre dire m’a fait faire et commandé, et commandera, je ne le laisserai à faire pour homme qui vive, et il me serait impossible de le révoquer. En cas que l’Église me voudrait faire faire autre chose au contraire du commandement que je dis à moi fait par Dieu, je ne le ferais pour quelque chose.
L’ÉVÊQUE. – Si l’Église militante vous dit que vos révélations sont illusions, ou choses diaboliques ou mauvaises choses, vous en rapporterez-vous à l’Église ?
JEANNE. – Je m’en rapporterai à Notre-Seigneur, duquel je ferai toujours le commandement. Je sais bien que ce qui est contenu en mon procès est venu par le commandement de Dieu. De ce que j’ai affirmé audit procès avoir fait du commandement de Dieu, il m’aurait été impossible de faire le contraire. En cas que l’Église militante me commanderait faire le contraire, je ne m’en rapporterais à homme du monde, fors à Notre-Seigneur, dont je ferai toujours le bon commandement.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous point que vous soyez sujette à l’Église qui est sur terre, c’est à savoir à Notre Saint-Père le Pape, aux cardinaux, archevêques, évêques et autres prélats d’Église ?
JEANNE. – Oui, Notre Sire premier servi.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous commandement de vos voix de ne vous point soumettre à l’Église militante, qui est sur terre, ni au jugement d’icelle ?
JEANNE. – Je ne réponds chose que je prenne en ma tête, mais ce que je réponds, c’est du commandement d’icelles. Elles ne commandent point que je n’obéisse pas à l’Église, – Notre Sire premier servi.
Les jours suivants, les juges firent extraire de l’acte d’accusation et des interrogatoires de Jeanne (à ce qu’ils prétendirent) un certain nombre de propositions qui furent réunies en un sommaire de douze articles. Les points principaux qui furent relevés sont : 1° les voix de Jeanne dans son enfance ; 2° l’ange qui apporta le signe au Roi ; 3° le fait que Jeanne puisse reconnaître saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite ; 4° les révélations dont Jeanne s’est vantée ; 5° l’habit d’homme ; 6° les mots JHESUS MARIA sur ses lettres ; 7° la visite à Robert de Baudricourt ; 8° le saut de Beaurevoir ; 9° la croyance qu’avait Jeanne d’aller en Paradis ; 10° l’amour de Dieu pour les Français et sa haine pour les Anglais ; 11° la croyance que Jeanne conserve envers ses apparitions, et sa dévotion envers elles ; 12° son refus formel d’obéir à l’Église. En la plupart de ces articles, les juges ne tinrent aucun compte des dénégations ou des réponses de Jeanne : ils laissèrent toutefois de côté un certain nombre de légendes absurdes que contenait l’acte en soixante-dix articles. C’est sur les douze articles que délibérèrent les docteurs, puis l’Université de Paris.
II
Le Procès de Réhabilitation nous rapporte (déposition de Tiphaine) comment Jeanne malade fut visitée dans sa prison par Jean d’Estivet et par son médecin Jean Tiphaine. Celui-ci lui tâta le pouls et interrogea ses gardiens sur ses malaises.
JEAN TIPHAINE. – Qu’avez-vous ? Où avez-vous mal ?
JEANNE. – Il me fut envoyé certaine carpe par l’évêque de Beauvais, de laquelle j’ai mangé, et je crains qu’elle ne soit la cause de mon malaise.
JEAN D’ESTIVET. – Tu parles mal ! c’est toi, paillarde, qui as mangé harengs et autres choses qui te sont contraires !
JEANNE. – Je ne l’ai point fait.
Le 18 avril, les deux juges accompagnés de sept assesseurs allèrent trouver Jeanne dans sa prison, et procédèrent à une « exhortation charitable ».
JEANNE. – Je vous rends grâces de ce que vous me dites pour mon salut. Il me semble, vu la maladie que j’ai, que je suis en grand péril de mort. Et si ainsi est que Dieu veuille faire son plaisir de moi, je vous requiers avoir confession, et mon Sauveur aussi, et être ensevelie en la terre sainte.
L’ÉVÊQUE. – Si vous voulez avoir les droitures et sacrements de l’Église, il faudrait que vous fassiez comme les bons catholiques doivent faire et que vous vous soumissiez à l’Église. Si vous persévérez dans votre propos de ne pas vous soumettre à l’Église, on ne pourra vous administrer les sacrements de pénitence, que nous sommes toujours prêts à accorder.
JEANNE. – Je ne vous en saurais maintenant autre chose dire.
L’ÉVÊQUE. – Tant plus vous craignez pour votre vie à cause de la maladie, tant plus vous devriez amender votre vie. Et vous n’aurez pas le droit de l’Eglise, comme catholique, si vous ne vous soumettez à l’Église.
JEANNE. – Si le corps meurt en prison, je m’attends à ce que le fassiez mettre en terre sainte. Si vous ne le faites mettre, je m’en attends à Notre-Seigneur.
L’ÉVÊQUE. – Autrefois, vous avez dit dans votre procès que si vous aviez fait ou dit quelque chose qui fût contre notre foi chrétienne, ordonnée de Notre-Seigneur, vous ne le voudriez point soutenir.
JEANNE. – Je m’en attends à la réponse que j’en ai faite et à Notre-Seigneur.
L’ÉVÊQUE. – Vous avez dit avoir eu plusieurs fois révélations de par Dieu, par saint Michel, saintes Catherine et Marguerite. S’il venait aucune bonne créature qui affirmât avoir eu révélation de par Dieu, touchant le fait de vous, le croiriez-vous ?
JEANNE. – Il n’y a chrétien au monde qui viendrait devers moi et qui se dirait avoir eu révélation que je ne sache s’il dirait vrai ou non. Je le saurais par saintes Catherine et Marguerite.
L’ÉVÊQUE. – Imaginez-vous point que Dieu puisse révéler chose à une bonne créature qui vous soit inconnue ?
JEANNE. – Il est bon à savoir que oui. Mais je n’en croirais homme ni femme, si je n’en avais aucun signe.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous que la Sainte Écriture soit révélée de Dieu ?
JEANNE. – Vous le savez bien. Et est bon à savoir que oui.
L’ÉVÊQUE. – Nous vous sommons, exhortons et requérons de prendre le bon conseil des clercs et notables docteurs, et de le croire pour le salut de votre âme. Voulez-vous soumettre vos dits et faits à l’Église militante ?
JEANNE. – Quelque chose qui m’en doive advenir, je n’en ferai ou dirai autre chose, car j’en ai dit déjà au procès.
NICOLAS MIDI. – Nous vous exhortons de soumettre vos dits et faits à l’Église militante. Il est dit dans Matthieu, chapitre XVII : « Si ton frère a péché contre toi, va lui faire sentir seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. » Et ensuite : « S’il refuse de t’écouter, dis-le à l’Église ; et s’il refuse d’écouter l’Église, qu’il soit pour toi comme un païen et un publicain. » Si vous ne voulez vous soumettre à l’Église et lui obéir, il faudra que nous vous abandonnions comme une sarrasine.
JEANNE. – Je suis bonne chrétienne, et bien baptisée, et je mourrai comme bonne chrétienne.
L’ÉVÊQUE. – Puisque vous requérez que l’Église vous baille votre Créateur, voudrez-vous vous soumettre à l’Église, et on vous promettra de vous le bailler ?
JEANNE. – De cette soumission, je n’en répondrai autre chose que j’ai fait. J’aime Dieu, je le sers, je suis bonne chrétienne, et je voudrais aider et soutenir sainte Église de tout mon pouvoir.
L’ÉVÊQUE. – Voudriez-vous point qu’on ordonnât une belle et notable procession pour vous remettre en bon état, si vous n’y êtes ?
JEANNE. – Je veux très bien que l’Église et les catholiques prient pour moi.
C’est probablement ce soir-là que Jean de la Fontaine, Ysambart de la Pierre et frère Martin revinrent sans l’Évêque trouver Jeanne pour lui demander de se soumettre au Concile de Bâle. Ils lui dirent :
« Vous devez croire et tenir que l’Église c’est Notre Saint-Père le Pape, et ceux qui président en l’Église militante, et vous ne devez point faire de doute de vous soumettre à Notre Saint-Père le Pape et au Saint Concile : car il y a, tant de votre parti que d’ailleurs, plusieurs notables clercs. Si ainsi vous ne faites, vous vous mettrez en grand danger. »
III
Le mercredi 2 mai, dans la salle du château de Rouen près de la grande salle, les juges siégèrent avec soixante-trois assesseurs. L’Évêque exposa d’abord l’impossibilité de ramener Jeanne à un meilleur esprit. C’est pourquoi il avait décidé qu’admonition publique lui serait faite, par maître Jean de Châtillon, archidiacre d’Évreux. Puis, Jeanne fut introduite.
JEANNE. – Lisez votre livre, et puis je vous répondrai. Je m’attends à Dieu, mon créateur, de tout. Je l’aime de tout mon cœur. Je m’en attends à mon juge : c’est le Roi du Ciel et de la Terre.
JEAN DE CHÂTILLON. – On vous a déclaré ce qu’était l’Église militante, et admonesté de croire et tenir l’article Unam Sanctam Ecclesiam..., et de vous soumettre à l’Église militante.
JEANNE. – Je crois bien l’Église d’ici-bas. Mais de mes faits et dits, ainsi qu’autrefois j’ai dit, je m’attends et rapporte à Dieu. Je crois bien que l’Église militante ne peut errer ou faillir ; mais, quant à mes dits et faits, je les mets et rapporte du tout à Dieu, qui m’a fait faire ce que j’ai fait. Je me soumets à Dieu, mon créateur, qui me l’a fait faire. Et je m’en rapporte à lui, et à sa personne propre.
JEAN DE CHÂTILLON. – Voulez-vous dire que vous n’avez point de juge sur terre et que Notre Saint-Père le Pape n’est point votre juge ?
JEANNE. – Je ne vous en dirai autre chose. J’ai bon maître, c’est à savoir Notre-Seigneur, à qui je m’attends du tout, et non à autre.
JEAN DE CHÂTILLON. – Si vous ne voulez croire l’Église et l’article Ecclesiam sanctam catholicam, vous serez hérétique, et vous subirez la punition du feu par la sentence d’autres Juges.
JEANNE. – Je ne vous en dirai autre chose. Et si je voyais le feu, pourtant dirais-je tout ce que je vous dis, et n’en ferais autre chose.
JEAN DE CHÂTILLON. – Si le Concile général, comme Votre Saint-Père, les cardinaux ou autres gens d’Église étaient là, vous y voudriez-vous rapporter et soumettre ?
JEANNE. – Vous n’en tirerez autre chose.
JEAN DE CHÂTILLON. – Voulez-vous vous soumettre à Notre Saint-Père le Pape ?
JEANNE. – Menez-m’y, et je lui répondrai. Et autrement, je n’en veux répondre.
JEAN DE CHATILLON. – Nous enverrons votre procès au Pape pour qu’il en juge.
JEANNE. – Je ne sais pas ce que vous mettrez dans le procès. Je veux y être menée et être interrogée par le Pape.
L’EVÊQUE. – Voulez-vous vous soumettre à l’Église ?
JEANNE. – Qu’est-ce que l’Église ? Quant à ce qui est de vous, je ne veux pas me soumettre à votre jugement, parce que vous êtes mon ennemi capital.
YSAMBART. – Il faut vous soumettre au général concile de Bâle.
JEANNE. – Qu’est-ce que c’est que général concile ?
YSAMBART. – C’est congrégation de toute l’Église Universelle et la chrétienté, et en ce concile, il y a autant de votre part comme de la part des Anglais.
JEANNE. – Oh ! puisqu’en ce lieu sont aucuns de notre parti, je veux bien me rendre et soumettre au concile de Bâle !
L’ÉVÊQUE. – Taisez-vous, de par le diable !
Qui a été parler à cette femme depuis hier ? (Il fait venir le garde anglais et lui demande) Qui lui a parlé ?
LE GARDE. – Maître de la Fontaine, votre lieutenant, et les deux religieux.
GUILLAUME MANCHON. – Dois-je inscrire cette soumission ?
L’ÉVÊQUE. – Non, ce n’est pas nécessaire.
JEANNE. – Ha ! vous écrivez bien ce qui va contre moi, et ne voulez pas écrire ce qui va pour moi.
JEAN DE CHÂTILLON, lisant. – « Item, depuis longtemps, vous persévérez à porter, contre l’honnêteté de votre sexe, habit d’homme, à la mode des gens d’armes, et vous le portez continuellement sans aucune nécessité, ce qui est scandaleux, contraire aux bonnes et honnêtes mœurs, en ayant en outre les cheveux taillés en rond ; et ce sont là façons contraires au commandement de Dieu, mis dans le Deutéronome, chapitre XXII : « Que la femme ne soit point vêtue d’un habillement d’homme, et que l’homme ne mette point de vêtements de femme ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l’Éternel son Dieu » ; contraires au commandement de l’Apôtre qui dit que la femme doit voiler son chef ; contraires aux défenses de l’Église, faites dans les sacrés conciles généraux ; contraires à la doctrine des Saints et des Docteurs, tant de sacrée théologie que de droit canonique ; et toutes choses qui sont de mauvais exemples pour les autres femmes.
JEANNE. – Quant à l’habit, je veux bien prendre longue robe et chaperon de femme pour aller à l’Église et recevoir mon Sauveur, ainsi qu’autrefois j’ai répondu, pourvu que, aussitôt après, je le mette bas, et reprenne celui que je porte.
JEAN DE CHÂTILLON. – Mais vous portez l’habit d’homme sans nécessité, spécialement depuis que vous êtes en prison.
JEANNE. – Quand j’aurai fait ce pour quoi je suis envoyée de par Dieu, je prendrai habit de femme.
JEAN DE CHÂTILLON. – Croyez-vous que vous fassiez bien de prendre habit d’homme ?
JEANNE. – Je m’en attends à Notre-Seigneur.
JEAN DE CHÂTILLON. – En ce que vous dites que vous faites bien, et que vous ne péchez point en portant ledit habit, et en ce que vous dites que Dieu et les Saintes vous le font faire, vous les blasphémez comme on vous a lu dans la cédule, vous errez, et faites mal.
JEANNE. – Je ne blasphème point Dieu ni ses saints.
JEAN DE CHÂTILLON. – Nous vous admonestons de cesser de porter l’habit et de croire que vous faites bien de le porter, et de reprendre habit de femme.
JEANNE. – Je n’en ferai autre chose.
Jean de Châtillon reprit la lecture de l’acte d’admonition et pria Jeanne de ne plus ajouter foi à ses visions.
JEANNE. – Je m’en rapporte à mon juge, c’est à savoir Dieu, et à ce qu’autrefois j’ai répondu, qui est au livre.
JEAN DE CHÂTILLON. – Si on vous envoie deux ou trois ou quatre des chevaliers de votre parti, qui viendraient par sauf-conduit, voudriez-vous vous en rapporter à eux de vos apparitions et choses contenues en ce procès ?
JEANNE. – Qu’on les fasse venir, et puis je répondrai. Et autrement je ne me veux rapporter à eux ni soumettre de ce procès.
JEAN DE CHÂTILLON. – À l’Église de Poitiers où vous avez été examinée, vous voulez-vous rapporter et soumettre ?
JEANNE. – Me croyez-vous prendre par cette manière et par cela attirer à vous ?
JEAN DE CHÂTILLON. – En conclusion et de nouveau vous admonestons généralement de vous soumettre à l’Église, et sous peine d’être laissée par l’Église. Si l’Église vous laisse, vous serez en grand péril du corps et de l’âme, et vous pourrez bien mettre en péril d’encourir peines du feu éternel, quant à l’âme, et du feu temporel, quant au corps, et par la sentence d’autres juges.
JEANNE. – Vous ne ferez jà ce que vous dites contre moi, qu’il ne vous en prenne mal et au corps et à l’âme.
IV
Le mercredi 9 mai, Jeanne fut amenée dans la grosse tour du château de Rouen, devant les deux juges et neuf assesseurs.
L’ÉVÊQUE. – Nous requérons et admonestons Jeanne de répondre vérité sur les nombreux et divers points contenus en son procès qu’elle a niés ou sur lesquels elle a répandu mensongèrement, alors que nous avions sur eux informations certaines, preuves et présomption véhémentes.
Lecture fut faite de plusieurs de ces points.
Si vous n’avouez pas la vérité à ce sujet, vous serez mise à la torture.
On montra à Jeanne les instruments tout prêts. Et se tenaient debout les hommes chargés de la mettre à la torture « pour la ramener à la voie et à la connaissance de la vérité et qui pouvaient par là lui procurer le salut de l’âme et du corps que par ses inventions mensongères elle exposait à de graves périls ».
JEANNE. – Vraiment, si vous me deviez écarteler les membres et faire partir l’âme hors du corps, je ne vous dirais autre chose. Et si aucune chose je vous en disais, après je dirais toujours que vous me l’auriez fait dire par force.
L’ÉVÊQUE. – Depuis l’autre jour, entendîtes-vous vos voix ?
JEANNE. – À la Sainte Croix, j’eus le confort de saint Gabriel. Et croyez que ce fut saint Gabriel. Je l’ai su par les voix, que c’était saint Gabriel.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous demandé conseil à vos voix ?
JEANNE. – J’ai demandé conseil à mes voix pour savoir si je me soumettrais à l’Église, pour ce que les gens d’Église me pressaient fort de me soumettre à l’Église, et elles m’ont dit que si je voulais que Notre-Seigneur m’aidât, je m’attende à lui de tous mes faits. Je sais bien que Notre-Seigneur a toujours été maître de mes faits, et que l’Ennemi n’a oncques eu puissance sur mes faits. J’ai demandé à mes voix si je serais brûlée, et lesdites voix m’ont répondu que je m’attende à Notre Sire et qu’il m’aidera.
L’ÉVÊQUE. – Du signe de la couronne que vous dites avoir baillé à l’archevêque de Reims, voulez-vous vous en rapporter à lui ?
JEANNE. – Faites-le venir, et que l’ouïsse parler, et puis je vous répondrai. Mais il n’oserait dire le contraire de ce que je vous en ai dit.
L’ÉVÊQUE. – Voyant l’endurcissement de l’âme de cette femme et ses façons de répondre, nous, juges, craignant que les tourments de la torture ne lui profitent peu, nous décidons de surseoir à leur application jusqu’à ce que nous ayons là-dessus avis plus complet.
La séance fut levée et Jeanne reconduite en sa prison. Le samedi suivant 12 mai, après une délibération dans la maison de l’évêque, treize juges décidèrent qu’il « n’était pas expédient de la mettre à la torture ».
V
Le samedi 19 mai, lecture fut donnée des consultations de l’Université de Paris. Les juges et docteurs se rangèrent à l’avis des Facultés, déclarant Jeanne hérétique et schismatique en plusieurs points. Ils décidèrent toutefois de procéder à une nouvelle admonition charitable.
Elle eut lieu le mercredi 23 mai, dans une chambre du château de Rouen voisine de la prison de Jeanne, et n’obtint aucun résultat.
JEANNE. – Quant à mes faits et mes dits que j’ai dits au procès, je m’y rapporte et les veux soutenir.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous que vous ne soyez point tenue de soumettre vos dits et faits à l’Église militante ou à autres qu’à Dieu ?
JEANNE. – La manière que j’ai toujours dite et tenue au procès, je la veux maintenir quant à cela. Si j’étais en jugement, et je voyais le feu allumé et bourrées allumées, et le bourreau près de bouter le feu, et si j’étais dedans le feu, pourtant je n’en dirais autre chose et soutiendrais ce que j’ai dit au procès jusques à la mort.
VI
Le jeudi après la Pentecôte, 24 mai, les juges se rendirent le matin au cimetière de l’abbaye de Saint-Ouen de Rouen. Ils étaient assistés du cardinal de Winchester, dit cardinal d’Angleterre, de trois évêques, de dix abbés et prieurs, et d’un grand nombre de juges. Une grande multitude était présente. Jeanne était sur un échafaud dressé devant le tribunal. Assez près d’elle, de façon à être bien vu, se tenait le bourreau, une torche à la main ; prêt à allumer le bûcher.
L’ÉVÊQUE. – Maître Guillaume Érard, personne insigne, docteur en théologie sacrée, va tout d’abord prononcer une solennelle prédication, pour la salutaire admonition de Jeanne et de tout le peuple.
GUILLAUME ÉRARD. – Je prendrai pour sujet la parole de Dieu, rapportée au chapitre XV de saint Jean : « Le sarment ne peut de lui-même porter de fruits, s’il ne demeure attaché à la vigne. » De là il faut déduire que tout catholique doit demeurer dans la vraie vigne de notre sainte mère l’Église que le Christ de sa droite a plantée. Jeanne s’est séparée par des erreurs nombreuses et des crimes graves de l’unité de notre sainte mère l’Église, elle a maintes fois scandalisé le peuple chrétien. Nous vous admonestons et vous exhortons, ainsi que tout le peuple, à suivre de salutaires doctrines.
Jamais en France il n’y a eu tel scandale qu’au sujet de cette Jeanne, qui a été sortilège, hérétique, schismatique, et le Roi qui l’a aimée l’est aussi, pour avoir voulu recouvrer son royaume par telle femme hérétique !
Ha ! noble maison de France, qui as toujours été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée de t’adhérer à une hérétique et schismatique ! C’est grande pitié !
Ha ! France ! tu es bien abusée ! Tu as toujours été la chambre très chrétienne ; et Charles, qui se dit Roi et de toi gouverneur, s’est adhéré comme hérétique et schismatique (tel est-il), aux paroles et faits d’une femme inutile, diffamée, et de tout déshonneur pleine ! Et non pas lui seulement, mais tout le clergé de son obéissance et seigneurie, par lequel elle a été examinée et non reprise, comme elle a dit.
Ô Jeanne ! ton Roi, qui se dit Roi de France, en adhérant et en croyant à toi, est devenu hérétique et schismatique !
C’est à toi, Jeanne, à qui je parle, et je te dis que ton Roi est hérétique et schismatique !
JEANNE. – Par ma foi, sire, révérence gardée, car je vous ose bien dire et jurer, sur peine de ma vie, que c’est le plus noble chrétien de tous les chrétiens, et qui mieux aime la foi et l’Église, et n’est point tel que vous dites !
GUILLAUME ÉRARD, à Jean Massieu. – Faites-la taire !
Tu as agi contre la majesté royale, tu as agi contre Dieu et la foi catholique. Tu as erré plusieurs fois en la foi, et, si tu ne t’amendes point, tu seras brûlée. Tu as pris un habit d’homme...
JEANNE. – J’ai pris habit d’homme parce que j’avais à être parmi gens d’armes, avec lesquels il était plus sûr et plus convenable de se trouver en habit d’homme que de femme, et ce que j’ai fait, je l’ai bien fait.
GUILLAUME ÉRARD. – Voici messeigneurs les juges, qui plusieurs fois vous ont sommée et requise que vous voulussiez soumettre tous vos dits et faits à notre mère Sainte Église, en vous faisant voir et montrant qu’en vos dits et faits, étaient plusieurs choses qui, comme il semblait aux clercs, n’étaient bonnes à dire ou à soutenir.
JEANNE. – Je vous répondrai. De la soumission à l’Église, je leur ai dit en ce point que toutes les œuvres que j’ai faites, et les dits, soient envoyés à Rome devers Notre Saint-Père le Pape, auquel (et à Dieu premier) je me rapporte. Quant aux dits et faits que j’ai faits, je les ai faits de par Dieu. De mes faits et dits je ne charge aucune personne ni mon Roi, ni autre. S’il y a quelque faute, c’est à moi et non à autre.
L’ÉVÊQUE. – Les faits et dits que vous avez faits, qui sont réprouvés, les voulez-vous révoquer ?
JEANNE. – Je m’en rapporte à Dieu et à Notre Saint-Père le Pape.
L’ÉVÊQUE. – Il ne suffit pas. On ne peut aller quérir Notre Saint-Père si loin. Les Ordinaires sont juges chacun en leur diocèse. Pour ce, il est besoin que vous vous rapportiez à Notre Mère Sainte Église, et que vous teniez ce que les clercs et gens en ce se connaissant en disent et ont déterminé de vos dits et faits.
On l’en admonesta trois fois.
NICOLAS LOYSELEUR. – Jeanne, croyez-moi. Si vous le voulez, vous serez sauvée. Acceptez votre habit, et faites tout ce qui vous sera ordonné. Sinon vous êtes en péril de mort. Et si vous faites ce que je vous dis, vous serez sauvée, et aurez beaucoup de bien, et n’aurez pas de mal, mais serez baillée à l’Église.
L’ÉVÊQUE. – Comme cette femme ne veut dire autre chose, nous allons commencer à lire la sentence définitive.
L’évêque ne lut qu’une partie de la sentence, interrompu par Jeanne.
LOYSELEUR. – Faites ce qu’il dit, et prenez habit de femme.
GUILLAUME ÉRARD. – Jeanne, nous avons grand pitié de toi. Il faut que vous révoquiez ce que vous avez dit, ou nous vous livrerons à la justice séculière.
JEANNE. – Je n’ai rien fait de mal. Je crois aux douze articles de la foi et aux dix commandements du Décalogue. Je m’en rapporte au Concile de Rome, et veux croire tout ce que croit Sainte Église.
GUILLAUME ÉRARD. – Révoque ce que tu as dit.
JEANNE. – Vous vous donnez bien du mal pour me séduire.
GUILLAUME ÉRARD. – Révoque ce que tu as dit.
JEANNE. – Je ferai tout ce que vous voudrez.
À l’évêque, qui interrompt sa lecture :
Je veux tenir tout ce que l’Église et les juges voudront dire et sentencier, et obéir du tout à l’ordonnance et volonté d’eux.
GUILLAUME ÉRARD. – Tu abjureras et signeras cette cédule. Si tu fais ce qui t’est conseillé, tu seras libérée des prisons.
UN CLERC ANGLAIS, à l’évêque. – Hâtez-vous. Vous êtes trop favorables ! Vous faites mal d’admettre une telle abjuration, et c’est une dérision !
L’ÉVÊQUE, jetant ses papiers à terre. – Vous mentez ! Je suis juge en matière de foi, et je dois plutôt chercher son salut que sa mort ! Je ne ferai rien d’autre aujourd’hui ! J’ai agi selon ma conscience. Vous me ferez des excuses ! On m’a fait injure et je ne procéderai pas plus avant tant qu’on ne m’aura pas fait d’excuses.
LE CARDINAL, au clerc. – Taisez-vous !
GUILLAUME ÉRARD. – Voici la cédule d’abjuration. (Il la lit.)
JEANNE. – Je n’entends point ce que c’est qu’abjurer et je demande conseil.
JEAN MASSIEU. – Si vous allez à l’encontre d’aucuns desdits articles, vous serez brûlée. Je vous conseille de vous rapporter à l’Église universelle pour savoir si vous devez les abjurer ou non.
GUILLAUME ÉRARD, à Massieu. – Que dites-vous à Jeanne ?
JEAN MASSIEU. – Je lui lis cette cédule et lui dis de la signer.
JEANNE. – Je ne sais pas signer. Je m’en rapporte à l’Église universelle, si je dois les abjurer ou non. Que cette cédule soit vue par les clercs et l’Église entre les mains de qui je dois être mise. S’ils me donnent conseil que j’aie à la signer et à faire ce qu’ils me diront, volontiers je le ferai. Je ne dois pas abjurer selon cette cédule. Je demande qu’on me mette en garde d’Église, et que je ne sois plus mise aux mains des Anglais.
GUILLAUME ÉRARD. – Tu n’auras pas plus long délai. Et si tu ne signes pas cette cédule, tu seras immédiatement brûlée. Défense est faite à Maître Jean Massieu de parler davantage avec Jeanne et de lui donner conseil.
JEANNE. – J’aime mieux signer qu’être brûlée.
À ce moment, la foule furieuse poussa de grands cris et jeta un grand nombre de pierres vers l’accusée et le tribunal.
JEAN MASSIEU. – (Jean Massieu dut donc relire à haute voix, à ce qu’il semble, la cédule d’abjuration, que Jeanne répéta mot pour mot après lui. D’après lui-même, et tous ceux qui l’ont vue, cette cédule tenait en six ou huit lignes de grasse écriture, et était longue comme un Pater Noster, d’après le prieur Migiel. Elle commençait par « JE, JEHANNE », contenait la promesse de ne plus se vêtir en homme, de ne plus porter les armes, de ne plus se tondre les cheveux, de se soumettre aux déterminations de l’Église, et d’après le code inquisitorial, elle devait se terminer par la formule : je jure soumission au Pape. De plus il y était dit que Jeanne avait commis crime de lèse-majesté et entraîné le peuple. C’est tout ce qu’on en sait d’après les témoins, qui ne font pas allusion à une révocation formelle des Voix, laquelle semble douteuse d’après l’interrogatoire de Jeanne dans la prison après l’abjuration. La cédule n’a aucun rapport avec la très longue pièce insérée au procès et que Jeanne aurait signée de sa main. D’après Jean Massieu, il s’agirait purement et simplement d’un faux. À moins que Jean Massieu n’ait eu intérêt à dissimuler la vérité, ce qui est fort possible, et qu’il ait présenté à signer à Jeanne une pièce qu’il ne lui avait pas lue. Cette dernière hypothèse a été soutenue et est extrêmement vraisemblable.)
JEANNE. – Si les clercs me le conseillent, et s’il paraît bon à leurs consciences, je ferai volontiers ce qu’on me conseille.
L’ÉVÊQUE, au Cardinal. – Attendu la soumission de Jeanne, que doit-on faire ?
LE CARDINAL. – On doit admettre Jeanne à la pénitence.
JEANNE. – Je m’en rapporte à la conscience des juges pour savoir si je dois révoquer ou non. Je n’entends point révoquer quelque chose, si ce n’est pourvu qu’il plaise à Notre Sire.
JEAN MASSIEU. – Signe la cédule.
JEANNE. – Je ne sais ni lire ni écrire.
Jean Massieu tend à Jeanne la plume, et elle trace un rond. Alors Massieu lui prend la main et lui fait signer son nom. D’après les témoins, Jeanne avait l’air inconsciente et elle souriait. Elle avait souri aussi en prononçant l’abjuration.
LOYSELEUR. – Jeanne, vous avez fait une bonne journée, s’il plaît à Dieu, et vous avez sauvé votre âme.
JEANNE. – Or çà, entre vous, gens d’Église, menez-moi en vos prisons, et que je ne sois plus en la main de ces Anglais.
L’ÉVÊQUE. – Menez-la où vous l’avez prise.
JEAN D’ESTIVET. – Qu’on la ramène au château de Rouen, et qu’on lui donne habits de femme.
Jeanne fut donc ramenée au château, et on l’insultait sur le chemin. Mais les Anglais, furieux, menaçaient les docteurs et les évêques en levant sur eux leurs épées. On leur criait que le Roi d’Angleterre avait bien perdu son argent avec eux. Et Warwick se plaignait de l’indulgence de monseigneur de Beauvais.
WARWICIK. – Le Roi va mal : Jeanne s’en est tirée !
L’ÉVÊQUE. – Monseigneur, ne vous inquiétez pas : nous la rattraperons bien !
QUATRIÈME PARTIE
LA CAUSE DE RECHUTE
I
Le dimanche de la Trinité, les juges apprirent que Jeanne avait repris l’habit d’homme. Ils vinrent au château, sans Cauchon, mais une centaine d’Anglais les empêcha de passer, leur criant que les gens d’Église étaient faux, menteurs et traîtres. Ils réussirent à s’échapper. Le lendemain, lundi 28 mai, une dizaine d’entre eux alla trouver Jeanne dans sa prison.
L’ÉVÊQUE. – Quand et pourquoi avez-vous repris habit d’homme.
JEANNE. – J’ai naguère repris habit d’homme, et laissé habit de femme.
L’ÉVÊQUE. – Pourquoi l’avez-vous pris et qui vous l’a fait prendre ?
JEANNE. – Je l’ai pris de ma volonté, sans nulle contrainte. J’aime mieux l’habit d’homme que l’habit de femme.
L’ÉVÊQUE. – Vous avez promis et juré de ne pas reprendre ledit habit d’homme.
JEANNE. – Oncques n’entendis que j’eusse fait serment de ne pas le prendre.
L’ÉVÊQUE. – Pour quelle cause l’avez-vous repris ?
JEANNE. – Pour ce qu’il m’était plus licite de le reprendre et avoir habit d’homme, étant entre les hommes, que d’avoir habit de femme. Je l’ai repris pour ce qu’on n’a point tenu ce qu’on m’avait promis, c’est à savoir que j’irais à la messe et recevrais mon Sauveur, et qu’on me mettrait hors de fers. Les Anglais m’ont fait ou fait faire en la prison beaucoup de torts et de violences quand j’étais vêtue d’habits de femme. (Elle pleure.) J’ai fait cela pour la défense de ma pudeur, qui n’était pas en sûreté en habit de femme avec mes gardes, qui voulaient attenter à ma pudeur. Je m’en plains grandement. Après mon abjuration et renonciation, on m’a tourmentée violemment en ma prison, molestée, battue et foulée. Et un millourt d’Angleterre a tenté de me forcer. Et c’est la cause pourquoi j’ai repris l’habit d’homme.
L’ÉVÊQUE. – Avez-vous abjuré, et spécialement promis de ne point reprendre cet habit ?
JEANNE. – J’aime mieux mourir que d’être aux fers. Mais si on me veut laisser aller à la messe et ôter hors des fers, et mettre en prison gracieuse, et que j’aie une femme, je serai bonne et ferai ce que l’Église voudra.
L’ÉVÊQUE. – Depuis jeudi, avez-vous point ouï vos voix ?
JEANNE. – Oui.
L’ÉVÊQUE. – Que vous ont-elles dit ?
JEANNE. – Elles m’ont dit que Dieu m’a mandé, par saintes Catherine et Marguerite, la grande pitié de la trahison que j’ai consentie en faisant abjuration et révocation pour sauver ma vie. Avant jeudi, mes voix m’avaient dit ce que je ferais, et que je fis ce jour. Mes voix me dirent en l’échafaud, devant le peuple, que je répondisse à ce prêcheur hardiment ; c’était un faux prêcheur, et il a dit plusieurs choses que je n’ai pas faites. Si je disais que Dieu ne m’a pas envoyée, je me damnerais. Vrai est que Dieu m’a envoyée. Mes voix m’ont dit depuis que j’avais fait grande mauvaiseté de ce que j’avais fait de confesser que je n’avais pas bien fait. De peur du feu, j’ai dit et révoqué ce que j’ai dit.
L’ÉVÊQUE. – Croyez-vous que vos voix soient sainte Catherine et sainte Marguerite ?
JEANNE. – Oui, et de Dieu.
L’ÉVÊQUE. – Et la couronne dont on a autrefois parlé ?
JEANNE. – Du tout, je vous en ai dit la vérité au procès, le mieux que j’ai su.
L’ÉVÊQUE. – Mais sur l’échafaud, devant nous, les juges, et tous autres, et devant le peuple, quand vous fîtes votre abjuration, vous avez dit que vos voix étaient saintes Catherine et Marguerite.
JEANNE. – Je ne l’entendais point ainsi faire ou dire. Je n’ai point dit ou entendu révoquer mes apparitions, c’est à savoir que ce fussent saintes Catherine et Marguerite. Tout ce que j’ai fait, c’est de peur du feu, et je n’ai rien révoqué que ce ne soit contre la vérité. J’aime mieux faire ma pénitence en une fois, c’est à savoir mourir, que d’endurer plus longuement peine en cachot. Je ne fis oncques chose contre Dieu ou la foi, quelque chose qu’on m’ait fait révoquer. Ce qui était en la cédule de l’abjuration, je ne le comprenais point. J’ai dit à l’heure même que je n’entendais point révoquer quelque chose, si ce n’était pourvu qu’il plût à Notre-Seigneur. Si les juges veulent, je reprendrai habit de femme : du résidu je n’en ferai autre chose.
L’ÉVÊQUE. – Vous êtes donc hérétique obstinée et rechue.
JEANNE. – Si vous, Messeigneurs de l’Église, m’eussiez menée et gardée en vos prisons, par aventure ne me fût-il pas advenu ainsi.
L’ÉVÊQUE. – Cela entendu, nous n’avons plus qu’à procéder plus outre, selon ce qui est de droit et de raison.
Lorsque les juges eurent quitté la prison, l’évêque dit aux Anglais qui attendaient dehors :
L’ÉVÊQUE. – Farewell ! Farewell ! Faites bonne chère ! Il est fait ! Elle est prise !
II
Le mardi 29 mai, les juges délibérèrent et conclurent qu’il fallait traiter Jeanne comme relapse. Pendant ce temps, Jean Massieu se trouvait seul avec Jeanne.
JEAN MASSIEU. – Pourquoi avez-vous repris habit d’homme ?
JEANNE. – C’était jeudi après la Pentecôte que je déposai l’habit d’homme. Et fut mis l’habit d’homme en un sac, en la même chambre où je suis détenue prisonnière, et demeura en garde audit lieu entre les mains de cinq Anglais, dont en demeurent de nuit trois en la chambre, et deux dehors, à l’huis de la chambre. De nuit, je suis couchée, ferrée par les jambes de deux paires de fers à chaînes, et attachée moult étroitement d’une chaîne traversante par les pieds de mon lit, tenante à une grosse pièce de bois de longueur de cinq ou six pieds et fermante à clef. Par quoi je ne peux mouvoir de la place. Et quand vint le dimanche matin, qui était jour de la Trinité ; que je dus me lever, je demandai à ces Anglais, mes gardes : « Déferrez-moi, ainsi je me lèverai. » Et lors un de ces Anglais m’ôta mes habillements de femme, que j’avais sur moi, et ils vidèrent le sac auquel était l’habit d’homme, et ledit habit, ils le jetèrent sur moi en me disant : « Lève-toi » et ils cachèrent l’habit de femme audit sac. Je ne me vêtis de l’habit d’homme qu’ils m’avaient baillé en disant : « Messieurs, vous savez qu’il m’est défendu : sans faute, je ne le prendrai point. » Et néanmoins ne m’en voulurent bailler d’autre, en tant que ce débat dura jusqu’à l’heure de midi. Et finalement, pour nécessité de corps, je fus contrainte de sortir dehors et prendre ledit habit. Après que je fusse retournée, ils ne me voulurent point bailler d’autre, nonobstant quelque supplication ou requête que j’en fisse.
III
Le mardi 29 mai, l’évêque de Beauvais fit citer Jeanne par huissier pour comparaître sur la place du Vieux-Marché et entendre la sentence de condamnation. Jean Massieu alla donc lui signifier la citation.
Elle fut faite à Jeanne le mercredi matin, 30 mai. Frère Martin Ladvenu était envoyé par l’évêque, avec Frère Jean Toutmouillé, pour exhorter la condamnée et la préparer à la mort.
MARTIN LADVENU. – Monseigneur l’évêque de Beauvais nous a envoyés vers vous pour vous annoncer la mort prochaine, et pour vous induire à vraie contrition et pénitence, et aussi pour vous ouïr en confession.
Frère Toutmouillé, qui nous rapporte cette scène, nous dit que Frère Martin s’acquitta de sa mission « moult soigneusement et charitativement. Et quand il annonça à la pauvre femme la mort de quoi elle devait mourir ce jour-là, que ainsi les juges l’avaient ordonné et entendu, et qu’elle eut ouï la dure et cruelle mort qui lui était prochaine, elle commença de s’écrier douloureusement et piteusement, se tirer et arracher les cheveux ».
JEANNE. – Hélas ! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement, qu’il faille que mon corps net en entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et rendu en cendres ! Ha ! Ha ! j’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée ! Hélas ! si j’eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m’étais soumise, et que j’eusse été gardée par les gens d’Église, non pas par mes ennemis et adversaires, rien ne me fût si misérablement mal advenu, comme il en est. Oh ! j’en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu’on me fait.
« Et elle se complaignait merveilleusement en ce lieu, ainsi que dit le déposant, des oppressions et violences qu’on lui avait faites en la prison par les geôliers, et par les autres qu’on avait fait entrer vers elle. »
C’est alors qu’entrèrent Pierre Morice et Loyseleur.
LOYSELEUR. – Jeanne, nous vous exhortons pour le salut de votre âme. Est-il vrai que vous eûtes ces voix et apparitions ?
JEANNE. – Oui.
PIERRE MORICE. – Ces apparitions étaient-elles réelles ?
JEANNE. – Oui, et réellement, soit bons, soit mauvais esprits, ils me sont apparus. J’entendais les voix surtout à l’heure de Complies, quand les cloches sonnaient ; et aussi, le matin quand les cloches sonnaient. J’ai eu des apparitions, qui venaient à moi, tantôt en grande multitude, et tantôt en petite, sous forme de choses très petites.
UN DES ASSISTANTS. – Croyez-vous que ces apparitions ou voix procèdent de bons ou de mauvais esprits ?
JEANNE. – Je m’en attends à ma mère l’Église.
C’est un peu après qu’entrèrent l’évêque et le vice-inquisiteur.
JEANNE. – Évêque, je meurs par vous !
L’ÉVÊQUE. – Ha ! Jeanne, prenez en patience. Vous mourez pour ce que vous n’avez tenu ce que vous nous aviez promis, et que vous êtes retournée à votre premier maléfice.
JEANNE. – Hélas ! si vous m’eussiez mise aux prisons de cour d’Église, et rendu entre les mains des concierges ecclésiastiques compétents et convenables, ceci ne fût pas advenu. Pourquoi j’appelle de vous devant Dieu.
L’ÉVÊQUE. – Or çà, Jeanne, vous nous avez toujours dit que vos voix vous disaient que vous seriez délivrée, et vous voyez maintenant comment elles vous ont déçue. Dites-nous maintenant la vérité.
JEANNE. – Vraiment, je vois bien qu’elles m’ont déçue.
L’ÉVÊQUE. – Vous pouvez bien voir que ces voix n’étaient pas de bons esprits, et qu’elles ne venaient pas de Dieu. Car, si cela était, jamais elles n’auraient dit faux ou n’auraient menti.
LOYSELEUR. – Pour ôter l’erreur que vous avez semée dans le peuple, il vous faudrait avouer publiquement que vous avez été jouée, et que vous avez joué le peuple, en ayant ajouté foi à de telles révélations, en ayant exhorté le peuple à y croire, et il vous faudrait demander humblement pardon pour cela.
JEANNE. – Volontiers le ferai, mais je n’espère pas m’en souvenir quand besoin en sera, à savoir quand je serai en jugement public. Remettez-moi cela en mémoire ainsi qu’autres choses concernant mon salut.
Après ce dernier avertissement, Jeanne fut laissée quelque temps seule avec Martin Ladvenu, frère prêcheur, à qui elle se confessa, et auquel elle demanda la communion. Très perplexe, celui-ci envoya Jean Massieu avertir l’évêque de ce que Jeanne demandait. Une courte réunion fut tenue, et l’évêque fit cette réponse étrange :
L’ÉVÊQUE. – Dites à frère Martin qu’il lui baille le sacrement d’Eucharistie, et tout ce qu’elle demandera !
Jean Massieu revint à la prison, et transmit l’ordre à Martin Ladvenu.
Un certain maître Pierre apporta donc le corps du Christ, de façon très irrévérencieuse, sans lumière, sans étole, simplement posé sur la patène du calice et recouvert du linge.
Frère Martin, mécontent, fit aller quérir une étole et de la lumière.
Au moment de lui donner la communion, frère Martin, tenant l’hostie consacrée entre ses doigts, dit à Jeanne :
FRÈRE MARTIN. – Croyez-vous que ce soit là le corps du Christ ?
JEANNE. – Oui, et le seul qui me puisse délivrer. Je demande qu’il me soit baillé !
Au témoignage de Ladvenu, Jeanne reçut la communion avec grande dévotion, beaucoup de larmes et humilité. « Cela ne se saurait décrire. » C’est à un moment de cette matinée, on ne sait lequel, qu’elle demanda à maître Pierre Morice :
JEANNE. – Maître Pierre, où serai-je ce soir ?
PIERRE MORICE. – N’avez-vous pas bonne espérance en le Seigneur ?
JEANNE. – Oui, et, Dieu aidant, je serai en Paradis.
IV
À huit heures, Jeanne fut revêtue de la tunique de toile écrue et soufrée, coiffée d’une mitre où on lisait : « hérétique, relapse, apostate, ydolastre ». On la fit monter sur la charrette du bourreau Thierrache, et elle arriva sur la place du Vieux-Marché de Rouen où une foule énorme était réunie. On la mit sur un échafaud. En face d’elle se trouvait le bûcher, qui était très élevé de sorte que le bourreau ne pût atteindre l’accusée, et abréger ses souffrances, comme on avait l’habitude de faire. Le clergé se tenait sur une tribune, et les juges civils sur une autre.
Maître Nicolas Midi, insigne docteur en théologie, prêcha sur ce thème : « Si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui » (saint Paul aux Corinthiens, I). Il conclut par la formule habituelle.
NICOLAS MIDI. – Jeanne, va en paix, l’Église ne peut plus te défendre, et te remet au bras séculier.
L’ÉVÊQUE. – Nous admonestons de nouveau Jeanne de penser au salut de son âme, de songer à ses méfaits, en faisant pénitence et assumant vraie contrition. Nous l’exhortons à croire le conseil des clercs et hommes notables, qui l’enseignent et l’instruisent des choses qui touchent son salut, et spécialement le conseil des deux vénérables frères Prêcheurs qui sont auprès d’elle, que nous lui avons baillés pour l’instruire sans relâche et lui prodiguer dans leur zèle salutaire admonitions et conseils salvateurs.
JEANNE. – Benoîte Trinité ! Benoîte glorieuse Vierge Marie ! Benoîts Saints de paradis ! Sainte Catherine ! sainte Marguerite ! saint Michel ! saint Gabriel ! saint Denis !
Ha ! Rouen, Rouen, seras-tu ma maison !
Rouen ! Rouen ! mourrai-je ici ?
Je requiers à toutes manières de gens, de quelque condition ou état qu’ils soient, tant de mon parti que d’autre, merci humblement. Qu’ils veuillent prier pour moi ; je leur pardonne le mal qu’ils m’ont fait.
Je demande pardon aux Anglais et aux Bourguignons, pour ce que j’en ai fait occire, et mis en fuite, et que je leur ai causé beaucoup de dommages.
Je demande à tous les prêtres ici présents que chacun d’eux me donne une messe.
Elle continua ainsi à se plaindre et à implorer, pendant une demi-heure, dit Jean Massieu. Autour d’elle la foule pleurait, sauf quelques Anglais qui s’efforçaient de rire. Puis l’évêque se décida à lire la sentence, qui se terminait ainsi :
« ... par cette sentence, que, siégeant en ce tribunal, nous portons en cet écrit et prononçons, nous décrétons que, tel un membre pourri, pour que tu n’infestes pas aussi les autres membres, tu dois être rejeté de l’unité de l’Église, retranchée de son corps, livrée à la puissance séculière, et nous te rejetons, retranchons et abandonnons, priant toutefois la même puissance séculière de modérer envers toi sa décision, en deçà de la mort et de la mutilation des membres ; et si de vrais signes de pénitence apparaissent en toi, que le sacrement de pénitence te soit administré. »
JEANNE. – Je recommande mon âme à Dieu, à la bienheureuse Marie, à tous les Saints. Je les invoque. Je demande pardon aux juges, aux Anglais, au Roi de France, à tous les princes de mon royaume.
Jamais je n’ai été induite par mon Roi à faire ce que j’ai fait, soit bien, soit mal.
Je demande à avoir la croix.
« Ce oyant, un Anglais qui était là présent, en fit une petite de bois, du bout d’un bâton, qu’il lui bailla. Et dévotement elle la reçut, et la baisa, en faisant piteuses lamentations et reconnaissances à Dieu notre rédempteur qui avait souffert en la croix pour notre rédemption ; de laquelle croix elle avait le signe et représentation, et mit icelle croix en son sein, entre sa chair et ses vêtements. »
JEANNE, à Ysambart et Jean Massieu. – Je vous supplie humblement que vous alliez en l’église prochaine et que vous m’apportiez la croix, pour la tenir élevée tout droit devant mes yeux jusques au pas de la mort, afin que la croix, où Dieu pendit, soit en ma vie continuellement devant mes yeux.
Jean Massieu fit apporter la croix par le clerc de la paroisse de Saint-Sauveur. Jeanne l’embrassa « moult étroitement et longuement » et la tint jusqu’à ce qu’elle fût liée au poteau.
JEANNE. – Je me recommande à Dieu, au bienheureux Michel, à la bienheureuse Catherine, à tous les Saints. Je salue tous ceux qui sont présents.
Pendant que Jean Massieu s’efforçait de réconforter Jeanne, les Anglais commençaient à s’impatienter. L’un d’eux lui cria :
Comment, prêtre, nous ferez-vous ici dîner ?
On fit donc descendre Jeanne de son échafaud pour la mener devant le Bailli qui, seul, avait pouvoir de la condamner. Mais celui-ci ne se donna pas cette peine, et aucune sentence légale ne fut rendue contre Jeanne.
LE BAILLI (LE BOUTEILLER). – Conduisez-la ! Conduisez-la ! (Il fait signe de la main aux gardes et dit au bourreau :)
Fais ton devoir.
On mena Jeanne au bûcher pendant qu’elle continuait à invoquer les Saints et les Saintes.
JEANNE. – Ha ! Rouen, j’ai grand peur que tu n’aies à souffrir de ma mort !
Le bourreau la lia au poteau.
JEANNE. – Saint Michel ! Saint Michel !
Le feu fut allumé. Inquiète pour les deux Frères prêcheurs, elle leur dit de s’écarter.
JEANNE. – Descendez, et levez haut la croix du Seigneur, que je puisse la voir.
De l’eau bénite ! Jésus !
Dans les flammes, on l’entendait répéter, « au moins six fois », le nom de Jésus.
JEANNE. – Jésus ! Jésus ! Jésus ! Jésus ! Jésus ! Jésus !
Puis Ladvenu l’entendit qui disait :
JEANNE. – Les voix que j’ai eues étaient de Dieu. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par le commandement de Dieu ! Non, mes voix ne m’ont pas déçue. Les révélations que j’ai eues étaient de Dieu.
Enfin, au moment de mourir, elle cria, d’une voix très forte :
JEANNE. – Jésus !
On sait que le bourreau ne put arriver à réduire en cendres le cœur de Jeanne, et que celui-ci fut jeté à la Seine avec le reste. Le peuple murmurait qu’on avait fait une grande injustice, et Jean Tressart, secrétaire du Roi d’Angleterre, résumait l’opinion de tous en revenant du lieu du supplice :
JEAN TRESSART. – Nous Sommes tous perdus ! Nous avons brûlé une sainte !
Et maître Jean Alespée, chanoine de Rouen et un des juges, avouait le jour même :
JEAN ALESPÉE. – Je voudrais que mon âme fût où je crois qu’est l’âme de cette femme.
Robert BRASILLACH, Le procès de Jeanne d’Arc, 1941.
[1] Tous les textes concernant Jeanne d’Arc (procès et témoignages) ont été édités par Jules Quicherat ; le Procès de Condamnation a été réédité de la manière la plus remarquable par M. Pierre Champion.