Le
Juif de Vérone
OU
LES SOCIÉTÉS SECRÈTES EN ITALIE
par
Antoine BRESCIANI
TOME SECOND
I. – LES REMORDS.
Babette, s’il vous en souvient, fut arrêtée, la nuit du 16 mars, par un commissaire de police, dans une auberge, sur le bord de la Chiaia. Elle fut si promptement saisie, qu’elle ne put mettre la main sur les deux pistolets dont elle était toujours armée, afin de les décharger en pleine poitrine sur quiconque voudrait porter la main sur elle. Babette était toujours sur le qui-vive, et elle avait bien raison. La police, en fouillant dans ses tiroirs, trouva des papiers écrits, partie en chiffres, partie en caractères ordinaires. On y voyait les complots de la jeune Europe dévoilés, les noms des conjurés mis au jour, les secrets des cabinets révélés, les trahisons des officiers de l’État, de la haute police et de l’ambassade, découvertes. Il s’y trouvait aussi des ordres de guerre, des plans de révolte, des projets d’embuscade, des moyens de séduire, de corrompre et de ranimer les nouveaux et les anciens conspirateurs. Parmi ces papiers se trouvaient des lettres de change pour de fortes sommes, des lettres de recommandation adressées à de grands personnages, des traites, des lettres blanches, portant en tête et au bas les signatures de divers noms hongrois, anglais et allemands entre lesquelles la Babette écrivait ensuite les commissions reçues des comités de Londres, de Paris et de Berlin. D’autres paraissaient blanches, mais ne l’étaient pas réellement, car, en les recouvrant d’une composition chimique, les caractères ressortaient parfaitement sur le papier. D’autres enfin, et c’était le plus grand nombre, ressemblaient, au premier aspect, à des traites de commerce, à des billets à vue ou à ordre, avec échéance plus ou moins éloignée, selon qu’ils voulaient avertir les conjurés d’agir ou lentement ou avec promptitude, d’après l’opportunité et la décision des conjurés 1.
En sortant de l’auberge, Babette promena lentement ses regards autour d’elle, pour s’assurer s’il ne lui restait aucun moyen de fuir. Mais le carrosse masquait tout à fait l’entrée de la route, et des agents du pouvoir gardaient les autres issues. L’un d’entre eux abaissa le marchepied, le commissaire l’introduisit, la fit asseoir, et, en entrant, elle aperçut, devant l’autre fenêtre, des hommes armés de bâtons noueux, réunis en conseil. Le commissaire monta avec elle ainsi que deux autres hommes, qui s’assirent en face d’elle : c’étaient des carabiniers en habits bourgeois. Ils firent signe au cocher de partir, et le carrosse s’élança au galop sur la route qui conduit de la Vittoria à Pizzofalcone. Cependant l’orgueilleuse femme ne disait mot. Se laissant aller avec rage sur les coussins de la voiture, elle comprima dans son sein l’horrible agitation à laquelle elle était en proie. Au bout de quelque temps, le carrosse ralentit sa course, puis peu à peu se mit au pas et enfin s’arrêta. Alors Babette, dirigeant hors de la portière un regard sombre et vague, aperçut, entourée d’une épaisse muraille, une porte énorme près de laquelle se trouvait une troupe de soldats. Elle entendit le bruit que fit le marchepied en retombant, et la portière fut ouverte par un valet. Alors le commissaire dit à Babette : « Baronne, descendez. » À ces mots, Babette se leva, et déjà elle posait fièrement le pied sur le premier degré, quand le valet, la prenant par le bras comme pour l’aider à descendre, l’entraîna au milieu d’une troupe d’archers, qui se dirigèrent vers la porte : tout cela fut l’affaire d’un moment.
« Où sommes-nous ? demanda Babette à ses gardes.
– Devant l’entrée principale de Castel dell’Ovo », répondirent-ils.
Le commissaire les quitta alors, et la voiture reprit avec fracas la route de Santa Lucia. Aussitôt après, le pont-levis s’abaissa, et ils entrèrent en tenant Babette au milieu d’eux. À peine furent-ils passés qu’ils entendirent derrière eux le grincement du cabestan, le son des chaînes qui relevaient le pont, et le bruit que firent les battants en retombant sur la contrescarpe. Un bras de mer séparait la forteresse du continent. Alors ils entrèrent dans un profond corridor, défendu par de hauts parapets qui étaient munis de gros canons de siège, enclavés dans de larges meurtrières. Les sentinelles crièrent : « Qui vive ? – La justice », répondit un caporal, et ils passèrent dans un couloir obscur, qui aboutissait à une plate-forme, située dans le donjon de la forteresse et protégée par un fossé et un contre-fossé. La nuit était obscure, les gabions et les demi-lunes s’élevaient solitaires, comme des ombres effrayantes préposées à la garde des courtines, d’où sortaient à l’improviste les voix des sentinelles, qui se donnaient le « qui-vive » et faisaient tressaillir d’épouvante le cœur de Babette.
Cette femme cruelle, qui, libre, ne connaissait ni la crainte ni la frayeur, maintenant qu’elle était dans les mains de la justice (c’est d’ailleurs ce qui arrive à tous les malfaiteurs), se désespérait, se troublait et se laissait aller à la lâcheté et à la timidité de son sexe. Son cœur battait violemment, ses genoux vacillaient, tous ses membres tremblaient, ses cheveux se dressaient sur sa tête, et une sueur froide ruisselait le long de son corps. Celte antique forteresse, construite par Charles d’Anjou, présente, même pendant le jour, un aspect sévère et mélancolique ; quelles pensées doit-elle donc inspirer pendant la nuit, surtout à un prisonnier qui y entre, la conscience souillée de tant d’homicides et de tant de forfaits dont le souvenir fait horreur ? Ces murailles souillées et humides, ces bastions, ces corniches noirâtres, tapissées de lierre et de liserons qu’agite une brise nocturne, ces fossés en partie couverts de chardons qui s’élèvent solitaires dans les profondes cavités des bastions, cet amas de plates-formes, de batteries, de bombes de grenades et de mortiers ; ces câbles et ces chaînes qui fixent les canons sur leurs affûts, tout cela offrait à la malheureuse prisonnière le spectacle le plus funèbre et le plus effrayant.
Sans dire un seul mot, les gardes s’avancèrent à grands pas, agitant au vent des torches qu’ils ranimaient en les frottant contre les murailles. Ils allaient de redoute en redoute, de plate-forme en plate-forme, et arrivèrent enfin à l’entrée d’une casemate, qui les conduisit à un souterrain. Ils le traversèrent à la lueur de leurs torches, et, enveloppés de la fumée âcre et résineuse qu’elles répandaient, ils s’arrêtèrent enfin au pied d’une grosse tour, montèrent un escalier roide et étroit, et entrèrent par une petite porte dans un corridor, sur lequel donnaient à droite et à gauche les issues de ces prisons antiques. Au fond de cette sombre galerie, se trouvait une porte si petite et si basse, qu’on devait se courber pour passer ; ils tirèrent deux gros verrous et y introduisirent Babette.
Aussitôt qu’ils furent entrés, ces torches agitées par le vent éclairèrent un réduit de forme carrée, construit en pierres de taille. Çà et là pendaient à des crochets de gros anneaux de fer ; d’un côté, se trouvait une civière chargée d’une paillasse et d’une couverture, et, dans un coin, une petite fosse pour les besoins naturels. Une console de marbre était attachée à l’un des murs : elle supportait une cruche pleine d’eau ; en face de la porte s’ouvrait, sous une large corniche, une fenêtre défendue par un double rang de barres de fer.
Quand les sbires eurent installé Babette dans sa prison, ils lui montrèrent son lit, lui souhaitèrent la bonne nuit et sortirent. Puis ils firent crier les cadenas en les fermant ; ils emboîtèrent la porte dans le seuil de fer et la fermèrent ensuite, après avoir abattu l’oreillon sur la serrure, et s’être assurés de la main si la porte était bien close. Babette les entendit s’éloigner.
Restée seule au milieu de ces ténèbres horribles, elle se tint debout, sans mouvement et sans pensées, dans l’attitude d’une personne folle ou stupéfaite. Elle avait les yeux fixes et hagards, les mains pendantes, un pied en avant et l’autre en arrière, comme si elle allait marcher ; sa respiration était arrêtée, son cœur battait à peine, elle tremblait de tous ses membres et ne se sentait plus elle-même. Elle resta assez longtemps dans cette posture, et n’en fut arrachée que par un bruit épouvantable qui ébranla tout le donjon.
La tour dans laquelle elle était enfermée plongeait profondément dans la mer, et était entourée d’une jetée, fermée par des quartiers de roche et d’énormes blocs de pierre, disposés de manière à rompre le flot qui, par son choc, aurait à la fin miné et détruit les fondements. La première nuit que Babette passa en prison, le mistral furieux, se déchaînant sur le golfe, fouettait le pied de la tour avec les vagues écumantes, et les flots agités venaient, avec un horrible fracas, se rompre sur la jetée. Babette, ne sachant où était située sa prison, tressaillit à ce bruit ; la secousse fut si forte qu’elle faillit tomber ; mais, entendant le choc des eaux contre les écueils, elle reconnut que la tour donnait sur la mer.
Quand ses esprits lui revinrent, une colère indicible, une rage inexprimable, s’élevèrent dans cette âme superbe. Le vent sifflait à travers les barreaux de la fenêtre ; de gros nuages passaient rapides dans le ciel, tantôt sombre, tantôt serein. La mer continuait à mugir, et ses flots venaient, de plus en plus menaçants, s’écraser sur l’escarpe du bastion. L’âme de la prisonnière, après la rage, le désespoir, les pensées violentes, les sentiments exaltés et confus, entrevoyait parfois un rayon d’espérance, qui luisait un instant et s’obscurcissait bientôt, laissant après lui un horizon d’autant plus noir et plus désolé. Ses premiers pas se dirigèrent vers la fenêtre ; elle tâta avec le pied s’il y avait une saillie dans le mur, qui pût l’aider à sauter sur le devant ; elle en trouva une, et resta ainsi pendant une heure, contemplant la marée, que poussait le mistral, et qui venait expirer sur les grosses pierres blanchissantes d’écume. Épuisée enfin de fatigue, elle descendit, et, marchant à tâtons, elle s’avança vers son lit, où elle s’étendit, enveloppée d’une grosse couverture, espérant trouver un soulagement dans le sommeil. Mais un sang bouillant lui était monté à la tête, et tout son corps glacé tremblait du frisson de la fièvre. Sa bouche était sèche, sa langue enflée ; elle éprouvait une soif horrible ; une salive amère tourmentait son palais, un feu violent lui faisait tenir les lèvres ouvertes et aspirer ardemment l’air, qui ne suffisait pas à la rafraîchir. Elle se tournait, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ne pouvant trouver le repos, jusqu’à ce qu’enfin la nature, vaincue par tant d’excès, succomba à l’abattement et la jeta dans un sommeil profond et agité.
Misérable ! tu dors, mais tes crimes veillent à ton chevet et te regardent d’un œil sanglant et terrible. Seuls ils se tiennent à tes côtés ; l’ange de la paix ne les écarte point, et tu n’as pas pour te consoler, l’espérance de ces miséricordes qu’un Dieu tendre et compatissant dispense généreusement aux pécheurs qui élèvent un cœur contrit et humilié au pied de son trône. Ce père si tendre et si bon, tu ne le connais pas ; tu ne te rappelles jamais son nom que pour le blasphémer. Marie, la consolatrice des affligés, qui console et fortifie au milieu des fers et jusque sur l’échafaud, ce doux nom ne fut jamais sur tes lèvres, jamais il n’a fait savourer à ton cœur sa douceur et ses charmes. Que te reste-t-il dans cette profonde prison ? Le remords et l’épouvante !
Cependant la Sicile était en proie à une révolution générale ; Naples avait envoyé une flotte pour dompter la rébellion ; les sociétés secrètes, qui avaient mis toute l’Europe en ébullition et fait trembler les monarques sur leurs trônes, pendant que les vaisseaux napolitains sillonnaient la mer de Sicile, cherchaient, après l’expulsion des jésuites, à susciter d’autres mouvements plus dangereux. Néanmoins les braves généraux et les capitaines, toujours inébranlables dans leur fidélité au roi et toujours prêts à combattre les conspirateurs, décourageaient un peu l’audace des révolutionnaires ; ils ne pouvaient espérer de les embaucher dans le parti démocratique ; il y avait trop d’intelligence et de valeur dans ces âmes franches et généreuses. Cet obstacle les tenait en respect, plus qu’ils n’osaient se l’avouer. Ils n’ignoraient pas l’emprisonnement d’une radicale suisse, dépositaire des secrets importants du comité central, qui l’avait envoyée pour ranimer les conspirations italiennes ; la crainte de la police, qui était alors confiée à un grand nombre de libéraux, ne les aurait pas retenus dans leur projet de réclamer avec menaces la liberté de la Babette ; mais la milice n’était pas d’humeur à se laisser intimider par leur tapage. Ils se bornaient donc à rôder tristement autour de la prison, attendant le moment favorable de délivrer la prisonnière.
Babette n’avait pas dormi deux heures de ce sommeil agité, qu’elle se lève à demi, en criant : « Ah ! qui m’étouffe ? » et, les yeux égarés, les bras en avant, la respiration haletante, elle faisait force contorsions, comme pour se débarrasser d’une main de fer qui lui serrait le cou. Puis, respirant un peu moins péniblement, elle tourna son regard vers la porte, en disant : « Sors d’ici, et laisse-moi en paix. » Elle n’avait pas terminé ces mots, qu’elle recommençait ses efforts violents et travaillait des deux bras à se défendre contre un nouvel assaut. C’était l’image de Cestio qui se présentait, vivante et terrible, à son imagination en délire ; il lui semblait que son ombre, son fantôme tournait autour d’elle dans l’obscurité de la prison. Elle le voyait, elle l’entendait, elle sentait douloureusement ses cruelles étreintes ; il lui semblait qu’il grandissait et s’élevait jusqu’à la voûte ; de la main gauche, il lui montrait une large blessure, d’où coulait un sang noir et bouillonnant, qui rejaillissait sur son visage, sur sa poitrine, sur tout son corps. Dans la main droite, il tenait, suspendu en l’air, le poignard qui l’avait assassiné, et ce poignard dégouttait de sang, et, de chaque goutte tombée à terre, jaillissaient des flots de sang ; des fontaines et des sources de sang coulaient dans la chambre, la remplissaient et soulevaient le lit, à demi submergé et ballotté dans une mer de sang. La malheureuse se repliait sur elle-même, et contractait tous ses membres inondés de sueur ; elle voyait Cestio plonger ses mains dans le sang et le lui jeter au visage, en la menaçant de la noyer. Elle poussait des hurlements, elle criait merci, elle se cachait le visage dans ses mains, elle se sentait mouillée de sang, c’était du sang qu’elle vomissait à chaque parole. Ces frayeurs horribles la jetèrent dans une léthargie profonde, où elle resta ensevelie une grande partie de la nuit ; elle n’entendit point le geôlier qui vint, à la seconde veille, visiter la prison.
Au point du jour, la brise matinale la réveilla. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle, ne vit que l’obscurité et se crut un moment le jouet d’un rêve ; quand le geôlier entra, il lui souhaita le bonjour et lui demanda ce qu’elle désirait.
« Du café, répondit-elle, et mes effets.
– Ma femme vous les apportera avec le café. »
Il partit. Une heure après, elle entendit crier les cadenas et vit paraître une femme mise proprement ; elle portait de longs pendants aux oreilles ; à ses doigts brillaient plusieurs bagues, et ses cheveux étaient retenus par une grosse épingle d’argent qui maintenait deux tresses touffues. Elle tenait à la main un grand panier, contenant le linge, les vêtements, les châles de la baronne ; et une pelisse de martre, dont la geôlière avait détaché les longues et épaisses passementeries qui auraient pu donner à la prisonnière l’idée du suicide. Elle n’avait laissé dans les effets, ni épingle, ni peigne, ni boucle à longs ardillons, mais seulement quelques rubans légers et aussi courts que possible. Une enfant de dix ans portait le café et une tasse. Elle était toute frisée ; ses yeux étaient vifs et pétillants. En voyant Babette assise sur le lit, couverte d’une mauvaise couverture, et, sur ses épaules, un châle magnifique, elle fut frappée d’étonnement, car elle n’avait jamais vu de dame en prison. Elle baissa les yeux, puis jeta un regard de compassion sur le grabat où Babette était étendue.
La femme s’approcha de la baronne, lui souhaita le bonjour et ajouta :
« Signora, je compatis votre sort. Que voulez-vous ! il faut prendre le temps comme il arrive. Courage et espérance ! »
Ce disant, elle lui prit la main, Babette la serra dans la sienne, la regarda fixement en poussant un soupir, qui fut pour elle d’un grand soulagement. La petite fille avait les larmes aux yeux ; elle s’approcha de la baronne et lui présenta le café sans rien dire. Babette le prit à petits traits, pour jouir plus longtemps de la compagnie, et, pendant que la geôlière replaçait le panier sur l’escabeau et rangeait les effets le mieux possible, elle considéra la petite fille, admira l’innocence et l’ingénuité peinte sur son visage, et ressentit en même temps, dans son cœur, la consolation et la honte, la colère et le remords.
Restée seule, elle retomba dans ses tristes pensées ; mais l’enfant, sortie de la prison, se mit à courir au-devant de sa mère en disant : « Oh ! maman, cette dame me regardait si fixement ! elle me faisait peur avec ses yeux ; oh ! moi, je n’y viens plus.
– Taisez-vous, Mariella, et ne dites rien à Nunziata.
– Je ne dirai rien, maman, mais je n’y viendrai plus, savez-vous ? »
Rien n’est plus pénétrant que les yeux d’un enfant pour lire dans ceux d’autrui. Cette petite fille avait découvert, dans le regard de Babette, l’homicide et la trahison : l’âme coupable a je ne sais quoi de sinistre et de troublé que les yeux, son miroir vivant, dévoilent et trahissent. Dans les paupières, les sourcils, le mouvement intérieur des orbites, il y a des rides, des lueurs, des teintes, qui n’échappent pas à la vue timide et innocente.
Mariella fut obligée de suivre encore plusieurs fois sa mère, mais elle restait toujours timide ; elle ne put s’habituer au regard odieux de la baronne. Si quelquefois celle-ci essayait de lui prendre la main, elle la retirait avec un effroi mêlé de mépris ; elle ne s’en approchait jamais et se tenait toujours contre les vêtements de sa mère.
Babette, durant les deux mois et demi qu’elle demeura dans cette prison, passait la plus grande partie de la journée assise sur le devant de la fenêtre et plongeant ses regards sur le golfe. Aux jours les plus sereins, elle voyait la côte de Sorrente descendre du promontoire de Vico jusqu’au cap d’Hercule et au delà de Massa Lubrense. Cette mer, presque toujours tranquille, ce ciel presque toujours serein, ces collines toujours verdoyantes et ombragées, ces plaines émaillées de fleurs, charmaient son regard, mais troublaient son cœur. Voir cette profusion des beautés de la nature au dehors, et au dedans la sombre horreur de la prison ; sentir tant de vie dans les éléments, et la légèreté et la fraîcheur des brises parfumées apportant l’odeur des orangers ; admirer les poissons sautillant dans l’eau au pied de la tour, et dans les airs les oiseaux voltigeants : tout cela, au lieu de soulager l’âme de la prisonnière, ne faisait que redoubler la tristesse de sa solitude et de sa captivité. Souvent elle s’emportait de colère contre elle-même, contre Dieu et contre les hommes. Élevée au milieu des licences de la guerre du Sonderbund, elle cachait un caractère dur et cruel sous l’extérieur d’une remarquable beauté. Elle passait des jours entiers dans une humeur rude et repoussante : bizarre et irritée contre les geôliers et Carmela, la femme du gardien, elle leur refusait un salut et ne répondait rien à leurs questions.
De sa fenêtre elle voyait descendre dans le port, à pleines voiles, des bâtiments marchands et des vaisseaux de guerre de toutes les formes et de tous les pays ; la pensée de la liberté où ils étaient de voguer en pleine mer à leur gré augmentait son chagrin et son envie. Quand elle les voyait partir et prendre la haute mer, elle s’élançait par le désir sur ces embarcations et les accompagnait du regard jusqu’au-dessus du Pausilippe. Si une barque de pêcheur s’arrêtait en face de la tour pour y jeter ses filets et ses nasses, elle était aux aguets, elle faisait des signes, elle agitait son mouchoir blanc aux barreaux ; mais les pécheurs, attentifs à leur occupation, ne la voyaient pas, ou, quand ils l’apercevaient, ne tenaient pas compte de ses invitations ; car il y avait là, sur les remparts, des sentinelles que Babette ne pouvoir de sa fenêtre.
Mais un tourment plus cruel lui était réservé aux jours de fêtes, quand des centaines de barques aux superbes pavillons, bleus et blancs, surmontés de drapeaux d’écarlate, voguaient sur l’onde tranquille, portant une population joyeuse qui allait se récréer et manger des huîtres à Mergellina, à Frisso et à la Reine-Jeanne. Là, sous des grottes, étaient dressées des tables où ils s’asseyaient pour y déjeuner de calmars et autres poissons frais. Leur joie, les larges libations de vins fins du Vésuve, l’harmonie des harpes calabraises, les chants de la Tarentelle et les danses des jeunes filles de l’Infrascala, de Carmini et de Santa Lucia 2, rendent ces plages délicieuses mille fois plus agréables encore. Babette, en voyant passer ces barques au milieu du bruit des cymbales et des chants, les jeunes filles folâtrant au milieu de leurs parents et de leurs frères, ne trouvait, dans ces manifestations du bonheur public, qu’un poison qui dévorait son âme ; l’envie lui faisait naître dans le cœur une haine féroce contre ces joyeuses réunions ; elle aurait voulu les voir englouties sous ses yeux ; elle souhaitait que le ciel s’assombrit de nuages, que le vent mugit, que la mer devint furieuse, que les éclairs brillassent, que le tonnerre grondât et que la foudre détruisît ces gracieuses nacelles. À ces pensées, elle grinçait des dents, blasphémait et poussait des imprécations contre les hommes et contre Dieu.
L’âme noble et tendre de Silvio Pellico, prisonnier sous les plombs de Venise, dans la sérénité et le calme de la vertu, trouvait son délassement avec une araignée et des fourmis. Il contemplait, dans son isolement, l’art industrieux de l’araignée ; il admirait en silence le travail de cette toile aux filaments si minces ; il la voyait les disposant, tressant, ordonnant et les rattachant avec grâce, finesse et symétrie, partant des extrémités et venant rattacher tous les fils à un point central. Le bon Silvio attrapait les mouches au vol, leur ôtait les ailes et les jetait à l’araignée : celle-ci, en voyant la pauvre bête se débattre et trembler des pieds à la tête, lui courait sus et l’emportait dans sa petite caverne. Les fourmis, ses compatissantes visiteuses, reçurent aussi de sa main leur douce pâture. Elles avaient sans doute informé les fourmis du voisinage de la présence d’un hôte libéral et magnifique, et le bon Silvio les vit arriver en longue file, se presser en foule autour de la mie de pain, s’en repaître, puis emporter les morceaux au magasin pour l’hiver. Elles allaient, venaient, se croisaient, se groupaient, se mettaient en rangs, en files, en brigades ; des hérauts, des sergents, des capitaines, les dirigeaient, les poussaient en avant, envoyaient chercher des renforts, soulageaient les plus faibles et leur adjoignaient des porteuses plus robustes. Silvio restait des heures entières charmé du spectacle de ces évolutions ; il admirait le roi, plus grand et plus puissant que les autres, ne se donnant que peu de mouvement, entouré des chefs d’escadrons, qui, après un bourdonnement mystérieux, partaient et réglaient le travail du simple peuple, le conduisant aux vivres et le ramenant à la remise. Çà et là se trouvaient des soldats de réserve, des guides pour charrier les provisions, des courriers pour explorer les chemins, et, plus loin, des sentinelles pour donner les renseignements.
Silvio, en admirant ces petits insectes, entrait dans de hautes considérations d’État, et se disait en lui-même : « Pourquoi notre époque est-elle si injuste pour les rois ? Pourquoi les couvre-t-elle de tant de haine et de mépris, en leur infligeant les noms de grands et d’imbéciles ? Si une intelligence régulatrice ne guide et ne corrige pas les peuples, ces peuples tomberont dans l’abîme des dissensions. Ôtez l’harmonie qui vient de cette intelligence, tous les ordres de citoyens se confondent, s’embarrassent, se combattent et se détruisent mutuellement, absolument comme si, au milieu de ces fourmis si bien gouvernées par leur roi, j’allais jeter un frelon qui les attaquât et les mît en désordre. » Silvio aimait ces petites créatures ; mais l’âme envenimée et cruelle de Babette ne pouvait prendre plaisir à ces innocentes douceurs de la nature : elle trouvait du poison jusque dans le miel.
Au commencement du printemps, deux hirondelles, revenues à leur gîte sous une corniche de la tour, firent un nid sous les regards de Babette. Aux premières clartés de l’aube, elles saluaient de cris de joie et de doux concerts le lever de l’aurore, elles pressaient leur vol rapide dans les airs ; puis, descendant plus près de la mer, elles rasaient de la pointe de leurs ailes la cime des vagues, remontaient en l’air, se balançaient, se jetaient à la traverse en volant de côté, ou en piquant tout droit comme une flèche. Elles revenaient ensuite, portant des brins de paille et de fougère dans le bec, et cimentaient leur nid avec de la boue. Quand elles étaient fatiguées, elles se reposaient sur le faite des murs, se frottaient les ailes de leur bec, secouaient la queue en la mettant en éventail. Elles se faisaient la toilette l’une à l’autre, se becquetant doucement la tête et les paupières pour enlever la poussière et les fétus de paille qui s’étaient mêlés à leurs plumes en plaçant la boue pour façonner leur nid. Après la ponte des œufs, elles les couvaient tour à tour, pendant que l’autre, à quelque distance, chantait un chant d’amour ou voltigeait tout autour avec des démonstrations d’affection et de tendresse vraiment charmantes à voir.
Mais ce charme n’existait pas pour Babette. Cette paix domestique, cette douce harmonie, faisaient ressortir le désordre de ses sentiments : elle éprouvait avec plus d’amertume le regret de sa liberté, elle trouvait plus cruelle encore sa conscience qui lui reprochait tous ses crimes. Le jour, en reparaissant, la retrouvait toujours plus triste, et la nuit plus peureuse, plus effrayée, plus entièrement livrée à ses pensées de désespoir. Là, parfois, au crépuscule, quelque moucheron pénétrait dans sa cellule ; elle tremblait et se cachait, car, par le travail de son imagination, la petite bête grandissait, ses deux ailes s’élargissaient, elle devenait une espèce de monstre, de géant : c’était le spectre de Cestio ou d’autres jeunes gens qu’elle avait été chargée par la secte d’assassiner. C’était un pauvre Argovien, fils unique de dix-sept ans d’une mère veuve, qu’elle avait frappé à la naissance de l’épaule, au lieu de lui enfoncer le poignard dans le cou, comme elle le méditait. Le malheureux Agatocle s’était laissé tomber à genoux, et il la suppliait de ne pas l’achever, de le laisser porter chez lui ; il jurait de ne pas la dénoncer, il ne lui demandait que la grâce de mourir dans les bras de sa mère, d’y rendre son dernier soupir et d’avoir les yeux fermés par sa main ; douleur sans doute bien cruelle, mais consolation extrême pour une mère aimante, qui le perdait si jeune encore ! Mais la forcenée lui perça le cœur et lui porta un autre coup à la poitrine, en lui disant : « Meurs, infâme ! »
Ce spectre maintenant la poursuivait partout ; cette prière du jeune homme retentissait à son oreille et lui retombait sur le cœur comme un poids pesant. Le passereau solitaire, modulant son chant monotone sous le toit de la tour, ou dans les ouvertures des créneaux, lui rappelait la dernière plainte, le dernier gémissement du jeune Agatocle, expirant sous la laine homicide de son poignard. La voix gémissante de la huppe, qui sortait, en poussant ses cris mélancoliques, des crevasses du bastion ou des embrasures des meurtrières, était pour elle un augure funeste qui lui apportait la prédiction d’une horrible mort. Une nuit, fuyant le vent et la tempête, elle va se jeter sur les barres de la fenêtre, et, par le bruit de son bec et de ses ailes, elle éveilla Babette. Celle-ci regarda à la fenêtre et vit les gros yeux, immobiles et brillants, de cet oiseau : ils lui parurent comme deux énormes charbons allumés au front d’un fantôme sanglant, qui la menaçait et qui venait l’égorger. Le geôlier, entrant alors, à minuit, selon sa coutume, pour visiter la prison, la trouva à genoux sur son lit, les cheveux hérissés, les bras en avant comme pour se défendre, et tout le corps tremblant de frayeur.
Pendant que cette criminelle était en proie à des tourments horribles dans sa prison, une autre demoiselle, mais au cœur noble et élevé, recueillait les fruits de son amour filial, qui avait sauvé la vie de son père. Luisella, après la terrible journée du quinze mai, après avoir trompé si adroitement la trop juste indignation des soldats, après avoir remercié Dieu d’un si grand bienfait, se consacra tout entière aux soins que réclamait l’état de son père. La blessure n’était pas grave, mais elle fut d’abord très douloureuse, à cause de la rupture d’une esquille. Un chirurgien mit tous ses soins à la guérir, et, en peu de jours, don Carlo put remuer le bras, les nerfs n’ayant pas été atteints. Luisella, le voyant en si bon chemin de convalescence, pour le soustraire aux tristes souvenirs de cette journée et surtout pour le délivrer de l’embarras des visites de plusieurs amis trop ardents et trop désireux de représailles, lui proposa d’aller, pour se récréer, passer quelque temps sur la belle côte de Sorrente et profiter des charmes du site et des agréments de la saison. C’était là un moyen de hâter sa guérison, car, en se promenant sur ces collines, il respirerait un air plus pur et plus salutaire. Don Carlo acquiesça aux désirs de sa fille, et, voulant réaliser son vœu le plus cher, il consentit à son mariage avec Tancredi, au dévouement duquel il reconnaissait devoir la vie. Il lui dit : « Tancredi, je te donne ma parole que Luisella sera ton épouse ; sois toujours un homme de bien » Il l’embrassa comme son fils, et, après le mois de mai, il partit pour Sorrente et se fixa à la Sirena.
En dînant avec les autres étrangers à la table d’hôte, sur la terrasse qui donne sur la mer, Luisella se trouva souvent à côté d’Alisa. Elles s’entretenaient agréablement ensemble, et leurs aimables causeries respiraient la joie de la saison et des sites délicieux où elles se trouvaient. Après le dîner, elles allaient se promener sur le bord du parapet, et ne pouvaient rassasier leurs regards de la charmante perspective que l’on y découvre ; elles se montraient l’une à l’autre les endroits les plus pittoresques et les rives les plus belles ; puis elles se mettaient, comme il arrive aux âmes pures, à se raconter ingénument leurs petites histoires, leurs espérances, leurs désirs, leurs vertus de prédilection. C’était un spectacle charmant de voir ces deux jeunes filles dans leurs entretiens, où elles oubliaient la longueur du temps, pendant que Bartolo et don Carlo prolongeaient leurs conversations politiques, en buvant une tasse de café, une bouteille de Marsala ou de muscat de Syracuse.
Souvent, le soir, après le thé, Alisa se faisait apporter sa harpe : elle la pinçait en artiste distinguée. Les notes sonores répandaient leur douce harmonie dans le silence de la nuit au-dessus des flots de la mer, qui brillaient aux rayons de la lune, et, en se brisant sur les écueils du rivage, formaient, par leur rumeur un peu sourde, comme une sorte de contrepartie aux sons élevés de l’instrument. Luisella, aux accords de sa harpe, mêlait les doux et limpides accents de sa voix, et elle chantait avec tant de grâce et de sentiment que les habitants des villas voisines venaient l’écouter sous ses fenêtres, que les pêcheurs d’huîtres s’arrêtaient dans leurs travaux, charmés par cette mélodie dont les échos se prolongeaient du milieu des rochers et dans les profondeurs sinueuses des cavernes.
Vers le coucher du soleil, elles sortaient de l’habitation, se dirigeaient par la voie qui conduit au petit village de Marina Grande ; et, arrivées au rocher élevé qui le domine, elles contemplaient les toits des habitants pauvres, mais heureux, leurs filets suspendus pour sécher sur leurs petites terrasses où parfois de jeunes filles dansaient au bruit des cymbales et des tambourins, pendant que les garçons s’ébattaient gaiement comme des poissons au milieu des flots de la mer. Elles montaient ensuite à Capo-di-Monte, en grimpant sur le rocher qui fait saillie dans la montagne ; et là, elles lisaient quelque belle poésie ou bien dessinaient un groupe d’arbres verdoyants, une roche couverte de mousse, un bosquet, un golfe ou une grotte. Souvent, montées sur un âne (il y en a de très légers et de très vigoureux à Sorrente), elles allaient jusqu’à Massa pour y admirer les collines ombragées d’orangers et de cèdres, et en face l’île de Capri, qui s’élève avec ses rochers blancs au-dessus de la mer et forme, pour ainsi dire, la corniche de ce tableau merveilleux. Ce ne sont partout que châteaux, villas, tours, vergers et jardins, échelonnés sur les flancs des coteaux ou enfoncés dans les vallées ; toute cette délicieuse contrée est couronnée par les bains de Pollion jusqu’au cap de Poli. Ces sites si paisibles, ces habitants simples et pieux, qui allaient, modestes et recueillis, à l’église de Saint-François de Paule qu’ils honorent d’un culte particulier, touchaient le cœur des deux jeunes filles ; elles y trouvaient un contraste frappant avec les agitations soulevées, à Rome et à Naples, par les conjurations.
La pensée d’Alisa se portait souvent sur les champs de la Lombardie où fermentait la haine contre l’étranger. Après le siège de Peschiera, les légions de l’Italie s’étaient étendues depuis le Mincio jusqu’à l’Adige, et serraient Vérone de si près que Charles-Albert pouvaient les voir des hauteurs de Bussolengo et de Somma Campagna. Quand Alisa songeait à ces contrées, le souvenir d’Aser lui revenait à l’esprit, et, en même temps, son imagination s’effrayait des dangers de la guerre : elle en était tout émue, et, pour se distraire, elle changeait de conversation. Un jour qu’elle se trouvait à l’église de Saint-François de Paule, elle courut à l’autel de la Madone, et lui demanda en grâce d’être délivrée de ces pensées qui tourmentaient son cœur.
Là, se trouvait par hasard, retiré loin du monde, un prêtre sage, discret et tout à la fois si doux et si affable, que la jeune fille, en causant avec lui, sentit sa vertu se raffermir. Elle savait qu’il était poursuivi par les factions, et, le voyant, dans son exil, si patient, si confiant en Dieu, elle retira de sa conversation un grand calme et un surcroît de force et de courage. Elle voyait souvent venir à Saint-François trois nobles demoiselles allemandes très pieuses et à l’extérieur distingué, qui passaient la belle saison à Cucumella. Elle fit leur connaissance, et elle trouva, dans ses rapports avec ces nouvelles amies, des conseils sages qui lui furent fort utiles coutre les illusions de son imagination 3. Tels étaient les délassements d’Alisa pendant son séjour à Sorrente ; et Bartolo, qui avait trouvé dans don Carlo un partisan de ses utopies, passait des jours entiers avec le plus vif plaisir en longs entretiens politiques.
II. – LA BATAILLE DE CURTATONE.
Après avoir déjoué les plans des conspirateurs, le roi de Naples songea à rappeler l’armée qu’il avait consenti avec tant de peine à laisser partir pour la guerre de Lombardie. Il dépêcha deux officiers avec la mission secrète d’intimer au général Pepe l’ordre de rentrer dans le royaume. Ils le rejoignirent à Bologne. La colère et la fureur envahirent le cœur de cet excitateur de révoltes : il jeta sur les messagers un regard de mépris, et leur dit :
« Ce n’est pas le roi Ferdinand qui vous envoie, ce sont les ennemis de la patrie ; j’ai des ordres secrets de Sa Majesté pour passer le Pô et marcher en toute hâte afin de seconder le roi de Sardaigne dans la guerre d’Italie. »
Les ambassadeurs lui répondirent :
« Pepe, vous avez à obéir aux ordres du roi, sinon le général Statella est créé chef de l’armée ; voilà le décret royal. »
Guglielmo Pepe s’obstina dans son refus d’obéissance ; il vanta devant les Bolonais sa fidélité à la patrie ; avant d’être soldat des monarques, il était né fils de l’Italie ; sa patrie avait la préférence sur tous ses devoirs et sur toutes ses obligations ; il passerait le Pô malgré tout. Des applaudissements et des fêtes lui furent décernés par la garde nationale, et il donna l’ordre de marcher sur Ferrare. Les légions s’avancèrent, indignées de sa désobéissance ; mais, arrivées à Ferrare, elles refusèrent de passer le Pô, et jurèrent fidélité et obéissance aux ordres du roi. La colère et les menaces de Pepe furent inutiles : tout ce qu’il put faire, ce fut d’entraîner quelques officiers qui embauchèrent après eux quelques soldats. Le gros de l’armée s’en tint aux ordres reçus, et, sans plus de délais, se remit en marche pour le retour.
Ce rare exemple d’obéissance militaire est d’autant plus glorieux pour l’armée napolitaine qu’il était plus difficile et plus dangereux au milieu d’une ville pleine de conjurés et de gardes nationaux, qui voyaient dans ces légions le bras droit de cette guerre. Aussi les chefs, d’ignorant pas le danger qu’il y avait pour eux d’entrer à Ravenne et dans les autres villes de la Romagne, s’avançaient en escadrons serrés par des voies détournées, hors des grandes routes, traversant les plaines solitaires, les lieux abandonnés et sauvages, où ils campaient, la nuit, en proie à une grande disette de vivres et de fourrage. Les marais, les fondrières, les fossés, embarrassaient singulièrement la marche de leur grosse artillerie, et ils avaient toutes les difficultés possibles pour décider les paysans à leur prêter secours, car ils craignaient la colère de leurs maîtres. Plus d’un de ceux qui les avaient aidés dans ces mauvais passages se vit jeter en prison par les libéraux et enlever ses bestiaux. N’ayant pas les caisses militaires, nos braves soldats se trouvaient complètement dépourvus d’argent pour acheter, dans les villes et les bourgs, les vivres nécessaires dans une marche si longue et si fatigante : les officiers tirent bourse commune et s’efforcèrent, au prix de tous les sacrifices, de subvenir aux besoins les plus urgents de l’armée. La retraite des Dix Mille, qui valut tant de gloire à la Grèce ancienne, ne fut pas signalée par de si grandes difficultés, par autant d’intrépidité, de valeur et de constance, que la retraite des soldats napolitains au milieu des colères des partis, de la fureur des factions, qui les assaillirent chaque jour dans un si long voyage. Malgré les imprécations, les blasphèmes et même les attaques armées de populations excitées contre eux, ils parvinrent finalement sur le territoire de leur royaume.
Les affaires de Lombardie marchaient lentement de la part des Sardes, à la grande indignation des démagogues, qui, vivant dans l’oisiveté des villes, se contentaient de déployer leur bravoure du haut des tribunes, accusant tous le roi, les uns de négligence, les autres de trahison.
« La première épée de l’Italie dort sous l’oreiller, criaient-ils, qui la réveillera ? » Et ils se déchaînaient en mercuriales ardentes contre l’inaction de Charles-Albert.
D’un autre côté, Nugent, ayant renversé les légions italiennes qui voulaient lui barrer le passage sur la Brenta et sur la Bachilione, était arrivé à Vérone pour renforcer l’armée du maréchal Radetzky. Près de Vicence, il eut une rencontre qui fut très sanglante pour les légions italiennes. Cependant les Romains ne se laissèrent pas déconcerter par la lâcheté et la fuite de leurs compagnons, restèrent fermes sous leurs drapeaux et prouvèrent ainsi à l’ennemi que le vrai Romain, sur le champ de bataille, retrouve sa valeur d’autrefois. Les Vénitiens leur ont décerné des éloges bien mérités : ils ont reconnu devant l’Italie tous les services que leur courage a rendus à Vicence.
Mais le 29 mai fut un jour néfaste pour les armées confédérées d’Italie. La bataille se livra dans les plaines de Curtatone et de Montanara, près de Mantoue. Les Autrichiens combattaient contre quatre mille Italiens, la plupart Toscans. Il n’y eut pas, dans cette guerre, de combat plus acharné. Les brigades autrichiennes de Benedek et de Wolgemut étaient massées près de Curtatone ; celles des généraux Clam et Strassoldo près de Montanara, et la cinquième de Liechtenstein au-dessus du Buscaldo. La jeunesse toscane se jeta dans les maisons, barrant les portes avec de grosses poutres, du fumier et des gazons, pour les protéger contre les boulets de canon. Ils avaient pratiqué, dans les murs, des meurtrières sur toutes les directions pour défendre l’assaut des portes et des fenêtres. Une partie se mit en campagne rangée en triangles et en carrés pour rompre le choc de la cavalerie allemande qui chargeait avec fureur dans toute l’étendue de la plaine ; d’autres, disposés en talus, attaquaient l’aile gauche du côté droit ; d’autres, enfin, se faisant un rempart de la crête d’un fossé, tiraient sur les colonnes de front. Quatre pièces d’artillerie seulement mitraillaient les jambes des chevaux et décimaient les groupes qui se portaient en masse à l’assaut de la tranchée des canons ; les Autrichiens avaient cinquante bouches bien gabionnées et placées de front sur le côté, avec des obusiers et de petites pièces d’une grande portée, qui éclaircissaient les rangs des Toscans et faisaient sauter en l’air les munitions du camp avec un fracas épouvantable. Cette valeureuse jeunesse, malgré des pertes si nombreuses, combattit, intrépide et ferme, opposant durant cinq heures, à ce torrent de feu, des cœurs de héros, une volonté obstinée à vaincre ou à mourir.
Que d’existences furent moissonnées à leur printemps, dans cette journée, sur les plaines sanglantes de Montanara, de Curtatone et dans les cimetières des Usseri, par la pique des Hulans et le feu continu de la ligne et de l’artillerie ! Que de sujets de larmes jonchèrent les gazons de ces prairies, les rives de ces ruisseaux ! Belle Toscane, tu le sais. Et vous, mères d’Arezzo, de Pise, de Florence et de Sienne, vous nous donnez des preuves publiques que vos larmes ne sont point taries, que la blessure de vos cœurs n’est point encore fermée. Vos fils, que vous aviez élevés avec tant de soins, à qui vous aviez inspiré la piété envers Dieu et les vertus qui font le plus bel ornement de la jeunesse chrétienne, vos fils furent envoyés au collège de Pise, et là, ils trouvèrent des maîtres qui leur firent boire le poison d’une fausse liberté, la haine du passé, la colère contre le présent, et une passion effrénée d’un meilleur avenir, d’un avenir qui méconnaîtrait les puissances légitimes de l’Italie, les droits sacrés de l’Église, les biens du ciel et l’amour de Dieu. Erreur profonde et lamentable ! Oublier son âme, son salut éternel, risquer ses biens et sa vie pour se jeter, sous prétexte de liberté, dans les chaînes de la plus coupable servitude, d’une tyrannie plus cruelle que l’Italie n’en connût jamais.
Au milieu de toutes les calamités qui fondirent sur la Toscane, il lui resta une gloire, que la jalousie ne lui a jamais contestée : c’est la grâce, l’humanité, la courtoisie, la noblesse et la conduite digne et honorable que sut toujours tenir la jeunesse de ce pays, sur les terres de la Lombardie, durant la guerre de l’Indépendance. Les volontaires toscans, excepté bien entendu la lie des conspirateurs, se montrèrent partout si honnêtes, si polis, si courtois, qu’ils se concilièrent l’estime et la bienveillance dans toutes les villes qu’ils traversèrent. Plusieurs égarés par un jugement précipité et par un excessif amour de la patrie, croyaient remplir en cela leurs devoirs de citoyens ; ils se montrèrent vraiment chrétiens, pratiquant sans crainte et sans respect humain la piété qu’ils avaient sucée avec le lait maternel. Leur valeur, loin de s’en affaiblir, y trouva des forces ; une bonne conscience leur faisait craindre moins la mort, et les tenait plus fermes et plus intrépides sous le feu de l’artillerie et dans la mêlée de ces ardents combats. Celui qui ne mourait pas sur le coup, qui pouvait encore proférer quelques paroles, ne poussait pas le cri païen : « Vive l’Italie ! mort à l’étranger ! » il disait : « Mon Jésus ! Marie ! secourez-moi. » Plusieurs, frappés à la poitrine, au front, tombés dans les sillons ou au pied d’un arbre, déboutonnaient aussitôt leurs tuniques, cherchaient d’une main tremblante une image suspendue à leur cou, une relique, un scapulaire de la Madone, et, retirant cet objet sacré de dessus leur poitrine, ils le baisaient en formant un acte de contrition. Tel est le témoignage qu’a rendu, de plusieurs officiers et soldats piémontais, après la bataille de Santa Lucia, Georges de Pimodan, adjudant du maréchal Radetzky. Il raconte que, avant de les ensevelir, on enleva aux soldats leurs crucifix et leurs médailles d’or et d’argent, et qu’il les acheta ; puis, pensant que c’étaient des souvenirs pieux de leurs mères et de leurs sœurs, il n’eut pas le cœur de les retenir, et il les fit replacer sur ces poitrines généreuses, avant qu’on descendît les corps dans la tombe.
La charité brilla de tout son éclat sur les plaines ensanglantées de Montanara et de Curtatone, au milieu des horreurs de la mort décimant les Toscans. Un jeune soldat qui tombait trouvait toujours un ou deux compagnons d’armes qui accouraient pour le soutenir, au mépris de la pluie de feu et du ravage de la mitraille : ils le prenaient sur leurs bras, le portaient hors du combat, derrière la crête d’un fossé ou le tronc d’un chêne.
Entre autres jeunes filles, on voyait, sur ce champ de bataille, Alexandrina, qui, âgée de dix-sept ans, la tête farcie de toutes les productions des romanciers et des poètes qui ont chanté les espérances trompeuses de l’Italie, prit la résolution audacieuse et insensée de courir avec les légions à sa délivrance. Ni l’amour de sa mère et de sa sœur, ni les conseils de ses amis, ni la perspective des fatigues et d’une vie incompatible avec la délicatesse d’une fille bien élevée, ne purent l’arrêter. Son imagination égarée l’emporta. Elle se procura en secret une tunique et des armes, et, avec un de ses frères, partisan ardent de Guerrazzi, de Pigli et de Montanelli, elle s’enfuit de la maison, déshonorant sa beauté virginale parmi les désordres de la vie militaire, et profanant dans les camps cette sainte candeur de la modestie chrétienne qu’un souffle ternit, qu’un coup de vent affaiblit et dessèche.
Quand elle eut rejoint les légions à la descente des Apennins, son aime noble et grande sentit à quelle folie elle s’était laissée aller par l’égarement de son esprit et les mouvements désordonnés de son cœur ; seule, elle pleurait sur la dure paillasse de son lit ; là, elle regrettait les écarts de ses pensées, elle se retrouvait seule avec son cœur, dans le silence de sa conscience trop longtemps méconnue ; elle la sentait se ranimer amère et poignante ; ses remords étaient aigus et déchirants, les reproches qu’elle entendait au dedans d’elle-même, douloureux et cruels. La lumière de la raison lui montrait la beauté divine d’un cœur pur, d’une âme libre, d’un esprit droit, et la splendeur qui fait de l’âme l’image et la ressemblance de l’auguste Trinité, quand elle sent la présence de Dieu, habitant en elle, et qu’elle est devenue le trône de la Divinité, trône plus brillant que le soleil. La pauvre Alexandrina, à ces réflexions, sentait son visage se couvrir d’une rougeur inexprimable, et elle aurait voulu suivre les bons conseils de sa conscience ; mais, au réveil, au bruit des tambours et des trompettes, elle se sentait entraînée, elle marchait en pensant à sa mère, à qui elle demandait pardon, à sa sœur qui l’avait inondée de larmes en l’embrassant ; parfois, elle se croyait à l’église devant l’autel, où à genoux devant le prêtre de Dieu, et, repentante et humiliée, elle confessait son péché. Que de fois, dans les villes de la Lombardie, en voyant par le rues les sœurs de charité se rendant aux hôpitaux militaires, elle lut sa condamnation dans ce modeste maintien, cette démarche contenue, ces visages doux et sérieux. Elle baissait les yeux, troublée et embarrassée d’elle-même : son cœur battait, son visage rougissait, elle était honteuse de ses folies ; mais l’amour-propre, le respect humain, la vaine gloire, la faiblesse et la crainte de retourner dans son pays, de se faire montrer du doigt et de faire dire aux jeunes gens : « Eh ! voici l’héroïne ! elle a eu peur, elle est revenue ! » Ces sentiments, si puissants sur le cœur de la jeunesse, la retinrent, et elle marcha avec les légions, malgré les reproches de sa conscience, poussée par les appréhensions du respect humain, qui l’assaillait toujours quand elle était sur le point de prendre une bonne résolution.
Vint la journée de Montanara et de Curtatone, et son courage ne s’épouvanta pas des grondements du canon, des décharges de l’infanterie, du tumulte bruyant de la cavalerie, dont les escadrons dispersèrent les rangs des Toscans. Quand le colonel Reischach se fut emparé de la tranchée, elle combattit vaillamment avec le deuxième chasseurs. Mais ils ne purent soutenir le choc, se jetèrent derrière un massif d’aunes, et d’autres se réfugièrent dans un petit bois, au-dessus d’un large fossé qui traversait le camp. Pendant que les hulans faisaient un mouvement pour les prendre en flanc, Alexandrina, au moment où elle rechargeait sa carabine, fut atteinte par une balle, qui, passant à côté du foie, lui traversa le poumon.
Elle tomba sur un buisson de ronces, où son baudrier s’était embarrassé, et elle resta ainsi renversée, évanouie, pâle et mourante. Pendant que l’infortunée jeune fille regardait le ciel, se repentait de ses fautes, et mettait sa confiance dans la miséricorde divine, elle défit quelques boutons de sa tunique et en tira une petite croix d’or, qu’elle baisait avec amour, en disant : « Mon Jésus ! miséricorde ! »
Un jeune officier, qui cherchait à gagner le fossé pour rejoindre le corps qui combattait de l’autre côté à forces inégales, vint à passer près d’elle. Voyant ce soldat étendu et mourant, il s’arrêta ; en s’approchant, il l’encouragea à prendre espoir, il le releva doucement d’une main, en le débarrassant de l’autre du buisson de ronce, et le déposa sur l’herbe, lui soutenant la tête. La pauvre Alexandrina avait déjà le regard égaré, et le jeune officier, de son mouchoir, essuya les sueurs de l’agonisante. En détachant les jugulaires de son shako, il vit la touffe épaisse de sa chevelure ramassée au sommet de la tête et reconnut que c’était une femme. Sa compassion en fut d’autant plus vive, et une larme tomba de ses yeux sur les joues de la moribonde.
Cet officier était Aser. Après les affaires de Trévise et de Vicence, il s’était rendu à l’armée piémontaise, et courait souvent, de Mantoue au Mincio, pour recevoir les instructions et ranimer les légions. Sur les plaines de Curtatone, il avait bravement fait son devoir et combattu comme un lion ; il avait admiré la valeur et l’intrépidité des Toscans qui résistèrent de longues heures à une armée formidable et nombreuse. Son cheval avait été tué sous lui, et il avait reçu deux balles sur le casque ; dans la déroute des colonnes, il cherchait, lui aussi, à rejoindre ceux qui fuyaient vers Goito.
Alexandrina, qui ne le connaissait pas, continuait de baiser son crucifix et d’appeler, au secours de son âme, les noms chers et sacrés de Jésus et de Marie. Elle se tourna vers Aser : « Je te remercie, dit-elle, brave Italien, de ce charitable service. J’espérais le rendre moi-même, après de longues années, à ma bonne mère, et voici que ma folie me donne la mort loin d’elle. Que Jésus me le pardonne ! Qu’il est doux de l’invoquer et d’espérer en sa miséricorde ! J’ai un frère dans le 2e cuirassiers de Toscane (et elle lui dit son nom) : de grâce, quand je serai morte, porte-lui, en mon nom, ce crucifix, unique gage de mon amour. S’il est encore vivant, qu’il le porte au cou, en souvenir de son Alexandrina ; mais, s’il est blessé, donne-le-lui, qu’il le baise, qu’il prie, qu’il espère en lui ! » En achevant ces mots, sa tête retomba sur le bras du Juif compatissant, ses yeux vitrés jetèrent sur lui un regard égaré, elle ouvrit la bouche et expira.
Ce spectacle, ces dernières paroles, ces actes de piété, cette paix qui brillait sur le visage de la mourante, troublèrent profondément l’âme d’Aser ; il ne savait pas se séparer de ce cadavre sacré ; il ne put se résoudre à le laisser sans sépulture, exposé aux mains grossières des enterreurs ; il prit la défunte sur ses épaules, et marcha, avec ce poids sacré, jusqu’à ce qu’il fût en lieu sûr, assez éloigné du champ de bataille. Là, il trouva quelques chasseurs toscans et leur demanda des nouvelles du frère d’Alexandrina ; ils lui apprirent qu’en combattant en brave dans les premiers rangs il avait été atteint au front d’un coup de feu qui lui avait traversé le crâne et fait sauter la cervelle. Puis ils firent de leurs fusils un brancard, mirent par-dessus des rameaux, et portèrent ainsi la malheureuse Alexandrina à un village voisin où, ayant fait creuser une fosse dans le cimetière, ils l’y déposèrent doucement, la recouvrirent de terre, arrachèrent une croix à une autre tombe, et y gravèrent le nom de la défunte et la date de sa mort.
Aser sentait son cœur fortement ému. Cette infortunée jeune fille lui rappelait l’image d’Alisa, et, à cette pensée, ses sentiments belliqueux, sa haine, sa colère, s’apaisèrent bientôt. En sortant du cimetière, il était triste et marchait les yeux baissés : une pensée de mort bouleversait son âme. Mais il se rappela la médaille de Notre-Dame, qu’il avait juré à Alisa de porter au cou et de ne jamais quitter ; il déboutonna sa tunique, ouvrit sa chemise sur la poitrine, chercha la médaille qui s’était glissée sur son épaule, la prit et la baisa ; puis, tirant de sa poche le crucifix d’Alexandrina, il voulut l’attacher avec la médaille, en souvenir de la défunte.
Un autre jeune et valeureux enfant de la Toscane donna un témoignage bien remarquable de valeur, de foi et de piété chrétiennes. César Scartabelli nous raconte que son cher et bien-aimé disciple, Raphaël Zei, jeune homme d’un talent et d’un esprit distingués, partit avec les légions toscanes pour la Lombardie, et se trouva au combat de Curtatone. Pendant qu’il combattait avec valeur dans la mêlée, il reçut plusieurs blessures, mais il n’en continuait pas moins de se battre vaillamment quand, atteint d’une balle en plein ventre, il tomba à la renverse sur le champ de bataille. Les deux braves Ferrucci, père et fis, accoururent aussitôt à son secours, et le soulevèrent doucement pour le conduire en lieu de sûreté. Mais Zei, entendant siffler les balles au-dessus de leurs têtes et voyant déjà les colonnes toscanes en déroute, leur dit :
« Amis, je ne suis plus capable, comme vous le voyez, de défendre la patrie. Mettez-moi dans ce fossé ; j’y rendrai plus tranquillement mon âme à Dieu, ou bien je tomberai dans les mains des ennemis. »
Ils obéirent en versant des larmes, et, quand ils l’eurent placé derrière la crête du fossé, ne pouvant plus rien pour lui, ils retournèrent au combat.
Bientôt les Autrichiens, maîtres du champ de bataille, arrivèrent, et, voyant Zei baigné dans son sang, ils le soulevèrent et le placèrent sur un chariot avec les autres blessés italiens. Il fut logé à l’hôpital de Mantoue. Là, ses manières polies lui concilièrent l’estime du chirurgien qui soignait ses blessures et qui redoubla de soins pour sauver ce jeune homme dont il voulait se faire un ami.
Près du lit de Zei, il y avait un jeune Siennois, nommé Alfredo Newton, ami intime de Raphaël et, en cette qualité, participant aux égards tout particuliers du chirurgien. Tous deux virent leur état s’améliorer, et Zei put même écrire à ses parents deux lettres attendrissantes où il leur parlait de sa captivité, de ses blessures, des soins officieux des Allemands et de sa guérison. Le chirurgien en chef, ayant appris que Zei avait été étudiant en médecine à Pise, voulut, par considération pour leur art commun, le faire porter dans sa chambre pour l’y soigner mieux encore. Zei n’accepta cette offre gracieuse qu’à la condition de n’être pas séparé de son ami Alfredo, ce qui ne fit qu’accroître, dans l’esprit du bon Allemand, l’estime qu’il avait déjà conçue pour cet excellent jeune homme.
Mais, hélas ! cette faveur fut la cause de sa mort. En le soulevant de son lit et en le portant à bras dans le nouvel appartement, la balle, qui s’était logée au fond de la cavité du centre, se déplaça, brisa un organe essentiel, ce qui amena l’inflammation et une fièvre très ardente. Le jeune homme, sentant son état empirer, demanda un prêtre ; il se confessa avec de grandes marques de componction, voulut recevoir les secours du viatique, le pain des forts qui raffermit l’âme immortelle dans ces luttes extrêmes de la mort. Puis il demanda un crucifix à baiser ; et, quand il l’eut reçu, il ne voulut plus l’ôter de sa poitrine ; il le collait souvent sur ses lèvres avec des aspirations ardentes vers Dieu. Après un long évanouissement, il se réveilla, demanda sa montre et la donna en souvenir à Alfredo. Il chercha, de ses yeux errants, sa mère, sa mère qui avait tant pleuré son départ ; et, ne la trouvant pas, il poussa un soupir, baisa son crucifix, et son âme s’envola vers la patrie, que l’on ne perd jamais, où se trouve la vraie liberté, où Dieu est la loi et l’objet de l’amour, où l’on jouit de la juste égalité, de la fraternité et de la communion de biens infinis et éternels.
III. – LES PRISONS DE FEMMES.
Les prisons de femmes sont d’ordinaire des cloaques impurs où se trouve le rebut de l’espèce humaine, et l’on peut dire qu’y être renfermé, c’est le plus terrible de tous les châtiments. Là, s’entassent tous les crimes : la colère, la laine, l’envie, la cupidité, le libertinage. C’est l’égout des vices les plus hideux.
La femme, cette noble et délicate créature de Dieu sur laquelle il a répandu en abondance les merveilles de la nature et de la grâce, à qui il a donné l’élévation des sentiments, la douceur de la voix, la délicatesse de l’esprit, les trésors de l’amour et de la piété ; la femme, dis-je, quand elle abuse des prérogatives sublimes qu’elle a reçues, n’est plus qu’un monstre d’horreur.
Ce serait une erreur de croire que toutes ces malheureuses prisonnières soient mauvaises par caractère, par nature, ou qu’elles se sont perverties de leur pleine volonté. Un grand nombre d’entre elles ne sont que les victimes des pièges et des ruses d’hommes traîtres et pervers qui ont dénaturé en elles la douceur que Dieu leur avait donnée, et qui les ont amenées, par leurs artifices, à se jeter dans l’abîme du vice. Que de jeunes filles, l’ornement et les délices de leur famille, au cœur pur, à l’esprit chaste et innocent, timides comme des colombes, ont été entraînées à des actions coupables et cruelles contre les plus chers objets de leurs affections ? La vierge est semblable au lis, qui, s’élevant sur sa tige que féconde la rosée du printemps, sous les rayons du soleil qui l’embellissent, près de la source qui le rafraîchit, est la plus belle fleur des champs, le parfum le plus agréable, la plante la plus gracieuse de nos jardins. Mais, si une main grossière froisse ses blanches corolles ou sa tige délicate, ce n’est plus qu’une herbe flétrie et infecte. Ainsi les âmes des jeunes vierges, qui semblent appartenir plutôt à l’ange du ciel qu’à la créature terrestre, quand elles se sont laissé attirer par un amour illégitime et sont tombées sous les ongles de quelque épervier, perdent pour jamais la vie du cœur, la douceur de leurs sentiments et leur première vertu. Déchues de la haute dignité qui les ennoblissait aux yeux de Dieu et du monde, elles tombent bientôt dans d’autres écarts, dont la seule pensée, autrefois, quand elles étaient encore pures, les eût fait frémir d’épouvante.
Ces infortunées, plus malheureuses encore que coupables, punies bientôt par la justice, mêlées dans les prisons avec des femmes tarées, et sous l’influence de ce milieu dégradé où elles sont réduites à vivre, finissent bientôt par s’abrutir complètement le cœur et l’esprit. Représentez-vous, dans ces prisons infectes, obscures, malsaines, cette troupe de vipères, qui se déchirent, qui s’injurient, qui se querellent du matin au soir ; désœuvrées, oisives, colères, ivrognes, elles se jettent à la face toutes leurs turpitudes et souvent en viennent aux mains, se mordent, se griffent, et leur réunion présente l’aspect d’un véritable repaire de bêtes féroces.
Ajoutez, pour achever le tableau, les visages noirs et sévères des gardiens et des seconds, race sans pitié ni respect, qui, avec de gros mots, les maudissent, les injurient, et quelquefois les frappent cruellement avec des nerfs de bœuf et des bâtons. Si vous n’oubliez pas les viles passions de ces hommes grossiers qui les poussent à vendre, comme de la viande à un centime la livre, le dépôt sacré que la justice humaine a remis entre leurs mains avides, vous aurez une idée de ce sérail d’iniquités. Blasphèmes, imprécations, paroles ordurières, malpropreté des salles, des vases et des lits, fastidieux bourdonnement des insectes qui voltigent autour des fables et des haillons des détenues : quel horrible tableau ! Ajoutez à cela des femmes échevelées, les tresses éparses et mêlées, la peau jaunie, les ongles longs et sales, le visage couvert d’ordure et de taches, au milieu d’un désordre complet, de la gale et d’une odeur infecte !
Tel, et plus hideux encore que je ne l’ai dépeint, était l’aspect des prisons de Naples, quand le roi Ferdinand, cherchant le bonheur de tous ses sujets, voulut adoucir le sort des prisonniers. Il commença par les filous, les escrocs et les coupeurs de bourses, qu’il habilla entièrement et fit instruire, par des prêtres, de leur religion et de leurs devoirs ; puis, procédant par classe de prisonniers, il dirigea son attention sur les femmes, qui, en raison de leur faiblesse et de la fragilité de leur sexe, méritaient surtout la clémence royale. Il fit venir des sœurs de Charité, qu’on appelle sœurs grises, à cause de la couleur de leur habit, et leur confia le soin de ces femmes, après les avoir recommandées d’une manière toute spéciale au cœur compatissant de la reine.
Il n’est pas besoin de dire combien ces infortunées excitèrent le zèle des sœurs qui, semblables à des anges de Dieu, se trouvent toujours, en vertu de leur sainte vocation, au milieu des misères humaines. Une bonne partie de ces malheureuses, n’entendant plus à leurs oreilles retentir les blasphèmes des gardiens et le sifflement des nerfs de bœuf, ne sentant plus sur leurs corps les coups qui les déchiraient, se virent renaître à une vie nouvelle ; mais les plus perverses, étant privées de leurs orgies, de leurs fureurs, de leurs turpitudes, enrageaient comme des diablesses. C’est au milieu d’elles que parut la puissance de la douceur et de la charité chrétienne, personnifiées dans ces vierges de Dieu, dévouées au soulagement et à l’amélioration de ces tigresses féroces. La grâce de leur visage, la douceur de leurs manières, ne s’altéraient pas un moment, malgré les railleries, les outrages, et, quelquefois même, les crachats que ces impudentes leur jetaient à la face.
La supérieure, jeune fille d’une beauté distinguée et d’une physionomie céleste, contribua surtout à les adoucir. En les rencontrant, elle disait à l’une : « Voyez, ma chère, ces savates, comme elles vous sortent des pieds ! Venez voir si une paire de souliers que j’ai là ne vous chausserait pas bien ? » À une autre, elle ajoutait en la caressant : « Tu es bien belle, ma chère Nunziata, mais il ne faut pas t’enlaidir avec ces baillons. J’ai là une robe que j’ai achetée dernièrement pour une fille, qui a été ensuite habillée par un vieux et saint prêtre. Viens la chercher. » Et elle l’aidait à s’en revêtir ; elle l’arrangeait si bien, que la pauvre fille s’en allait toute fière d’elle-même. Toutes les prisonnières étaient décolletées ; elle leur achetait des mouchoirs et des collerettes de couleurs très gaies et fort voyantes. Elle en donnait tantôt à l’une, tantôt à l’autre, et les plus beaux aux plus jeunes et aux plus jolies : elle les habillait elle-même, elle faisait leur toilette, elle les complimentait sur leur bonne mine, puis elle les conduisait devant un miroir et leur disait :
« Tenez, voyez comme ce rouge de feu vous sied sur l’épaule ! Si vous étiez bien peignée, vous seriez la plus belle enfant qu’on puisse voir. Voulez-vous que je vous arrange les cheveux ? »
C’était accepté et fait sur-le-champ. Aidée des autres sœurs, elle leur mettait de la pommade et leur faisait la ligne. Elles les coiffaient en tresses, en bandeaux, en diadème, selon que le comportait leur taille ou la forme de leur tête. Par ce moyen, elles les amenèrent à se peigner une et deux fois la semaine ; les plus habiles coiffaient les autres, de manière que cette forêt de cheveux hérissés sur leurs têtes comme des buissons de ronces se changea bientôt en un jardin à l’aspect agréable, élégant et fleuri. La femme qui a les cheveux en ordre et bien agencés ne prend que difficilement les allures inconvenantes des femmes dévergondées, sales, décolletées, qui courent les coins de rues et les carrefours 4.
Toutefois l’oisiveté rendait les prisonnières chagrines et à charge à elles-mêmes ; elles mouraient d’ennui, bâillaient, s’ennuyaient et maugréaient ; elles ne savaient se résoudre à ravauder leurs bas troués et à raccommoder leurs chemises en lambeaux. Les sœurs, faisant dépendre leur succès de l’habitude du travail, s’efforcèrent de l’inculquer à ces femmes et s’en prirent d’abord aux plus jeunes.
« Voyons, il faut vous procurer un peu de linge : nous avons été chez des marchands de coton, nous les avons priés de ne pas oublier les pauvres prisonnières, et ils nous ont promis de nous donner à peigner les restes du coton qui sert à faire la mousseline. C’est un petit travail très facile : il n’y a qu’à rouler le fil en pelotes ou en bobines. Celle qui voudra travailler aura de quoi se vêtir avec le gain qu’elle retirera de ses peines.
– Oui, oui, donnez-nous du coton, procurez-nous des dévidoirs, et nous travaillerons tant que vous voudrez. »
Et l’une étendait son écheveau entre les pouces, et l’autre le peignait, et, tandis que la première pelotonnait le fil, la seconde le dévidait.
J’ai connu particulièrement cette héroïque jeune fille de la Bretagne, Stilite, comtesse de Kersabiec, cati suivit fidèlement la duchesse de Berry dans ses malheurs et pendant la guerre de la Vendée. Quand la duchesse fut trahie à Nantes par Dentz, cet autre Judas, Stilite s’enferma avec elle dans une cachette adossée à la cheminée, à l’entrée de laquelle des gendarmes allumèrent un grand feu de journaux, ce qui fit de cette retraite une véritable fournaise. Pour respirer un peu d’air, elles approchaient la bouche d’un étroit soupirail, et Stilite, quoique baignée de sueur, après avoir pris deux bouffées d’air, cédait aussitôt la place à la princesse. Quand l’auguste duchesse toucha du bas de sa robe la plaque enflammée et que le feu prit à ses vêtements, Stilite se jeta sur elle, sans se soucier de ses propres brûlures, et l’étreignit si bien quelle parvint à éteindre les flammes. Elles sortirent pour ne pas être asphyxiées. Stilite fut enfermée avec la princesse dans le château de Blaye, où elle mûrit un projet d’amélioration pour les prisons. Quand elle fut rendue à la liberté, elle s’y consacra tout entière à Nantes et ailleurs.
Elle me raconta plusieurs fois les efforts et les peines qu’elle eut à surmonter avant d’amener les prisonnières à travailler, à rompre avec cette oisiveté qui les a dominées dès l’enfance : craignant de se baisser, de faire un point, de toucher un bas ou une aiguille, elles se sont mises à babiller sur leurs portes, et puis elles sont allées dans les boutiques, dans les carrefours, et elles sont tombées, jeunes encore, dans les pièges de ces débauchés qui les ont enchaînées à la corruption. Habituées à cette vie vagabonde et désœuvrée, jetées ensuite en prison, comment auraient-elles le désir de se mettre à travailler ? C’est en vain qu’on l’espérerait, sans les conseils et les moyens ingénieux de la charité et de la religion.
Longtemps cette noble demoiselle, la gloire de la Bretagne, s’occupa, avec ses sœurs Eulalie et Céleste, de l’œuvre des prisons, et toujours elle rencontra les mêmes difficultés sur ce point. On peut conjecturer de là quelle patience, quelle constance il fallut aux sœurs de Charité dans les prisons de Naples. Elles eurent recours à un vieux prêtre, recommandable par son zèle et sa prudence dans la direction des âmes. Le premier objet de son zèle fut de gagner l’estime de ces femmes malheureuses : par l’exemple de sa charité, de sa bienveillance et de son humilité, il parvint à s’insinuer dans leurs cœurs, si endurcis et si rebelles par l’habitude du péché et des châtiments. Pour affermir leurs résolutions trop mobiles et leur nature défaillante, pour faire dominer la raison sur l’appétit sensuel et les retenir sur le chemin difficile de la conversion, il plaça sous leurs yeux la lumière des bons exemples et les secours de la compassion. Il décida les dames les plus distinguées de Naples à venir, à certains jours, visiter, consoler et encourager ces pauvres prisonnières. Elles consolidèrent ainsi les bonnes institutions des sœurs et en favorisèrent le succès.
Ces cellules, jusqu’alors sales et infectes, furent lavées et balayées : régulièrement aérées, elles perdirent leur odeur nauséabonde et suffocante ; les parois, grattées et frottées, s’assainirent. On étendit de beaux draps blancs sur chaque paillasse, on disposa les lits en ordre, on mit au-dessus de chacun une petite image de la sainte Vierge et de l’enfant Jésus, objet d’espérance céleste et de confiance pour les âmes brisées par le chagrin et le remords. Ces pauvres pécheresses se livrèrent bientôt à des sentiments de foi et de piété depuis si longtemps bannis de leurs cœurs. Les plus douces et les plus dociles furent choisies pour prendre soin de l’oratoire, et tour à tour elles s’ingéniaient à le rendre de plus en plus propre et orné. L’obole qu’elles offraient de tout leur cœur était consacrée à acheter des fleurs pour l’image de la Madone et l’autel du Saint-Sacrement. Le vieux prêtre était assidu à leur distribuer le pain de la parole sainte, à purifier leurs cœurs ulcérés dans le bain salutaire de la confession, qui seule peut effacer les souillures de l’âme ; puis, après les avoir purifiées, à les embellir des dons de la grâce et de l’amour de Dieu, père compatissant, frère tendre et charitable, qui attend patiemment à la porte de notre cœur, et, quand on la lui ouvre, entre joyeux, apportant avec lui le bonheur, la paix et la couronne de gloire.
Cependant Babette, toujours sombre, irritée et désespérée, agitée par ses remords, par les ombres effrayantes et vengeresses de ses victimes, épuisée et abattue, tomba dans une fièvre frénétique, et fut portée à l’hôpital des femmes, hors de la porte de Capoue. Sa fureur se calma, elle se remit, et la maladie suivit paisiblement son cours. Un prêtre s’approcha de son lit plusieurs fois pour lui adresser quelques paroles de compassion et lui parler de Dieu ; mais la criminelle lui jeta un regard furibond, et lui exprima, par le feu de sa physionomie, un mépris insultant, blasphémant entre les dents et mordant les draps de son lit. Elle restait ainsi seule, abandonnée de tout le monde, comme une chienne enragée ; l’infirmière elle-même ne s’en approchait qu’avec horreur. Elle murmurait sans cesse, et parfois rugissait comme une bête féroce. Quand on lui portait sa pitance, quelquefois elle la jetait à la tête de l’infirmière ; elle en faisait autant quand le remède qu’on lui présentait lui semblait trop amer.
Elle incommodait toutes les autres malades, et, si l’une d’elles, se levant sur son lit, la priait de cesser ce bruit, elle l’insultait et lui faisait des gestes de mépris et de haine. Les prisonnières l’appelaient la Turque et l’endiablée. Lorsqu’elle entra en convalescence et qu’elle reprit des forces suffisantes, elle fut conduite aux prisons de Sainte-Marie d’Agnone, et confiée aux soins des sœurs de Charité.
IV. – LA GROTTE AZURÉE.
Alisa et Luisella, sur les bords de cette mer si tranquille et si limpide, sous un ciel si pur et au milieu de la verdure des jardins et du parfum des fleurs, faisaient chaque jour des promenades délicieuses. Un jour, elles étaient allées sur la plaine du Deserto, ancien ermitage des Carmes, et avaient apporté leur déjeuner. Du haut de la colline qui domine les deux mers, elles jouissaient d’un spectacle enchanteur. Elles admiraient les pittoresques contours dessinés par les petits golfes des environs de Sorrente, les pointes des promontoires ornés de palais qui se réfléchissent dans la mer, les rochers en partie taillés par la main de l’homme, qui, sortant des flots, viennent flanquer le bas des murs et forment des escaliers et des souterrains dont l’issue est baignée par les vagues écumantes.
Au midi, la vue est bornée par les flancs de la montagne, au-dessus du grand golfe de Salerne ; elle s’étend au large jusqu’aux plaines immenses de Pestum, qui élève orgueilleusement ses colonnes de rochers et ses temples majestueux. À l’aide d’une longue vue, Alisa, immobile et ravie d’admiration, contemplait les sites charmants de la Grande-Grèce, où brillèrent d’un si vif éclat les arts et les sciences de l’Italie.
Un peu vers le nord, s’élèvent du milieu des ondes les Sirénuses ou les Petites îles des Sirènes, qui furent, au temps des navigateurs de la Grèce, le séjour de ces fameuses enchanteresses dont la voix et la beauté attiraient les passagers imprudents qui n’avaient pas trouvé, comme Ulysse, une sage Circé pour leur dévoiler le danger, leur conseiller de se boucher les oreilles avec de la cire et de passer rapidement le long de ces rivages funestes.
Dans les premiers jours de juin, l’aurore s’était levée dans toute sa splendeur ; la mer, profondément calme, ressemblait à un tapis de soie rouge étendu sur le bassin du golfe. Pas le moindre souffle de vent, pas le moindre mouvement de l’air ais-dessus des ondes tranquilles et limpides. Une légère embarcation, un esquif gracieux, orné de peintures et garni de dix rames, passait au pied de l’écueil de San Vincenzo. Au milieu étaient assis Alisa, vêtue d’une robe blanche ; sa compagne, qui portait une robe bleu d’azur, et, près de la proue, Bartolo, don Caro et Tancredi. Joyeux et animés, ils se dirigeaient vers l’île de Capri, désireux de voir la grotte azurée, les ruines des palais impériaux, les villas et les bains élevés par Tibère pour y cacher ses cruautés, ses frayeurs et ses débauches.
Ils côtoyèrent ainsi le rivage jusqu’au cap d’Hercule, et là, avant trouvé quelques pêcheurs, ils achetèrent des rougets, des soles et des ombrines pour leur déjeuner ; puis, tournant la proue vers la haute mer, ils tirèrent vers le nord, du côté le plus escarpé de l’île, où, sous une roche très élevée, s’ouvre la grotte azurée. Arrivés là, ils descendirent dans deux allèges, s’y couchèrent à plat, parce que le niveau de la mer s’élève à mesure que l’on avance, et, dans la crainte de heurter la tête contre les voûtes très basses de l’ouverture de la caverne, les deux petites barques étant entrées l’une après l’autre, on fit manœuvrer les rames, et, en s’appuyant des mains sur les saillies de la roche, on s’avança dans la caverne, où les navigateurs, un peu déconcertés, purent se rasseoir sur les bancs.
La grotte forme une espèce de palais en rotonde, que la mer remplit si complètement, qu’elle ne laisse aucun bord à sec. Aucune saillie de roc, aucune touffe de mousse n’apparaît à la surface de l’eau : c’est une sorte de conque, de vivier ou d’étang rempli par la mer. Quand on lève la tête et qu’on dirige ses regards vers l’entrée de la caverne d’où vient la lumière, on voit une couleur très vive de saphir embellir les eaux et les faire scintiller comme des pierres précieuses. Le flot va, vient, s’élève et s’abaisse, et, dans ses mouvements, il forme des béryls et des turquoises dont l’éclat est aussi vif que celui des diamants. Les ondulations et les scintillements d’une lumière argentée et azurée se réfléchissent sur les voûtes, s’y croisent et décomposent l’air ambiant en une masse cristalline. À la première vue, on croit voir la splendeur du paradis, on est frappé d’admiration, comme si l’on se sentait transporté dans le séjour de la Divinité ; on dirait qu’il y a là un rayon des splendeurs célestes qui, se mêlant à une obscurité mystérieuse et lointaine, passe à travers des rayons de saphir.
Rien n’est comparable à l’étonnement que l’on éprouve en voyant un jeune homme, de la proue de l’esquif, se jeter au milieu de ces ondes bleues : au moment de l’immersion, une écume de lumière bleue revêt et entoure les membres du nageur, et il se répand autour de lui une auréole éclatante d’émeraudes aussi brillantes que les rayons du soleil. À chaque mouvement des pieds ou des mains, il fait jaillir une clarté qui se répand à larges flots ; chaque fois que la tête plonge dans l’eau, elle s’entoure d’une couronne de diamants douce et pure comme une rosée céleste. Il n’est peut-être pas sur la terre de symbole plus naturel et plus évident de la lucidité dont jouiront les corps des saints dans le ciel, où leur chair, n’offrant plus d’obstacle au passage des rayons lumineux, sera transparente et rayonnante connue le soleil. On attribue ce phénomène à la réfraction de la lumière, qui, n’ayant pas d’autre entrée que l’orifice de la caverne presque à fleur d’eau et l’espace étroit de quelques pieds que laisse le rocher aux eaux de la mer, se décompose, se brise et ne laisse passer à travers la masse des eaux qu’une teinte de saphir.
Nos navigateurs sortirent de la grotte, ravis d’admiration, et remontèrent dans leur première barque, qui devait les conduire à la charmante vallée de Capri. Ils jouèrent des rames en cadence et marchèrent rapidement le long de ces hautes rives qui s’élèvent des profondeurs de l’abîme, lequel sort en grondant sourdement de la grotte, repliant sur eux-mêmes ses flots écumants. Quand ils furent arrivés à la rivière basse, plusieurs jeunes filles, en habits de paysannes, placèrent des planches sur le bord de la barque, pour leur donner la facilité de descendre sans se baigner les pieds dans l’eau qui venait caresser le gravier fin et blanc de la rive.
Capri est assise sur l’arête d’une colline élevée entre deux grands quartiers de roche dont le flanc, du côté de la vallée, est couvert de vignes, de jardins verdoyants, d’orangers et d’arbres de toute espèce, disposés en amphithéâtre jusque sous les murs cyclopéens, où se voient encore les énormes pierres d’antiques courtines restaurées plus tard par les Romains et en dernier lieu par les Aragonais. De l’autre côté de la montagne, derrière la ville, les jardins, les vallées plantées d’oliviers et ensemencées de blé, le sol descend brusquement vers la mer du côté de Campanella, vis-à-vis de la Grande-Grèce. Capri a tout l’air d’une citadelle orientale, avec ses maisons blanches couvertes de terrasses ou de combles unis entre eux par une sorte de stuc qui résiste à l’action de la pluie et du soleil.
Elle a un petit château fort garni de tours et de bastions, une cathédrale, où elle conserve les bustes d’argent de ses saints et une croix très ancienne, en cristal orné d’émeraudes, qui fut miraculeusement sauvée des flammes, quand les corsaires mores y allumèrent l’incendie qui la dévora de fond en comble.
La noble société fut accueillie avec empressement à la villa de don Giovanni, parent des Auriemma. Là, elle put jouir, du haut d’un balcon, qui est le point le plus élevé de l’île, de la plus belle perspective qui se puisse imaginer. Cette maison est placée au-dessus d’un rocher, qui se dresse droit et solitaire et sur le flanc duquel Tibère avait fait élever un palais admirable. De ce balcon, la vue s’étend sur tous ces jardins gracieux qui se déroulent, les uns après les autres, en talus et en accidents de terrain, jusqu’au niveau de la mer, se redressant et se relevant parfois des deux côtés sur les flancs des collines. Des sentiers conduisent, en serpentant et par des escaliers formés dans le roc vif, à l’autre cité, Anacaprée, qui s’élève dans un endroit solitaire ; séparée du reste de l’île, elle n’a d’autre vue que la vaste mer qui l’entoure, et ses habitants ont conservé toute la simplicité des premiers peuples qui l’ont bâtie. Ô pays heureux, qui, sous le plus beau ciel de l’Italie, se voit à l’abri des révolutions dont elle est agitée depuis si longtemps et dont elle ne peut pas encore reconnaître les effets désastreux.
Bartolo, en sa qualité d’antiquaire, put satisfaire sa passion de voir et d’étudier les ruines. Alisa prenait plaisir à contempler le couvent de la Chartreuse, autrefois la gloire et la richesse de Capri, et dont la destruction a réduit aujourd’hui la contrée à l’abandon et à la pauvreté. Le monastère est situé dans une petite vallée toute couverte de champs et de prairies bordées d’amandiers, d’orangers et d’oliviers. L’église est petite, mais d’une belle architecture ; elle est entourée de plusieurs bâtiments servant jadis aux étrangers, ou renfermant le réfectoire, les pressoirs d’huile, les écuries et les remises, dépendances ordinaires des monastères anciens qui furent les premières écoles d’agriculture et le berceau des beaux-arts modernes. En entrant dans les cloîtres, le cœur se serre à la vue des murailles lézardées et salpêtrées, des arcades en ruine, des montants sculptés arrachés des portes, des chapiteaux tombés des colonnes et des galeries encombrées de débris, lors de l’invasion des régiments de Napoléon. Quand Alisa pénétra dans la grande salle du chapitre et qu’elle vit ces belles peintures à fresques effacées, souillées et détruites en grande partie par les baïonnettes, barbouillées de noir et de boue par les soldats, elle se sentit émue d’un vif regret. Elle pensait au sort des beaux monuments de Rome, s’ils étaient tombés au pouvoir d’hommes grossiers qui, au nom de la liberté, auraient détruit, avec la même barbarie, les chefs-d’œuvre sacrés et profanes.
Au fond de cette salle se trouve l’entrée de deux antiques oratoires, ornés jadis de stucs dorés, de peintures et de ciselures maintenant brisées. Les autels sont détruits, leurs débris ont été dispersés, ainsi que les statues des pieux guerriers qui ont élevé et doté la Chartreuse où de saints religieux priaient pour le repos de leurs âmes. La jeune fille, le cœur affligé, sortit de ce saint lieu : elle visita les cellules, elle vit ces retraites de la contemplation et de la paix comme assombries et couvertes d’un voile de deuil et de honte ; les petits jardins de chaque cellule, au lieu de fleurs et de plantes odoriférantes, étaient envahis par les orties, les ronces et de grosses herbes sauvages et vénéneuses. Ces cellules, ces terrasses et ces petits jardins donnaient, pour la plupart, sur les écueils les plus élevés de la mer, et, sous ces rochers nus entre lesquels les îlots venaient s’engouffrer en gémissant, la solitude était plus auguste et plus sévère. Alisa admirait ces sombres roches, couronnées de cellules ; elle se représentait comment ces saints solitaires, vers le soir, devaient contempler le soleil couchant dont les rayons empourpraient les eaux de la mer et leur donnaient l’apparence d’une fournaise ardente. Elle voyait les colombes sauvages couver tranquillement dans les trous des rochers, se poser sur les saillies, et, gémissant amoureusement, prendre leur vol au-dessus de la mer, étinceler comme l’émeraude, sous les rayons du soleil, symboles véritables de ces âmes d’élite, qui gémissaient devant Dieu dans la solitude, et dont les soupirs appelaient les consolations célestes que le soleil de l’amour répandait dans leurs âmes.
Alisa se tourna vers Luisella, et, lui montrant ces cellules suspendues au-dessus des abîmes et les nids solitaires des alcyons, elle lui dit avec attendrissement :
« Ô ma chère, comme cet ermitage respire le saint amour ! comme dans ce silence on sent une paix profonde qui inspire des pensées chastes et élève l’âme à la vie éternelle ! Et pourtant le monde, qui n’est que tumulte, agitation, bruit de vents et de tempêtes, le monde a envié à ces tranquilles solitaires la paix dont ils jouissaient, et les a chassés de ces rochers au milieu desquels ils brillaient aux yeux de Dieu, tels que les diamants et les saphirs de la grotte azurée. »
Sur une terrasse, en dehors du jardin d’une cellule qui touchait de l’autre côté à une roche très élevée, laquelle formait, avec la hauteur qui soutenait cette cellule, un antre profond et obscur, un jeune homme, à l’extérieur distingué, tenait les regards fixés sur le gouffre et soupirait comme s’il eût été en proie à une vive douleur. Alisa fit signe à son père, et lui dit :
« Vois ce jeune homme, comme il est triste ! Certainement il a quelque chagrin qui l’accable. Regarde comme il tient les yeux baissés, comme il a le visage pâle et sombre ! Il me fait pitié ! Peut-être n’a-t-il pas de pains, peut-être souffre-t-il de misère ? »
Bartolo se sentit touché, et en un moment il fut auprès du jeune homme. Don Carlo était resté dans le cloître, causant avec don Giovanni de la manière de chasser les cailles, qui abondent dans cette île au mois de mai et au mois de septembre, parce qu’elles viennent s’y reposer en traversant la mer. Les deux jeunes filles, se donnant le bras, suivirent Bartolo qui s’était approché du jeune homme, et lui demandait s’il habitait Capri.
« Je suis Calabrais, répondit-il, et pour mon malheur j’ai fait partie de l’expédition de la Lombardie, dans laquelle je fus enrôlé comme volontaire par la princesse de Belgiojoso, avec plusieurs de mes compagnons, qui tronquèrent ainsi leurs études.
– Dans quelles affaires vous êtes-vous trouvé ? lui demanda Bartolo.
– Dans plusieurs. J’ai parcouru avec les volontaires italiens les plus hautes montagnes qui séparent la Lombardie du Tyrol ; j’ai passé bien des nuits couché au milieu des neiges et des glaces, vêtu de ma légère tunique, et, plusieurs fois, je me suis senti engourdi, étant de garde ou de patrouille sur les bords de ces abîmes, où s’engouffrent les vents et les tempêtes qui déracinent les plus vieux hêtres et les chênes les plus robustes. La grêle, la pluie, le givre et la neige vous frappent et vous brûlent le visage, et il n’y avait pas d’autre moyen d’échapper que de se jeter dans un ravin pour n’être pas emporté par les tourbillons affreux. Combien des nôtres n’ont-ils pas été ensevelis sous les neiges de l’avalanche ou emportés à l’improviste par les torrents qui s’élançaient en cataractes du haut de la montagne, entraînant dans leurs flots indomptables des troncs d’arbres et des quartiers de roche avec un fracas épouvantable ! Eh bien, nous résistions à toutes ces rigueurs.
– Pauvres jeunes gens ! fit Alisa ! que vous avez dû souffrir !
– Descendus des montagnes, de nouveaux désastres nous attendaient sur les collines et dans les plaines. Nous n’avions pas de provisions de guerre, par suite de l’étourderie et de l’imprévoyance des capitaines et des fourriers. Après dix ou quinze heures de marche, on entrait dans une ville, dans un village, dans une bourgade ; mais d’autres fourrageurs nous avaient prévenus, et nous ne trouvions ni pain, ni vin, ni nourriture. Les fourriers croyaient vraiment nous rassasier en criant : « Vive l’indépendance de l’Italie ! »
– Mais alors, comment faisiez-vous ?
– Comment faisions-nous ? Souvent les Autrichiens venaient nous distribuer, en guise de soupers et de dîners, une manne qui nous pleuvait d’en haut bien beurrée et bien croustillante, je vous l’assure. Épuisés par de longues marches, l’estomac vide, il nous fallait combattre plusieurs heures, puis nous retirer à grande course et arriver, fort avant dans la nuit, dans un village où l’on trouvait parfois un peu de pain et de polenta. Mais c’était là un tourment moins grand encore que les cris assourdissants de ces bavards, de ces débiteurs de phrases ampoulées et de ces vendeurs de liberté et d’égalité en paroles.
« Pas de danger qu’ils disent jamais : « La force du soldat, c’est l’ordre, la soumission à ses chefs » ; non, ils ne savaient que se glorifier, comme les paladins de France. Il y avait de quoi rire quand, sur les sommets du Caffaro, de Lodrone, et au milieu des broussailles de Rocca d’Anfo, pendant que ces charlatans péroraient, les torrents venaient subitement emporter les baraques, éteindre les feux, faire sauter en l’air les tisons enflammés, roulant par bonds des troncs, des rameaux à demi consumés, et le tout à la grande stupéfaction de nos orateurs muets et de l’auditoire consterné d’effroi. Que de fois, avec mon cher Emilio Dandolo, nous avons déploré l’outrecuidance de tant de volontaires, incapables de se plier au joug, qui détestaient les capitaines, parce qu’ils auraient voulu commander les escadrons ; c’étaient de véritables semeurs de haines et de discordes, causées souvent par des mutineries ouvertes, véritables insubordinations d’écoliers !
– Mais les bons soldats, que faisaient-ils ?
– Ils se taisaient, c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire ; ils persévéraient néanmoins à se battre bravement. Pour moi, après la journée de Sarche, au nord du lac de Garda, près de la belle ville de Riva, je me retirai avec quelques bandes sur la rive droite du Mincio, et je m’y tins campé entre Valeggio et Goito, voltigeant de là sur les collines jusqu’à la déroute de Curtatone, où je fus blessé.
– Pauvre garçon ! votre blessure fut-elle grave ?
– Mademoiselle, je devais rester mort sur le champ de bataille, sans les prodiges de valeur d’un étranger enrôlé, dans les légions romaines, qui me sauva la vie.
– Que dites-vous ?
– Voici. Au milieu d’un combat où nous étions engagés contre un corps d’Allemands, auprès des saules qui bordent un torrent qui se jette dans le Mincio, nos hommes allaient être cernés, sans un brave officier qui vint, avec une escouade de voltigeurs italiens, nous donner du renfort. Cet officier est un prince suédois, nommé Aser, le jeune homme le plus généreux et le plus brave de toutes les légions. Il est commissaire de guerre, et sert merveilleusement, en cette qualité, la cause italienne ; de plus, il prend part aux combats comme simple soldat. Il se jeta au milieu de la troupe des Croates et les débanda tout de suite ; mais une autre colonne, en nous chargeant de travers, nous rompit encore une fois. Réunis en un petit peloton, nous nous mîmes derrière une tranchée. Mais nous y fûmes assaillis de côté, et déjà un chasseur tyrolien allait me percer d’outre en outre de sa baïonnette, quand Aser, sautant le fossé, détourna le coup, qui ne fit que pénétrer dans les chairs de la jambe droite. Alors les chasseurs se portèrent contre mon libérateur, qui luttait bravement contre trois baïonnettes ; de son sabre, il avait atteint le bras de l’un et le genou de l’autre ; le pied lui manqua, en tournant autour de ses ennemis, et le troisième... »
À ces mots, Alisa poussa un soupir et se serra, toute tremblante, contre Luisella.
« Le troisième, reprit l’inconnu, avait sa longue et fine dague de stuzen levée au-dessus de son cou, mais je tirai mon couteau de chasse, et lui en assenai sur la tête un coup qui la lui fendit. Il tomba... »
Alisa respira à pleins poumons, ainsi qu’une personne qui a longtemps retenu son haleine.
« Aser se releva, furieux comme une panthère, et, à force de bravoure, nous pûmes nous retirer avec les autres. Il fit soigner ma blessure, et je l’accompagnai dans les autres escarmouches qu’il eut à soutenir, en allant rejoindre le général Durando près de Vicence. Dans une rencontre de cavalerie, j’ai eu deux doigts coupés d’un coup de sabre ; force me fut de me retirer sur le Piacentino, et, de là, par les stations militaires, de revenir pour soigner cette main affligée, comme vous le voyez. Mais, rentré par la voie d’Ascoli dans le royaume, je fus, par ordre du conseil de guerre, relégué dans cette île, où je suis depuis trois jours. »
Il ne fut pas le seul. Après la défaite de Charles-Albert à Custoza et la prise de Milan, tous les volontaires napolitains, à leur retour, furent relégués dans les îles d’Ischia, de Procida et de Capri, avec un carlino 5 par jour, bien loin de tout danger de nouvelles séductions, tandis que, dans les autres États d’Italie, les volontaires se mirent à rôder, sans moyen de se remettre de leurs fatigues et de leurs blessures, en attendant l’occasion de se jeter sur Rome assiégée par les Français, afin de se faire tuer sous les batteries de San Pancrazio.
Alisa, vivement émue du récit du jeune Calabrais, lui dit :
« Brave jeune homme, savez-vous si votre libérateur a échappé aux mains des Allemands ?
– Oui, certainement. Par mille détours, il s’est sauvé dans le bas Polesine, et il a pu se retirer en parfaite sécurité dans le camp du général Durando. Je l’ai appris à Bologne par plusieurs volontaires, qui l’ont vu visitant les fortifications du mont Berico. »
Alisa tira son père à part et le pria de donner vingt ducats à ce malheureux, pour l’aider à supporter son infortune ; la jeune fille partit avec un sentiment de chagrin qui l’accompagna jusqu’à Sorrente.
V. – LE DÉSESPOIR.
On était au mois de septembre. Alisa fut invitée avec Luisella par deux dames russes, qui dirigeaient la communauté, à assister à la fête particulière, que célébrait, après la Nativité de la sainte Vierge, la congrégation des Dames des prisons. Chaque année, un bon vieux prêtre, directeur de l’institution, faisait donner des exercices spirituels de quelques jours à ses prisonnières, et, pour la clôture, le cardinal-archevêque leur disait la messe, leur donnait la sainte communion, ainsi que la confirmation à celles qui ne l’avaient pas encore reçue, et leur faisait une petite instruction pour les encourager à la persévérance. La fête se terminait par un bon dîner, servi par de jeunes filles nobles et par les parentes de ces dames. Alisa s’y rendit de grand cœur avec Luisella, et conçut une grande affection pour cette belle et sainte institution.
Un portique assez bas entoure la cour intérieure, et le long de ce portique se trouvent les prisons, changées par les sœurs de charité en autant d’ateliers de toute espèce. Les unes chargent les bobines, d’autres tordent le coton avec le moulinet, d’autres tissent la toile et la trame, l’enroulent autour de la grande roulette, la passent par les lisses et les peignes, d’autres enfin l’attachent à l’arbre de couche. Celle-ci ajuste les canettes, celle-là enroule les pelotes, une troisième débrouille les écheveaux. Les tisseuses, assises sur un petit banc, les pieds sur les marches, la toile à la hauteur de la poitrine, les mains faisant mouvoir les navettes, serrent les chasses, les allongent par les coches, et attachent le tissu au métier. Cependant les plus jeunes collent la trame, ôtent les fils fins, renouent ceux qui sont brisés, détortillent avec la cheville la grande roulette, entourent le cylindre, et ajustent les bobines dans les petits paniers ou les archets pour dévider et tenir la toile tendue.
Dans d’autres chambres, on coud, on ourle, on marque en croix, en blanc, en rouge, en bleu, selon la couleur des mouchoirs. D’autres coupent des chemises, piquent les cols, brodent les devantures et font des points à jour à raies, à petites fleurs ou en chapelet. Les manches des chemises et les épaulières sont piquées avec un art qu’on ne peut surpasser.
D’autres, qui ne savent pas la couture, aident les sœurs pour le service de la cuisine et des chambres. Quelques-unes tricotent des chaussettes et des bas ; plusieurs, avec des baguettes de baleine, font des couvertures de laine, des oreillers ou des cache-nez. Il y en a qui fabriquent de petits jouets d’enfants ; elles y mettent tout leur talent de brodeuses et ont devant elles de petites boîtes de couleurs.
Le jour où Alisa vint visiter les prisons, les condamnées étaient déjà réunies dans la chapelle, où le cardinal disait la messe.
Là, à l’entrée de la grille, il n’y a ni sbires, ni geôliers, ni gardiens, mais un bon vieillard avec son trousseau de clefs en main, deux ou trois anciennes et une sœur de charité, qui va dans les cloîtres, aux portes, à la chapelle, d’un air modeste et tranquille. Qu’il était touchant de voir ces pauvres pécheresses à genoux, le front baissé et humilié, l’extérieur recueilli, se levant deux à deux, s’approcher du cardinal, qui, ému d’un attendrissement visible, leur distribuait le pain des anges ! Après avoir communié, chacune d’elles, les bras croisés sur la poitrine, la tête inclinée, les yeux baissés vers la terre, se rendait tranquillement à sa place, remerciant et bénissant son Dieu, dans le silence du cœur, de la clémence par laquelle il avait daigné descendre en elle du haut de la gloire céleste.
Admirez la puissance de la charité et de la religion ! Ces femmes, le rebut et la lie des villes, qui ont abdiqué toute pudeur et tout sentiment d’honnêteté pour se jeter dans le vice et le crime ; qui auraient tué sans scrupule leurs maris, leurs amants et même leurs enfants ; qui auraient dérobé sans remords la substance des orphelins ; qui auraient rivalisé en larcins, en maléfices, en rapts de jeunes filles, en assassinats, en incendies, en calomnies, en fraudes, en parures, en adultères, en profanations des autels de Dieu ; qui auraient trempé avec les faux monnayeurs et les escrocs ; qui, plongées dans des mystères d’iniquité, étaient la peste et l’abomination du monde ; ces femmes, les voici prosternées devant le Seigneur, contrites et implorant miséricorde. Les lionnes et les tigresses sont devenues de dociles brebis : ces cœurs endurcis, ces âmes superbes et dégradées, sont maintenant adoucies et attendries. Après la messe, le cardinal leur adressa une allocution pour les encourager et les animer à la persévérance.
Dans cette exhortation, il y avait ce passage, plein d’une tendresse paternelle : « Eh ! mes pauvres prisonnières, vous souffrez beaucoup, privées de la liberté, dénuées de tous les biens de la vie, séparées de tous les objets chers à votre cœur, sans patrie, sans famille, sans honneur, sans le suffrage de la compassion du monde qui vous rebute. Après vous avoir séduites et poussées au crime, il ne se souvient plus de vous que pour vous mépriser, pour vous outrager et vous maudire. Ah ! mes pauvres prisonnières, il vous reste encore en moi un père, il vous reste, dans ces sœurs, des amies et des sœurs ; mais surtout il vous reste en Marie une tendre mère, et en Jésus un protecteur tout-puissant. Courage donc, ouvrez vos cœurs à l’espérance. Dieu tourne les regards de sa miséricorde vers tous ceux qui sont sans soutien, sans consolation, sur vous, mes chères et pauvres prisonnières ! Car qui est plus abandonné que vous, qui est plus privé de consolations ?.... » À ces paroles si pleines de sentiment, ces malheureuses poussèrent des plaintes si vives, des gémissements si douloureux, que le cardinal et tous les assistants ne purent retenir leurs larmes.
Au sortir de la chapelle, elles s’assirent aux places indiquées par les religieuses. Quelques-unes fendaient le cœur, rien qu’à les voir conduisant par la main leurs petites-filles, qui, restées orphelines, avaient dû partager la prison de leurs mères ; d’autres portaient encore à la mamelle leurs enfants nés dans l’horreur des cachots. Quelle douleur de voir, à cette table, des filles de seize à dix-sept ans, ayant déjà encouru la peine de mort, à défaut d’âge légal, condamnées à perpétuité. Il y en avait de très jolies, à l’extérieur distingué, au regard plein de douceur. Malédiction à qui les a poussées au crime !
Cependant une scène admirable de charité se passait au milieu de ces malheureuses. Douze couples de jeunes filles, enfants de princes, de ducs et de barons du royaume, chacune ayant un tablier devant elle, portaient aux tables, à chaque prisonnière, les viandes et les mets du dîner, avec des manières et des paroles pleines de douceur et de noblesse. Il aurait fallu voir à ce repas quelques-uns de ces hommes qui ne croient pas à la vertu : certes, leur erreur n’eût pas résisté devant un tel spectacle. Ces âmes tendres, ingénues, candides et sans tache, ce bouquet de violettes, croissant sous la feuille qui les a vues naître et fleurir, sous la céleste rosée de la piété et de la vertu, répandaient autour d’elles un parfum virginal et le doux éclat de la grâce divine, qui embellit les cœurs. Leur maintien chaste, leur démarche modeste, leur regard réservé, leurs manières, leur attitude noble et distinguée, formaient avec leur entourage un contraste frappant. Ce contraste était plus attendrissant encore que surprenant. Vis-à-vis d’elles, c’étaient des visages, des traits profondément empreints des stigmates du vice, où passaient le remords, la rougeur, la honte et le repentir tardif : l’innocence et la candeur faisaient ressortir la laideur du vice. Il y en avait plusieurs, parmi ces jeunes malheureuses, qui ne pouvaient soutenir leurs regards et n’osaient lever les yeux ; quelques-unes, concentrées en elles-mêmes, ne savaient pas manger, tant était cruelle l’action du remords, et pénible l’aspect de la vertu à côté de leur péché !
Babette, dans une cellule particulière, était l’objet des soins les plus tendres et de toute la patience des sœurs. On lui proposa de prendre part à la fête ; elle refusa. Elle resta seule, regardant à la fenêtre qui donnait sur le cloître, appuyée sur la tablette, la tête sur les mains, les doigts dans la bouche, un mouchoir de soie brune pour coiffure. Quand le cardinal bénit la table, elle se contracta le visage par des grimaces de mépris, jeta un regard de colère sur la pourpre dont il était revêtu, et cracha d’une manière inconvenante, comme si elle eût été dans une taverne de radicaux. En voyant les nobles demoiselles s’apprêter à servir les prisonnières, cet acte de sublime charité ne parut, à son esprit superbe et cruel, qu’un acte de folie. Les fureurs des phalanstériens, des fouriéristes, des communistes et des panthéistes de la Suisse lui revenaient à la mémoire ; elle blasphémait contre la justice de Dieu et des hommes, répétant ces infernales paroles de Camille Desmoulins : « Supprimez la vertu, et, sur l’autel de la liberté, ne portez d’autres encens que le péché. C’est précisément ce que les sots appellent le péché qui doit régner. Nous l’expierons dans le sang des papes, des rois, des évêques, des prêtres et de tous ceux qui aiment la vertu en Europe. Si l’on ne tue pas, au moins, deux millions de rétrogrades, il est impossible de reconstituer un monde heureux. »
Babette devait donc frémir en voyant sous ses yeux un cardinal, elle qui aurait voulu les égorger tous ; en voyant ces dames si nobles, ces demoiselles si douces, si modestes, si pudiques, elle qui disait avec Guillaume Marr : « Pour vivre heureux, l’homme doit redevenir sauvage, dans la compagnie du lion, au milieu du désert » ; elle qui voyait un crime dans la noblesse et dans la propriété ! Ces malfaitrices repentantes étaient l’objet de ses mépris, pour elle qui faisait sa gloire du crime, et du repentir une lâcheté ; pour elle, qui révérait comme des héros les assassins du comte de Lamberg, du comte de la Tour, de Leu, de Lessing, de Valenstein, de Lazzareschi, et de tant d’autres victimes de la secte à Bologne, à Ancône et à Livourne. L’influence de la religion, qui avait dompté et calmé ces âmes pénitentes, lui faisait maudire les prêtres : elle aurait voulu les voir, au lieu de se convertir, se déchirer comme des vipères. Elle maudissait les sociétés secrètes, qui n’avaient pas su incendier, bouleverser et détruire le monde, pour régner seules sur ses ruines.
Enfin, elle se retira de la fenêtre, dévorée d’envie, de remords et de rage. Ce spectacle sublime de charité et de douceur chrétienne, capable d’attendrir un tigre, ne fit qu’accroître sa fureur et sa haine. Dans sa colère, elle s’arrachait les cheveux et poussait des rugissements ; son sang, mis en mouvement par cette agitation, lui donna une fièvre ardente. Elle fut de nouveau transportée à l’hôpital, mais les remèdes furent impuissants à calmer son agitation. On la saigna plusieurs fois inutilement. Le feu venait du cœur, et, se répandant dans les veines, la torturait cruellement. Elle se débattait sur son lit comme un ours tombé dans la fosse : de sa bouche grande ouverte elle aspirait l’air avec effort pour ranimer ses poumons enflammés... Elle mugissait comme un taureau blessé ; elle levait les bras pour soulager sa poitrine oppressée ; elle s’agitait et renversait les couvertures. Souvent elle fermait les poings, les avançait comme pour frapper d’un coup de poignard, et elle criait : « Pas de pitié pour toi : meurs, infâme ! » Et elle donnait un coup sur le lit, comme si elle eût frappé au cœur une victime désignée. Parfois elle grinçait des dents et murmurait : « Giacomo Muller 6, donne-moi tes armes, et je massacrerai cet infâme de Leu ! » Puis ses yeux semblaient sur le point de sortir de leurs orbites ; elle crachait de la bave, de l’écume, du sang, et elle criait : « Ah ! Siegvard est échappé de sa prison ! bien, mon brave ! Chiens de catholiques, il vous est glissé des mains. J’arrive, moi ! Ochsenbein, donne-moi la main, et toi, Ineichen, et toi Schmidli, aidez-moi ! Ma lime sourde, je l’avais dans les baleines de mon corset, ils me l’ont enlevée, les coquins ! Canailles, donnez-moi mon corsage. »
Dans cet accès de délire, les infirmières étant sorties, elle se jeta tout à coup à bas de son lit et se précipita au milieu de la salle. Les autres malades craignaient qu’elle ne vînt les égorger et appelaient au secours. Deux assistantes arrivèrent ; mais, n’osant s’en approcher, elles demandèrent le bargello qui était de service. Ce gros homme, en entrant, la vit foute furieuse, se jeta sur elle, la prit par le corps et la traîna sur son lit. Elle s’y débattit si violemment que, par ses efforts, elle se rompit l’artère du cœur, et un gros bouillon de sang qui lui monta à la gorge l’étouffa. Ainsi mourut, noyée dans son sang, frappée par la justice divine, celle qui avait tant de fois souillé la terre de sang humain.
Le sang innocent crie toujours vengeance vers Dieu, et les sicaires ne peuvent lui échapper. Nouveaux Caïns, inquiets, errants, toujours tourmentés par les remords de leur conscience, ils se donnent les airs du calme et de la paix ; intérieurement, ils sont dévorés comme des chiens enragés. La frayeur, l’épouvante, l’horreur, les poursuivent dans les ténèbres jusqu’à ce que la main de la justice tombe sur eux, jusqu’à ce que le bras d’un ennemi leur inflige la peine du talion, ou que la colère de Dieu les saisisse et les accable de la mort affreuse des méchants.
Ceux qui, conformément à l’article 46 du code secret de la jeune Italie, ont reçu le mandat de tuer quelque malheureux par le fusil, le poignard ou le poison, quelle récompense ont-ils de leur crime ? La plupart sont assassinés par d’autres sicaires pour cacher le premier crime et en ensevelir les traces dans leur sang. Je voudrais pouvoir élever la voix, être entendu de toute l’Italie, et lui crier : « Sicaires qui, en 1848 et 1849, avez poignardé tant de victimes, combien restez-vous encore ? Et vous, qui survivez à la colère de Dieu et des hommes, quelle vie est la vôtre ? Toi qui, à Bologne, as massacré ce pauvre malade, presque moribond, avec le prêtre au chevet du lit, avec la femme qui s’était jetée à tes pieds, te demandant la grâce des quelques instants de vie qui restaient à son époux, dis-moi, es-tu payé de ton crime ? Et toi qui, le 29 août, as étranglé Angelo Stanzani, es-tu heureux ? Et toi qui, le 1er septembre, as frappé a mort Pietro Brunoli, dors-tu tranquille sur tes remords ? Les ombres sanglantes de Luigi Giorgi, de Valentino Galzoni, de Gioacchino Pasini, de Pietro Campari, de Vincenzo Orioli, de Raffaele Cavazzoni, des deux Ragazzini, des Baraldi et des treize autres assassinés dans une seule ville, du 1er au 13 septembre, ces ombres sanglantes, dis-je, ne se présentent-elles pas continuellement aux yeux des meurtriers ? Ne leur montrent-elles pas leurs blessures ? Ne leur jettent-elles pas à la face le sang qu’ils ont répandu sur la terre ? Ne leur serrent-elles pas le cœur sans relâche, ne les mordent-elles pas et le jour et la nuit ? Giuseppe Mazzini (qui sera jugé aussi par Jésus-Christ) échappera-t-il à la main toute-puissante de la justice divine ? Corrompra-t-il, avec l’or de la secte, les anges qui l’accusent, le juge éternel qui le condamne, et Satan qui entraîne et précipite ses victimes dans les gouffres sans fin ? Si vous ne croyez pas cette vérité, pourquoi tremblez-vous ? pourquoi pâlissez-vous ? pourquoi voudriez-vous vous cacher à vous-mêmes votre crime ? Si vous y croyez, pourquoi ne vous repentez-vous pas ? Dieu est là qui vous attend ! »
VI. – LE VIEUX DE LA MONTAGNE.
Giuseppe Mazzini, soit, à cause de l’admiration qu’inspire sa puissance, soit par suite de la crainte que répand sa renommée, ou peut-être par l’effet de ces deux sentiments réunis, a été surnommé le Vieux de la Montagne, bien que de grandes différences existent entre ces deux personnages et que leur comparaison prête à de curieux contrastes.
Les uns disent que le vieux Hassan (d’où vient le mot assassin) envoyait, du haut du rocher inexpugnable d’Alamout, ses satellites commettre leurs crimes, avec la promesse, s’ils succombaient, d’un paradis, séjour de richesses et de voluptés. Mazzini, au contraire, envoie ses affidés accomplir les plus noirs forfaits, avec la cruelle perspective de tomber, après leur mort, dans les abîmes du néant. On ajoute : Le Vieux de la Montagne s’enveloppait dans l’ombre du mystère, et, derrière les murs et les remparts de ses tours, il échappait à tous les regards, même à ceux de ses domestiques. Il se promenait solitaire dans ses délicieux jardins, dans ses bosquets touffus, le long de ses fontaines et de ses étangs, et des gardes veillaient aux grilles d’entrée, prêts à donner la mort à quiconque aurait tenté de s’y introduire. La nuit, il dormait seul au haut d’une tour ; il montait à sa chambre au moyen d’une échelle de soie attachée à la voûte, et qu’il retirait à lui quand il était sur son lit. Il fermait son alcôve à l’aide de grosses barres de fer, et derrière la porte veillaient deux énormes dogues, tandis que, dans les appartements inférieurs, douze assassins étaient de garde, la pique en arrêt, le poignard dégainé, et toujours prêts à massacrer quiconque eût osé pénétrer dans les appartements. Les douze chambres du donjon étaient superposées et n’avaient d’autre moyen de communication que l’échelle de soie, et l’ouverture par où elle passait se fermait avec des trappes de bronze chargées de lourds verrous. Certaines d’entre elles avaient des ressorts secrets, qui, pressés par une main étrangère, donnaient passage à des tenailles et autres engins destinés à retenir captifs les imprudents, ou à des poignards qui s’enfonçaient d’eux-mêmes dans la poitrine de l’agresseur téméraire.
Les autres disent : Mazzini passe, le front levé, dans les villes les plus populeuses de France et d’Angleterre ; il assiste aux réunions et aux banquets de ses amis ; il va au théâtre ; il fait sa partie de billard dans les cafés ; il aime à converser avec les gens de la maison ; il entre dans les palais des ministres et des ambassadeurs ; et, la nuit, quand il a jeté un regard perçant sous son lit et derrière les rideaux, quand il a poussé les verrous de la porte de sa chambre, il dort, sans autre garde que sa bonne conscience, et son sommeil est doux et paisible.
Les premiers, poursuivant le parallèle, ajoutent : Le Vieux de la Montagne effrayait rien que par son nom ; la sentence de mort qu’il avait prononcée était infailliblement exécutée ; ses victimes, fussent-elles cachées dans les immenses plaines des déserts de l’Arabie, sur les écueils les plus solitaires de la mer Caspienne, dans les plus profondes cavernes des montagnes, dans les gouffres inaccessibles des plus hauts rochers, au milieu des neiges de l’Imaüs ou dans les glaces du Taurus, étaient infailliblement atteintes par les poignards des émissaires qu’il soudoyait. Les sultans, les califes, les despotes de l’orient, au milieu des délices de leurs harems, assis mollement sur les coussins de leurs divans, couchés sur les tapis moelleux de leurs alcôves ou plongés dans un bain odorant d’eau de rose, sentaient tout à coup le froid d’une lame de Damas qui leur fendait le cœur, un lacet de soie qui les prenait à la gorge, un poison subtil qui brûlait leurs entrailles.
Les seconds reprennent à leur tour :
Le nom de Mazzini est plus terrible encore que celui du Vieux de la Montagne. Il condamne, et ses victimes tombent sur les places les plus fréquentées, en plein soleil, les jours de fête, sous les yeux de la justice ; elles meurent dans les tribunaux, sur les sièges mêmes où les magistrats jugent les malfaiteurs ; elles sont frappées dans le séjour pacifique de l’étude, dans les salles des hôpitaux, au moment même où elles sont occupées à soulager, par des remèdes salutaires, l’humanité souffrante ; elles tombent jusque dans les églises de Dieu, parmi les chrétiens en prière, au pied des autels, au moment le plus solennel 7 des mystères d’une religion de paix, de miséricorde et de charité. Le Vieux de la Montagne avait circonscrit ses meurtres et l’effroi qu’il inspirait sur le Liban, l’Anti-Liban, la Mésopotamie, la Perse et l’Arménie ; mais quand Mazzini, du fond des assemblées secrètes où se réunissent ses sicaires, a dit : « Un tel mourra ! » le malheureux n’a plus de refuge assuré. Ses barbiers, ou sa légion de la mort, ont toujours devant les yeux l’article 45 de ce code de sang, lequel crie sans cesse à leurs oreilles : « Un coup armé manqué, s’il a été ordonné par le comité, entraîne la peine de mort pour tous les membres de ce comité. » On a beau fuir, se travestir, se déguiser, s’éloigner même au bout du monde, tout est inutile : la pointe d’un stylet, ou une potion de morphine, d’arsenic ou de ciguë vous découvre partout. Les uns sont frappés en montant sur un vaisseau, dans les ports les plus éloignés ; les autres, sur le chameau qui les emporte dans les déserts de l’Abyssinie ; d’autres, enfin, trouvent la mort en fuyant sur les chemins de fer de la Virginie, du Missouri ou de l’Ohio. Il en est qui ont été atteints en Californie, dans la Guyane, à Travancore et jusque dans la Nouvelle-Calédonie.
Un troisième continue le parallèle, à l’aide de ses souvenirs historiques :
Les fameux juges de la cour vehmique de Westphalie, qui firent trembler l’Allemagne du douzième au quatorzième siècle, qui avaient plus de cent mille membres de leur mystérieux et terrible tribunal, où chacun était juge et bourreau, ne possédaient certainement pas des relations aussi étendues et des moyens aussi savants pour répandre la mort que la Sainte-Alliance de Giuseppe Mazzini. Tous les seigneurs allemands, depuis 1200 jusqu’à 1370, se liguèrent pour étouffer cette société secrète de la Sainte-Vehme ; les empereurs Sigismond, Albert et Frédéric III parvinrent enfin à l’étouffer, à en extirper jusqu’aux dernières racines ; mais, quant à la Sainte-Alliance de Mazzini, entée sur le tronc de l’illuminisme, c’est à peine si les princes de l’Italie, qui ont beaucoup travaillé contre elle, sont parvenus, non pas à la déraciner, mais à en retrancher quelques rameaux, ce qui l’a rendue moins menaçante et moins cruelle.
Ces foyers de conjurations et de crimes allumés, dit-on, par Mazzini pour incendier l’Italie tout entière, on les a faits si terribles, si épouvantables, qu’il suffit de nommer Mazzini pour exciter l’effroi, pour donner l’idée d’un mauvais génie, apportant le poison et la mort, d’un monstre tout à fait étranger à la nature humaine.
C’est une erreur grossière ; cet homme ressemble à tout le monde. Giuseppe Mazzini est un homme d’un esprit vif et élevé, d’un caractère bouillant, d’un cœur ferme et intrépide, obstiné et immuable dans ses desseins, noble, généreux, mais porté en tout à l’excès. Ces défauts et ces qualités, s’il les avait employés à des œuvres légitimes et saintes, s’il les avait modérés par la sagesse et affermis par la religion, auraient fait de Mazzini un homme apostolique, une lumière de l’Église, un marteau qui eût écrasé l’impiété. Cet homme, qui méconnaît Jésus-Christ, sa rédemption, son Évangile et son Église, est né de parents chrétiens ; il a été baptisé à Gênes, sa patrie ; il a professé la sainte loi évangélique ; il se purifiait jadis humblement dans les eaux vives de la pénitence ; il se nourrissait du corps divin de Jésus-Christ. Il appartient à une famille honorable : c’est le fils d’un médecin célèbre, le docteur Mazzini, professeur de l’université, homme de grand savoir et de grande vertu. Cher à ses amis, affable à l’égard des élèves, bienveillant envers tous, estimé et renommé pour sa foi antique et sa probité à toute épreuve, j’avais pour lui beaucoup d’estime, un respect profond et même de la reconnaissance. Pendant que j’étais à l’université de Gênes, il m’a guéri d’une grave maladie, et me comptait au nombre de ses amis. Giuseppe avait deux sœurs ; l’une d’elles, touchée de la grâce, quitta le monde et prit le voile dans le monastère des Turchine, qui a toujours répandu dans Gênes l’odeur suave des plus saintes vertus religieuses. Là, la jeune fille développa dans son cœur le saint amour de Dieu, demandant sans cesse à son époux céleste de la délivrer de l’exil de ce monde. Sa prière fut exaucée, et, après quelques années passées par la jeune fille dans l’exercice de la mortification, digne alors de la couronne immortelle, le Seigneur l’appela à lui dans la fleur de son printemps. Sainte Vierge, toi dont le regard plonge dans les abîmes de la miséricorde divine, prie pour ton frère bien-aimé, égaré, hélas ! loin des sentiers que tu as suivis pour arriver à l’éternelle félicité.
Mazzini avait une autre sœur, d’une complexion extrêmement faible, mais d’un cœur noble, d’un esprit vif et pénétrant. Mazzini l’aimait beaucoup. Il se plaisait à la voir se livrer avec délices à la poésie, et il lui lisait ses premiers essais. Elle mourut ; Giuseppe pleura amèrement sa mort prématurée. Une troisième sœur, Antonietta, reste à Mazzini ; elle est mariée, et, depuis la mort de son père, elle forme avec sa mère le seul lien des affections domestiques de Giuseppe. Cet homme, qui fait trembler l’Italie, porte à sa mère une vive affection, et l’une des plus poignantes douleurs de son exil, c’est d’être éloigné d’elle. Je possède une de ses lettres ; il y raconte à une amie d’enfance combien fut vif et profond le bonheur qu’il éprouva en revoyant et en embrassant sa mère, à Milan, après de si longues années de séparation.
Or ce jeune homme, élevé avec tant de soins dans le sanctuaire de la famille, formé par un prêtre sage et pieux à la doctrine de l’Église catholique, comment est-il tombé dans l’abîme d’impiété et de misères où il se trouve aujourd’hui ? Comment est-il arrivé à ce degré de cruauté et de crimes, à ces conjurations ? Comment s’est-il dénaturé, au point de passer pour un mauvais génie descendu sur la terre pour épouvanter les nations ? Comment cet homme, qui, tourné au bien, pouvait être le bienfaiteur, le soutien et la gloire de l’Italie, est-il devenu le persécuteur de l’Église, l’excitateur des révolutions, le démolisseur de tout ordre social, de tout droit humain et divin ?
Giuseppe Mazzini doit servir de leçon à la jeunesse imprudente. Il lui apprend quelle est l’influence de la séduction et de l’entraînement d’un mauvais entourage. Ses premiers pas vers le mal furent marqués par le remords et le repentir. Qui pourrait dire combien de fois il se proposa de revenir à la vertu ? Qui sait combien il lui fallut de combats intérieurs pour dominer et étouffer la voix de sa conscience ? Encore maintenant, peut-être, ne sent-il pas dans le cœur quelque chose qui lui dit de retourner à l’Église ? Qui sait, si malgré l’audace qu’il a eue d’écrire, il y a quelques années, au vicaire d’un Dieu crucifié pour sa rédemption et la nôtre : « Père saint, si vous voulez le bonheur des peuples, détachez-les de la croix » ; qui sait, dis-je, si, en voyant une croix, il ne lui vient pas à l’esprit une pensée d’espérance ? Hélas ! combien de jeunes gens, à son exemple, se sont laissé prendre dans les lacs des sociétés secrètes, et, devenus plus tard les soutiens des conjurations et les artisans de tous les crimes, ont porté le deuil et la désolation au sein de leur patrie !
Tel est Giuseppe Mazzini. Perverti à l’Université pendant qu’il fréquentait les cours de littérature italienne que donnait à l’Académie l’abbé Bertora, qui l’aimait tant et qui fut si affligé de ses écarts, il se jeta, corps et âme, dans les sociétés secrètes. La pénétration de son esprit, l’intrépidité de son cœur, l’audace indomptable de son caractère, étaient malheureusement un augure de sa persévérance et du succès de ses efforts pour agrandir ces sociétés, les développer et les affermir contre tous les obstacles. Et parce que les monarques et l’Église sont, pour les sociétés secrètes, un rempart qui arrête la course impétueuse que Weishaupt leur a tracée, elles ont déclaré une guerre opiniâtre et acharnée aux monarques et à l’Église. Peut-être croirait-on que Mazzini est aussi cruel que son nom inspire de terreur : nous sommes persuadé qu’il ne saurait pas frapper de sa propre main une victime désarmée, et, peut-être, de toutes les abominations commises de 1847 à 1849, n’en a-t-il pas commandé une seule ?
Les comités spéciaux, poussés par les haines municipales, sont plus cruels, précisément parce qu’ils sont moins puissants que le grand tribunal de Londres. Ainsi on lit dans la Concordia du 30 décembre que Mazzini écrivit à Félix Orsini à Ancône : La République n’est pas l’assassinat. Ancône est maintenant en proie à l’assassinat organisé ; il faut le réprimer et le punir. Mazzini n’entre pas dans ces particularités, il vise aux conspirations générales. Ensevelies, il les ressuscite ; découragées, il les raffermit ; incertaines et irrésolues, il les guide et les anime ; assoupies, il les réchauffe ; et, quand la flamme va s’éteindre, il souffle et en fait un incendie qui dévaste et consume. Sous ce rapport, certainement, Mazzini doit répondre à Dieu et aux hommes de tous les maux et de toutes les horreurs qu’amènent pour les nations les émeutes et les séditions. C’est là son fait, et, en cela, il n’agit pas par ruse, stratagème, dissimulation, hypocrisie : il marche droit à son but, franchement, en public, par les écrits qu’il répand dans toute l’Italie.
Plus intrépide que Weishaupt, son ancien maître et fondateur de l’illuminisme, qui tenait caché, dans le plus profond secret de ses mystères, le projet d’abattre et de détruire les trônes et l’autel, Mazzini prêcha sa doctrine du haut des toits à toutes les nations du globe. Il est plus loyal que tant d’hypocrites qui, sous prétexte d’ordre, de lois, de félicité publique, lient avec des chaires d’or les mains aux monarques, rivant les fers et les entraves aux pieds de l’Église, lorsqu’ils courbent le front devant elle, et lui disent, en vrais Judas : « Que les papes nous bénissent, que les rois règnent, mais qu’ils ne gouvernent pas. » Mazzini, au contraire, jette son gant dans la plaine ; il défie les rois et les papes, en s’écriant : « Plus de rois, plus de papes ! le peuple est Dieu ; à lui reviennent la couronne et l’encens : cédez, car je vous déclare la guerre 8. »
Ce qu’il dit, il le fait. Il est servi, obéi, craint. Ses hommes, même dans les postes les plus périlleux, le servent aussi ponctuellement que les tyrans du moyen âge l’étaient par leurs Enfants perdus et leurs Lances brisées, qui n’avaient d’autre volonté que celle de leurs maîtres, auxquels ils étaient dévoués à la vie et à la mort. Des mazziniens sont-ils saisis, grâce à la vigilance des gouvernements, retenus dans les fers et condamnés par la justice, ils ne peuvent décourager leurs amis, plus ardents et plus téméraires encore. Quand les seconds ont disparu, les troisièmes se présentent pleins d’intrépidité. Les mazziniens ne laissent pas un moment de trêve. Leur activité et leur constance font la honte des indifférents, qui, se grattant la tête, les yeux égarés, les bras sous les aisselles, s’en vont, criant comme des femmelettes : « Savez-vous qu’on répand de terribles lettres de Mazzini ? On les distribue par la poste à qui en veut et à qui n’en veut pas. Savez-vous que les mazziniens sont en mouvement ? Ils vont de province en province, de ville en ville, portant des ordres, préparant de nouvelles conjurations, menaçant de mettre toute la contrée à feu et à sang. Malheureux que nous sommes ! Quelles horreurs ! Sainte Madone, qu’allons-nous donc voir ? N’avons-nous pas déjà assez souffert ? On ne voit plus que d’affreux visages, que des mines horribles ! Mon Dieu ! ils nous mangeront tout vifs ! »
Oui, ils vous dévoreront, si vous ne leur opposez pas d’autre barrière que votre verbiage. Ils connaissent mieux le caractère, les tendances du peuple, que certains bacheliers qui ne font que discuter sur les progrès intellectuels des masses. Qu’une révolution vienne à éclater, ce dont Dieu nous préserve, et l’on verra ce que feront ces belles paroles quand il faudra combattre. En France, passe ; là, le peuple, fatigué de révolutions, se tiendrait prêt à les comprimer au premier coup de clairon. Mais, en Italie, il n’a pas encore assez souffert de la part des conspirateurs, il n’aurait pas la force de leur dire : « Halte-là, sortez d’ici, sinon... » Allons donc ! l’un fuirait par-ci, l’autre par-là ; on se sauverait dans sa maison pour dire des prières, et, afin de conserver sa peau, on pousserait, au gré des conjurés, des cris de vie ou de mort !
Mazzini le sait bien. Dans les premiers jours de 1848, il envoya ses lansquenets partout, et surtout en Toscane, avec Torresini ; à Rome, avec Beltrami. Là, ils commencèrent à se rassembler après les mouvements des premiers jours de mai, puis, aidés admirablement par les ministres Galletti, Mamiani et Campello, on sait comment ils travaillèrent. Toutes leurs espérances étaient dans la guerre de la Lombardie et de la Vénétie. En bons chrétiens, ils se promettaient de commencer par faire semblant de pardonner au pape l’encyclique du 29 avril, et de mener tout doucement les choses pour arriver à lui dire, avec une grâce parfaite, en fils respectueux et dévoués :
« Père saint, voudriez-vous avoir la bonté de nous laisser une petite place dans vos États et de vous retirer à Saint-Jean de Latran, pour votre plus grand avantage et afin d’y prier pour nous ? Nous vous en serons bien reconnaissants. Nous nous exposerons aux fatigues du gouvernement, avec une patience et une résignation entières ; nous suerons, nous nous épuiserons pour le bien et le bonheur des peuples bien-aimés de l’Église. »
Eh ! n’est-ce pas là un beau dévouement au Saint-Siège ? Quelle charité ! quelle bonté ! quel zèle pieux et fervent ! Il ferait envie au bon saint Bernard.
Voilà ce qu’ils cherchaient, tantôt secrètement, tantôt en plein soleil. Comme Mazzini l’avait écrit déjà à Marrast de Paris, il prépara, pour énerver l’armée de Radetzky, et par le moyen de ses commissaires secrets, de nouvelles révoltes et de terribles soulèvements dans la Bohème, la Hongrie et la Slavonie. Ces troubles devaient déconcerter le vieux maréchal, décourager l’armée et jeter la confusion dans tous les ordres de l’Empire. En envoyant Beltrami à Rome, il lui avait dit : « Mon ami, attention ; n’avance pas sans avoir sondé le terrain. Ne fais pas comme Torresini, qui est trop aventureux, et qui se laisse emporter par son ardeur. Diable ! modère-le. Il brise trop de vitres et risque de rompre les filets déjà tendus, car la Toscane est à nous. À Rome, tu chercheras à enflammer nos plus ardents partisans ; l’entreprise est grande ; les vieilles clefs du Vatican, nous les avons limées sourdement, et d’un coup de marteau elles tomberont en poussière. Mets la hache à la racine, corromps les masses ; si certains vauriens sont pour nous, laisse-les faire, et tu verras. Il n’en manque pas qui s’obstinent à vouloir des reformes : imbéciles ! tout ou rien. Pensent-ils que nous combattons depuis vingt ans pour nous contenter d’un simulacre de réformes ? D’abord, l’étranger hors du sol sacré de l’Italie ; puis, en route les rois, avec le pape en tête de la procession ! Que l’Italie soit une et qu’elle appartienne au peuple ! Le peuple sera lui-même son pape, son roi, et il sera invincible ! »
Telles furent, en partie, les instructions de Mazzini à Beltrami et aux autres commissaires envoyés, sur la fin de 1847, au commencement et au milieu de 1848, dans tous les États italiens. Mais au ciel on faisait d’autres comptes, et Mazzini n’avait pas de commissaires qu’il pût envoyer à cette Rome et à ce pape, afin d’y confondre les calculs et de soustraire la somme. Il criait néanmoins : « Dieu le veut ! » On aurait dit un héraut à qui Dieu avait révélé tout bas ses secrets, pour les publier aux nations. « Dieu le veut ! » répétaient les porte-voix, depuis Palerme jusqu’à Milan. Dieu ne le voulut pas. Eh bien, malgré tout, ces obstinés n’en continuent pas moins à crier, dans les journaux qui s’impriment en Piémont, en Toscane, à Rome et à Naples : « Dieu le veut ! »
VII. – LES DEUX COUSINES.
Il y avait à Rome deux cousines qui avaient épousé les deux frères. Elles demeuraient sous le même toit, et chacune d’elles avait deux fils en bas âge. Elles s’asseyaient à la même table, chaque famille en occupant la moitié. Les places d’honneur étaient réservées au vieux père et au chanoine, frère des deux époux. C’était une bonne maison, où l’on vivait largement, car le vieillard aimait la bonne chère, le luxe et les cérémonies, bien qu’il ne fût pas de lignée patricienne. Son père, qui avait occupé comme fermier les vastes domaines de princes romains, s’était enrichi par le commerce des grains, la vente des bestiaux et surtout par celle des juments de bonne race, qu’il élevait pour l’attelage ou la guerre, et qu’il vendait à la remonte pour les dragons du pape. Après sa mort, son fils acheta, avec les gains du commerce, des biens de communautés religieuses, vendus à bas prix dans les révolutions du siècle dernier. En les revendant, il lui fut facile de réaliser de grands bénéfices. Il plaça son argent, et les banques doublèrent sa fortune. Ses fils épousèrent des filles très riches, et sa famille se vit ainsi élevée à une position magnifique. La femme du second fils était plus belle que sa cousine, dont la dot avait été plus considérable que la sienne. Toutefois elle se souciait peu de sa beauté, ce qui est extrêmement rare dans une femme ; sa piété était admirable, et elle fréquentait les églises, sans négliger ses devoirs d’état. L’autre, au contraire, mettait tout son bonheur à se produire dans le monde ; elle portait des robes splendides et suivait les modes les plus nouvelles, cherchant, au théâtre, à attirer les regards sur elle ou à se faire admirer dans les soirées et dans les grandes fêtes de Rome.
Ces deux dames, d’une éducation assez distinguée, gardaient, en famille et vis-à-vis des étrangers, toutes les apparences de la bonne harmonie. Jamais il ne leur échappait, en présence de leurs maris, un geste, une parole qui pût trahir l’absence de l’affection réciproque que faisaient supposer en elles leurs liens de parenté. Cependant, quand elles se trouvaient en tête-à-tête, la plus sage était parfois piquante, et l’autre se laissait aller à des mouvements inspirés par son esprit fier et altier. Au plus léger motif, elle lançait une parole comme par hasard, à laquelle sa belle-sœur répliquait résolument, mais tout en cousant ou en brodant. À ce mot, l’autre rougissait, se mettait en colère et appelait sa fille Clarina, qui jouait avec son petit cousin. L’enfant arrivait en rajustant ses cheveux et en se disant à elle-même, car elle connaissait sa mère : « Gare, si tu arrives chiffonnée ! » L’autre dame, au contraire, plus maîtresse d’elle-même, faisait semblant de ne pas entendre, et, sans se décontenancer le moins du monde, ne répondait aux emportements de sa cousine que par un sourire calme et doux.
Quand survinrent les évènements de 1848, la plus mondaine des deux cousines, fréquentant des jeunes gens légers, des hommes de peu de sens et de foi plus douteuse encore, se trouvait souvent entraînée dans les soirées et les concerts, où la conversation roulait constamment sur la situation de Rome et les doctrines politiques. Au milieu d’une symphonie bruyante de Rossini, d’une intrigue légère de Verdi, ou d’une mélodie de Bellini, adieu le bon sens dans la politique : c’étaient des discussions si bien préparées qu’on pouvait réputer fort heureux celui qui en rapportait un tout petit reste de respect pour le pape.
Les femmes out généralement le caractère doux et pacifique, et savent, mieux que les hommes, apprécier les bienfaits de la paix et de la sécurité domestiques. Quand arrivent les troubles et les changements de dynastie dans les États, elles prennent le parti de l’ordre et s’attachent aux institutions existantes. Si, aux périls qui menacent les choses de ce monde, viennent se joindre des menaces contre la religion, le sexe pieux se met en garde contre les menées perfides des novateurs. Malheur à qui blesse la femme sur ce point ! Elle tient tête aux audacieux avec fermeté, leur ferme la bouche d’un mot et les déconcerte d’un regard.
Mazzini et les autres agitateurs des sociétés secrètes ne l’ignoraient pas. Ils savaient que, particulièrement en Italie et surtout à Rome, la foi et la piété sont profondément enracinées dans le cœur des femmes. La dame romaine fréquentera le monde, se montrera excessivement gaie dans la conversation, et même quelquefois vaine, légère et peu réservée ; mais il est rare qu’au fond de son cœur ne brille pas le flambeau de la piété de ses ancêtres. On chercha donc tout d’abord à leur faire croire que l’agitation serait toute à la gloire de la religion ; que les réformes demandées au pape favorisaient le culte de Dieu, en même temps que la liberté ; qu’en retranchant un peu de l’autorité des papes, ils n’en demeureraient pas moins les pères des fidèles ; qu’on ne voulait que les délivrer de l’embarras des affaires temporelles. Enfin on n’en pouvait douter, Rome devait toujours être la reine du monde catholique ; mais, pour cela, il fallait que disparût le funeste esclavage des peuples, où le clergé l’entretenait par l’ignorance : Rome alors deviendrait la métropole la plus florissante du monde.
Les bonnes femmes couvaient avec soin ces œufs d’où devait sortir le bonheur du monde, et si quelque homme sensé leur eût dit le contraire, cherchant à les avertir doucement que de ces œufs devaient sortir des serpents et des basilics, elles se seraient récriées contre cet avis charitable, et, animées d’une colère superbe, elles eussent chassé de leur présence le moniteur imprudent. On aurait plus facilement dompté un lion que l’obstination de ces femmes, toujours plus opiniâtres que les hommes dans leurs opinions. Le mal était si grand, surtout à Rome, même après le triomphe des alliés et le retour du pape, que, beaucoup d’hommes étant revenus de leurs égarements, la plupart des femmes persévéraient dans leurs tristes erreurs ; les plus difficiles à désabuser étaient les femmes du peuple. La raison de cette différence, c’est la borne étroite de l’intelligence qui ne veut pas de preuves, et qui, semblable à ces enfants orgueilleux et gâtés, repousse toute remontrance, se bouchant les oreilles et ne voulant même pas peser les raisons que leur père a de les réprimander.
Or nos deux cousines discutaient souvent sur ce chapitre, et Laure, dévouée au parti des blancs, ne tarissait pas et s’en prenait à Mathilde, qu’elle baptisait du nom de noire.
« Je ne suis ni noire ni rouge, répondait Mathilde, et vous avez tort de transporter dans notre maison toutes ces divisions de la rue. Il n’y a ici qu’une couleur, c’est celle de la paix et de l’harmonie. Si j’étais à la place de Giacopo, votre mari.....
– Et que feriez-vous si vous étiez à sa place ? interrompit vivement Laura. Vous débiteriez à l’envi des patenôtres à San-Agostino, et pendant ce temps-là les femmes s’amuseraient.....
– Je ne dis pas cela...
– Vous le dites assez. Giacopo est un sot de se laisser conduire du bout du nez par Philippe, votre excellent mari, qui est un noir affreux, un dévot du pape ! J’en suis si indignée que, si on n’en vient pas à une division...
– Eh ! vous voilà encore dans les divisions... On ne peut pas dire son opinion avec calme ; il faut prendre feu. Pour la calmer, il faudrait dire un peu de mal du pape, des cardinaux et des prélats. Il faut réfléchir sérieusement, Laura. Quels sont ceux qui méprisent le pape et son gouvernement, sinon des étrangers, des vauriens, et... je n’ai pas peur de le dire... des scélérats ?
– Ah ! papaline sans charité ! Voyez la sainte nitouche ! elle ne se confesse pas de ces belles paroles contre des chrétiens. Mais les prêtres, quand il s’agit de leur boutique, ont une morale à part.
« En dire du mal, dévoiler leurs ruses, découvrir leurs fourberies, manifester leur ignorance, leur sot orgueil, leurs faiblesses, c’est être coquin, hérétique, infidèle ; et, au lieu de désapprendre la calomnie à leurs pénitents, ils les y excitent en leur versant sur la tête un déluge d’indulgences plénières. C’est très bien, c’est parfait !
– Il n’y a pas de boutique qui tienne, ma chère Laura. C’est un péché de blasphémer les choses saintes, et non pas d’appeler par son nom celui qui les blasphème. Vraiment, à les entendre, celui qui commet les péchés, c’est le pape, parce qu’il commande dans sa maison. On crie qu’il devrait s’en confesser comme d’un sacrilège, et que le confesseur, s’il avait de la conscience, lui refuserait l’absolution jusqu’à ce qu’il ait réparé ses torts ! Je l’ai entendue, moi, cette belle proposition, je l’ai entendue de mes oreilles sur des lèvres roses, surmontées d’élégantes moustaches que vous ne connaissez malheureusement que trop bien. Le pape restituer ses États !... Les États de l’Église appartiennent donc à Mamiami, à Galetti, à Sterbini, à Cicervacchio ?.....
– Taisez-vous, bigote que vous êtes ! vous ne faites que débiter les sornettes de don Stefano, votre maître dans l’école des rétrogrades. C’est un hâbleur fieffé, un vilain renard caché sous la soutane avec une croix sur la poitrine, un Tartufe comme celui de Molière.
– Vos injures, ma chère, vous donnent évidemment raison.
– Non, non, j’ai un bon argument pour réduire au silence votre don Stefano. L’État de l’Église n’est ni à Sterbini, ni à Cicervacchio ; mais il est au peuple : les papes n’y ont aucun droit. Mamiani, Galetti et les autres sont les défenseurs du peuple, élus par le peuple pour le représenter.
– Vraiment ? C’est dommage, ma chère Laura, que vous ne portiez pas culotte : vous seriez un vrai tribun du peuple, et bien digne de le représenter. Que diriez-vous, si, dans notre maison, nous venions tous à nous soulever avec grand bruit, avec grand fracas, courant à la chambre de notre beau-père, et lui criant : « Il est temps d’en finir, signor Ignazio ; à nous les clefs et l’argent, à nous les livres de compte ! Nous avons droit à la caisse ; les propriétés sont à nous : le mobilier, l’argenterie, l’or, les joyaux, nous reviennent en toute justice ; les facteurs, les fermiers, les greniers, le bétail, sont notre héritage commun ! Vous, signor Suocero, vous n’avez plus rien à y voir : restez à votre chambre, récitez votre rosaire, et ne vous mêlez plus de l’administration de nos biens ; nous en donnons la charge à Ciacopo et à Philippe ; les choses n’en iront que mieux. » Que vous en semble, Laura ? Et notez que Giacopo et Philippe sont héritiers naturels. Mais le peuple, qui l’a investi de ce domaine qu’il prétend avoir sur l’État ? S’il a autorité sur le pape, s’il peut lui ôter le gouvernement, pourquoi n’aurait-il pas le droit de dire aux princes romains : « Signori, ces biens sont à nous, et nous allons en administrer les revenus ; ces beaux palais nous appartiennent, nous les habiterons et en recevrons les loyers ; ces galeries de statues, de tableaux, de camées, de vases antiques sont le patrimoine du peuple romain. » Qu’en dites-vous, Laura ? Et s’ils venaient vous dire : « Signora Lauretta, ces belles chambres, ces riches et élégants salons, ces tapis moelleux, ces meubles précieux, ces rideaux de soie, ces agrippines, ces divans, ces pianos, sont à nous, allez-vous-en ! » Si, descendant dans les remises et les écuries, ils déliaient les chevaux, les attelaient aux voitures et disaient au cocher : « Allons, marche, nous voulons nous promener au Corso ! » seriez-vous charmée de voir mettre ainsi en pratique votre belle doctrine sur les droits du peuple ?
– Non, certes ! Mais vous détournez la question. Nous parlons des prêtres, et vous finissez par les princes romains. Que les prêtres disent la messe et récitent leur bréviaire, mais qu’ils laissent le gouvernement aux séculiers. Le Christ l’a dit clairement : « Mon royaume n’est ras de ce monde. »
– Sans doute. Mais a-t-il dit que le monde serait à Sterbini, à Cicervacchio et aux autres mazziniens ? Voyez un peu comme je suis simple ! Jusqu’à présent, j’avais cru que Sterbini était un médecin de Vico, ayant autorité dans la pharmacie ; et Cicervacchio, un charretier, dont la royauté s’exerçait dans l’écurie et dans la taverne de la place dell’Oca : pas du tout, ils sont des rois à couronne ; et tous les autres gueux qui aspirent à l’empire de Rome en ont été investis par le saint Évangile, qui l’a enlevé au pape et aux prêtres pour le donner aux mazziniens avec les clefs de saint Pierre. Et le pape doit s’en retourner à ses filets de pêcheur ! Triomphe, cité de Rome, sois fière de tes nouveaux rois ! Ils sont riches, et vont verser leurs trésors dans ton sein : tu vas te voir changée en un vrai pays de Cocagne !
– Voyez donc là méchante... la calomniatrice... Elle ose parler ainsi des protecteurs du peuple, de nos bienfaiteurs, des fondateurs de la liberté romaine, qui cherche à nous délivrer de la tyrannie et de la prêtraille...
– De la prêtraille, dis-tu ? Franchement, Lauretta, tu ne voudrais pas voir ni toi ni nos enfants sous la domination de ces nouveaux Scipions ! »
Pendant que les deux cousines s’escrimaient de la sorte, et que Laura, sentant sa langue impatiente, s’apprêtait à donner à Mathilde une repartie piquante, arrive Giacopo, tout essoufflé, disant à sa femme :
« Laura, tu ne sais pas ? Je viens de rencontrer ton frère Gigio, courant au quartier des pompiers de la Minerva, lesquels s’empressent en ce moment hors de la porte du peuple pour aller éteindre l’incendie de la belle villa de Gigio.
– Oh ! mon Dieu ! un incendie ! Comment ce malheur est-il arrivé ?
– On le sait. Avant-hier, Gigio se trouva, au café de la place Colonna, avec une bande de mazziniens qui déblatéraient sur le pouvoir civil du pape, et célébraient les avantages et le bonheur qui résulteraient du ministère laïque. Gigio, d’abord, prenait son café et se taisait, les laissant débiter à qui mieux mieux leurs outrages ; mais quand il entendit Federico dire : « La petite cervelle de Mamiani vaut mieux à elle seule que les gros cerveaux de tous les cardinaux et du pape réunis », Gigio ne put s’empêcher de remuer un peu la tête, se pinçant les lèvres avec l’expression du dédain. Federico le vit, et, se tournant vers lui avec la colère du serpent : « Pourquoi oses-tu me contredire, vilain noir ? » Gigio lui répondit avec calme : « Je ne vois pas pourquoi les prêtres ne pourraient avoir autant de cervelle que les laïques, et j’ignore ce qui les empêcherait de gouverner comme tout autre homme qui a deux yeux au front et la tête entre les deux oreilles ?
– Je dis que l’onction sacerdotale leur dénature et leur cuit le cerveau. D’ailleurs, étant toujours plongés dans les Gloria Patri, ils se bêtifient nécessairement. Qu’ils conduisent les vieilles femmes à la messe et aux processions, mais qu’ils ne se mêlent pas de diriger les États 9 !
– Il y a pourtant eu plusieurs papes qui ont appris l’art de gouverner à bien des rois, à de grands empereurs ; et des cardinaux qui ont donné des leçons aux ambassadeurs et aux ministres des plus belles couronnes du monde chrétien. Lisez l’histoire.
– Quelle histoire ? Nous ne voulons plus être gouvernés par des imbéciles. »
« Gigio, s’apercevant que la tempête allait éclater, s’avisa de sortir de là au plus vite. Mais, le soir, après avoir causé longtemps selon sa coutume avec Aurélia, il sortit et prit la rue del Bollo. Il aperçut un jeune homme, la main droite cachée sous ses habits, et tout prêt à lui enfoncer un poignard dans le cœur. Gigio, qui est aussi brave que vertueux, tira aussitôt de ses poches deux pistolets, les dirigeant sur le front de ce vil et criminel sicaire, qui, sans se faire prier, s’enfuit par la rue del Pellgrino. Hier, Tommaso, le concierge de la villa, vint trouver Gigio et l’avertit que deux des plus vilaines figures de la bande de Cicervacchio avaient passé par là demandant à boire et regardant autour d’eux par les fenêtres du rez-de-chaussée. Pendant qu’il était allé chercher du vin, Mariuccia, sa fille, avait vu l’un deux fixer attentivement les yeux sur l’écurie et sur la fenêtre du magasin à foin. Quand ils eurent bu, l’un d’eux dit : « C’est bien ici la villa du seigneur Gigio ? » Gigio ne tint aucun compte de cet avertissement. Ce matin, un garçon de ferme accourut à cheval, lui annonçant le sinistre. Il paraît que, pendant la nuit, ils ont escaladé le mur et ont jeté de la résine sur la porte de l’écurie, y ont mis le feu et se sont enfuis par le même chemin, car on voit dans le jardin des traces de pas qui se croisent. Au pied du mur, le terrain est foulé, et le rosier sur lequel ils ont monté est tout renversé.
– Ah ! brigands, s’écria Laura, oubliant les invectives qu’elle venait d’adresser à sa cousine ; ah ! scélérats, est-ce ainsi que vous traitez un concitoyen ? Est-ce là la sécurité que vous devez inspirer aux gens de bien : brûler nos villas ! assassiner nos frères ?
– Attends un moment, ma chère Laura, reprit son mari, conserve tes malédictions. À voir la manière dont marchent les choses, ils viendront bientôt nous enlever nos candélabres d’argent, nos crucifix et nos bénitiers dorés, les matelas de nos lits et jusqu’aux casseroles et aux cuivres de la cuisine. Si Dieu les laisse faire, ils détruiront, ils brûleront nos villas pour en vendre les briques ou pour enlever les tuyaux de plomb de leurs fontaines. Laisse-les faire, et tu verras. »
Giacopo prophétisait. Laura a vu de ses propres yeux ces drames inouïs. Elle a été contrainte de donner ses matelas couverts de satin pour former les barricades, lors du siège de Rome ; elle a dû laisser piller son argenterie de table et de buffet, son or, ses joyaux. Sa maison était bien connue, elle ne fut pas oubliée. Le pillage se fit avec tant de soin et d’ardeur que, si le vieillard n’avait pas fait creuser plusieurs cachettes au fond des puits, Laura aurait mangé avec des cuillers d’étain et des fourchettes de bois. Le croirait-on ? Il s’est trouvé, même après cette catastrophe, des femmes romaines assez aveugles pour se laisser voler jusqu’au dernier de leurs cheveux, afin d’avoir le plaisir de voir régner Mazzini à Rome, en la place du pape, qui est, en même temps que le père des fidèles, la gloire, l’illustration et la vie de Rome.
Ajoutons que ces dames, bourgeoises ou plébéiennes, ne souhaitaient si ardemment voir Mazzini sur le trône que pour obtenir la licence et s’affranchir de la loi sainte et pure, mais trop sévère, du Christ ; pour se débarrasser des remords qui troublaient leur conscience et leur vie.
Si le pape changeait l’Évangile, et laissait, comme Mahomet,
Chacun selon son goût suivre sa propre loi ;
s’il laissait le vice en sécurité, ces malheureuses n seraient pas si ardentes à provoquer des changements de gouvernement. Mais Mazzini, qui prêche l’homme-dieu et la femme-déesse, leur dit, dans son panthéisme :
Le code du progrès permet tout ce qui plaît,
et s’attire ainsi les bonnes grâces, les sympathies de ces héroïnes, qui l’accueillent volontiers comme leur pape et même comme leur Dieu.
« Voilà ! dit aussitôt Laura, après que Giacopo eut cessé de parler ; les noirs sont tous comme Mathilde, ma chère cousine, qui va, chaque matin, user les dalles de l’église, soupirer devant toutes les madones, tremper ses doigts dans la petite lampe de San-Agostino, et tous les huit jours souffler dans les treillis des confessionnaux, et puis... et puis on ne se fait pas défaut de dire du mal des femmes, qui préféreraient le gouvernement de Mazzini à celui des prêtres ! De mauvaises femmes ! cela me plait beaucoup ! Ne savez-vous pas, noirs encroûtés, qu’il y a des dames très vertueuses et très pieuses qui préféreraient Mazzini, Rosalès, Beltrami et de Boni à tous ces kyrie eleison en cappa-magna, qui ne savent pas gouverner ? Et ce ne sont pas des femmes vertueuses et pieuses seulement, mais des prêtres très savants et très saints, qui se rangent de notre avis.
– Ma bonne Laura, maintenant que Mathilde est allée jeter un coup d’œil sur ses enfants, me permettrez-vous de causer un peu entre nous, intimement, sans mauvaise humeur ?
– Eh bien, que voulez-vous me dire ?
– Approchez, que je vous parle à l’oreille : combien y a-t-il de temps que vous ne vous êtes confessée ?
– Fou que vous êtes ! quelle demande inconvenante à une dame qui... Mais je ne me laisse pas égarer par les superstitions des noirs. Je ne me confesse plus depuis... que sais-je ?... depuis que j’ai entendu dire à des hommes d’esprit que la confession n’est pas nécessaire au salut.
– Très bien, ma Laura. C’est ce mazzinien si bien frisé, qui aime les beaux-arts, et va de grand matin chez ce sculpteur... vous me comprenez... Et vous, vous nous faites croire que vous vous rendez à la messe, tandis que vous allez voir comment se trouve cette belle statue...
– Vous êtes un impertinent.
– Excusez-moi, Laura, je voulais plaisanter. Certainement toutes les mazziniennes sont très pieuses et très vertueuses, toutes absolument, n’est-ce pas ? Elles soufflent si bien dans les grilles des confessionnaux, qu’il ne tient pas à elles qu’elles ne s’enrouillent et ne se tapissent de magnifiques toiles d’araignée.
– Et puis, vous autres noirs, vous faites consister toute la vertu dans la confession, dans l’assistance journalière à la messe, dans l’éloignement pour le théâtre, les soirées, les danses. Vous voulez nous voir ensevelies vives au fond de nos demeures, soignant les enfants, comme au temps de la belle Godeberte et de la spirituelle Burgandofora de Groningue. Quels beaux jours ! toutes ces vieilles beautés n’auraient certes pas préféré Mazzini au gouvernement du pape. Mais les temps sont changés, mes amis : il nous faut maintenant un christianisme civilisé, humanitaire, fraternel, qui sache marcher sans l’aide du père confesseur.
– Ainsi donc les doctes et saints prêtres dont vous parlez, détestant le gouvernement pontifical (on les compterait sans peine sur les doigts), sont de ceux qui donnent peu d’embarras aux confesseurs comme les mazziniennes ! Nous savons quelle est leur doctrine, quelle est leur sainteté. Vous-même, au moment de la mort, vous ne les voudriez pas à votre chevet, venant vous dire au nom de Mazzini : « Laura, sois en paix, tu es une déesse céleste, et ta demeure, c’est le ciel ! Pour nous, panthéistes, il n’y a pas d’enfer ; l’enfer est la place des rétrogrades et des noirs. Meurs, et tu trouveras la récompense de tes vertus ! »
Laura baissa les yeux et ne put lui répondre : un peu trop de la foi romaine lui restait encore dans les veines. Mais, à Rome, on vit, aux jours de la république, et l’on y voit encore des femmes tellement séduites par les illusions des mazziniens, qu’à les entendre se déchaîner contre le gouvernement clérical on ne peut revenir de son ébahissement. Parmi elles cependant plusieurs étaient entretenues par la congrégation de la bienfaisance pontificale, par les pensions de la chambre que leur avaient obtenues de bons prélats, en faveur de leurs pères qui avaient servi le gouvernement. Quelques-unes de ces femmes maudissaient les prêtres pendant qu’un de leurs frères, prêtre lui-même, les nourrissait et les habillait ; pendant que leur oncle, chanoine, faisait instruire leurs enfants ou mariait leurs filles en les dotant. D’autres, après s’être épuisé la rate à déclamer, avec des mazziniens, contre le gouvernement des prêtres, sortaient de là pour aller faire des doléances auprès de quelque cardinal et lui demander des secours ; puis, les ayant obtenus, et lorsqu’elles les tenaient encore dans leurs mains, elles maudissaient déjà leurs bienfaiteurs.
Que d’âmes nobles, en lisant ces monstruosités, diront en elles-mêmes : « Il ment ! » Vous avez raison ; je mens.
VIII. – ERSILIA.
Engagé dans les abominables mystères de la secrète alliance allemande, directeur actif et intelligent des conjurations, Aser avait retiré, de ses rapports avec les Allemands, cette noblesse de caractère et cette hauteur d’âme qui méprisent la lâcheté de la trahison, détestent les basses perfidies et abhorrent souverainement l’assassinat. Il rêvait la république universelle, et cherchait de tout son pouvoir la réalisation de son rêve ; mais il ne voulait y arriver, s’il était possible, qu’en soulevant les peuples pour entreprendre une guerre ouverte contre les monarchies. Pendant les campagnes de la Vénétie et de la Lombardie, il s’était toujours comporté en brave ; en remplissant sa charge de commissaire de guerre, comme en sa qualité d’adjudant, il se trouva à tous les combats importants sur le Sile, la Piave, le Bacchiglione, l’Adige et le Mincio. Dans chaque rencontre, il donna des preuves éclatantes de sa haute intelligence, de sa bravoure et de son étonnante audace.
Aussi, précisément à cause de la noblesse de son caractère, il disait aux conspirateurs italiens :
« Vous n’êtes, pour la plupart, que des lâches. Pourquoi exaltez-vous si haut l’indépendance de l’Italie, en vous dodinant dans les fauteuils des assemblées de Rome, de Naples, de Florence et de Milan ? Vous poussez les jeunes gens, pleins d’ardeur et de courage, au milieu des hasards de la guerre, et vous vous imaginez être des Césars, quand vous n’êtes que des Séjans. Plus cruels que des Syllas, vous restez au fond de vos conventicules, signant des décrets de proscription contre des citoyens qui ont le tort de ne pas penser comme vous, et aiguisant contre eux le poignard perfide du sicaire. Et, pendant que nous combattons, la poitrine et le visage découverts, contre l’étranger, vous, cachés à l’ombre, vous méditez des pièges contre l’Italien pacifique, qui tombe, baigné dans son sang, frappé par le bras d’un concitoyen et peut-être d’un ingrat, d’un parent, ou même d’un ami d’enfance. Il est horrible à penser que, dans Livourne, Bologne, Ancône, Sinigaglia et autres villes italiennes, il est tombé plus de citoyens victimes de l’assassinat que dans plusieurs combats par les canons, les fusils et les sabres des Allemands ; il en est tombé plus dans l’Italie seule que dans la France, l’Allemagne, la Bohême et la Hongrie réunies, où les colères des partis n’étaient pas moins ardentes. Quelle foi les autres nations auront-elles dans la sainte cause de l’indépendance italienne, en voyant que nous sommes plutôt des sicaires que des soldats ; que nous aiguisons beaucoup mieux la pointe du stylet que celle de la baïonnette ; que nous avons un cœur de tigre pour égorger un concitoyen dans un carrefour, et une âme de lièvre quand il faut combattre à l’arme blanche à l’assaut d’une tranchée ? Honte et exécration aux lâches ! »
Telles furent les paroles qu’Aser prononçait à Rome, au Cercle populaire, et dans toutes les villes où il passait ; il écrivit à plusieurs conjurés des lettres conçues dans ce sens ; et, chaque fois qu’il entendait parler d’une victime de la jeune Italie, il ne pouvait s’empêcher d’exprimer vivement son indignation. Plus d’une fois, méprisant la fureur des mazziniens, il sauva le malheureux désigné à leurs vengeances. Son mépris pour le caractère de la secte s’accrut considérablement dans une conjoncture qui lui donna une preuve des plus frappantes de leur inhumaine cruauté contre ceux qu’ils haïssent ou craignent.
Un jour de juin, vers le soir, Aser dirigeait une exploration de grande importance pour le succès d’une attaque, et battait le pays avec une troupe de tirailleurs. Il arriva en vue d’un palais somptueux, assis sur le plateau d’une colline. C’était la villa d’un comte qui venait y passer le printemps, et s’y livrer aux plaisirs de la chasse et de la promenade. Ce jour-là, il était à la ville. Aser logea ses soldats dans quelques chambres du rez-de-chaussée, et il fut reçu par le concierge, avec le lieutenant de la compagnie, dans de magnifiques appartements. Les soldats eurent des rafraîchissements en abondance, et, quand le souper fut fini, quand on eut vidé un nombre passable de verres, on sortit sur la pelouse pour y jouir d’une brise fraîche qui soufflait doucement dans les arbres du bosquet voisin.
À une portée de flèche du palais s’élevait un vieux castel du seizième siècle, aux murailles crénelées, et sous les créneaux courait un mantelet aux petites arcades ou consoles soutenues par des modillons à saillie, entre lesquels se trouvaient les mâchicoulis. Le long des créneaux s’élevaient la banquette et les barbacanes qui étaient admirablement bien conservées. Le fossé avait encore ses dents, ses canettes, ses basses-fosses ; on voyait encore les restes de la porte d’entrée du castel, fort basse comme elles l’étaient alors, les piliers sur lesquels reposait le tablier du pont, et le chemin, couvert d’une double couche de grès, pour faciliter la sortie des assiégés.
Aser et ses chasseurs considéraient ces remparts antiques ; quelques paysans et des gardes forestiers du seigneur vinrent à passer, en disant :
« Heureux celui qui le trouvera !
– Quoi ? demandèrent les soldats.
– Signori, dans ce castel il y a un grand trésor caché : tous les vieillards nous l’affirment.
– Et comment vos vieillards le savent-ils ?
– Je vais vous le dire, répondit le caporal des gardes forestiers. Du temps des Gallo-Espagnols et des Austro-Sardes, il se livra près d’ici une grande bataille. Les Gallo-Espagnols virent apparaître, au haut de ces collines, l’armée des Austro-Sardes de beaucoup supérieure en nombre, et, comme ils descendaient à l’improviste de tous les côtés, ils se décidèrent à cacher ici leur trésor. Ils descendirent dans les profonds et obscurs souterrains de ce castel, et y ensevelirent leurs coffres, pleins de doublons d’Espagne. Figurez-vous quelle quantité d’or ! Mon bisaïeul raconta plusieurs fois ce fait à mon père dans sa jeunesse, et il lui disait qu’un de ses grands oncles avait aidé à faire les fossés ; cela faillit lui coûter la vie, mais il eut le bonheur d’échapper aux mains des Espagnols.
– Eh bien, pourquoi ton oncle, ton bisaïeul, pourquoi vous autres tous n’avez-vous jamais cherché ce trésor ?
– Vous avez beau dire, qui est-ce qui serait assez fou de vouloir descendre dans cet enfer ? C’est vraiment, savez-vous, la porte de la maison du diable ; car les esprits, jaloux de tant de richesses, se sont rendus maîtres de ces cavernes, et malheur à qui en approche ! Il en sort des flammes, des bruits de tonnerre, des éclairs ; la terre tremble, les fondements sont ébranlés, le fond des fossés retentit d’un bruit sourd, les pierres se détachent, les voûtes profondes s’éboulent sur la tête du téméraire qui met le pied ou donne un coup de pioche sur le terrain qui recouvre ces coffres de bronze.
– Allons donc ! s’écrièrent les soldats, peur des esprits, peur des fantômes et des sorcières ! Nous sommes quarante : il n’en faut que dix pour mettre en déroute une armée de démons, leur arracher les cornes de la tête, leur déraciner la queue et leur extraire les ongles des pattes. Allons, prenez quelques poignées de roseaux, et en marche !
– Mais, signori,... pensez-y... Avec le diable, on ne plaisante pas... les falots s’éteignent, on reste dans les ténèbres, et ils nous enfileraient comme des saucisses... Au moins, marchez avant nous.
– Vieux poltron, donne-nous des roseaux, sinon... »
Les paysans s’en allèrent préparer des falots de roseaux ; mais le chef des gardes forestiers ne cessa pas de dissuader Aser de cette entreprise. Aser persista à vouloir donner une récréation à ses tirailleurs. Quand les montagnards eurent apporté leurs faisceaux de roseaux et qu’ils en eurent allumé les bouts, Aser dit : « En marche, garde, en avant. » Ils passèrent le pont-levis, la porte du castel, les arcades intérieures, la galerie, et se trouvèrent sur l’esplanade au pied de la courtine. C’était là le refuge des défenseurs, les murailles et les défenses de retraite ; mais tout cela n’était plus que des ruines entourées de décombres et recouvertes de chiendent et de chardons. Plus loin, ils s’avancèrent dans de profonds souterrains qui conduisaient sous les fondements de la forteresse et qui étaient destinés à faciliter la sortie des assiégés.
Les tirailleurs, en descendant sous ces voûtes humides et salpêtrées, commençaient déjà à éprouver une impression occasionnée par le froid et aussi par la frayeur. Ils marchaient appuyés les uns sur les autres, se meurtrissant souvent les pieds, croyant être en plus grande sécurité lorsqu’ils se trouvaient plus à portée de l’aide de leur voisin. Enfin, après de longs détours, ils débouchèrent dans une caverne plus large et plus obscure, que les paysans appelaient la Bouche du loup, à cause de sa profondeur. Dans les murs des fondements étaient pratiquées des prisons ou plutôt des tanières carrées de sept à huit palmes, pouvant à peine livrer passage à un homme, et si basses que, dans quelques-unes, il était impossible de se tenir debout. Du côté extérieur de la montagne, chacun de ces tombeaux avait un soupirail qui donnait vers le haut un peu d’air et de lumière ; mais ceux qui ouvraient sur l’intérieur de la caverne étaient absolument obscurs et ne différaient en rien d’un sépulcre. C’est dans ces caves qu’on enfermait, au moyen âge, les prisonniers de guerre et les condamnés politiques : ils n’y voyaient plus jamais le soleil, et mouraient d’épuisement, de faim et de langueur 10.
Pendant que les chercheurs du trésor s’effrayaient à la vue de ces latomies, et que l’obscurité, le silence et les torches funèbres en redoublaient l’horreur, tout à coup ils entendirent ou crurent entendre un gémissement aigu et profond. Un frisson mortel parcourut tous leurs membres ; les paysans s’enfuirent, mais l’arrière-garde des soldats, avec leur lieutenant, les arrêta. Aser tira son sabre et s’écria :
« Que personne ne bouge, ou il est mort. »
Il ordonna qu’on fit silence, prêta de nouveau l’oreille, et distingua une plainte humaine qui semblait provenir de l’une de ces prisons ; il saisit un falot de roseaux, l’agita, et aperçut devant lui une petite porte au seuil de pierre ; il s’en approcha et dit : « Qui est-là ? » Il entendit une voix languissante qui répondit : « Au secours, chrétiens ! descendez l’escalier de côté et venez à mon aide. »
Aser dit à deux des plus hardis tirailleurs : « Suivez-moi », et, saisissant le vieux garde forestier par le bras : « Va en avant », lui cria-t-il. Le caporal pâlit, ses cheveux gris se hérissèrent, mais il fut forcé de descendre le premier. Après avoir parcouru environ six marches, ils se trouvèrent sur un palier hexagone, qui formait l’intérieur d’un bastion, et, sur le côté, ils virent une petite poterne fermée par un gros cadenas et une forte barre fixée dans le seuil de pierre. Aser détacha la barre, tira le verrou et ouvrit la porte. Que vit-il ?...
Il vit, étendue sur un tas de paille noire et pourrie, une créature humaine ; sa tête était couverte d’une forêt touffue et hérissée de longs cheveux, qui cachaient une partie de son visage, et laissaient voir l’autre, languissante, pâle, amaigrie. Le reste de sa personne était à peine couvert d’un vêtement déchiré, que l’humidité faisait tomber en lambeaux. Ses mains, décharnées et sales, se terminaient par de longs ongles recourbés ; ses jambes effilées étaient nues, livides et rongées d’ulcères. La malheureuse créature gisait sur ce grabat, et, à côté d’elle, il n’y avait qu’une cruche d’eau, un morceau de pain, un crucifix de cuivre rempli de vert-de-gris dans les creux et rendu brillant sur les parties saillantes, car il avait été souvent tenu dans la main et baisé.
« Qui es-tu ? demanda Aser, frémissant de pitié à cet horrible aspect.
– Je suis Ersilia, âgée de dix-sept ans, enfermée ici depuis dix mois. »
Et, en même temps, elle fermait les yeux, ne pouvant plus supporter l’éclat de la lumière que donnaient les falots, après avoir été retenue si longtemps dans les ténèbres. Elle se souleva pour s’asseoir et ajuster ses haillons autour de son corps.
« Infortunée ! s’écria Aser, quel est le monstre qui t’a jetée dans ce sépulcre ? »
La pauvre Ersilia se cacha le visage dans ses deux mains.
« J’ignore, dit-elle, pour quel motif j’ai été ici enfermée ; mais je sais que tout vient de Dieu, et que, dans son infinie bonté, il nous visite et nous console, même dans ce sépulcre vivant, par les douceurs ineffables de sa grâce. Je désirais vivement me consacrer à lui dans un monastère ; il plut à la Providence de me laisser ici retenir dans la captivité, où j’ai souffert, beaucoup souffert ! Si vous me faites sortir d’ici, vous serez le sauveur d’une innocente. »
Aser, qui n’entendait rien à ce langage céleste, était comme frappé de stupeur à la vue de ce squelette vivant. Il ne se contenta pas de cette réponse.
« Je t’ordonne, ajouta-t-il, de me dire qui t’a enfermée ici ?
– Croyez-en mon témoignage, celui qui l’a fait est plus malheureux que coupable ; je l’aime et je lui pardonne. Il eut le malheur de tomber dans les pièges des sociétés secrètes ; un mauvais ami l’enrôla dans la jeune Italie, et, depuis ce moment, il devint dénaturé et cruel. Je suppliai mon frère d’abjurer ses serments impies. Croyez-moi, je l’aurais vaincu si cet infernal ami et tous les autres sectaires ne l’avaient menacé, employant tous les moyens possibles pour le retenir dans les liens abominables des conjurations. L’année dernière, dans le mois de septembre, une troupe de ces hommes-là vint de la ville voisine dans cette villa, et, après le souper, ils congédièrent tous les domestiques. Mon frère était malade depuis quelque temps, et je craignais que cette veille et cet amusement ne nuisissent à sa santé. J’étais d’autant plus inquiète sur son sort, que, depuis la mort de nos parents, il me tenait lieu de père et de tuteur. Je ne voulus donc pas dormir, et je restai la nuit dans ma chambre, livrée à une cruelle anxiété. À l’intérieur de la maison, j’entendais un grand bruit de voix ; on disait : « Non, cet infâme doit mourir, le comité l’ordonne ! » J’entendais mon frère qui intercédait : « Il est père de cinq petits enfants ! il a une femme qui l’aime !
– Tu es un imbécile, disaient les autres ; qu’il meure, le traître ! »
« À ces mots, je poussai un cri de frayeur, et, dans le mouvement que je fis, je heurtai contre un vase de porcelaine qui tomba et se brisa. Aussitôt, mon cher Nanni sauta dans ma chambre, et, d’une voix étouffée : « Que fais-tu ici ? s’écria-t-il ; va te coucher. » Je me relevai effrayée ; retirée dans ma chambre, je passai toute la nuit à prier pour mon frère. Au point du jour, ma chambre s’ouvre, mon frère entre, pâle, furieux ; il s’approche de moi, place son poignard sur ma poitrine et me dit : « As-tu entendu ce nom ? – Nanni, je n’ai entendu aucun nom. » Et, en même temps, je me jette à ses genoux, je les embrasse, en lui jurant que je n’avais entendu que quelques mots, mais pas de nom propre. Nanni se calma, parut me croire, me caressa doucement, et puis me dit : « Allons nous promener, j’ai besoin d’un peu d’air. » Il me prit le bras, s’engagea dans l’allée de peupliers, et me conduisit à ce castel. Arrivé sur l’esplanade, il me mena dans des corridors, où je trouvai ce chef de nos gardes forestiers, qui me saisit par un bras, m’entraîna, malgré mes plaintes, mes pleurs et mes convulsions, jusqu’à cette caverne, m’y enferma, et, toutes les vingt-quatre heures, il me faisait descendre, par l’ouverture de la voûte, un peu d’eau et de nourriture. »
Aser lança un regard de feu au scélérat et poussa un cri d’indignation qui fit chanceler le perfide, tremblant comme une feuille.
« Ah ! chien, la justice de Dieu t’a saisi ! » Il le prit au collet et le secoua vigoureusement contre la muraille. Puis, se tournant sur la jeune fille, il ôta sa tunique de soldat, l’en recouvrit, l’aida à se relever, la fit appuyer sur l’épaule de deux tirailleurs qui pleuraient de compassion, et qui l’emportèrent doucement hors de cette horrible tanière. Aser frappa d’un violent coup de poing le garde forestier, l’abattit au fond de la prison, ferma la porte au cadenas et lui cria : « Éprouve à ton tour l’horreur de ce tombeau. » Il verrouilla la porte, fit marcher devant la jeune fille un tirailleur avec un falot et l’aida lui-même à monter l’escalier.
Ses autres compagnons d’armes et les villageois qui l’attendaient arrivèrent, à un signe d’Aser, auprès de l’entrée de ces souterrains. Sur son ordre, deux soldats portèrent Ersilia sur leurs bras au palais, où Aser appela la concierge et lui commit le soin de la coucher sur un lit. Il apprit de cette femme que son maître avait fait croire qu’il avait conduit sa sœur chez une de ses tantes dans une ville éloignée, et il faisait entendre à ses amis qu’il en recevait souvent des nouvelles. Aser détestait de plus en plus la cruauté dénaturée de tous les sectaires, et il maudissait le jour où il s’était enrôlé dans la jeune Allemagne ; il écrivit immédiatement à l’évêque de la ville voisine pour l’informer de ce fait horrible, et fit porter la lettre par un écuyer d’ordonnance à cheval. Le lendemain matin, un carrosse amenait l’évêque et un prêtre à la villa. Monseigneur remercia et félicita Aser de son acte généreux, emmena la jeune fille et la confia à la supérieure d’un pieux établissement d’éducation de jeunes filles, en attendant que la justice statuât sur ce fait, conformément aux lois 11.
IX. – LES ASSASSINS DE L’ITALIE.
Mais qu’aurait dit Aser, intrépide comme un lion pour la défense de la liberté à armes courtoises, mais abhorrant souverainement la lâcheté de l’assassinat, qu’aurait-il dit, quelques mois après la guerre de Lombardie, en apprenant les meurtres de tant de citoyens italiens, victimes de la trahison ? Les journaux mazziniens crient que le Juif de Vérone est calomniateur, vindicatif et insulteur aux vaincus. S’ils s’avouaient vraiment vaincus, s’ils laissaient l’Italie en paix, l’Italie, qui est noble et généreuse, pleurerait en silence ses enfants assassinés, ses épouses veuves, ses mères malheureuses, ses jeunes orphelins, ses familles désolées. Mais, bien loin de reconnaître en eux-mêmes leur défaite et les maux qu’ils ont faits à l’Italie, ils la menacent encore. S’ils se repentent de quelque chose, c’est de lui avoir encore laissé des yeux pour pleurer et une voix pour se plaindre.
Quant au reproche d’être vindicatif, toute âme noble et droite nous en absoudra : elle sait bien que nous ne parlons de ces atrocités que pour éclairer et détromper cette chère et naïve jeunesse italienne, qu’on entoure de mille séductions, d’illusions mortelles, afin de l’entraîner dans les mystères des sociétés secrètes, ce fléau des nations. Plût à Dieu que cette vengeance pût sauver un jeune homme, fût-ce même un seul, du péril qui le menace ! Plût à Dieu que toutes les vengeances fussent de cette nature ! On pourrait alors les dire bénies, nobles et saintes. Les journaux mazziniens, par leur indignation, nous montrent qu’ils détestent l’assassinat et en rougissent. Nous leur en savons gré, nous qui ne publions jamais le nom d’un sectaire, mais qui exécrons l’assassinat et crions bien haut contre les étrangers qui nous appellent « race d’assassins » ; qui protestons que, pour un assassin, cent mille Italiens se lèvent prêts à l’abhorrer ; nous qui déclarons que l’assassinat politique est descendu en Italie de par delà les monts, où furent dictés, par Weishaupt, les articles sanglants de son code secret de l’illuminisme.
Quoi qu’il en soit, des assassinats ont été commis en Italie, et nous ne calomnions personne en les délestant, en les déplorant comme les conséquences de ces fureurs de partis, excitées par les factions étrangères dans les cœurs italiens, cœurs plus inflammables que partout ailleurs. Que de mères, d’épouses, de frères et d’amis ont éprouvé une consolation dans leur douleur, en entendant une voix franche appeler sur ces victimes la commisération de l’Italie entière, les honorer d’une larme et d’un éloge bien mérités par ces citoyens bons et vertueux, tombés sous le fer homicide de traîtres à la patrie, qui ont souillé la liberté dans le sang innocent de leurs frères !
Sera-t-il dit à l’étranger que, dans l’Italie, il y a des journaux rédigés par des plumes italiennes pour défendre les sicaires, effacer le sang qui souille leurs traits, laver cette main cruelle qui a percé le cœur de son frère, cœur qui battait du plus généreux amour de la patrie ; et que, si un homme franc, pour l’honneur de l’Italie, excite la haine des jeunes gens contre ces noirs excès, il ne pourra échapper à la qualification de calomniateur ? Plût à Dieu que la voix publique se fût trompée, que nos yeux eussent mal vu, que les épouses ne portassent pas le deuil, qu’aucun enfant ne se dit orphelin, qu’aucune mère n’entrât dans sa chambre vide pour y pleurer son fils unique, l’amour de ses yeux, le soutien de sa vieillesse.
Celui qui a échappé au piège déjà tendu, celui qui a survécu à sa blessure, celui qui a vu heureusement détourné, par la grâce de Dieu et la protection de son bon ange, le coup qui lui était porté, tous ceux-là vivent encore pour témoigner que, si l’assassin n’eut pas de succès, il n’en fut pas moins cruel. Le marquis François de Bourbon del Monte, jeune homme de grand lignage, issu du sang le plus noble et le plus généreux de l’Italie, unique rejeton de sa famille, excellent époux, cher à ses amis, compatissant envers les pauvres, plein d’amour pour sa patrie, vrai type du brave Italien, était colonel de la garde nationale d’un bourg voisin d’Ancône. Quand l’ordre lui fut intimé de donner son vote pour la constitution romaine, il répondit :
« J’ai prêté serment de fidélité à mon légitime prince et père, le grand pontife Pie IX, et je n’ai qu’une foi. J’aime ma patrie. Pour elle, je sacrifierais mes biens, mon sang et ma vie ; mais la foi jurée, jamais ! »
Peu de jours après, un soir, il était seul dans sa chambre, occupé à faire sa correspondance ; il entend qu’on ouvre, il lève les yeux et voit un jeune homme s’avancer vers lui, la main droite cachée sur la poitrine. Le marquis, sans la moindre altération dans les traits, lui dit :
« Que me voulez-vous, à cette heure, sans être annoncé ?
– Je viens, répondit-il en lui jetant un regard menaçant et irrité, je viens prendre vos ordres pour demain, qui est le jour de la réunion.
– Caporal, reprit le marquis, c’est moi qui donne les ordres au capitaine ; allez chez lui demain matin, vous les recevrez. »
Déjà il s’avançait vers le marquis ; mais, au même moment, arrive le concierge, qui, l’ayant vu entrer à la dérobée, l’avait suivi de près ; il se dressa à côté de lui. Le traître, l’apercevant, lui dit : « Crains-tu quelque chose pour ton maître ? » Et il retira la main de sa poitrine.
Le marquis le regarda fixement, lui souhaita le bonsoir, le congédia et donna au concierge je ne sais quelles instructions.
Le sicaire, dévoré de rage, descendit l’escalier, traversa le portique et arriva à la porte des écuries du marquis, d’où sortait par hasard un palefrenier, portant une botte de paille. L’assassin, saisi d’un mouvement de fureur, s’écria : « Puisque je n’ai pu tuer ton maître, toi, du moins, son vil esclave, tu ne m’échapperas pas. » Et, lui frappant un coup de poignard à la gorge et deux autres coups dans la poitrine, il le fit tomber à terre, baigné dans son sang.
Je voudrais que les philosophes, observateurs des passions humaines, pussent nous indiquer dans quelle partie du cœur se cache cette horrible et bestiale fureur, cette soif ardente de sang, cette féroce avidité de l’assassinat qui ne s’assouvit que dans la mort. Cette rage doit vraiment suffoquer les meurtriers de la jeune Italie, qui, à défaut de la victime désignée, se déchaînent sur un malheureux innocent, qui a le tort de servir son maître. Nous en avons vu plus d’un exemple : à Rome, le 16 novembre 1848, quand la demeure du cardinal évêque de Porto fut envahie, à défaut du prélat qui s’était enfui, ils voulurent se donner la consolation barbare de percer son lit de mille coups de dague ; à Gênes, quand les conjurés furieux se précipitèrent dans la maison des jésuites de Saint-Ambroise, où ils ne trouvèrent pas ces malheureux, ils se mirent à frapper de coups de dague, de poignard et de baïonnette les statues des martyrs de la compagnie qui ornaient l’atrium et les cloîtres intérieurs, ajoutant ainsi le sacrilège à leurs autres excès. Non contents de ce crime, ils déchirèrent le monogramme de Jésus, emblème de la compagnie, l’arrachèrent des murs et le mirent en pièces ainsi que les vases de marbre précieux de l’autel. Chose horrible à dire ! le jour de la Pentecôte, où l’Église naquit de la lumière enflammée de l’Esprit-Saint, ils coururent comme des furieux dans la ville, et, ne pouvant frapper à coups de poignard les jésuites qui n’étaient plus à Gênes, ils effacèrent, avec leurs poignards, des portes et des murs le nom très saint de Jésus. Des échelles furent appliquées contre les murailles ; ils y montèrent avec ardeur comme à un assaut, ne cherchant point d’autre ennemi à attaquer que le nom de Jésus. Ce nom, devant lequel s’inclinent le ciel, la terre et l’enfer, ils déchaînèrent contre lui, comme les Turcs à la prise de Rhodes et de Famagouste, leur fureur insensée.
Malheureux ! vous enleviez à cette ville son plus fort rempart ; vous arrachiez de sa tête sa couronne de gloire, à son cœur la force qui le soutenait, à son bras le bouclier de sa défense ! Gênes, dont presque toutes les habitations, depuis le palais somptueux jusqu’à l’humble chaumière, sont ornées des images et des noms de Jésus et de Marie, Gênes a dû subir ce spectacle d’iniquité. Mais, ô bon Jésus, tu sais que Gênes ne t’a pas effacé de son cœur, et, si les impies t’ont banni de ses maisons, Gênes t’adore, t’aime et t’honore dans le cœur de ses enfants : elle attend, dans l’humiliation et la douleur, le moment fortuné de replacer ton nom dans ses demeures et de réparer d’une manière éclatante l’outrage qu’on t’a fait subir.
Après avoir été protégé par son bon ange, qui détourna le coup du sicaire, le marquis de Bourbon del Monte reçut un autre gage merveilleux de la protection de Marie. Après le premier danger, la marquise sa mère, femme d’une grande piété, alla avec son mari faire célébrer un triduo solennel à la Madone miraculeuse de San Ciriaco. Le jeune marquis voulut s’y rendre aussi ; mais, arrivé dans la rue la plus populeuse de la cité, un garde national l’accosta pour lui dire quelques mots, selon le signe convenu des conjurés. Le marquis serra la main du traître et partit, suivant son chemin vers la cathédrale. Il avait à peine fait quelques pas qu’un sicaire lui appliqua un pistolet sur la tempe et tira la détente, mais le chien retomba et l’arme fit long feu. Le marquis avait à peine eu le temps de faire un acte de remerciement à la Madone qu’un autre coup de pistolet était déchargé contre lui, à trois pas de distance. La balle siffla à son oreille et agita une mèche de ses cheveux. Le jeune homme, d’un pas résolu, marcha vers l’arc de San Agostino qui croise la rue, et une troisième balle vint passer à quelques pouces au-dessus de sa tête.
Sorti sain et sauf de cette triple tentative d’assassinat, exécutée par trois assassins, en plein jour, dans l’endroit le plus fréquenté d’Ancône, à une heure de promenade, au milieu d’une foule stupéfaite d’une si impudente lâcheté ; consolé et triomphant de la protection de Marie, qui l’accompagna jusqu’à la cathédrale, le marquis s’empressa de porter à sa patronne des actions de grâces si bien méritées. Si nous sommes des calomniateurs aux yeux des journaux mazziniens, l’histoire n’a plus de témoignages à invoquer, et nous nous résignons de bon cœur à ce qu’on nous inflige la note de menteur.
Ce n’est pas de cet assassinat seul que la plus belle partie de l’Italie fut épouvantée : elle ne se rappelle pas sans frémir encore les cruels attentats qui ont souillé ses villes. Forli pleure encore l’archidiacre de sa cathédrale, le digne et pieux Francesco Liverani, curé de Sainte-Marie in Schiavone, tué traîtreusement sur la place de cette même église, qu’il avait relevée et embellie avec sa fortune particulière. En face de ce temple où il sacrifiait chaque jour l’Agneau de paix en expiation des péchés du peuple, où il prêchait la tendre charité de l’Évangile, où il accueillait avec tant d’amour les brebis égarées, les réconfortant, les animant à l’espérance ; où il distribuait tant d’aumônes à la veuve délaissée, à l’orphelin, à la fille tristement exposée à se perdre, au vieillard infirme qui trouvait dans l’amitié de son pasteur le soutien de sa vieillesse.
Forli a encore sous les yeux le cadavre de Luigi Finucci, magistrat ferme et intègre, qui, retournant tranquillement chez lui, trouva sur la place publique le sicaire qui l’assassina. Forli a vu souiller de sang sa fête populaire au milieu de la grande place où s’agitait la foule, parmi les chants des citoyens joyeux. Là, un cruel sicaire perça le cœur du brave et loyal Halter, commandant du second régiment des Suisses, mort victime de sa fidélité et de sa fermeté à faire respecter l’ordre et la loi. Antonio Placucci lui-même, quoique révolutionnaire, quoique compagnon des conspirateurs, parce qu’il ne fut pas assez cruel et féroce, parce qu’il voulait amener les autres affidés à des sentiments moins inhumains, fut massacré sans pitié, en plein jour, au milieu des réunions de citoyens, en face des boutiques, sous les yeux d’un peuple nombreux.
Et à Faenza, Annibal Rondinini, homme si pieux, si doux, si bienveillant, qui s’occupait avec tant de zèle du bonheur de ses concitoyens, ne mourut-il pas victime de la même cruauté ? Et l’inspecteur Angelo Ballardini ne fut-il las tué avec une férocité raffinée, frappé de trente coups de stylet, sous les yeux de sa pauvre femme, qui embrassait les genoux du sicaire, le suppliant de laisser au moins à son mari le temps de se confesser ? Et les trois frères Borghiggiani ne furent-ils pas massacrés en même temps, en présence de leurs épouses consternées et de leurs enfants tremblants et s’efforçant d’arrêter les coups des assassins, qui étaient revêtus du costume de la garde nationale ?
Jeunes Italiens, vos nobles cœurs frémissent, en lisant ces horreurs ; mais, je vous le demande, croyez-vous que les sicaires en soient venus là tout d’un coup ? Non, la plupart d’entre eux sont des jeunes gens de cœur, aux sentiments généreux, à l’âme grande et noble, peut-être pieux, aimables, faisant le bonheur de leurs parents, les délices de leurs amis, l’espérance de la patrie. Qui les a rendus si dénaturés, si avides de sang ? Un perfide séducteur, grâce aux spécieuses illusions de liberté, d’amour de la patrie, d’indépendance italienne, les a entraînés peu à peu dans les sociétés secrètes, et, liés par des serments indissolubles, ils en sont sortis plus esclaves que les chiens à la chaîne et plus féroces que les dragons et les hyènes. Oh ! douce Italie, patrie bien-aimée, ouvre les yeux sur ton malheur et prends en pitié l’élite de tes enfants, ta noble et généreuse jeunesse !
X. – LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES.
Après avoir passé le mois de juin à Capri, avant de se rendre à Naples pour la fête des prisonnières de Sainte-Marie d’Agnone, et la saison des bains étant presque à son terme, Alisa fit un voyage sur mer des plus agréables. Mimo et Lando, ses cousins, qui avaient écrit à leur oncle Bartolo d’annoncer à leur mère leur prochain retour, arrivés à Padoue, avaient été engagés d’une manière si pressante par le général Ferrari à rester fidèles jusqu’à la fin sous les drapeaux romains, qu’ils se laissèrent persuader de ne pas partir. En conséquence, ils se joignirent à la garnison de Vicence, et y restèrent jusqu’à la reddition de la ville. Puis, avant la mi-juillet, ils revinrent à Rome au milieu des embrassements de leur mère et des caresses de leur bonne Nanna. Ils s’informèrent bien vite de Bartolo et d’Alisa, et, apprenant qu’ils étaient absents de Rome, il leur tardait de les revoir, pour leur raconter les détails édifiants de la mort de Polixène. Ils se résolurent donc à aller jusqu’à Naples. Ils consacrèrent quelques jours à admirer cette cité, la plus belle de l’Italie et du monde, et prirent ensuite le chemin de fer à Castellamare pour Sorrente : là, ils descendirent à la Sirena pour jouir avec leurs parents des charmes de ces côtes magnifiques.
Le lendemain de leur arrivée, c’était la fête de l’Assomption, et déjà on avait appris que le bateau à vapeur le Duca di Calabria devait faire un voyage d’agrément jusqu’au golfe, et qu’il recevrait des terres et des villes voisines les passagers désireux de voir la charmante fête de Positano et de naviguer jusqu’à Amalfi, pour contempler cette côte, qui fut la métropole des premiers navigateurs de l’Occident, après la chute de l’empire romain. Dès le matin, aux premières lueurs de l’aube, Alisa et Luisella avaient entendu la messe au Duomo ; puis, avant pris un déjeuner à la hâte, elles allèrent sur la terrasse attendre le passage du bateau en vue de Sorrente. Inutile de dire leur joie de faire cette excursion, et combien elles étaient charmées d’avoir à contempler le spectacle de ces admirables golfes.
Le navire était paré pour ce jour de fête : il était couvert d’un pavillon autour duquel étaient suspendus des drapeaux à bandes vermeilles, et, sous les drapeaux, des courtines traversées de bandes de pourpre et de cordons blancs de lin, relevées et enroulées à l’endroit où ne donnait pas le soleil, et abaissées du côté où dardaient ses rayons. Tout le pont brillait du même apprêt, et les métaux de la boussole, du gouvernail et de la roue du timonier luisaient comme des miroirs. Sur le tillac, entre la pompe de la fournaise et la saillie du pont, des crédences étaient disposées en buffets chargés de gelées simples et de saveurs différentes, de foies, de gâteaux, de chapons et de langues salées, qui, dans la glace tremblante et transparente, semblaient couverts d’ambre et de topaze. Alentour se trouvaient des pignons sucrés, des amandes légèrement rôties, des morceaux d’orange et de pistaches vertes. Ailleurs, c’étaient des croccanti de formes diverses, petits obélisques et petits temples, colonnes sucrées ou arcs de triomphe ; à côté, c’étaient des piles de biscuits royaux, au zéphyr, à la fantasia, à la maréchale et à la sultane, arrangés en forme de bûcher. Ailleurs, sur des fonds taillés en cartes de diverses couleurs, on voyait cent espèces de pâtes, chefs-d’œuvre des pâtissiers napolitains, des montagnes odoriférantes de levantines, de pains d’épices ordinaires, de pains d’épices à la bourguignonne, de sbragatines padouanes, de fiorentinelles, de petites gimblettes à l’infante, de morlacchettes, de petites croquignoles, de patiences, de globes d’amour, d’écumes vert pâle et rouge corail : c’était un coup d’œil charmant, et, malgré la cherté du prix, les passagers ne résistaient pas à leur aspect séduisant.
Les limonades avaient mille saveurs diverses, au citron, à la vanille, à l’orange, à la fraise, à la framboise, à l’ananas, à la violette ; vives et brillantes, elles calmaient la soif, parfumaient la bouche et réconfortaient les esprits. Il y avait là des glaces et des sorbets de toute forme, de tout goût, de toute dimension : portées dans des tasses, dans des coupes dorées et peintes de porcelaine et d’argent, avec de petites pinces et de petites cuillers en vermeil, sur des plats d’argent, ces eaux et ces glaces étaient présentées aux groupes assis sur le pont, par des jeunes filles en tabliers élégants, les mains couvertes de gants blancs.
Pour compléter les charmes de la tournée et attirer davantage les Napolitains et les étrangers, le capitaine du vaisseau avait demandé deux corps de musique, en habits militaires, lesquels jouaient à l’envi les plus beaux morceaux, les mélodies les plus choisies des meilleurs maîtres et faisaient retentir doucement les airs de cette harmonie, dont les échos, en se répétant dans les cavernes et les rochers des golfes et des rivières, produisaient une sorte d’enchantement magique.
Le salon de la poupe était, comme un appartement royal, entouré de courtines de soie perlée et de satin écarlate, avec de belles franges tout le long, des bordures dorées, des reliefs et des entrelacements gracieux. Aux deux bouts étaient placées entre les corniches deux grandes glaces qui, en réverbérant les objets l’un dans l’autre, doublaient les fonds, multipliaient le mobilier, et, de cet espace de quelques palmes, faisaient une longue et superbe galerie de boiseries américaines et chinoises, avec de magnifiques sofas, de riches draperies et des siéger somptueux. Au plancher supérieur orné de peintures, étaient suspendues deux grandes lampes de bronze, et, sur les côtés de la crédence, s’élevaient deux dressoirs dont le creux était rempli de bouteilles et de verres de cristal ciselé, de coupes, de soupières et de plats de porcelaine fine à filets dorés. Autour de la salle s’ouvraient les cabinets, ayant chacun trois lits superposés, comme les rayons d’une bibliothèque, mais élégants et richement ornés, ainsi que le séjour des Jeux et des Grâces.
Quand le beau navire arriva dans le golfe de Sorrente, près de l’hôtel de la Sirena, à sa première apparition dans le lointain, tous ceux qui y voulaient monter, déjà prêts sur les barquettes, s’approchèrent de la montée et sautèrent à bord. Les deux demoiselles, Bartolo, don Carlo, et les deux frères, Mimo et Lando, furent des premiers. Ils se placèrent les uns sur les bancs, les autres sur les tronchets, en cercle, et considérèrent les dames et les réunions qui faisaient partie de la fête.
La mer était tranquille et unie ; seulement, une légère brise passait à fleur d’eau, et, comme se jouant sur cette vaste plaine, caressait doucement les flots. La mer formait un grand miroir parsemé de lumières et d’ombres au gré du zéphyr, qui ridait sa surface par intervalles. Ce coup d’œil enchanteur, que représente aux mois de l’été la mer d’Italie, surtout depuis le cap Circeo jusqu’au delà du phare de Messine, est bien fait pour attirer l’admiration des étrangers qui la traversent sur des barques légères, ou veulent se plonger dans les ondes tièdes et pures et s’y livrer à de joyeux ébats.
Le bateau, s’étant remis en marche, de pointe en pointe, de golfe en golfe, passa entre l’extrémité de Campanella et l’île de Capri, où la mer est toujours un peu houleuse, et, par hasard, ce jour-là, une troupe de dauphins suivit le navire et se mit à faire des sauts, des mouvements de droite et de gauche et des plongeons qui amusèrent beaucoup les passagers. Après les Sirénuses, la mer est entourée de roches caverneuses et de bosquets verts et touffus, qui, et s’avançant au bout des pointes, jettent sur les flots une ombre épaisse et large où se dessinait la trace d’écume blanchissante que laissait derrière lui le navire. Mais bientôt s’offrit à la vue le golfe de Positano, où l’on célébrait la fête du jour ; les habitants, en voyant apparaître le Duca di Calabria, mirent le feu aux couleuvrines et aux fauconneaux pointés sur le haut de la montagne ; et, sur la plage, ils firent une longue décharge de mortiers, qui, résonnant dans les anfractuosités des rochers et des cavernes, donnaient cent coups pour un.
Au sommet du rocher, on arbora l’étendard royal, et cent petites embarcations partirent de la rive, ornées de banderoles et de baldaquins, pour transporter les étrangers sur la plage, où on les attendait pour augmenter la joie de la fête.
Positano est assis sur la pointe du golfe d’Amalfi et s’appuie sur les flancs de deux hauteurs qui s’élèvent dans la mer et forment une espèce d’amphithéâtre sur lequel les maisons badigeonnées de diverses couleurs apparaissent les unes au-dessus des autres, et offrent aux regards leurs jardins et leurs enclos à l’aspect gracieux. Le bateau, après avoir déposé dans des chaloupes les passagers qui voulurent descendre, fit retentir une bruyante symphonie de clairons, de clarinettes et de chalumeaux en guise de fanfares, tourna la proue et se dirigea vers le point qui sépare le golfe de Positano du golfe d’Amalfi, le port le plus fameux, au dixième siècle, de tous les ports de l’Italie et de la mer Ionienne.
Là se réunissaient les riches flottes chargées des épices de l’Orient, des pierres précieuses de l’Inde, de l’or de l’Érythrée, des froments de l’Égypte, des civettes et des hermines de la Propontide ; de là, elles allaient distribuer ces richesses le long des mers de l’Italie, de la Provence, de la France et des royaumes de l’Espagne, bravant, avec leurs proues couronnées, l’indolence de l’empire byzantin, et narguant l’orgueil et l’audace des Sarrasins. Les navires d’Amalfi portèrent les premiers croisés francs et normands à la conquête de la Terre sainte. Les Amalfitains, les premiers, fondèrent l’hôpital de Saint-Jean, qui réunit plus tard les plus nobles et les plus braves chevaliers latins, et longtemps surpassa les plus célèbres corps de chevalerie de l’Occident. Le golfe d’Amalfi était déjà le rendez-vous de la noblesse, du commerce et de l’opulence, quand le reste de l’Italie était encore enseveli dans l’ignorance, la rusticité et la férocité des Lombards, dont toute la raison se trouvait dans le fourreau du sabre et toute la sécurité dans leurs châteaux enfoncés au milieu d’épaisses forêts.
Ces belles rivières formaient un port derrière chaque saillie de terre, un arsenal de chaque redoute, un palais de chaque élévation de colline, et d’un coup d’œil enchanteur de chaque vallon et de chaque coteau. Les oliviers de Ravello, patrie de Landolfo Ruffolo, approvisionnaient d’huile toutes les contrées apennines et des Calabrais, des Samnites, des Vestins et des Abruzzes ; les vignobles d’Atrani et de Scala charmaient la vue avec les belles couleurs de leurs raisins. On y voyait des grappes blondes du trebbiano 12, dorées du buriato, vermeilles du claretto, verdâtres du moscatello, violettes de l’aleatico, noirâtres du moscadellone, vins exquis et justement renommés. Là brillaient le canario, la vernaccia, le gros vin de treille ; ici, le rasone, le paradisa, le canajola, l’angela et le luccaja, enrichissaient la vendange ; les uns alignés à plusieurs rangs de ceps de vigne, les autres en treilles ou en tremblaie.
Au milieu du grand cercle du golfe s’élève la délicieuse terre de Minori, et, plus avant vers le cap de Palerne, celle de Maiori, au-dessus desquelles se montrent des jardins superbes d’orangers, de citronniers et de limoniers qui se posent en amphithéâtre et présentent aux rayons du soleil le charme de leur verdure, leurs fleurs et leurs fruits délicieux. Sur ces coteaux, au milieu de ces maisons blanches, on voit se grouper, au-dessus des rameaux odorants, les diverses espèces de limoniers, les mélangoles, les appiolins, les cédrangoles et les chalcédoniens. Çà et là se suspendent aussi les ciondolini, les barbes d’or, les muschiati et les citrons du paradis ; ailleurs, parmi les orangers, on distingue la lumia, le riccio, la peretta, le mandarin, le cedrato, la bizzaria, la pomme d’or de Portugal, de Candie et de Catane ; enfin, là se réunit tout ce qu’il faut pour faire de ce pays le jardin des Hespérides.
Amalfi, maîtresse de tout le golfe, était le marché où se réunissait le commerce de toutes les échelles de la mer Méditerranée, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux ports de Tyr, de Tripoli et d’Ascalon ; depuis ceux de Caffa et de Trébizonde jusqu’à ceux d’Alexandrie et de la Crète. Et, pendant que Venise élevait dans son sein des hommes qui devaient assurer sa grandeur future et sa puissance, les voiles d’Amalfi se déployaient triomphantes, sur toutes les mers, et ses navigateurs passaient en chantant à côté de Pise, cachée et inconnue encore à l’embouchure de l’Arno, et ils jetaient un regard de dédain sur les rochers de Gênes. Mais, au onzième siècle, elle fut tout étonnée de voir les trirèmes rapides de ces florissantes républiques lui disputer le domaine sur les eaux liguriennes et tyrrhéniennes, et Venise parcourir la mer Adriatique, la mer Ionienne et la mer de la Grèce. Amalfi se heurta tantôt contre l’une et tantôt contre l’autre ; elle déclina peu à peu, et, enfin, assiégée et vaincue, en 1135, par l’armée pisane, elle perdit en un seul jour les trésors amassés pendant tant de siècles. Ce fut alors que les Pisans se glorifièrent de la conquête du code des Pandectes, qu’ils estimaient comme leur plus riche butin. Les Amalfitains, vaincus une autre fois encore, et sans espoir de se relever jamais, se consolèrent pourtant parce qu’ils m’avaient pas laissé tomber entre les mains de leurs superbes vainqueurs leur plus précieux trésor, le dépôt sacré du corps de l’apôtre saint André, frère de saint Pierre, le prince de l’Église et le vicaire de Jésus-Christ, Fils de Dieu et rédempteur du monde.
Qui pourra, de nos jours, apprécier la noblesse de ce sentiment ? Qui ne sera pas tenté de sourire, en lisant que les Amalfitains, vaincus, ruinés, dépouillés de leur gloire, de leur dignité et de leur puissance, se consolèrent de tant et de telles pertes par la possession du corps d’un saint ; que la conservation de ce trésor leur fit oublier le sang de tant de leurs guerriers, la ruine de leurs remparts et de leurs châteaux forts, l’incendie de leurs vaisseaux et la prise de toutes leurs possessions ?
Mais celui-là qui sourit prouve qu’il ne connaît pas la foi des temps passés ; imbu des doctrines malfaisantes de Voltaire, il pense que la foi du douzième siècle ressemble à celle des modérés de nos jours, foi revêtue d’un lustre changeant et transparent comme le cristal, bien différente de cette foi antique, généreuse, robuste, intolérante et chevaleresque, toujours prête à courir, la lance en arrêt, contre quiconque ose l’attaquer. Celui qui ne ressent que cette foi douloureuse et faible n’est pas capable de juger la foi invincible de nos pères, des fondateurs des communes et des républiques de l’Italie au moyen âge.
Tant que les libéraux ne ressusciteront pas cette vieille foi dans leurs cœurs, c’est en vain qu’ils planteront l’arbre de la liberté ; privé de racines, il ne portera ni feuilles ni fruits ; le sol qui devrait être le suc vital pour l’alimenter ne fera que l’empoisonner ; au moindre souffle du vent, il se brisera et tombera.
Les législateurs modernes ont promis la liberté à l’Italie ; mais cette liberté sans Dieu s’est égarée et dégénérée, s’est abâtardie et convertie en licence et en tyrannie. Une voix franche et loyale, celle du député Francesco Brancaleoni, l’a généreusement stigmatisée dans l’assemblée des députés de Rome, le 10 juillet 1848. Après avoir demandé à ses collègues où était cette justice qui devait faire le bonheur de la Rome constitutionnelle, il ajouta : « Mais, plus malheureuse encore que la justice, la liberté est dégénérée en licence. » Cette sainte parole, s’il m’est permis de l’appeler ainsi, n’a été prise par personne dans son sens philosophique et naturel, mais elle a été interprétée dans le sens de « faculté de faire tout ce que l’on veut ». L’ordre et la tranquillité ont été bientôt gravement en danger ; il ne pouvait en être autrement, puisque une minorité malintentionnée, trouvant seule son compte dans le désordre, avec le nom menteur de liberté et de progrès, a mis en mouvement des masses nombreuses, les a enflammées par toutes sortes de moyens et d’espérances trompeuses, les a arrachées à leurs habitudes, les a jetées dans l’oisiveté, leur a appris à mépriser les citoyens probes et vertueux ; et ainsi a été brisé ce frein salutaire et nécessaire qui maintient l’ordre, la paix et la tranquillité.
Que s’en est-il suivi ? L’abandon du travail, la suspension des contributions, la langueur du commerce, la disparition de l’or, la substitution du papier-monnaie, l’accroissement des taxes, l’incertitude des propriétés, en un mot, un avenir incertain, obscur, terrible... Et vous voulez que le peuple vous aime et se persuade que vous cherchez à extirper le mal dans sa racine ! Il dira que nous cherchons à le tromper, à nous élever sur les ruines du vieil édifice et que nous voulons le repaître de chimères.
Les républiques antiques, naissant alors à la liberté, embellirent cette reine d’une noble et riche couronne ; la simplicité de leurs mœurs, l’honnête et droite franchise du cœur, la sobriété, la tempérance, la discipline publique et privée, la modération dans la vie domestique, la frugalité de la table, le respect des pères et des ancêtres, des lois de la patrie, des statuts et des coutumes, comme Dante nous en trace le tableau, quand il fait dire à son Cacciaguida :
« Florence, restant dans le cercle de l’antiquité, était sobre et pudique.
« J’ai vu Bellincion Berti s’avancer ceint d’une ceinture de cuir, et sa femme venir de son miroir sans avoir fardé son visage.
« J’ai vu Nerli et Vecchio se contenter d’une peau pour se couvrir, et leurs femmes s’occuper avec le fuseau et la quenouille. »
C’est à cette vie tranquille et simple, à cette fidélité à la république, à ces douces mœurs, que les antiques communes furent redevables de leur liberté, de leur puissance et de leur grandeur. Mais le plus beau rubis qui brillait sur l’auguste diadème de la liberté, c’était la foi, cette foi qui éclairait la république de la lumière du Christ, qui inspirait les nouvelles institutions et les vivifiait, en leur conservant le caractère d’une vraie et sincère liberté. La simplicité et la sobriété donnaient aux cœurs italiens la force pour défendre les franchises de la patrie contre les envahissements des ennemis de l’extérieur ; la religion et la piété maintenaient les lois dans l’âme du citoyen connue dans son sanctuaire.
Les révolutions des États n’avaient pas d’autre objet que les franchises de la patrie ; jamais la politique n’était hostile à la religion. On passait de la monarchie au gouvernement des élus ou des curies du peuple, et le flambeau vivifiant de la piété répandait également sa chaleur et sa lumière sur toutes les institutions. Le Christ et l’Église étaient maîtres des cœurs et des esprits, aussi bien sous les Othons et sous les Conrads allemands que sous les consuls et les anciens. Le premier fruit de la liberté, c’était la soumission, humble et reconnaissante, à Dieu, souverain Seigneur, à qui ils se proclamaient redevables du don précieux de leurs franchises, conquises cependant au prix de leur valeur, de leur sang et des plus grands sacrifices. Les communes maritimes, quand leurs vaisseaux rentraient au port, offraient les prémices de leur commerce aux saints patrons de la république, lui dédiaient les restes des navires de leurs ennemis vaincus, les chaînes des ports qu’elles avaient brisées, les étendards et les armes des villes conquises, et, si quelque nouvelle commune n’était pas encore en possession du corps d’un martyr ou d’un confesseur, elle ne se donnait pas de repos qu’elle n’en eût obtenu du pape, ou, par un zèle intempéré, par la ruse ou la fourberie, de quelque cité subjuguée.
On ne peut lire sans attendrissement les traditions qui se rattachent à l’acquisition et au culte de ces saints : les Vénitiens s’emparant à Alexandrie du corps de l’évangéliste saint Marc ; ceux de Bari, du corps de saint Nicolas de Myre dans la Lycie ; ceux de Bénévent, du corps de l’apôtre saint Barthélemy ; ceux de Salerne, du corps de saint Matthieu, apôtre et évangéliste ; les Génois, des cendres de saint Jean-Baptiste ; ceux d’Amalfi, du corps de saint André. Quand on lit ces récits, il faut n’avoir plus un grain de foi pour ne pas verser les larmes d’une vive émotion en voyant ces peuples audacieux, guerriers, habitués aux périls de la mer, toujours aux prises avec les pirates maures, toujours en lutte avec des provinces voisines et jalouses, toujours prêts à prendre les armes pour résister aux empereurs allemands, malgré tous ces obstacles s’occuper avant tout de la beauté, de la grandeur et de la magnificence des temples élevés à leurs saints protecteurs. Ces républiques et ces communes, après les gloires de tant de siècles, eurent à subir le choc des vicissitudes humaines ; mais elles nous ont laissé, comme témoignage pour l’incrédulité moderne, les monuments souverains de la foi et de la religion qui animaient les cœurs de nos citoyens et leurs institutions de liberté.
Venise nous montre les merveilles de l’architecture byzantine du dixième siècle dans son église de Saint-Marc ; Pise, celle du onzième, dans sa cathédrale élevée sous la saillie du bosquet de Dulichium ; Florence, son San Giovanni, sa Santa Maria del Fiore, sa Santa Croce, son San Miniato et Santa Maria Novella ; Vérone, sa basilique lombarde de Saint-Zénon et sa cathédrale ; Padoue, son Saint-Antoine ; Sienne, son Dôme merveilleux ; Lucques, son San Frediano ; Gênes, son Saint-Laurent, et les petites communes d’Orvietto et d’Assise vous frappent d’étonnement devant les nobles monuments de leur haute piété. Il n’est pas une cité en Italie qui ait été érigée en commune et qui ne conserve quelque auguste souvenir de la foi sublime qui l’animait.
Les tyrans eux-mêmes, qui, par la force ou par la ruse, renversèrent les gouvernements libres et régnèrent par la servitude, conservèrent l’antique observance de la religion et aidèrent même à en augmenter la majesté. Les Bentivoglio, à Bologne ; les Manfredi, à Faenza ; les Malatesta, à Rimini ; les Polenta, à Ravenne ; les Visconti, à Milan ; les Gonzague, à Mantoue ; les Ordelaffi, à Forli ; les Ubaldini, à Imola ; à Padoue, les Carraresi ; à Vérone, les Scaligeri ; à Urbin, les Montefeltro, et les autres seigneurs des cités et duchés de Frioul, de Toscane, de l’Ombrie, de Naples et de la Lombardie, pour un château fort qu’ils élevaient comme le boulevard de leur domination usurpée, bâtirent un grand nombre de cathédrales, de sanctuaires, d’abbayes, de monastères somptueux, où l’on admire encore l’art, la richesse et l’esprit, plus rare encore, d’une piété sincère : preuves impérissables de leur grandeur d’âme et de leur généreuse munificence.
Il ne manque pas d’esprits qui ne peuvent rien comprendre à ces considérations. Je vais citer un fait qui les rendra plus saisissables. Un jeune homme passait par Florence au temps de la république de Guerrazzi ; il revenait de Paris. Arrivé à Livourne, il se hâta vers Pise, puis vers Florence, désireux de contempler les beautés que l’art et la nature y ont rassemblées. Monté au haut de la tour, à côté de Santa Maria del Fiore, il vit deux grandes antennes, autour desquelles deux pavillons étaient assez mal enroulés ; il demanda au gardien de la tour ce que c’étaient que ces deux étendards. Le gardien lui répondit : « Ce sont les anciens gonfanons de la république de Florence avant la domination des Médicis ; ils étaient déployés dans la grande salle du palais de la Raison, et tous les étrangers en découpaient des morceaux ; c’est pour cela qu’on les a mis ici, ainsi enroulés, pour les conserver. » Le jeune homme ajouta : « Pourquoi ne pas les déployer au milieu de la grande place ? C’est bien le moment, puisque la république est revenue. – Quoi ! que dites-vous ? répondit l’homme de la tour avec une expression bien marquée de dépit. Quand la croix était déployée et que le lis d’or brillait sur les gonfanons de la république, on bâtissait cette majestueuse métropole ; et la république d’à présent, au lieu de bâtir des églises, voudrait les renverser toutes de fond en comble. » Le jeune homme ne dit plus rien, admirant le sens droit de cet homme du peuple. Il le laissa s’avancer un peu, et coupa aux gonfanons un morceau qu’il a bien voulu me donner, et que je garde comme un précieux souvenir.
C’est sur ces divins fondements que les communes italiennes avaient établi les libertés de la patrie ; et, si quelques factieux essayaient de les ébranler, c’était guerre déclarée. Ces divergences d’opinions et de sentiments produisaient des hostilités trop souvent permanentes et cruelles ; mais ils se retrouvaient réunis sur le terrain de la religion, de l’obéissance à l’Église, de l’amour des cérémonies augustes du culte.
Peuples invincibles, altiers et remuants, ils se prosternaient, humbles et doux, devant le même autel ; ils suivaient, en priant, le même étendard aux processions ; ils portaient le pavillon au-dessus de la statue du saint patron qu’ils conduisaient en triomphe dans les rues de la cité. Leurs fêtes populaires, qui ont survécu aux républiques, étaient intimement unies à la religion et prenaient d’elle leur impulsion, leur âme et leur vie. Les courses des chars, des cavaliers, des fantassins, les régates de mer, les jeux du pont, les illuminations, les falots et les réjouissances nocturnes, les foires, les marchés, les expositions des œuvres d’art, grandes et petites, tombaient régulièrement aux jours de la dédicace de leurs cathédrales ou de la fête de leurs patrons. C’est pour cette raison que ces fêtes se sont conservées si longtemps ; car toute chose mortelle qui est unie à la religion revêt le caractère de perpétuité qui vient du Dieu immortel et éternel. Les communes et les républiques elles-mêmes ont été florissantes tant qu’elles ont maintenu intact cet esprit de piété envers Dieu, de soumission et de respect envers l’Église. Elles ne croyaient pas s’abaisser ni se déshonorer en se posant comme les servantes du Christ et de son épouse. Venise, Amalfi, Pise, Gênes et Florence ne furent jamais aussi grandes que dans les siècles où tout en elles respirait l’esprit de cette sainte servitude.
Maintenant, au contraire, on veut l’impossible : des constitutions et des républiques libres de tout joug, non seulement de l’étranger, mais de Dieu et de l’Église, ce qui, de sa nature, est irréalisable ; car la vraie liberté ne vient que de l’accomplissement de la loi éternelle, qui guide l’intelligence dans la recherche du vrai et la volonté dans la pratique du bien. Mais un gouvernement ne sera jamais ni bien ordonné ni stable, quand la couronne royale sera décernée au principe protestant de la liberté de la pensée, de la parole, de la discussion, qui ôte à la rais on individuelle tout frein, toute loi, toute règle.
Si, dans les communes antiques, la liberté de la presse avait été admise pendant dix ans, croyez-vous que nous eussions jamais été si grands et si puissants pendant tant de siècles ? Donnez à chacun une gazette comme la Pallade, le Don Pirlone, le Popolo, la Strega et autres de la même force : vous eussiez Vu Amalfi, Pise, Gênes et Venise tomber en lambeaux en peu de temps. Leur principe de durée fut l’esprit catholique et cette foi vive et entière qu’ils respiraient avec l’air, qu’ils voyaient de leurs yeux et touchaient de leurs mains dans tous les monuments ; intrépides contre les ennemis, sages, probes, tempérants, honnêtes dans la vie domestique et dans l’administration publique, ils étaient pieux envers Dieu, dévoués à la vie et à la mort à Jésus-Christ, rédempteur et sanctificateur du monde, roi et seigneur des républiques et des États, source de la puissance, de la force et du bonheur des nations. Chose digne de sérieuses réflexions ! les communes et les républiques italiennes ont marché à leur ruine précisément lorsque, abandonnant leurs coutumes et leur politique des âges précédents, elles se sont mises à faire la guerre à l’Église.
Aujourd’hui, après les ravages du protestantisme dans la société, lui dont l’influence a dénaturé la liberté en corrompant la foi, il faut reconnaître « qu’il est presque impossible de trouver des assemblées et des parlements entièrement catholiques dans les bases et dans l’application des législations ». On peut dire qu’il est facile de trouver un monarque vraiment chrétien, qui cherche de tout son pouvoir à maintenir intacte la foi de ses sujets, mais une république et un parlement, sauf le respect qui leur est dû, jamais. Que les hommes sages et impartiaux jugent entre moi et l’histoire, entre le passé et le présent.
Pise, au comble de la puissance, redoutée sur toutes les mers, riche de son commerce, admirée pour la sagesse de son gouvernement, s’était un jour transportée tout entière aux bouches de l’Arno, aux môles de son port. On lui avait annoncé l’arrivée de sa flotte d’Orient. L’archevêque, dans son bucintoro orné de mille sculptures, suivi des barques de tout le clergé, précédait une longue file d’embarcations richement décorées et portant l’élite des citoyens. Les trirèmes s’avançaient rapidement et en ordre de la haute mer vers le port, précédées de la capitana, dont la poupe soutenait le glorieux gonfalon de la république.
On eût pensé sans doute que ces navires, après avoir défait les armées ennemies, revenaient victorieuses, ramenant à Pise les dépouilles des nations subjuguées, les prisonniers chargés de chaînes, les jeunes filles esclaves et une quantité immense d’or, d’argent et de pierreries ; ou bien que, revenant des plages de l’Égypte, ils étaient chargés des marchandises de la Perse, des Indes et de Golconde, expédiées du port de Bérénice par le Nil jusqu’à Alexandrie, où les Pisans venaient les chercher pour les répandre dans toutes les contrées de l’Occident. À peine ce peuple, ivre de joie, a-t-il vu cette flotte s’avançant majestueusement dans le port, qu’il ploie ses genoux en terre, incline la tête et adore en silence. Il ne se relève que lorsque l’archevêque a entonné avec le clergé et parmi les flots d’harmonie d’une musique céleste :
Sola digna tu fuisti
Ferre mundi victimam,
Quam sacer cruor perunvit,
Fusus Agni corpore.
Cette flotte ne revenait donc pas chargée d’or, d’argent et de pierreries ; mais elle apportait de la terre du Calvaire, pour en remplir le Campo santo, qui devait recueillir les froides dépouilles des Pisans défunts.
À côté de la magnifique basilique de Boschetto, on avait élevé un vaste cimetière, orné d’arcades et de colonnes, et peint par les meilleurs maîtres du moyen âge. Mais ce noble édifice, si grand et si imposant aux yeux des vivants, n’était pas assez saint pour recevoir ces membres fatigués de tant de navigations et de guerres ; il fallait que le champ de leur repos fût rougi de sang par la charité et la miséricorde du Rédempteur du monde. Cette terre devait leur être bien légère et bien douce : elle avait été effleurée par les ailes des Chérubins, quand ils descendirent du ciel pour recueillir les gouttes du sang divin qu’ils présentaient dans des coupes d’or à la justice divine, comme l’expiation des péchés du monde. Cette terre, qui fut foulée par les pieds ensanglantés de Jésus-Christ ; qui s’ouvrit pour recevoir la pointe de l’arbre de la croix ; qui soutint la Mère de Douleurs ; qui but les sueurs de l’agonie du Fils unique de Dieu et fut trempée du sang de la rédemption ; cette terre, répandue abondamment dans le Campo santo, rendait la mort plus douce et plus aimable à ces valeureux enfants de la république pisane.
Sublime pensée, inspirée par la foi, animée par la charité de ces hommes profondément chrétiens qui, non contents de voler avec leur âme immortelle dans les bras de Jésus-Christ, voulaient que leur corps aussi, sanctifié par le baptême et les onctions des sacrements, participât à ce don ineffable de la grâce, fût recouvert d’une terre mêlée au sang divin, et s’identifiât, en devenant poussière, avec cette poussière sacrée !
Vienne maintenant Mazzini exhorter la jeunesse italienne pour la pousser aux portes de Rome contre les Français, qui devaient nous délivrer de sa tyrannie, et lui dire qu’en mourant elle tomberait sur la terre foulée par les Scipion et les Caton. Il avait raison de la dire foulée, parce que cette terre ingrate ne recouvrit point ces magnanimes citoyens ; ils furent ensevelis dans une terre étrangère qui leur fut plus généreuse et plus aimante que celle de Rome. Ces souvenirs païens, que réveillent volontiers les conspirateurs, sont creux, froids et inanimés ; ils ne peuvent enfanter, dans des esprits catholiques, que des pensées puériles auxquelles la légèreté des incrédules peut donner des noms sonores, mais qui restent vides de sujet et de sentiment.
Mazzini cherche plutôt à inspirer l’héroïsme païen de Machiavel que l’héroïsme chrétien de Dante. Ce serait peut-être ici le lieu d’émettre une considération que les jeunes gens ne peuvent pas faire eux-mêmes, parce qu’ils sont nés depuis la vingtième année de ce siècle. Il y a trente ans, le libéralisme italien répudiait la littérature antique, à cause de sa mythologie et du paganisme ; il glorifiait Dante et élevait au ciel les chants informes de Guido del Colonne, cens du bienheureux Jacopone da Todi et de saint François d’Assise, parce qu’ils sont remplis du sens chrétien ; ils célébrèrent les chroniques des moines, la foi, les mœurs, la vertu du moyen âge, et prirent, pour sujet de leurs écrits et de leurs poésies, les communes italiennes, les croisades, les expéditions des chevaliers, les abbayes et les castels des barons.
Grâce à leurs funestes illusions, ils sont parvenus à exciter le mépris de l’Italie contre les États modernes, et maintenant ils n’ont pas assez d’outrages pour calomnier le moyen âge et pour ressusciter le paganisme sous le nom de christianisme politique. À la moindre parole pour la défense de l’Église et de sa liberté, en l’honneur de son autorité maternelle sur les fidèles, pour sa réintégration dans ses droits, ils nous étourdissent les oreilles, criant invariablement : « Veut-on replonger l’Italie dans le moyen âge ? » Ô ruses hypocrites ! Il y a trente ans, c’était malheur à qui disait un mot défavorable au moyen âge, on l’eût qualifié de païen, et c’eût été là son moindre châtiment ; aujourd’hui, gare à qui dira un mot pour les lois les plus anciennes du droit canonique ou en faveur de l’autorité de l’Église ! On devient furieux et l’on s’écrie : « À bas le moyen âge ! » Mais, Dieu l’a dit : Mentita est iniquitas sibi. L’iniquité s’est menti à elle-même.
Mazzini ne cesse d’écrire à l’Italie que, si elle veut être libre et heureuse, elle doit renoncer au pape et se faire protestante. Mazzini écrit, parle, crie, s’enroue et s’époumone, puis il se moque de ceux qui le croient. Il ne veut évidemment pas plus d’une Italie protestante que d’une Italie catholique. Il donne des noms chrétiens à son paganisme et des phrases ascétiques et mystiques à son panthéisme. Il aspire à la république universelle, où tous les peuples sont dieu ; et la république sera ainsi sans lois, ni divines ni humaines. En effet, si chaque individu est dieu, personne ne peut lui commander, l’enseigner, le conseiller, diriger ses pensées, ses affections, ses actions ; personne ne peut dire non pas seulement : « Je suis roi, ou dictateur, ou triumvir, mais juge, magistrat, receveur d’impôts et de contributions » ; personne ne peut dire : « Cette terre est à moi, ce mobilier, cet argent, m’appartiennent. » Si chacun est dieu, tous sont maîtres, arbitres et possesseurs au même titre. Il y a néanmoins une petite différence, c’est que ces dieux de Mazzini voudraient être seigneurs et riches, et les autres peuples et pauvres ; des dieux qui, par décret suprême de leur déité, ont effacé tout de suite le septième et le dixième préceptes du Décalogue : « Ne pas voler et ne pas désirer le bien d’autrui » ; des dieux jaloux, qui se mangeraient les uns les autres, et boiraient bien à l’hôtel un duché par jour ; des dieux qui, se laissant facilement charmer par les danseuses et les cantatrices, en feraient les déesses de leur Olympe ; des dieux qui se plairaient à voyager en carrosse aux frais d’autrui ; des dieux de lupanars et de tavernes ; des dieux qui vous prêchent la vertu et la tempérance, mais qui, arrivés au pouvoir, se logent, fiers et superbes, dans le palais de Louis le Grand, dans le manoir apostolique du Quirinal et dans le palais Pitti, comme nous l’avons vu naguère à Paris, à Rome et à Florence ; des dieux qui, à Vienne, se seraient logés dans le palais des Césars, et, à Berlin, dans celui du grand Frédéric ; des dieux enfin qui prêchent le communisme pour engloutir le monde : voilà ce qu’ils voudraient devenir, voilà le but qu’ils poursuivent.
Les républiques du moyen âge, qui respiraient l’amour du Christ et de son Église, avaient des lois, des consuls, des doges, des anciens et des pairs, et, avec cela, la félicité, la gloire, la richesse, la puissance et une liberté durable. La république de Mazzini serait sans hommes et sans Dieu ; car, si chaque coquin se répute un dieu, et que le vrai Dieu n’existe plus, l’Europe ne serait bientôt qu’un ramassis de démons qui, s’écriant à l’envi : « Nescio Dominum, non serviam (Je ne connais pas le Seigneur et ne lui obéirai pas) », se livreraient aux plus extravagantes cruautés, voleraient non seulement le pain qu’ils n’auraient pas, mais le gland et l’herbe sauvage, s’attaquant, se blessant et se tuant les uns les autres, jusqu’à ce que le plus fort reste seul. Sur la terre pour régner dans la forêt sauvage du monde panthéistique.
Voici ce que promet Mazzini, qui nous dit, comme Satan à nos premiers pères : « Eritis sicut dii (Vous serez tous autant de dieux que vous êtes) », plus accommodant sur ce point que l’antéchrist, qui voudra être le seul dieu.
Mais revenons à Amalfi, sur le navire d’Alisa, qui, ayant tourné le cap de Positano, s’avançait en sillonnant la mer tranquille, tandis que la jeune fille causait avec ses cousins, Mimo et Lando. Amalfi s’appuie sur le flanc d’une colline qui laissa entre elle et la mer une petite vallée où coule une rivière, et se sépare entre deux monticules sur lesquels sont bâties les maisons de l’antique métropole de la mer Tyrrhénienne. En arrivant dans ce port, autrefois si riche de navires et si vanté, on cherche en vain ses gloires d’autrefois, et l’on se demanda où est cet Amalfi qui remplissait l’Orient et l’Occident du bruit de son opulence et de sa force. Les flots de la petite rivière qui la traverse, lors des inondations subites, ont, apporté des monceaux de troncs d’arbres, de pierres et de vase, qui ont comblé le vaste bassin de son port ; ou bien la mer, dans le choc furieux des tempêtes, a brisé les énormes môles qui le protégeaient, et les a entassés et recouverts de bancs de sable sous lesquels a disparu tout vestige de l’ancien bassin : aucun vaisseau n’y peut pénétrer aujourd’hui, et l’on jette l’ancre à quelque distance de la plage.
Amalfi, malgré son aspect enchanteur, aurait plutôt l’air d’une bourgade que d’une ville, sans sa majestueuse cathédrale, qui s’élève sur le flanc de la montagne comme l’unique témoignage de sa grandeur passée. Elle semble dire au navigateur curieux : « Tu vois que les Amalfitains ont perdu leurs flottes, leurs richesses, leur puissance, et, avec elles, la splendeur de leurs palais, de leurs jardins et de leurs arcs de triomphe ; mais ils ont conservé la piété de leurs ancêtres, que ni le temps, ni les armées ennemies liguées contre eux, ni l’adversité, n’ont pu leur ravir. » Les quelques milliers d’habitants qui restent à Amalfi, au lieu de ces cinquante mille qu’elle possédait autrefois, sont pauvres pour la plupart, mais ingénieux et polis.
Quand le Duca di Calabria eut pris fond au milieu du golfe, un grand nombre de barques amalfitaines voguèrent vers lui pour accueillir les passagers, et Bartolo descendit, avec sa suite, dans l’une d’elles. Les petites barques naviguèrent vers la plage ; mais le sable, amoncelé sur les bords, les empêchait d’avancer jusqu’à la rive. Plusieurs robustes pécheurs firent quelques pas dans l’eau et prirent dans leurs bras les hommes et les jeunes filles, à la grande stupéfaction de ces dernières, qui, déposées bientôt sur le rivage, se remirent de leur frayeur pudique. On voulut aller d’abord à la cathédrale, qui du port apparaît avec ses petites coupoles et ses tuiles resplendissantes aux rayons du soleil. Un vestibule y conduit, comme aux plus anciennes basiliques romaines ; les colonnettes et les chapiteaux accusent le style du dix-neuvième siècle, quoique le grand corps de la métropole ait été bâti, vers la fin du douzième siècle, par Pietro, cardinal d’Amalfi.
On descend à l’autel du saint apôtre par un escalier qui mène à un souterrain, lequel correspond à la grande nef supérieure : là s’élève, construit de marbres très fins et très riches, l’autel du frère de saint Pierre, le fondement de cette l’Élise qui ne tombera jamais. Saint André est représenté sur l’autel par une grande et belle statue de bronze, embrassant la croix, qu’il aimait si ardemment et devant laquelle il s’écriait : O bona Crux, accipe me ab hominibus et redde me magistro meo.
Il faut savoir que depuis plusieurs siècles le corps saint, reposant sous l’autel, enveloppé dans la soie, distille, au témoignage des Amalfitains, un liquide épais, blanc et d’une agréable odeur, qu’ils appellent la « manne de saint André. » On la recueille dans des fioles, on la distribue aux fidèles, qui lui doivent des guérisons inespérées et d’autres secours spirituels. Pendant le séjour du pape à Gaëte et à Portici, monsignor Venturi, maintenant archevêque d’Amalfi, fit voir ce prodige de la transsudation à plusieurs cardinaux et prélats romains qui étaient venus vénérer le tombeau du saint apôtre.
On montra à nos voyageurs le trésor, les bustes d’argent et les antiques et beaux reliquaires qui y sont conservés ; ils y virent le fameux devant d’autel en argent massif, embelli de reliefs, œuvre des orfèvres les plus distingués. Le cloître intérieur de l’archevêché est orné d’arcades et de colonnettes disposées en faisceaux ; il rappelle l’antiquité de ce saint autel des pasteurs d’Amalfi aux jours de la splendeur et de la puissance de cette glorieuse commune.
Don Carlo, ayant appris que l’archevêque était allé à Majori, où se célébrait une grande fête et où, le soir, il devait y avoir des feux d’artifice, de la musique et des détonations, résolut, avec ses autres compagnons, d’y aller sur la barque que lui offrit don Angelo, frère de l’archevêque, gentilhomme d’une courtoisie et d’une complaisance parfaites, et ancien ami de don Carlo. On alla sur une terrasse de l’archevêché, d’où l’on jouit d’une vue magnifique et d’où l’on admire une grotte profonde qui creuse la montagne du côté des Capucins ; on descendit à la plage, puis on se remit en mer, où se présentèrent aux regards de nos voyageurs la pompe et les charmes de ces beaux sites, de ces jardins qui embellissent le cours de la rivière et font de ses bords les délices de la plus belle mer de l’Italie.
XI. – LA BATAILLE DE SANTA LUCIA.
Le lendemain, l’aube avait à peine blanchi le sommet du promontoire de Majori que déjà nos voyageurs étaient descendus sur une petite tartane bien équipée et munie de huit rames qui, frappant en cadence, faisaient glisser rapidement l’embarcation vers Salerne, où se dirigeait la joyeuse réunion. La brise matinale, arrivant toute fraîche du haut de la montagne, colorait leur visage d’un rouge vif ; les demoiselles, vêtues un peu trop légèrement, se renfrognaient, pendant que les hommes se frottaient les mains et se couvraient les oreilles du col de leur giubba. Mimo et Lando, en hommes de guerre, prirent résolument les petites robes des rameurs et se les jetèrent sur les épaules. Les jeunes filles se moquèrent d’eux et leur adressèrent à plusieurs reprises l’épithète de frileux ; mais Lando, se tournant vers Luisella :
« Eh bien, il vaut mieux avoir un peu de romagnol sur l’épaule, que de laisser cette brise impertinente vous faire trembler comme une feuille. »
Et, ce disant, il saisit une grosse robe de rameur et la jette sur le dos de sa cousine, qui poussa un cri de frayeur. Lando la lui tint bien serrée sur le cou en lui disant :
« Rassurez-vous, ma noble pêcheuse ; sentez quelle douce chaleur ! Il faut vous résigner, et goûter le bienfait de ce petit romagnol, malgré son odeur de goudron ; et si Luisella avait de l’esprit, elle en ferait autant que vous. »
Alors don Carlo répliqua :
« Oui, Luisella, suis le conseil de Lando. En attendant le lever du soleil, tu jouerais bientôt la cymbale avec les dents, en grelottant de froid. »
Il lui mit sur le dos un gros carreau de laine, et ils recommencèrent à plaisanter, disant que Paris n’avait pas encore trouvé de si gracieux costume pour ses modes nouvelles. Tout en causant, ils eurent bientôt doublé le cap de Majori et se virent dans le vaste golfe de Salerne.
L’aurore brillait d’un éclat de pourpre et répandait une lumière d’or sur les côtes de Pestum, qui sortaient scintillantes de la mer tremblante et paraissaient se mouvoir avec elle. Bartolo, se tournant vers les demoiselles : « Allons, dit-il, mes amies, puisque don Carlo nous a fourni des vivres pour le déjeuner, il est temps de vous mettre à la besogne. » Elles tirèrent donc d’un petit panier l’appareil à faire le café, broyèrent les grains dans le moulin, allumèrent l’esprit-de-vin, et attendirent que l’eau fût en ébullition. Au premier bouillonnement, elles mirent l’eau dans le filtre, et le café descendit dans le récipient inférieur. Pendant qu’on préparait les tasses, Mimo et Lando avaient déjà mis en évidence un petit pain et du jambon, tout en se moquant des estomacs délicats de leurs compagnons, qui en prirent pourtant aussi leur part.
Quand ils eurent satisfait leur appétit et réchauffé leurs membres à l’aide d’une bonne tasse de café, ils commencèrent à saluer le soleil levant, à baisser la courtine qui en arrêtait les rayons, à ôter leurs épais manteaux et à se remettre à leur aise. Ils parlèrent de la charmante illumination du rivage de Majori, des gros cierges qui brûlaient à l’autel de la Madone, des admirables feux d’artifice, des fontaines qui jaillissaient, des fusées, des cercles, des moulins, des coups de bombe et de mille autres figures que savent si bien exécuter les artificiers de ce pays.
Mais il tardait à Bartolo d’entendre de la bouche de ses neveux le récit de la guerre de la Lombardie ; il se tourna vers Mimo et Lando, et leur dit :
« N’avez-vous été que dans la Vénétie, et ne vous êtes-vous pas trouvés devant Vérone aux combats de l’armée piémontaise ? Dites-nous-en quelque chose, car, dans les journaux romains, nous n’avons eu que des vérités boiteuses ou des mensonges bien habillés. Il était vraiment curieux de voir nos Italianissimes arriver au Capitole pour nous faire croire que les Croates étaient en déroute, mis en pièces, broyés comme du sel dans un mortier ! et puis, malgré toutes ces défaites, toujours les Croates reparaissaient, surgissant de tous les côtés et livrant partout de nouvelles batailles. Aujourd’hui, tous les ponts étaient coupés sur l’Adige et les Allemands refoulés sur la rive gauche ; le lendemain, vous les trouviez, comme par enchantement, sur la rive droite, rencontrant, forts et nombreux, tantôt les légions lombardes, tantôt les soldats piémontais, et toujours, cela s’entend, on les disait broyés par la mitraille, écrasés par la cavalerie, prisonniers, laissant au pouvoir des Italiens des bataillons entiers, des batteries de campagne, des escadrons de cavalerie. Ce soir, Vérone est prise, le roi Charles-Albert fait son entrée en triomphe, et les braves ont abattu le drapeau de l’aigle à deux têtes ; puis, le lendemain, l’aigle s’est déjà envolée sur les collines de Bussolengo, de Pastrengo, de la Cà del Cavri, et elle se rue, intrépide, sur l’armée piémontaise. Quelles fanfaronnades ! quelles impudentes contradictions ! Cela ressemble fort à cette autre bourde qui disait que le père Perrone avait conseillé au pape de donner la constitution romaine, et, le lendemain, on lui criait : « Mort au rétrograde ! » Il y a de quoi enrager de voir ainsi le mensonge impudent marcher tête levée !
– Mon oncle, dit Mimo, écoutez-moi. Pour braves, les Piémontais le sont, de l’aveu des Allemands eux-mêmes ; et, si vous avez lu la Gazette de Vérone, qui, d’un côté ou de l’autre, pénétrait souvent dans notre camp, vous y aurez vu les éloges que les généraux autrichiens décernaient à la valeur piémontaise et au courage des Savoyards. Les journaux piémontais ne furent pas toujours aussi justes envers les Autrichiens, les qualifiant presque toujours du nom de traîtres, de barbares et de cruels ; ils auraient bien dû reconnaître quelque valeur aussi dans l’armée de Radetzky, qui leur opposait une telle résistance. Du reste, mon oncle, ne vous étonnez pas trop de ces contradictions dans les journaux italiens que vous avez lus : ils ont commis bien d’autres bévues, comme de faire couler le Mincio au nord, et l’Adige à travers le val de Brenta.
– Oh ! dit Bartolo, j’ai ri plusieurs fois à Rome de ces géographes qui changent les montagnes en fleuves, et qui des fleuves font des montagnes inaccessibles. On ne faisait que les plaisanter au cercle populaire et dans la boutique de Piccioni, où l’on chanta quelquefois cette ritournelle de l’opéra bouffe :
J’ai vu le Caire dans l’Espagne,
Capitale du Sarrasin ;
Et la Brenta, haute montagne,
Aux traîneaux ouvrant un chemin !
« Mais, quant à la barbarie des Allemands, je crois que les accusations ne sont que trop vraies ; ils fusillaient les femmes enceintes, ils perçaient les enfants de leurs baïonnettes, ils écorchaient vifs les vieillards ; ce sont des horreurs ! Ils ont brûlé des populations sans défense avec des villages entiers ; il n’est besoin de citer que le drame de Castelnuovo, près de Peschiera ; cette bourgade si populeuse, si riche et si florissante, n’est plus qu’un tas de débris et de tisons éteints ; ils ont brûlé tous les hommes et tous les bestiaux.
– Doucement, mon oncle. Que les historiens piémontais, ces graves et solennels écrivains, forgent de ces contes pour faire trembler les mères trop sensibles et pâlir les jeunes filles, soit ; mais que nous y ajoutions foi, nous qui fûmes témoins oculaires, ce serait trop fort. Si quelques-uns de ces colonels, majors et officiers qui écrivent ces histoires avaient été blessés et conduits aux hôpitaux de Mantoue et de Vérone, ils vanteraient avec nous la générosité et la courtoisie avec lesquelles ils eussent été accueillis par les Autrichiens. Comme le brave et noble général d’Aviernoz, qui après une blessure fut fait prisonnier ; comme l’intrépide chevalier Vasco, qui, sautant au-dessus des baïonnettes ennemies, et, malgré sa blessure, combattait en désespéré, ils rendraient hommage à leurs ennemis.
– Oh ! pour moi, s’écria Lando, je n’oublierai jamais les délicatesses ingénieuses de ma Croate, de cette indomptable Olga Ukassowic, que je regarderai toujours comme ma sœur.
– Plusieurs de nos anis, reprit Mimo, nous ont raconté les soins affectueux qu’ils reçurent des médecins et des chirurgiens de Vérone, qui les assistaient dans les hôpitaux militaires. Entre autres, on a remarqué le docteur Giuseppe de Borsa, qui, plein d’humanité et d’une politesse tout italienne, accueillait et soignait, avec autant de tendresse que de talent, les pauvres prisonniers blessés, lombards, piémontais, romains et napolitains, qui, en retournant dans leur patrie, y ont rapporté l’éloge de la bonté de ce médecin savant et célèbre. Il les traitait en frères, il versait des larmes quand il les voyait tomber dans des spasmes causés par leurs blessures et l’ardeur de la fièvre. Je ne parle pas des prêtres de cette ville, qui, le jour et la nuit, étaient au chevet des malades, leur rendant les services des infirmiers, les aidant à boire, à s’asseoir, les lavant, les peignant, avec toute la grâce et la bonté d’une mère auprès du lit de son enfant.
– Journalistes imposteurs ! s’écria Bartolo. Ils ne faisaient que nous répéter les cruautés des Allemands ! Mais, pourtant, Mimo, d’où vient que te voilà devenu plus Allemand que Radetzky ?
– Tranquillisez-vous, mon oncle, je ne suis que juste et rien de plus. Savez-vous qu’un grand nombre de volontaires italiens ont été faits prisonniers et ont éprouvé comme moi la générosité des Allemands ? Tous ceux-là sont du même avis que votre neveu.
– Oui, mais les cruautés de Castelnuovo ? Je ne puis les leur pardonner, et je me sens frémir en pensant à ces pauvres paysans, brûlés vifs dans leurs maisons. Ces malheureux, en sortant de leurs habitations, étaient assaillis par une pluie de feu ; les roquettes incendiaires tombaient de toutes parts et lançaient des flammes qui leur jaillissaient sur la tête et sur les vêtements. D’infortunées femmes se sauvaient, épouvantées, les habits en feu, et les hommes s’empressaient autour d’elles, sur la terre et dans la boue ; elles succombaient bientôt, au milieu d’horribles convulsions. D’autres, poussées par le feu dont elles étaient saisies, couraient, les yeux hagards, les mains en avant, se jeter dans des écuries, sur la paille, qui prenait feu, et l’incendie avait bientôt dévoré leurs personnes, leur mobilier et toute l’habitation. C’était un spectacle affreux, et, cependant, les fusées de la Congrève et les roquettes fulminantes passaient, en sifflant, sur les toits, dans les rues, dans les maisons, et l’on entendait les grosses bombes qui vomissaient le bitume, la poix et le soufre enflammé, dont les éclats portaient partout l’incendie. Mimo, n’est-ce pas là de la cruauté ? n’est-ce pas là une infernale fureur ? J’ai lu que, le lendemain, les populations voisines, venues pour ensevelir les morts, trouvèrent plus de quatre-vingts personnes écrasées sous les ruines des murs, les débris des maisons et les éclats de bombes, les unes rôties, les autres carbonisées. On voyait parmi les décombres des mères serrant encore, dans leurs bras roidis, des petits enfants à la mamelle ; ces frêles créatures, noircies par le feu, avaient leurs mains brûlées enlacées au cou de leurs mères, qui, gisantes sur le sol, avaient la chevelure brûlée et la tête à demi consumée. Une pauvre vieille femme, se sauvant dans une église, tomba au milieu des flammes qui l’enveloppèrent, et sa petite-fille qui la tenait par la main fut consumée comme elle ! Et des hommes désespérés, sur les poutres de leur toit embrasé, tombèrent dans l’incendie et périrent au milieu des débris fumants ! Les chevaux et les bœufs furent consumés avec l’étable. Partout la ruine, l’horreur et la mort ! Mimo, qui fut coupable de cet incendie ? Les Allemands ne furent-ils pas, dans cette occasion, plus barbares et plus inhumains que des brigands ?
– Mon cher oncle, je prends part à votre douleur, et moi qui ai vu les ruines, j’ai pleuré aussi et j’ai dû m’éloigner de ce triste spectacle ; mais vous demandez sur qui retombe la responsabilité de ces massacres ? Je vous le dirai, ou, du moins, je vous donnerai le moyen de vous former une conviction sur ce point. Agostino Noaro, officier piémontais, s’était jeté avec une forte troupe de volontaires lombards et napolitains sur Castelnuovo, où ils surprirent cent fourrageurs autrichiens 13 et les firent prisonniers. Noaro s’y retrancha, barra les routes qui conduisent à Vérone, à Mantoue et à Peschiera. Il coupa les ponts, fit abattre les arbres pour élever un rempart autour du bourg, fortifia toutes les rues, creusant à l’entrée des pas de loup et des fossés profonds, défendus par de hautes palissades du côté opposé à l’ennemi. Noaro fit tout ce que peut faire en pareil cas un bon capitaine ; mais, voyant que les paysans voulaient déloger et sauver leurs femmes, leurs enfants et leur bétail, il les en empêcha. On le pria de laisser au moins conduire à Cola et à Lazize les femmes, les enfants et les vieillards : il s’y opposa. Frappant ces pauvres paysans à coups de plats de sabre et de crosses de fusil, il les forçait à porter des paniers de terre, des pieux et des fascines pour faire les barricades, arranger les barbacanes et fortifier les contrescarpes. Puis, ayant enlevé la poudre et les munitions de la poudrière proche de Peschiera, il les fit se poster aux barricades, tandis qu’il contraignait les autres à aller sonner à la tour de la paroisse le tocsin d’alarme. Quand la brigade de Taxis arriva pour forcer les Lombards, elle trouva une résistance opiniâtre, et les Autrichiens durent employer les roquettes, les fusées, les bombes et les obus. Ils ruinèrent, brûlèrent et prirent d’assaut ce bourg, à moitié dévasté et consumé. Noaro s’enfuit avec ses soldats vers Lazize, et, faisant jeter une longue traînée de poudre, il ordonna au jeune Bossi d’y mettre le feu, et la poudrière sauta, éclatant avec un fracas horrible, faisant trembler le sol et renversant les maisons de Castelnuovo déjà ébranlées, qui s’écroulaient sur la tête des pauvres paysans du bourg.
– On nous avait pourtant dépeint les Allemands se faisant un jeu de la cruauté, et rôtissant les femmes et les enfants de Castelnuovo, comme les sauvages de l’Australie dans leurs affreux banquets !
– Ce sont des histoires bonnes tout au plus pour les badauds. Il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Jugez-en. Au milieu des massacres et de l’incendie, une chèvre put se sauver et sauta le fossé ; elle fut saisie par des soldats de Taxis, qui la portèrent bien vite hors du théâtre du combat. Chacun la caressait, lui présentait de l’herbe, et lui disait : « Pauvre petite bête ! » Pensez donc, si Noaro avait laissé sortir les femmes, les enfants et les vieillards, ces mêmes Allemands, si bons pour un vil animal, ne les auraient-ils pas reçus avec bienveillance ? Mais, en noircissant les actions des Allemands, on passe sous silence les véritables cruautés des volontaires, ou bien on ne les montre que sous une couleur de rose. Vous vous rappelez sans doute les barbaries commises par nos légions, près de Trévise, sur le directeur de la police de Modène et le gouverneur de Reggio, passant de ce côté-là avec un autre malheureux d’Este. Ils les assaillirent et leur lièrent cruellement les mains ; en vain ils implorèrent la pitié, protestant qu’ils n’étaient ni des espions ni des traîtres ; rien ne les attendrit : ils les percèrent de mille coups de dague et de poignard, les découpèrent en lambeaux, les écorchèrent, et enfin, par un reste de compassion, leur tirèrent quelques coups de fusil, puis ils traînèrent leurs cadavres dans les rues. Nous les avons vus, nous-mêmes, mutilés, déchirés, les yeux sortis de la tête et pendants sur les joues, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, les doigts coupés. Les deux jeunes marquis Patrizzi, qui avaient combattu si bravement à Cornuda, furent si indignés à la vue de ces horreurs, qu’ils abandonnèrent les légions et ne voulurent plus se trouver avec ces furieux. Eh bien, mon oncle, que dites-vous de cette civilisation ? Avons-nous le droit de tant crier contre les Allemands ? »
En ce moment, don Carlo s’adressa aux deux jeunes Romains :
« Avez-vous assisté à la bataille de Santa Lucia et à la prise de Vicence ? »
Lando répondit qu’il était à Vicence aux deux assauts du 25 mai et à la prise de la ville, et qu’on y avait admiré la valeur des Romains ; Mimo ajouta :
« Moi, je pourrai vous donner tous les détails possibles sur l’affaire de Santa Lucia, parce que je me suis trouvé quelque temps au camp piémontais avec Aser. J’ai entendu les récits les plus circonstanciés du brave de Roussy, officier d’artillerie qui se signala à la bataille de Rivoli, au pied de la pyramide élevée par Napoléon. Je me suis d’ailleurs entretenu plusieurs fois avec des prisonniers de Geppert, qui, dans d’autres rencontres, étaient tombés au pouvoir des Piémontais.
– Très bien, dit Bartolo. Toi, Mimo, qui es devenu un autre Xénophon, un Polybe et un Végèce dans la stratégie, raconte-nous les opérations de cette rameuse bataille, qu’on nous a dit ressembler à un tournoi dirigé et soutenu par les deux excellentes armées du roi Charles-Albert et du maréchal Radetzky.
– En effet ; mais si les Allemands, ayant contre eux le soulèvement universel de la haute Italie, combattirent bravement et finirent par vaincre, les Piémontais ne furent ni moins braves ni moins audacieux ; seulement, ils furent moins habilement dirigés. D’abord les généraux ne connaissaient pas le terrain, et, marchant toujours par les routes royales et les chaussées de la campagne pour s’étendre du côté de la Croce-Bianca et de Santa Lucia, ils ne firent pas attention aux champs qui, sur cette ligne, sont entremêlés de pierres et de cailloux ramassés aux limites des jachères, où ils forment des espèces d’enclos et de parapets qui empêchent la marche des colonnes et les opérations de l’artillerie et de la cavalerie. Depuis le Cà del Cavri jusqu’à Santa Agata, depuis Lugagnano jusqu’à San Massimo, et sur la gauche de la Filanda de Belviglieri jusqu’à Bussolengo, ces murs se touchent, se croisent et se joignent de tout côté ; des vignes couvertes de feuilles et d’innombrables mûriers au feuillage touffu augmentaient encore l’embarras ; il aurait fallu étendre la ligne de bataille de front ; on fut oblige de l’échelonner en longues bandes de peu de profondeur.
« À ces inconvénients de l’ordre de bataille, il faut ajouter une faute de la plus grave importance : c’est que les aides de camp n’apportèrent pas aux généraux les ordres du roi avec toute la promptitude désirable. Le roi avait ordonné aux généraux de se mettre en rang de bataille, aux postes assignés, dès six heures du matin ; les mouvements furent retardés, et l’arrière-garde et les réserves n’arrivèrent pas à temps pour soutenir les phalanges, qui pliaient sur le côté gauche, et qui en firent bientôt autant vers le centre.
« Voilà quelle fut la plus belle et la plus périlleuse bataille qui, depuis celles de Masséna et de Napoléon, se livra sur les plaines de l’Italie. Au lever de l’aube, les légions royales descendirent, animées et joyeuses, des hauteurs situées entre Goito et Pastrengo ; l’aile droite, du côté de Santa Lucia, était commandée par le général Ferrere avec les brigades d’Acqui et de Casale, escortées par les cavaliers d’Olivieri, et soutenues par deux batteries de canons ; dans le centre, du côté de San Massimo, se trouvait, avec le général en chef Bava, le roi Charles-Albert, secondé par les brigades d’Aoste, que commandait le général Sommariva, par les gardes du général Biscaretti, par le bataillon Realnavi et la compagnie Griffini ; la tête du centre était couronnée par l’avant-garde de la cavalerie Sala, les brigades de Cuneo et de la Reine, commandées par le bouillant duc de Savoie, avec les généraux d’Avernioz et Trotti. L’aile gauche était rangée sur la Croce-Bianca ; sous les ordres du général Broglia, avec la troisième division, précédée par la cavalerie du comte de Robilant. Toute l’artillerie était commandée par le valeureux duc de Gênes.
« Le maréchal Radetzky sortit de Vérone et opposa à la division Broglia l’invincible d’Aspre ; la droite de Santa Lucia avait contre elle la gauche fière et fougueuse du général comte de Wratislav, du magnanime François-Joseph, archiduc et futur empereur, et de l’archiduc Albert. Le général Clam avait posté l’extrême gauche à Tomba. Le maréchal Radetzky était au front du centre, vis-à-vis du roi Charles-Albert. C’était un beau et grand spectacle de voir en présence le plus noble chevalier de l’Italie et le plus vieux héros de l’Empire : c’était un combat digne d’un si fameux théâtre, où la bravoure était aux prises avec la prudence, l’audace avec l’expérience, le roi soldat et le guerrier intrépide avec le capitaine prévoyant, avec le calme mais inébranlable vieillard. La bataille couvrait tout l’espace que renferme l’Adige entre le Chievo et la Tomba, et, du côté de Vérone, depuis les fossés de San Zenone jusqu’à la Porta-Nuova, en remontant vers les hauteurs de la Croce-Bianca et de San Massimo.
« Donc, le 6 mai, quand les champs sont en fleur, les prés dans leur plus belle verdure, que les vignes bourgeonnent, que les amandiers, les pêchers et les pommiers étalent leurs parures fleuries, que les oiseaux chantent des chants d’amour, que la température est douce, le ciel serein, les hommes, que ne peuvent adoucir les charmes de la nature et de la belle saison, s’avancent pour se disputer la gloire de se massacrer, pour souiller de sang les campagnes riantes et les ruisseaux limpides. La bataille s’engagea dès le matin ; l’aile gauche piémontaise s’élança avec impétuosité sur la Croce-Bianca pour forcer les tranchées du général d’Aspre. La brigade de Savoie, sous le général d’Usillon, détacha deux bataillons du second régiment et un du premier, sous la conduite du général Mollard ; mais les nombreux mûriers et les murailles, dont sont encombrées ces campagnes, arrêtèrent l’impétuosité de l’assaut. Arrivés à la hauteur du dernier de ces murs, ils furent accueillis par un torrent de feu d’artillerie, car l’ennemi s’attendait à ce mouvement. Les phalanges s’éclaircirent, mais ne plièrent pas : plusieurs officiers, pour animer les soldats, se jetèrent en avant en face des ennemis, avec tant d’intrépidité, que Carlo de Forax, fils du général, sauta sur un lieutenant autrichien, le saisit par le poignet et lui arracha son épée.
« Écrasés par un torrent de mitraille et de mousqueterie, enveloppés par les voltigeurs, qui tiraient sur eux de face et sur le côté, après une heure d’un combat acharné, les colonnes de Broglia durent céder. C’est dans cette circonstance que l’on vit éclater l’intrépidité du capitaine d’Ivoley : blessé et perdant son sang, qu’il pouvait à peine arrêter de sa main gauche, il combattit de la droite jusqu’à ce qu’une balle vint l’atteindre au talon et l’étendre par terre sur le champ de bataille, où il criait encore pour animer ses soldats. Là furent blessés les capitaines de Coucy et de Faverges, avec d’autres braves, qui résistèrent courageusement pour soutenir la brigade de Savoie, déjà ébranlée, dévastée et brisée par le choc des terribles soldats d’Aspre, qui, avec leur artillerie, leurs feux de colonnes et les charges horribles des cavaleries hongroise et bohémienne, mirent finalement l’aile gauche en déroute complète.
« Pendant que le combat était si acharné à la Croce-Bianca, Je centre se jetait contre les soldats du maréchal, dont l’avant-garde, pour se soustraire à ce choc terrible, se replia vers Santa Lucia. Ce mouvement priva d’une défense la brigade d’Aoste, qui fit face à la violente attaque des dragons, lesquels chargeaient de toutes leurs forces les escadrons de la cavalerie royale. On vit ces hommes vigoureux et braves combattre avec de longs sabres droits, frapper d’estoc et de taille, parer les coups, bosseler les casques et briser les cimiers. Les dragons d’Aoste avaient des casques d’acier trempé, garnis de peau de veau marin et surmontés de la croix d’acier de Savoie ; les dragons allemands portaient des casques de cuir verni, avec des côtes de cuivre jaune ; mais ce n’était là qu’une faible armure : ils tombaient en masse, la joue, le visage, la tête criblés de blessures, les épaules et les bras coupés, la poitrine transpercée : ils s’entremêlaient, se confondaient, se refoulaient ; tantôt serrés les uns contre les autres, tantôt séparés, ils revenaient à la charge et enfonçaient les phalanges comme des torrents : c’était un fracas horrible, un massacre affreux.
« Le brave général de Sommariva s’avançait avec sa brigade ; le général de l’artillerie allemande fit diriger ses bouches à feu contre les bataillons amoncelés ; il éparpillait, éclaircissait, labourait horriblement la pauvre infanterie : celle-ci ne pouvait faire volte-face ni se mettre en colonne ou en lignes obliques, car les brigades de l’archiduc Sigismond et du général Wohlgemuth l’écrasaient de tous côtés, malgré le corps des gardes, qui la soutenait énergiquement.
« Le roi, ferme et intrépide au milieu de ce feu furieux, entendait une grêle de balles siffler autour de sa tête ; il voyait ses carabiniers d’escorte écrasés, les chevaux blessés, et cependant il demeurait ferme, l’œil attentif à tous les mouvements, aux avances, aux stationnements, aux évolutions ; il voyait les cavaliers et les fantassins sauter au-dessus des monts de pierres, comme à l’assaut de parapets et de tranchées, pendant que les sapeurs, avec leurs haches et leurs pioches, démolissaient ces montagnes de pierres et en repoussaient les débris dans les fossés, ouvrant ainsi le passage à l’artillerie à cheval, qui venait y placer ses pièces devant les files ennemies.
« Mais le roi s’aperçut que le combat avait refoulé le centre de maréchal vers la gauche de Santa Lucia, où les Autrichiens, qui connaissaient le terrain intermédiaire, s’étaient en partie resserrés dans le Borgo et en partie étendus sur les ailes de la cavalerie ; l’artillerie s’était mise moitié en tête, moitié sur les côtés de la Terra et derrière les embrasures pratiquées dans les murailles. Ils avaient barricadé les maisons avec des troncs d’arbres, et avaient creusé des fossés alentour. Les fenêtres leur tenaient lieu de redoutes et de retraites, d’où ils pouvaient tirer sur l’ennemi en tout sens. Les Piémontais, voyant les difficultés de la position, voulurent faire un effort pour prendre les Autrichiens en flanc ou sur les derrières, et alors le choc devint de plus en plus violent entre les deux armées.
« Les troupes des généraux Ferrere et Passalacqua n’étaient pas encore à l’œuvre, à cause du retard des instructions qu’on devait leur porter. Un bataillon des gardes, excité par les cris de ses officiers, qui précédaient la colonne en criant : « En avant ! courage ! » se précipita derrière les hauteurs de Santa-Lucia, et, bravant le déluge de feu que lui envoyaient l’artillerie et les fantassins, résista fermement et vint se placer sous les murs. D’autres bataillons des gardes s’élançaient au-dessus des redoutes, des fossés, des parapets, s’accrochaient aux escarpes, aux palissades, se cramponnaient aux moindres touffes d’herbe, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant les fenêtres ; et là, saisissant les fusils dans les mains des soldats, ils les leur arrachaient : bravoure et audace qui força les généraux allemands de s’écrier : « Qu’il est honorable de combattre contre de si vaillants adversaires ! »
« L’ardeur, l’élan et l’impétuosité avaient pris un tel caractère d’animation autour du cimetière de Santa Lucia, qu’il semblait n’y avoir plus de combat ailleurs. Cette demeure sacrée et tranquille des morts devint le théâtre d’un combat furieux, et la citadelle d’un siège militaire. Le jeune chevalier Torrazzo, de Castelnuovo, fut le premier qui monta sur le mur de cette enceinte, en se cramponnant aux trous faits par les balles, et cela en moins de temps que je n’en mets à le dire : les braves gardes, s’enflammant d’une nouvelle ardeur à ce spectacle, se jettent en avant comme des furieux ; l’enseigne Lacosta se détache, se glisse contre le mur et y plante la croix de Savoie ; il est suivi bientôt des plus ardents, et un combat à la baïonnette s’engage entre les urnes funéraires et les tombeaux. Les Autrichiens abandonnent le cimetière pour s’appuyer sur les colonnes du centre : bientôt, grâce à un bon renfort, ils retournent à l’assaut du cimetière, et le reprennent, puis, la division d’Arvillars s’étant unie à celle de Ferrere, les Piémontais en furent débusqués.
« Cependant arrivait la nouvelle de la déroute des Piémontais à la Croce Bianca ; le roi, craignant que dans l’impétuosité de la victoire les colonnes d’Aspre ne vinssent le foudroyer sur les flancs et sur les derrières, fit battre en retraite. Alors le maréchal, qui, avec le calme du pilote qui se tient toujours en garde contre toutes les conjonctures, même au milieu du succès, eut à peine vu les soldats du roi abandonner les forts qu’il y renferma les siens pour s’y fortifier. L’âme tendre et paternelle de Charles-Albert saignait vivement à la pensée de tant de blessés qui restaient dans la ferme du Fenilone prisonniers de guerre ; irrésolu, il regardait ses généraux, et, se dirigeant vers eux : « Eh bien ! semblait-il leur dire, laisserons-nous tant de braves aux mains des ennemis ? Qui bandera leurs plaies ? qui soignera leurs blessures ? »
« Il était trois heures après-midi, quand on vit arriver en toute hâte la brigade de la Reine et celle de Cuneo, ayant à leur tête le duc de Savoie qui cria à son père : « Sire, les braves de Charles-Albert ne seront pas la proie de l’ennemi. » On s’élance avec fureur contre Santa Lucia, on brise, on arrache, on abat les palissades, les tranchées et les digues du fossé éclaircis à chaque instant par le feu des batteries, les bataillons se resserrent, escaladent les murs et se jettent sur les maisons, les plates-formes, les fascinages du cimetière. La cavalerie des Hongrois bondissait au milieu des bataillons du roi, les renversait sous les pieds des chevaux, les assommait à coups de sabre, les saisissait par les cheveux et les écrasait comme sous l’effort d’une tempête. Mais les Piémontais ne se découragent pas ; ils se rallient, se resserrent et s’élancent à l’assaut, acharnés comme des panthères : leur charge est si violente que les soldats de Radetzky sont obligés de céder le terrain.
« Alors le maréchal qui, de la déroute de la division Broglia, avait conjecturé exactement de l’issue de la bataille, dépêcha le jeune Pimodan, son adjudant, près du général Wratislaw pour lui signifier l’ordre de courir reprendre Santa Lucia. La terre tremblait sous le poids et l’effort de tant de chevaux, de tant d’hommes, des canons et du choc de cette terrible lutte. L’archiduc François-Joseph animait ses soldats de la voix et de l’exemple ; il était calme au milieu des rugissements des boulets, qui volaient de toutes parts, faisant sauter en l’air les troncs d’arbres et retomber sur la tête des combattants une pluie de branches et de feuilles. Pendant que l’archiduc faisait passer ses colonnes dans un endroit resserré, une batterie piémontaise, qui n’avait pas été aperçue à cause des mûriers, éclate et brise tout ce qu’elle rencontre : un nuage de terre, de branches et de racines recouvre l’impassible archiduc ; un boulet abat le cheval du comte Wratislaw ; un autre effleure les habits de l’adjudant du maréchal et brise le fourreau de son épée.
« Néanmoins les Allemands s’élancent sous les remparts de Santa Lucia : le lieutenant-colonel de Leitzendorf, avec le général Salis et Pimodan, se mettent à la tête d’un bataillon de grenadiers de l’archiduc Sigismond et de quelques compagnies du régiment Geppert, et par leurs cris excitent et encouragent les soldats. Ceux-ci, mettant les baïonnettes en arrêt, se jettent sur les Piémontais qui les attendent de pied ferme. Leitzendorf tombe blessé à mort ; le général Salis est frappé d’un boulet en pleine poitrine ; il tombe de cheval, en serrant la main de l’adjudant de Radetzky et en lui disant : « Ami, fais-moi porter... » sans pouvoir ajouter un mot de plus. À cette vue, les tirailleurs se glissent dans les colonnes, se jetant sur la brigade de Cuneo ; les Italiens de Geppert les suivent de près et ils tombent sous un feu vivement nourri ; mais un bataillon de Prohaska, avec les chasseurs du comte de Koppal, court sus à la brigade royale et la rompt ; déroutée, elle entraîne avec elle le duc de Savoie et cherche à se réfugier sur la ligne du centre. Le maréchal reprend Santa Lucia, et toute l’armée de Charles-Albert plie et se débande. Le général comte de Clam, qui était à l’extrême gauche sur Tomba, voyant la déconfiture des royaux, se hâte de harceler l’arrière-garde et la charge de toutes ses forces, mais ne peut vaincre la résistance de ceux qui la composent, et se voit obligé de se retirer en désordre, fort heureux de rencontrer un grand massif de mûriers, qui cacha sa malencontreuse opération ; autrement, les Autrichiens auraient pu non seulement couper la retraite à l’armée royale, mais faire un horrible massacre.
« Ainsi se termina cette fameuse journée qui, au jugement des hommes éclairés, fut peut-être une des plus belles batailles qui se livrèrent en Italie, et dans laquelle le courage, la bravoure, l’habileté, l’audace, la discipline militaire brillèrent du plus vif éclat.
– Oh ! laisse-nous respirer un moment, Mimo, s’écria Bartolo. Quelle gloire, mon Dieu ! de se massacrer réciproquement, de couper les doigts, les bras et les jambes de son prochain ! Percer le cœur de ses ennemis, les décapiter, les estropier, eux qui sont des hommes comme nous ! Tu en parles comme si tu nous faisais le récit d’une danse gracieuse, ou d’un concert bien exécuté.
– Que voulez-vous ? mon oncle, chacun a ses goûts ; et même dans ces charges, dans ces assauts, dans cette mêlée, il en est qui ne voient qu’un bal en cadence, et qui appellent ces terribles actions des danses martiales, parce qu’elles sont réglées dans tous leurs mouvements avec une admirable harmonie.
– Comprends-tu, Alisa ? Ne te semble-t-il pas voir ton vieux maître de danse français, jouant de son violon et te disant : « Allons, mademoiselle, glissez, ballottez ; la pointe en dehors, pas de tierce, saut en arrière ; tournez ce bras, cette quarte n’est pas harmonieuse ; la taille plus dégagée ! » Ton beau cousin ne parle pas autrement de la danse de Mars, et il en cause à vous faire venir l’eau à la bouche.
– Ce sont des expressions figurées, des antiphrases. Le cap des Tempêtes n’a-t-il pas été nommé le cap de Bonne-Espérance, pour ne pas effrayer les navigateurs ? On appelle la guerre une danse, pour ne pas lui donner son vrai nom de boucherie. Quoi qu’il en soit, les Autrichiens et les Piémontais s’accordent à appeler un fait brillant cette fameuse bataille de Santa Lucia. C’est ainsi qu’on a nommé tournoi de chevaliers l’affaire du 29 avril, où le général Wohlgemuth fut attaqué, près de Bussolengo, par le deuxième corps de l’armée royale.
« Wohlgemuth était seul, il soutint ce combat durant quatre heures avec un courage merveilleux, s’appuyant sur l’Adige pour ne pas être enveloppé ; les secours ne lui venant pas de Vérone, il dut se replier sur la gauche et manœuvrer de front avec les chasseurs de Zobel et les Croates de Knesevich. Tout à coup, une troupe de cavalerie vient fondre sur les tirailleurs ; elle forme aussitôt un carré hérissé de stutzen 14 ; l’officier qui dirige l’attaque, en s’élançant pour enlever le drapeau, tombe avec son cheval criblé de balles ; en le relevant, on trouve dans sa poche des lettres qui firent reconnaître en lui le jeune marquis Bevilacqua. Stupéfait d’une telle ardeur, le général Wohlgemuth dit à ses soldats : « Nous pourrons nous glorifier d’avoir combattu contre de tels guerriers, et je regrette vivement la mort de ce jeune héros. »
– Les Piémontais ont subi un bien terrible échec à la Custoza ! Que de mères ont eu à pleurer sur leurs fils morts, mutilés ou prisonniers de guerre ! Vous ne pouvez vous imaginer, mes neveux, quelle douloureuse indignation nous inspirent ces massacres de la jeunesse italienne dont se glorifie le comte Mamiani, qui, en pleine nuit, a fait sonner toutes les cloches des sept collines.
– On aurait dit la nuit de Noël, cher oncle. Tous se levaient de leurs lits et couraient à la fenêtre : « Qu’est-ce ? D’où vient tout ce fracas ? – Y aurait-il du feu au Capitole ! – Non, c’est à Montecitorio. – Mon Dieu, quels fléaux ! – Ce n’est rien : c’est la fameuse victoire de Charles-Albert ; la nouvelle vient d’arriver ; les Allemands sont battus, il n’y a plus un Croate dans toute la Lombardie, Vérone est au pouvoir du roi. Vive l’Italie ! Mort à l’étranger ! – Ah ! ah !... il caltait bien épouvanter Rome pour cela ! – Archiprêtres, aux cloches ! criaient les montigiani. Ma femme, épouvantée, tombe dans des convulsions ! – Eh ! ma fille est évanouie ; puissent les cloches tomber sur le dos de ceux qui les sonnent ! – Où est-elle, cette Vérone ? – Là, là-bas, loin, bien loin. – Du côté de Naples ? – Non, au-dessus de Narni et de Terni. – Par Cristallina ! et ils viennent nous saigner la bourse ? Si Vérone est si loin, on n’y entend pas nos cloches. » Et cependant c’étaient des arquebusades de toutes les fenêtres, de tous les balcons, de toutes les terrasses ; c’était, une rumeur, un fracas, un bruit qui retentissait jusqu’à Albano et jusqu’au mont Porzio.
– Te rappelles-tu, Mimo, dit Lando, ces trois démons qui tiraient dans notre rue ? On entendait aux fenêtres des maisons d’en face des enfants crier, des filles pleurer, de vieilles femmes tousser et grommeler ; c’était la fin du monde. Des bandes de forcenés couraient dans les rues, agitant des torches au vent et criant aux sonneurs : « Sonnez, misérables ! » Et, parce qu’au Gesù on tardait un peu, ils menacèrent d’enfoncer la porte. « Sonne ! au clocher ! criaient-ils ; sinon, nous y monterons nous-mêmes ! » Le pauvre Cochetti se met à la fenêtre et leur dit : « Ayez patience, laissez-moi m’habiller, je vais sonner. » Il n’avait pas fini qu’un de ces cicervacchiens lui tire un coup de fusil ; la balle siffle dans ses cheveux, donne dans une vitre et brise une architrave ; quelques doigts plus bas, Cochetti eût été dispensé de sonner pour les autres, et l’on eût sonné pour lui. Le lendemain, on se leva de bonne heure, on sortit dans la rue, allant sur les places s’informer des évènements de cette victoire. Victoire ! dites plutôt déconfiture, défaite, débandade, fuite, précipitée et confuse, abandon sur place de l’artillerie, des vivres, des fourrages, des bagages. Les chevaux entraînaient les hommes épuisés, essoufflés, suant de grosses gouttes, tombant de lassitude, de faim, découragés et abattus, se réunissant à grand-peine du côté de Milan, après seize heures de fuite et de carnage 15. »
Pendant que Lando parlait, la tartanella arriva sous les collines verdoyantes de Citara, où s’élèvent de petites maisons blanches qui se montrent entre le feuillage comme de jeunes filles à leur fenêtre, donnant à ces rivages charmants une gaieté et comme un sourire enchanteur. Citara, Raiti et Vietri s’élèvent sur la côte, descendant par mille sinuosités jusqu’à la mer, dont les pêcheurs sillonnent les eaux tranquilles.
Arrivés à Salerne, ils débarquèrent. Après avoir visité les vastes fabriques de cette cité industrielle, ils montèrent à l’antique cathédrale où reposent le corps de saint Matthieu, apôtre et évangéliste, et celui du grand saint Grégoire VII, qui mourut dans l’exil, martyr de sa fermeté et de son zèle à défendre les intérêts de l’Église. Au-dessus de ce tombeau plane l’ombre de ce héros magnanime, qui accomplit de si grandes œuvres par la force de sa sainteté et la sagesse de ses conseils. Il a vu le pontificat romain élever sa gloire jusqu’au ciel, tendre ses bras bienfaisants aux quatre coins du monde, accueillir sous son manteau les nations barbares qui venaient s’y reposer et y chercher la sécurité, oubliant peu à peu la rudesse de leurs mœurs, la barbarie de leurs cœurs, leur soif de sang, leurs haines et leurs vengeances cruelles. Sous ce manteau il a vu naître, grandir et se développer les libertés des communes de l’Italie ; il a vu ses guerriers voler de l’Occident à la conquête du Calvaire ; il a vu Rome ceindre son front des trois couronnes et répandre l’éclat des sciences, des arts, du commerce, des lois, de la politesse et de la courtoisie catholiques sur toutes les contrées de l’Europe, faisant de cette vaste réunion de nations, de cités, de provinces et d’États, la plus religieuse et la mieux civilisée de toutes les autres parties du monde.
Mais depuis trois siècles la grande ombre de Grégaire VII voyait se produire les fruits funestes de l’hérésie sortie du cerveau de Luther et le subtil venin pénétrer en silence et ronger une à une les mailles de cette grande toile d’or qu’il avait tissée au prix de tant de souffrances, de luttes, de l’exil et de la mort, pour la gloire et la force des monarques, les franchises et la félicité des peuples chrétiens. Il voyait sa gloire et son nom souillés par les adulateurs des princes, outragés par cette pestilentielle hérésie qui s’insinuait dans les cœurs et déracinait de l’esprit des monarques le respect dû aux lois sacrées de l’Église, à l’honneur et à la dignité du siège de Rome, de ce trône élevé d’où les Grégoire, les Alexandre et les Eugène avaient châtié et foudroyé les Henri et les Frédéric, empereurs révoltés ; il voyait ces ennemis de son nom et de l’Église faire effacer des diptyques ce nom, objet de leurs haines et de leurs terreurs.
Mais cette ombre, toute rayonnante de la lumière divine, a vu les monarques réduits à regretter la juste rigueur de saint Grégoire, qui savait unir la sévérité du juge à la tendresse du père. En s’éloignant du respect et de la confiance qu’ils devaient au vicaire de Jésus-Christ, les peuples ont oublié aussi le respect dû à leurs princes. Les monarques qui ont méconnu l’autorité du père commun ont eu peine à contenir l’insubordination de leurs propres sujets.
Grégoire VII, du haut de son monument de Salerne, se rappelle Henri en habit de pénitent, s’avançant couvert de neige dans la seconde enceinte du château de Canossa ; il entend sa voix tremblante lui demander pardon et lui crier : « Père, j’ai péché ; accueille-moi à tes pieds ; bénis encore ton fils suppliant ; jette un regard sur ces joues baignées de pleurs, et donne-lui le baiser de paix. » Et Grégoire le serrait dans ses bras et élevait son auguste main au-dessus de cette tête inclinée, la bénissant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.
Grégoire se rappelle cet acte qui fait crier si fort les méchants déchaînés contre lui depuis huit siècles ; mais il voit aussi ces traîtres armer contre la puissance royale les peuples soulevés ; il voit les factions des fourbes et des parjures chercher, non pas l’avantage des rois, mais leur sang. Il voit Cromwell assassiner Charles Ier sur le billot ; il voit Robespierre traînant Louis XVI à la guillotine ; il voit les trônes brisés, les rois proscrits, fugitifs, mendiant un asile contre les fureurs de la populace.
Repose en paix, illustre pontife ! Les rois de la terre, éclairés par la lumière du ciel, savent que le siège de Pierre est la colonne qui affermit leur autorité, le conseil qui la dirige, la lumière qui la vivifie, le diadème qui doit la couronner. Dieu s’est servi de ceux-là même qui les avaient entourés de plus de caresses trompeuses, pour leur montrer qu’ils ne doivent mettre leur confiance que dans l’Église ; qu’ils auront des peuples obéissants et pacifiques tant que leur pouvoir restera associé et uni à la divine puissance de l’épouse du Christ et du chef qui la gouverne.
Les monarques ont déjà remarqué la source d’où découlent les révoltes ; ils savent où Louvel aiguisa son poignard contre le duc de Berry, où Fieschi excita sa fureur contre Louis-Philippe, où s’anima Sefeloge contre le roi de Prusse, et Mérino contre Isabelle d’Espagne. Charles-Albert savait bien ceux qui menaçaient sa vie ; il connaissait toutes les trames qui s’ourdissaient pour lui arracher l’autorité royale. Aussi, le 10 mars 1845, il me dit à moi-même : « Ami, ils veulent me jeter à bas de ce trône ; ils l’ont juré, et ils y parviendront. »
Non, saint pontife, les monarques ne veulent plus être dupes d’une poignée de conspirateurs qui s’appellent peuple et nation ; ils courent se réfugier dans le port tranquille de l’Église. Déjà tu vois l’empereur François-Joseph qui rend à Pie IX, ton illustre successeur, l’entier hommage des lois de l’empire. Console-toi, grande âme, et tu verras assis sur l’ancre de la paix, au sein de ce port de salut et de félicité, tous les navires des monarques chrétiens.
XII. – LA PRISE DE VICENCE.
Quand nos voyageurs eurent parcouru tout ce que la belle et opulente cité de Salerne offre de curieux, don Carlo proposa de les conduire à la Cava, de s’y reposer pendant la nuit, et le lendemain, de visiter l’antique et fameux monastère qui a donné son nom à la ville et aux environs. Un vent fort doux, qui soufflait sur les collines et rendait l’aurore plus fraîche et plus pure, s’éleva dès le matin ; ils marchaient, charmés par les chants des oiseaux, qui sautillaient et voltigeaient sur le haies ; ils s’asseyaient dans les vallons pour se reposer, à l’ombre des platanes, des noisetiers et des houx croissant au bord des ruisseaux et offrant une agréable retraite contre les rayons brûlants du soleil. Après avoir franchi les collines chargées de vignes et d’oliviers, ils entrèrent dans les gorges des montagnes, qui se rétrécissent à mesure que l’on monte, et sont couvertes de genévriers, de lièges, de chênes et de filleuls, surmontés, vers le sommet de la montagne, d’une forêt épaisse de pins, d’ifs, de mélèzes et de plantes sauvages, amis du sable, des pierres et des cimes des monts, où les vents les agitent, où les bourrasques des ouragans bruissent sourdement en secouant leurs rameaux noueux et robustes.
Arrivés à l’endroit le plus solitaire et le plus sauvage, ils aperçurent d’en bas, au-dessus des grands arbres, les croix du monastère. Englobé dans une grande masse de roche grise qui le domine et lui sert de toiture, il présente l’aspect d’une armée romaine faisant la tortue et recouverte de ses boucliers. La roche, du côté de l’église, jette en avant une pointe si avancée, qu’elle entre dans le haut de la nef et surplombe au-dessus du pavé de l’église, comme si à chaque moment elle allait se détacher de la voûte. L’architecte a su donner à ce temple magnifique un cachet tout particulier, en profitant des accidents de la nature.
L’église est vaste. En y entrant, ou est frappé de la belle harmonie des arcades et des voûtes, qui élèvent l’âme à Dieu dans le religieux silence qui y règne et l’éternelle solitude qui l’environne. Elle s’appuie d’un côté sur une colline couverte de chênes et de hêtres, et de l’autre elle s’engrène dans l’ouverture de la caverne. Derrière le chœur s’ouvre un vallon en amphithéâtre garni par intervalles de bosquets qui le rendent de plus en plus obscur, vénérable retraite de ces saints anachorètes qui, dans le huitième siècle, passaient les jours et les nuits dans d’étroites cabanes, priant et travaillant, loin des cours lombardes et de la fureur des guerres que les princes de Salerne soutenaient sans relâche contre les ducs de Capoue et de Bénévent. Au fond de la grotte repose en paix, depuis mille ans, le fondateur de l’abbaye, et, presque à l’entrée de ce sanctuaire, s’ouvre la chapelle qui conserve les corps d’autres saints moines qui ont illustré le monastère de la Cava.
Les jeunes filles, Alisa et Luisella, ne pouvant entrer dans les cloîtres et dans l’abbaye, restèrent à l’église pour entendre la messe conventuelle, chantée par l’abbé. Elles y virent, portant des cierges et l’encensoir, trois jeunes sauvages de la Nouvelle-Hollande, venus des missions du bout du monde. C’était là un témoignage de plus du pouvoir de la religion, qui adoucit et humanise les anthropophages pour en faire des anges de paix qui se prosternent au pied des autels. Les graves modulations de l’orgue, les suaves mélodies, les voix harmonieuses qui se faisaient entendre au milieu du silence et de la dignité de cette enceinte, ravissaient l’âme en présence de la Divinité 16.
Cependant les quatre autres voyageurs avaient été accueillis poliment par le moine portier, et introduits pour visiter le monastère, et surtout les précieux trésors des archives, où sont conservés en bon ordre les parchemins des diplômes lombards, normands, français et espagnols, depuis l’an 790 jusqu’à 1500 ; collection très rare, source éternelle de l’histoire de l’Italie, où viennent puiser les historiens, qui y retrouvent les plus minutieux détails sur ces temps obscurs. Les visiteurs sont toujours reçus avec bienveillance par le savant moine Cornet, digne gardien de cette riche bibliothèque. Nos voyageurs virent ces manuscrits célèbres, ces éditions renommées et ces miniatures d’une finesse exquise. Sortis de la bibliothèque, ils voulurent voir la tour qui s’enfonce jusqu’à la naissance de la roche et, se divisant au sommet du mont, paraît s’abîmer sur le monastère, qu’elle domine avec une majesté sévère. Sortis de là, ils prirent congé du moine, descendirent à l’église, et, avec les deux jeunes filles, remontèrent en voiture, laissant sur le côté des bosquets solitaires et ces gorges étroites de montagnes qui, par intervalles, s’élargissent et ouvrent aux regards un horizon gracieux, embelli par les oliviers, les vignes, les sureaux, les aunes, les noisetiers, les dattiers et les figuiers.
De la cité de Cava ils coururent sur la voie royale jusqu’à Nocera, et de là, après quelque temps, tournant à gauche, ils allèrent vénérer le sépulcre de saint Alphonse de Liguori, où ils se rappelèrent la douce sainteté du prélat. La consolation et l’espérance semblaient respirer autour de cette tombe sacrée. Cet aimable saint joignit tant de science à une si grande charité ; il a exposé avec tant de sagesse, de douceur et de discrétion la loi d’amour de Jésus-Christ, qu’en s’approchant de la source pure de ses écrits on puise, comme à une fontaine céleste, les consolations et l’espoir qui raffermissent et raniment les pécheurs. Alisa le supplia de régler les affections de son cœur et de ne pas le laisser s’égarer dans les voies des passions qui mènent aux abîmes et aux précipices ; Luisella lui demanda sa bénédiction pour son union prochaine avec Tancredi, et la force de se diriger avec sagesse sur le sentier d’abord fleuri, mais souvent ardu des devoirs de la famille, où croissent des épines aiguës et cruelles à la place des fleurs que d’abord l’on avait seules entrevues.
De Pagani ils arrivèrent, après un court trajet, au chemin de fer, où ils n’attendirent pas longtemps le convoi. Sur ces chars volants traînés par la vapeur, ils furent bientôt en face de Pompéi, où ils se proposaient de dîner, afin de visiter ensuite cette admirable cité, enterrée depuis tant de siècles, et maintenant en grande partie rendue à la lumière.
Après le dîner, ils s’avancèrent sur la colline, et, entrés par la rue qui conduisait autrefois aux murs de la ville, ils descendirent, considérant les grandes pierres dont elle est pavée, ses trottoirs relevés, ses petits ponts laissant une voie aux eaux de pluie et un passage sec aux citoyens. Au bout de cette rue, on entre dans un espace fort étendu, et l’on se trouve au milieu du forum de Pompéi.
On est saisi d’admiration, à la vue de ces longues files de colonnes, de la majesté des temples des dieux tutélaires, de la gravité des curies, de la sublimité des tribunaux, des sièges des sénateurs, des enceintes des assemblées ; à la vue des rostres des parlements, des piédestaux des statues équestres, des niches, des bustes des guerriers illustres, des magistrats, des poètes et des autres citoyens distingués qui ont embelli et glorifié la patrie par leurs œuvres et leurs conseils. Plus loin est la palestre destinée aux jeux des lutteurs à bras, au pugilat, au disque ou aux batteurs d’estrade, et l’on voit encore les sièges des censeurs et des maîtres qui guidaient la jeunesse, avide de se signaler dans les épreuves du gymnase. Plus bas est le double théâtre, et, non loin de là, l’amphithéâtre, l’hippodrome, les bains, les portiques des marchés, les champs d’exercices militaires et le cirque pour les courses des chars.
Toute la cité offre à la vue de l’observateur un aspect funèbre de solitude, de silence et de désolation : les maisons sont sans toit, les longues rues sans habitants, les magasins abandonnés, les boutiques sans ouvriers, les atriums déserts, les fontaines sans eau. Les nymphéennes sont à sec, les étangs épuisés : partout des enseignes et des gravures ; des inscriptions en latin et en grec se lisent sur les boutiques et les magasins ; à l’intérieur, ce sont des cases encombrées de terre, des armoires débondées, des bibliothèques ébranlées, des cruches à l’huile pleines de boue, des gourdes de vin comblées de sable et de petits cailloux, des fourneaux bouchés, des meules rouillées, des piliers écartelés.
L’aspect intérieur des maisons n’est pas plus consolant, quoique la plupart étalent à l’envi les beautés de l’art grec, jetées à profusion dans les vestibules, les impluviums, les péristyles et les intérieurs domestiques. Partout ce sont des peintures et des fresques représentant des grottes, des fonds, des perspectives, des chasses, des lacs, des fontaines, des vallées, toutes sortes de caprices aux touches hardies, aux couleurs vives, aux teintes fortes, resplendissantes de lumière comme une œuvre d’hier et lustrées avec la gomme la plus pure. Tous ces chefs-d’œuvre sont répandus dans les tricliniums, les chambres, les galeries, les salons, sous les portiques et sur les consoles que n’ont pas écrasés les amas de cendres qui ont enseveli la cité.
Le voyageur qui contemple Pompéi, à la vue de ces merveilles, de cette réunion de charmes, de douceurs, de délices, de voluptés, qui faisaient oublier à ces créatures immortelles leur dignité, comprend mieux que partout ailleurs l’inconstance des choses humaines. Du milieu des turpitudes de tous les vices où ils étaient plongés, la justice de Dieu a appelé à son redoutable tribunal ces malheureux, abîmés maintenant sous les décombres de leurs monuments et de leurs temples.
Ce jour-là encore tout était florissant : la cité était belle comme une fiancée ; ses citoyens étaient joyeux, son commerce animé, ses places populeuses, ses curies fréquentées ; les jeux de la palestre étaient ardents, les théâtres bruyants, les plaisirs, la joie, les banquets, se multipliaient au milieu de voluptés innombrables et sans frein ; et le lendemain, cette cité, heureuse entre toutes dans la Campanie, se trouva soudain ensevelie, et il n’en resta plus de vestige sur la terre jusqu’à ce que le génie de Charles III la fît sortir de terre, comme pour servir de leçon aux nations qui oublient Dieu pour ne songer qu’à satisfaire les désirs de la chair et se vautrer dans la corruption. C’est là que voudraient nous amener nos législateurs modernes, animés de l’esprit protestant ; ils ne voient que la félicité terrestre, fangeuse, fruit de l’avarice, des plaisirs, de l’intempérance, des espérances criminelles, et ils voudraient faire disparaître toute peine, toute douleur d’une société qui n’élèverait jamais sa pensée vers le ciel et jamais n’aspirerait à l’éternelle félicité des enfants de Dieu.
Bartolo ne pouvait se lasser d’admirer ces rues, ces carrefours longs et droits, et, sur chaque place, des fontaines ornées de masques et de griffons avec la chantepleure en bouche. À l’intérieur des maisons se trouvent des cours carrées avec des jets d’eau, des cascades et des étangs qui portaient la fraîcheur sous le portique. Des salons étaient peints, des salles garnies de stuc, des corridors ornés de pilastres, et partout on ne voyait que dessins et peintures aux teintes bleues, rouges, orange, et qui se présentaient en groupes, de profil ou de face.
Les parquets en cornaline, en onyx, en sardonique, en diaspres, en améthystes, en gariandres, en agates et en ambre, formaient au regard les plus gracieuses mosaïques d’étoiles, de rosaces, de méandres échiquetés, chamarrés à quartiers ou à losanges, qui, lavés par une eau pure, brillent encore des plus vives couleurs.
Çà et là on découvre des carrés de mosaïques parfaites, composées de pierres précieuses et représentant mille figures d’animaux, de coquillages, de poissons, d’oiseaux et de feuillages ; sur ces parois, sur ces parquets, au milieu de ces portiques, tout respire la grâce du génie grec et de l’école attique.
Ils arrivèrent hors des murs de la cité, à l’endroit où, sur leurs bases de marbre, s’élèvent les sépulcres des Pompéiens, sépulcres où devaient plus tard se réunir tous les habitants, s’ils n’avaient été ensevelis sous la lave du Vésuve. Là sont des urnes superbes de marbre blanc, portant des inscriptions et des bas-reliefs ; d’autres ont la forme de petits temples, de cellules, de tombes, d’obélisques. Ici ce sont les vases cinéraires, couverts du linceul d’amiante qui enveloppa le corps brûlé sur le bûcher, et qui renferme encore les cendres et les os ; là se trouve l’édifice consacré aux mânes ; plus loin un cippe de l’Achéron, puis un sarcophage avec la Gorgone et les Furies sculptées sur les coins du couvercle.
Pendant que Bartolo s’avançait avec sa compagnie entre ces antiques maisons des morts, don Carlo dit :
« Amis, je me trouve un peu fatigué de la chaleur ; ne vous agréerait-il pas de nous asseoir, pour nous reposer un peu à l’ombre, sur le bord de ce monument ? »
La proposition fut accueillie avec joie. Les deux jeunes filles fermèrent leurs ombrelles, dénouèrent les rubans de leurs chapeaux et agitèrent leurs éventails pour se donner de la fraîcheur, pendant que les hommes, soufflant, haletant et s’essuyant le visage avec leurs mouchoirs, s’appuyaient sur le coude droit, les jambes l’une sur l’autre, la poitrine découverte et la cravate pendante. Quand Bartolo se sentit un peu remis et rafraîchi par une légère brise qui venait du Vésuve, et, passant au-dessus du Sarno, se jouait autour des tombeaux, il se tourna vers Lando :
« Mon ami, dit-il, il vous reste une dette à nous payer, voici le moment favorable.
– J’ai tant de créanciers à satisfaire, que je ne crois pas pouvoir jamais les payer tous : mes dettes résistent à l’ombre, au soleil, aux saisons, portent des fruits toujours nouveaux, et je me résigne à faire une banqueroute perpétuelle.
– Paye-nous, en attendant, la dette que tu as contractée sur l’eau, et laisse les autres pousser dans ton jardin. Il t’en souvient, à l’entrée du golfe de Salerne, tu nous as promis de nous donner des détails sur la prise de Vicence. À l’ombre de ces sépulcres, près des portes de cette cité sortie des tombeaux, au milieu des tristes souvenirs de ces ruines, dans le silence qui y règne, tu peux nous raconter les malheurs de cette autre cité, charmante et gracieuse entre toutes dans la Vénétie, qui soutint l’effort d’une si grande guerre, qui pleura l’incendie et le sac de ses palais, qui gémit de tant de revers et qui a vu tant de massacres.
– Cher oncle, ce souvenir me serre le cœur. Si, d’un côté, j’admirais la bravoure des volontaires romains, de l’autre, je ne pus m’empêcher de pleurer au spectacle qui s’offrit à mes yeux, troublés et épouvantés de cette guerre funeste. »
Il s’assit vis-à-vis de ses compagnons, sur une saillie de cippe funéraire, et ajouta :
« Imaginez que ce roc soit la culasse d’un canon, et que vous autres vous soyez sur le mont Berico, où étaient placées nos batteries. »
Et les demoiselles de se retirer, de faire semblant de se boucher les oreilles, et Alisa de lui dire :
« Mais, mon cousin, nous ne sommes que des femmes, et les canonnades vont nous rompre la tête et nous causer mille frayeurs.
– Eh bien, Alisa, j’ai vu, moi, à l’assaut de Vicence, plus d’une jeune fille charger les pièces, aider à niveler le canon, à le pointer et à mettre le feu à la mèche. Croiriez-vous qu’à une batterie je trouvai une femme tombée entre les roues, frappée en pleine poitrine d’un boulet de trente-six ; une autre, atteinte aussi au moment où elle se baissait pour nettoyer le foyer d’un canon de fort calibre, fut jetée sur la pièce, ou je la relevai encore toute palpitante. Elle était fille d’un ingénieur qui, accouru pour la remplacer, arriva au moment où je la déposais au pied du canon. Il chercha un artilleur pour m’aider à la transporter derrière le fascinage d’une plate-forme. Le malheureux père, la voyant couverte de sang, le visage pâle et penché sur sa poitrine, jeta un cri effrayant, s’arracha les cheveux, frappa la terre de ses pieds, leva les yeux au ciel, et, s’approchant en tremblant de ce corps chéri, il releva la tête de sa fille, lui essuya les sueurs de l’agonie, en s’écriant : « Béatrix, mon enfant, est-ce ainsi que tu me quittes ? » Mais moi, le secouant légèrement : « Voyons, lui dis-je, il n’y a pas de temps à perdre, l’artillerie tonne, les balles pleuvent ici, les Allemands sont déjà maîtres de nos tranchées ; prenez votre fille par les épaules, et je la soutiendrai par les pieds. » Et ainsi nous nous dirigeâmes vers les planches d’une retraite de circonvallation ; mais, à peine, étions-nous arrivés à une brasse au-dessus du mur, montant sur une saillie pour gagner la casemate où étaient les chirurgiens, que la balle d’une carabine allemande vint frapper le malheureux père à la jambe droite et le fit tomber sur sa fille. Alors elle ouvrit les yeux et vit son père renversé sur sa poitrine. « Ô Dieu ! » s’écria-t-elle. En ce moirent, deux sapeurs, qui conduisaient un cavalier à la plate-forme pour l’aider à emboîter un gros canon destiné à défendre les parapets d’une batterie plus basse, accoururent afin de soulager le blessé. Je pris Béatrix sur mes épaules, les deux autres soulevèrent le père, et nous courûmes si vite derrière l’escarpe d’un contre-fossé, que nous arrivâmes à bon port. À peine Béatrix fut-elle déposée sur la paille à côté de son père que ce dernier, revenant à lui, s’écria : « Béatrix, Béatrix, ma fille ! mon bonheur ! » Deux légionnaires romains, émus de compassion, la couvrirent d’une tunique et la portèrent à une petite chapelle, près du mont Berico.
– Oh ! pauvre fille ! s’écrièrent ensemble Alisa et Luisella. Est-il possible que des femmes soient si enragées pour la guerre ? Quand on disait qu’il y en avait plusieurs dans les légions, nous n’en pouvions rien croire, et voilà qu’elles se mettaient dans l’artillerie et se pressaient autour des canons !
– Croyez-vous, Alisa, que si Polixène se fût trouvée à l’assaut de Vicence, elle ne se fût pas empressée de charger les pièces d’artillerie ? N’en doutez pas. Quand il était tombé plusieurs canonniers, on voyait souvent de ces donzelles accourir aux pièces, agiter les mèches, apporter les cartouches, boucher avec le doigt la lumière du canon et en nettoyer l’ouverture. La plupart étaient de Vicence, et combattaient pour leur patrie comme les femmes à l’assaut de Maëstricht, de Missolonghi et de Saragosse.
– Une femme qui défend sa patrie, dit Bartolo, peut mériter le nom d’héroïne ; mais ces alouettes... Pour moi, leur vue dans le combat m’indigne ; tout ce qui est contre nature me répugne ou m’irrite comme les anomalies et les monstres. Je voudrais que l’exemple de Charles-Albert eût été suivi partout dans la guerre d’Italie ; il fit chasser de son armée toutes ces donzelles, en leur intimant l’ordre de retourner à leurs fuseaux. L’amour de la patrie dans les femmes doit se borner à animer les guerriers, à soigner les blessés, et, si elles sont bonnes chrétiennes, à prier Dieu de défendre leur patrie et de la rendre victorieuse. Il faut le reconnaître, les Romaines furent celles qui montrèrent le plus de réserve, et, si quelques-unes allèrent à la guerre, c’était la lie de la populace.
– Elles étaient regardées comme telles, reprit Mimo. Les jeunes geins quelque peu dignes n’avaient pour ces créatures que du mépris et du dédain ; aucun de nous ne leur parlait, elles étaient le rebut de l’armée. »
Lando reprit alors :
« L’assaut de Vicence nous coûta beaucoup de sang et fut terrible à soutenir ; dans toute la guerre de la Vénétie, rien ne lui est comparable, quoique nous ne sachions pas à quelles extrémités Venise pourrait être réduite, si elle persistait à soutenir le siège. À Vicence, ce qui raffermit le combat ce fut la bravoure des Suisses, qui s’étaient placés aux batteries de Monte Berico et tenaient en respect l’armée autrichienne, incapable de surmonter ces redoutes formidables et inaccessibles.
« Le Monte Berico s’élève au-dessus de Vicence qu’il embellit : sur son sommet se dresse un temple majestueux qui paraît suspendu dans l’espace ; il est surmonté d’une coupole hardie où brille une croix qui touche au ciel. Le temple est consacré à la Mère de Dieu. Là sont réunis une foule de chefs-d’œuvre des plus grands génies de l’Italie, tels que sculptures, stucs, marbres, mosaïques et peintures.
« Notre-Dame est confiée à la garde des servites de Marie, qui ont bâti proche de là un couvent où l’on voit les plus fameuses peintures de l’école vénitienne. Parmi elles se trouve cet admirable Banquet du Pèlerin qui offre la coupe d’or à Grégoire le Grand, œuvre parfaite de Paul Véronèse, où il a déployé toute la force de son art, toute la pompe de son génie. Les commensaux ont la figure noble, les manières distinguées, le regard digne ; il y a partout de la majesté, de la grandeur souveraine, surtout dans le visage du Christ pèlerin et dans celui du pape Grégoire, qui sont au milieu de la table, entourés de tous les princes invités à cette splendide réunion.
« Paul Véronèse exagère souvent la magnificence dans les habits et les ornements. Dans ce tableau, la lumière semble la splendeur du soleil, mêlée à l’éclat des pierres précieuses : l’éclat des armoisins, du satin et de la soie, scintille aux regards. Les figures sont bien groupées, et, en déployant leurs manteaux et leurs tuniques, des plis se forment selon la nature des diverses étoffes, larges dans les brocarts et les doublons avec de molles inclinaisons dans le velours, la soie et l’hermine ; partout les draperies sont bien conduites et en rapport avec le personnage.
« À la table royale, les viandes sont nombreuses : les valets et les servantes vont et viennent avec les tranchoirs, les plats et la vaisselle. L’un verse du vin dans les cruches, l’autre le transvase des amphores dans les coupes ; les maîtres d’hôtel découpent sur des crédences chargées de coupes et de bassins d’or et d’argent ciselés, historiés, enrichis d’émeraudes, de feuillages et de perles précieuses. Partout, au pied des colonnes, se trouvent des singes, des magots, et, sur les saillies des corniches et des médaillons, des oiseaux aux couleurs distinguées ; en bas sont groupés des nains, des bouffons, des joueurs de flûte, de violon et de cornet, et enfin un magnifique lévrier qui regarde si, de tant d’abondance, il lui reviendra quelque morceau de viande, quelque relief d’os et de pain.
– Mais, s’écria Bartolo, c’est une merveille ! Ce tableau doit occuper tout un côté d’un salon royal.
– Oui, dit Mimo ; il y a peu de toiles de cette grandeur et de cette magnificence : elle prendrait tout le front d’une cour souveraine, et, au premier regard, on est saisi d’un vif étonnement.
– Mais il nous faut retourner sur le mont Berico, reprit Lando. Plus nous sommes maintenant touchés des beautés de l’art, plus nous gémirons de les voir profanées et détruites par les fureurs de la guerre. À Vicence se trouve une galerie couronnée par l’arc de triomphe érigé par Palladio, le roi des architectes. Cet arc de triomphe est enrichi de belles arcades et d’un portique, après lesquels la galerie se prolonge, au milieu des bosquets et des jardins, jusqu’à la place de la Basilique. C’est là que les Suisses placèrent leurs batteries du côté de Castel-Rombaldo pour défendre ce passage difficile contre les attaques de l’ennemi ; les autres pointèrent leurs canons, de la place et de la terrasse, vers les prairies, les bourgs et les jardins qui, à partir de Bachiglione, entourent la ville du côté de Bassano, jusque près de la villa de Capra.
– Les batteries, les redoutes et les munitions étaient disposées avec tout l’art de la stratégie moderne et présentaient les attaques de flanc et de front : les talus étaient profonds, gazonnés par devant, offrant des écornures, des éperons anguleux et des demi-courtines destinées à faciliter le tir. Partout, les parapets avaient la crête haute et large, pouvant donner place à deux files de mousquets pour tenir l’ennemi en respect, et le recevoir à la pointe de la baïonnette, en cas d’assaut ; on voyait partout des fascinages, des gabions de défense, de secours et de retraite. Quelques redoutes étaient en croissant, d’autres en losange, d’autres aux côtés mobiles, prenant toutes les formes selon la direction des balles ennemies et la position des canons, ces derniers étaient habilement disposés ; les chènevottes, les dentées, les moyens de protection pour les artilleurs, rien n’était oublié. Certainement nos ingénieurs et les autres officiers du génie pouvaient se glorifier de ces invincibles défenses ; les sapeurs et les pontonniers suisses et italiens les avaient fortifiées de terrasses, de fossés, de contrescarpes, de cunettes et de plates-formes.
– Le reste de la ville, dit don Carlo, devait être aussi fortifié ?
– Tout était imprenable, les courtines, les boulevards, les terre-pleins ; mais les défenses des portes étaient plus remarquables encore : les custodes, les barbacanes, les retraites, les obus et les fortes pièces en rendaient l’approche inabordable. Les Suisses étaient aux batteries de Monte Berico, aux murs et aux portes de San Bartolo, de Santa Lucia, de Castello, et surtout à la porte de Padoue se trouvaient les légions romaines, qui, jusqu’au 20 mai, soutinrent le choc du général comte de Thurn, arrivé de Fontenive avec l’armée de Nugent, et qui se dirigeait sur Vérone.
– Comment ! interrompit Bartolo ; mais, le 20, il n’y eut qu’une simple excursion de hulans et une escarmouche insignifiante.
– Ce fut un magnifique carrousel : le comte de Thurn dut se retirer, la pique basse, le plumet du casque renversé et le cimier rompu. Il voulait en passant, par manière de délassement, s’emparer de Vicence : l’avant-garde de Banati de Temiswar, et un escadron de hulans commandés par le jeune officier comte Zichy, s’avancèrent près des premières maisons des faubourgs ; mais nos artilleurs leur ayant fait, du haut des fenêtres, une salutation avec leurs carabines, les Banati se retirèrent immédiatement. Alors Zichy, descendu de cheval, saisit un fusil, anima ses soldats et les ramena au combat ; il sauta sur un parapet, où une balle l’atteignit bientôt et le fit rouler dans un fossé.
« Là-dessus arriva le comte de Thurn avec ses troupes fraîches : il renouvela l’attaque, s’avança près des maisons, les prit, et courut en avant ; le général prince Edmond de Schwarzenberg se joignit à lui, se mit en tête des colonnes, encourageant ses soldats, qui se trouvaient sous une grêle de mousqueterie et de mitraille. Ces deux braves généraux s’exposèrent avec tant d’audace que leurs adjudants furent blessés à mort. Nos légions, postées dans les jardins, les massacraient horriblement, et de Thurn fut obligé de faire sonner la retraite et de s’en aller, peu satisfait de son attaque et inquiété vivement par l’arrière-garde du général Durand, qui le suivit avec les légions jusqu’à ce que les grenadiers de Piret et de Kisky et la grosse artillerie, sur l’ordre de Radetzky, pointée contre lui, le fissent rentrer dans Vicence. Le 23, remarquant que nous n’étions pas sur nos gardes, ils nous tombèrent sur le corps avec impétuosité ; mais, foudroyés du Monte Berico de front et sur le flanc, et voyant les Suisses et les légions en bonne assiette pour se défendre, Radetzky ne nous inquiéta pas davantage, et s’en alla à Vérone.
« Alors le maréchal Radetzky, se voyant renforcé par l’armée du Tagliamento, commença à ordonner ses plans : il pensa qu’avant d’attaquer Charles-Albert il devait enlever la garnison de Vicence, qui pouvait inquiéter son arrière-garde. Voltigeant çà et là, et changeant de position entre Mantoue et le Mincio, il fit semblant de camper dans le Mantouan et de garder Vérone, tenant le roi en respect. Cependant il confia, sous le plus grand secret, au général Hess l’ordre d’attaquer Vicence, et, le 5 juin, il leva le camp, disant que l’on marchait vers Padoue : il détacha deux brigades vers Vérone, les fit défiler en vue des avant-postes piémontais, pour faire croire au roi que l’armée s’en allait à Vérone. Mais les deux brigades étaient à peine entrées dans la ville de Porta Nuova, que le général Culoz sortait de la porte de Vicence avec deux batteries et cinq mille quatre cents soldats de la garnison.
« Culoz marcha en toute hâte par San Bonifazio, et se jeta avec toute l’artillerie sur les monts d’Arcugnana pour tomber ensuite sur le Monte Berico. Il y a là des crêtes escarpées, des saillies ardues, des précipices nombreux, au milieu desquels les chèvres ont peine à passer : les soldats grimpaient, s’accrochant avec les mains et les pieds, souvent tombant et roulant en bas ; les chevaux, peu accoutumés à ces ascensions périlleuses, tremblaient en s’attachant avec les quatre pieds sur les bords des précipices. Dans les endroits où les sapeurs n’avaient pas pu déblayer le terrain, les trains de l’artillerie étaient traînés à bras au moyen de cordes, de manière que, quand un cheval tombait, on lui coupait les traits et on le laissait s’abîmer dans le précipice. Bref, après minuit, le 10, les hommes et l’artillerie de Culoz étaient arrivés sur les hauteurs qui dominent le Monte Berico.
« Cependant le maréchal Radetzky avait passé l’Adige à Legnago. Le 8, il était à Montagnana, et le 9, sur le soir, il campait sous les murs de Vicence. Le lendemain, au point du jour, nos soldats, voyant des redoutes du Monte Berico les tirailleurs tyroliens, furent épouvantés et pointèrent les canons de ce côté ; mais ils se rassurèrent bientôt et se dirent : « Cette poignée de griffons va se faire déplumer ; nous les clouerons, comme des chats-huants, sur les portes de la ville. » Voyant ensuite se grossir les compagnies et les bataillons, ils s’apprêtèrent à la défense, placèrent à la parade les Suisses de Latour, la troisième légion romaine, aux ordres de Gallieno ; les tirailleurs, conduits par Ceccarini, et la compagnie des frères Fusinato, commandée par Massimo d’Azeglio, dont la main porte aussi bien l’épée que la plume ou le pinceau. Les Allemands descendent, innombrables et avec un terrible fracas, par les cimes et les précipices, sautant derrière les saillies, se cramponnant aux touffes d’herbes, et, de cachettes en cachettes, ils glissent, fondent sur nous avec une rapidité, une précipitation incroyable ; semblables à un torrent furieux, ils se jettent à l’assaut de nos batteries.
« Les batteries, qui jouaient des redoutes sur les phalanges ennemies descendant les monts d’Arcugnana, durent s’étonner de voir apparaître des canons sur ces montagnes, comme s’ils étaient venus du ciel, là où l’on croyait impossible aux forces humaines de les transporter. Grande fut la stupéfaction de nos soldats. Les canons ennemis ruinaient nos parapets, balayaient nos fascinages, faisaient voler en l’air les débris de nos travaux de défense : les chars, les obus, les canons, étaient écrasés, brisés et dispersés.
« Le colonel Del Grande, du haut d’une tour, aperçoit déjà en flammes une grande redoute en bois défendue par Gallieno et d’Azeglio ; d’Azeglio était blessé. Les Allemands, maîtres des premières défenses, s’avançaient devant les redoutes, malgré le feu ardent qu’elles vomissaient sur eux ; les Suisses reculèrent, puis reprirent du terrain ; on combattit corps à corps, comme des taureaux sur l’arène. À cette vue, Del Grande descend en toute hâte, et commande des renforts pour la porte de Padoue. Le général Culoz parvint à refouler les Suisses derrière les tranchées, et il attendit que le maréchal commençât l’attaque de la plaine.
« Alors les batteries descendent à mi-côte, bombardant et brisant tout ce qui se trouve à leur portée. Le colonel Reischac se détache avec ses soldats contre un ouvrage formidable en bois, soutenu par une escarpe, d’où les Suisses se retiraient en masse ; il fait tant d’efforts, qu’il y saute le premier avec ses officiers ; mais, à peine sur le bord, ils tombent criblés de balles. Le général Culoz envoie les plus braves, et, en peu d’instants, toutes les munitions sont prises.
« Il ne se donne ni trêve ni repos, et recommence le combat sous la plate-forme : les chasseurs de Koppal courent à l’assaut ; ils grimpent sur les escarpes, en s’accrochant aux buissons, à l’herbe, aux broussailles, et sautent sur la galerie. Le colonel Koppal et un grand nombre d’autres officiers sont blessés mortellement ; le capitaine Jablonski bondit comme un chevreuil sur leurs traces : la plate-forme et la hauteur sont reprises.
« Un cri de joie retentit au loin : les Suisses, abandonnés, il faut l’avouer, par les légionnaires, se retranchent dans la basilique et en barricadent les portes ; les chasseurs les suivent avec Oguliner et d’autres bataillons ; ils frappent, brisent, enfoncent, démolissent la porte, et le combat s’engage dans l’Église. Les Suisses se jettent en désespérés vers la porte basse, se retranchant derrière les pilastres, dans les chapelles et dans les confessionnaux. La maison de Dieu est pleine de sang, les dalles en sont couvertes, les autels souillés, car ils combattent jusque sur les autels, et les images saintes sont percées de balles, les colonnes écartelées et les stucs brisés. La chapelle de la Madone, si riche, si révérée dans toute la Vénétie, est devenue un refuge pour les assiégés ; mais les assaillants en forcent la grille et massacrent ceux qui s’étaient retranchés derrière son autel. Finalement, les Suisses se sauvent par les portes latérales et abandonnent la basilique, pleine de morts et de blessés.
– Ô mon Dieu ! s’écria Alisa. Oh ! Madona santissima ! quel massacre ! Et toi, Lando, où étais-tu, lors de ce combat ?
– D’abord je courus avec les légions contre les ennemis, qui s’étaient emparés des premières défenses et qui menaçaient les secondes ; nous leur résistâmes près de deux heures, malgré la supériorité du nombre des Croates. Nos soldats étaient épuisés de soif et de faim, accablés de fatigue et de chaleur : Callieno m’envoya fourrager aux villes situées aux environs de Monte Berico, pour apporter du pain et du vin aux combattants. Quel ravage, Alisa, quelle destruction ! Déjà les belles villas et les palais somptueux avaient été, je ne dirai pas pillés, mais ravagés par nos légions, trop oublieuses des bons offices des Vicentins ; et, comme l’assaut n’avait pas été prévu, les habitants s’étaient retirés, abandonnant tout au hasard.
« Je trouvai les cuisines dégarnies, les garde-robes renversées, les caves pleines de bouteilles jetées çà et là, et des flots de vin répandus sur le sol. Les riches salons, ornés des peintures du Titien, du Tintoret, de Paul Véronèse, de Giorgione et de Jean Bellino, offraient un spectacle de désolation, tous ces chefs-d’œuvre ayant été lacérés à coups d’épées et de baïonnettes... Les sofas, les fauteuils, les draperies et les tentures étaient percés à coups de sabres, comme si l’on avait supposé que des trésors y étaient cachés. Les superbes tapis de Flandre étaient déchirés, les fresques des parois grattées, les grandes glaces de Paris et de Murano brisées, les tables de bois étrangers, ornées de sculptures et de dorures, jetées et brisées sur le parquet ; les pianos de Vienne avec leurs claviers, les étagères en ébène et en ivoire, les cristaux ciselés de Morghen, de Longhi, de Bartolozzi et de Volpato, tout cela avait été mis en pièces.
« Que dire des appartements des dames ? Les armoires étaient forcées, les buffets démontés, les robes foulées aux pieds, les garnitures, les manteaux de velours, les habits de soie, de Peluche et de zibeline, jetés sur le parquet. Dans un de ces petits sanctuaires de la vanité féminine, je trouvai un pauvre tirailleur qui était venu chercher lit une bande pour sa blessure : tombé sur le parquet, au pied d’une agrippine, il mourut, inondant de larges flots de sang la mosaïque d’agate et de malachite. J’en trouvai un autre, dans une petite villa, qui était mort en montant l’escalier, et qui était resté sur les marches la tête renversée.
« Quand j’eus vu la fortuite de l’Italie si gravement compromise à Monte Berico, je courus à la porte de Padoue pour me joindre aux légions contre les efforts des bataillons hongrois, bohémiens et moraves, qui rugissaient comme des lions autour des remparts. Aucun de nous, malgré les nuages de balles qui nous enveloppaient, ne bougeait de place, confine s’il eût été rivé à son poste. Sur le contrefort de la porte, un boulet atteignit Del Grande, le tua, et blessa le major Morelli.
« Le bataillon d’Ancône et les carabiniers de notre compagnie, animés par leurs capitaines, restèrent comme un mur de bronze sur les parapets, aux tranchées et aux palissades du terre-plein. Nul ne pliait et ne s’affaissait, malgré la faim, la chaleur et l’acharnement de l’ennemi. Mais, pendant que les légions romaines soutiennent glorieusement, durant de si longues heures, l’attaque de l’armée du maréchal, le général Culoz, déjà maître des hauteurs, de la plaine et de la grande terrasse de Monte Berico, dresse sur Vicence une batterie de soixante-dix canons. Si cette aille ne possédait que le théâtre olympique, œuvre insigne de Palladio, et le palais de marbre du Seigneur, elle eût dit être considérée comme une ville sacrée et digne d’être respectée au milieu d’un siège ; mais elle est, de plus, remplie des palais de Serlio, de Sansovino, de Palladio, de Sammicheli, édifices incomparables ; elle a des temples d’une architecture merveilleuse et des monuments de l’art le plus exquis. Toutefois ce n’est pas aux Allemands qu’il faut s’en prendre si toutes ces merveilles ont été saccagées.
– Non, dit Bartolo ; les Allemands étaient maîtres depuis trente ans de cette ville, qu’ils avaient embellie. La responsabilité de tous ces désastres revient à ceux qui ont forcé les Allemands à la reconquérir.
– Pensez donc ! soixante-dix bouches à feu qui vomissent la flamme, les boulets et les bombes ! On ne voyait plus le soleil, tant était épaisse la fumée qui enveloppait la ville. On entendait de toutes parts l’écroulement des portiques, des toits, des murailles, des combles, qui sautaient en l’air. C’étaient des cris, des gémissements, des plaintes, qui retentissaient sur tous les points ; les bombes pleuvaient sur les maisons, renversaient les mitrailles, éclataient dans la retraite où s’était cachée la famille tremblante, et leurs éclats brisaient les bras et les jambes des malheureux assiégés ; parfois des pères tombaient morts au milieu de leurs enfants déjà tués ou blessés, et personne ne pouvait leur porter secours.
« Je me rappellerai toujours ce qui m’arriva au moment de la capitulation. J’étais de ronde, et, passant par une rue à travers les débris et les tisons encore ardents, j’entendis des gémissements qui provenaient d’une élégante habitation. Mes compagnons et moi nous enfonçâmes la porte, et, après avoir monté deux escaliers, nous fûmes arrêtés, le reste s’étant écroulé. J’ouvre une porte : que vois-je ? deux plafonds tombés l’un sur l’autre sous le choc d’une grosse bombe. Une mère était sur le bord de la fenêtre de l’étage supérieur, et deux filles, avec un garçon de dix ans, se trouvaient au milieu de la chambre, couverts de chaux et tombés au rez-de-chaussée.
« Qui pourrait dire la douleur de la mère, ses efforts pour sauver ses enfants ? Elle les appelait à grands cris, et ceux-ci, au milieu des ruines, criaient au secours et cherchaient à débarrasser des débris et de la poussière leurs bras ou leurs jambes captifs. Quand j’entrai, il y avait déjà plus d’une heure qu’ils étaient dans cette position, et surtout une petite fille, qui n’avait que sa voix pour se plaindre. J’encourageai la pauvre mère ; deux tirailleurs allèrent chercher une échelle, les autres m’aidèrent à débarrasser ses enfants. La petite fille était toute contusionnée et elle avait un œil gravement atteint. Le garçon était engagé sous les décombres, et la plus âgée des filles avait un bras cassé et une jambe tout en sang. L’autre avait beaucoup de débris sur le corps, mais elle était plutôt suffoquée que blessée. Quand l’échelle fut apportée, la mère descendit, embrassa ses enfants, les serra sur son sein, versant des larmes abondantes, puis elle défaillit. Nous la prîmes dans nos bras et la conduisîmes dans une place du fond, où nous la déposâmes sur un lit ; à notre sortie, mon premier soin fut de leur envoyer un chirurgien.
« Pendant que les légions romaines combattaient avec tant d’ardeur aux portes et sous les murs de la ville, les Vicentins, voyant détruire leur cité par ses batteries de Monte Berico, arborèrent la bannière blanche. Le général Durando, malgré Galletti, qui disait n’avoir pas encore cédé un pouce de terrain, demanda à capituler. Alberi parlementa avec Ruspoli ; on conclut avec le général d’Aspre : « La sortie des légions avec les honneurs de la guerre ; une trêve de trois mois de la garnison avec les Autrichiens ; recommandation en faveur de Vicence à la générosité et à la courtoisie du maréchal Radetzky. »
« Le matin du 11 juin, le général Hess ratifia et signa les conclusions pour le maréchal Radetzky, et le colonel Casanova pour le général Durando. L’après-midi, les légions sortirent, bannières déployées ; les bataillons allemands regardaient avec plaisir nos tuniques légères et la grâce des tirailleurs avec leurs chapeaux garnis de plumes à la Hernani. En voyant passer les Suisses, ils ne purent s’empêcher de leur crier en allemand : « Vous êtes une phalange de braves ! » On voyait les blessés marcher la tête couverte d’un bandeau et le bras en écharpe ; les officiers autrichiens leur serraient la main en les complimentant vivement sur leur valeur.
« Quelques adjudants du maréchal nous voyant sortir si tranquilles, tambour battant et l’arme au bras, murmuraient de ces conditions trop faciles à leur gré, et disaient : « A-t-on répandu tant de sang pour que ces héros de théâtre viennent défiler sous nos yeux en se pavanant ? » Mais quand, la nuit même, le maréchal eut renvoyé l’armée en toute hâte à Vérone, et qu’elle eut vu le roi, qui les croyait encore à Vicence, se présenter sous les murs de la ville pour en faire le siège, elle admira la prévoyance du maréchal, qui, par ce moyen, obligea le roi à se retirer.
– Ce vieux-là, dit Bartolo, en sait long ! Il voulait s’emparer de Vicence, préserver ses derrières et puis tomber sur les Piémontais et leur donner la chasse jusqu’à Milan, au delà du Tessin. Mais dis-moi un peu, Lando, est-il vrai que vous fûtes reçus à Rome comme les Romains qui, vainqueurs des Gaules, de la Germanie et de la Bretagne, montaient en triomphe au Capitole ?
– Oui, certainement. Le sénat et le peuple romain vinrent à notre rencontre à Ponte Molle ; on nous plaça sur la tête des couronnes de lauriers, et on nous jeta du haut des balcons des nuages de fleurs.
– Et qu’auraient-ils fait si, au lieu de perdre Vicence, vous aviez pris la ville de Vienne ? Mais j’ai su que, pour se montrer dignes des lauriers qu’on leur avait décernés, ils refusèrent de se rendre aux logements assignés, et prirent d’assaut la maison professe du Gesù, plaçant leurs quartiers dans cette citadelle, qui ne leur fut pas disputée par les canons des Croates. Ils égorgèrent ensuite, sur la porte de ce même quartier, le prêtre Ximenès, qui était venu pour embrasser ses deux frères revenant de la guerre.
– N’en parlons pas, par respect pour Rome. Ni Mimo, ni moi, ni aucun honnête citoyen romain, nous ne mîmes le pied sur ces seuils ensanglantés, dans cette retraite de scélérats, souillées de tant de crimes et de blasphèmes. Un portrait de saint Ignace avait été oublié dans la précipitation du déménagement, ils lui crevèrent les eux, lui grattèrent le visage et le couvrirent de crachats, en blasphémant comme des démons ; ils le percèrent ensuite de leurs poignards et le jetèrent sur le fumier. Et aux images de Marie, quels outrages ne leur firent-ils pas subir ? Quelles injures infernales ! Les salir de boue et de quelque chose de pire, les percer à coups de dagues, les mettre au feu pour cuire la viande, et dire, en mangeant, que la Madone est une bonne cuisinière : telle fut leur conduite infâme. Ils trouvèrent un crucifix, firent une procession dérisoire, puis le percèrent à coups de baïonnettes, lui arrachèrent un bras et l’écartelèrent. Et ces objets souillés de tant d’ignominies, je les ai vus moi-même, de mes yeux. Quand ils apercevaient quelque part le nom de Jésus, ils en riaient comme des enragés : un officier prit une pique et effaça ce nom auguste d’un écusson de marbre. Ils trouvèrent un chapeau et une vieille robe de religieux : ils en couvrirent un portefaix, pendant qu’ils soupaient, et lui jetèrent à la face des pommes cuites, des pelures d’oranges et du pain trempé dans le vin, en grimaçant et en blasphémant comme des Turcs. Eh bien ! mon oncle ?... »
Lando se leva ; il vit le soleil baisser à l’horizon et invita ses amis à sortir de Pompéi et à retourner par le chemin de fer à Castellamare ; ils y arrivèrent à la brune, et, montant en voiture, ils allèrent par une belle et fraîche soirée au cap de Scutari, d’où ils descendirent au milieu des vergers odorants de Meta jusqu’à Sorrente. Là, les deux jeunes gens, après s’être amusés quelques jours avec leur oncle et leur cousine, partirent pour Naples, et, ayant fait quelques courtes stations à Pouzzoles, à Baia, au cap de Misène, à Caserte et sur le Vésuve, ils retournèrent à Rome.
Quand Alisa eut profité de la saison des bains, ce qui rétablit complètement sa santé, Bartolo résolut de passer encore le mois de septembre à Naples, pour assister aux noces de Luisella avec Tancredi ; elles furent joyeuses et bénies. Tout le monde disait que ce mariage était le fruit du plus tendre amour filial, et on ne savait qui avait mieux mérité du père, de Tancredi qui l’avait sauvé du milieu d’une pluie de balles, ou de Luisella qui l’avait préservé des dangers dont il était de nouveau menacé dans sa maison.
Bartolo, de retour chez lui, avant d’aller à Rome, resta quelque temps dans sa charmante villa d’Albano, où il reçut les visites de ses nombreux amis. Il vit que l’horizon s’était de plus en plus assombri, que la faction républicaine devenait de plus en plus insolente, que le pape n’avait plus que l’ombre de son pouvoir temporel ; que son autorité, si elle ne lui était pas contestée extérieurement, était entravée par mille artifices et détours, dont la modération apparente cachait une hostilité perfide. Si le cardinal vicaire voulait arrêter quelque scandale, le lendemain on voyait afficher à tous les coins de rue de Rome des injures, des malédictions contre son saint tribunal et des menaces contre sa personne.
Le cardinal avait fait écrouer un misérable qui s’était rendu coupable de turpitudes exécrables. La garde nationale, ou plutôt la lie de ce corps, mena un vacarme affreux par les rues de la ville, et ce furent des cris comme ceux que l’on pousse dans une émeute générale : « Comment ! emprisonner un civique, profaner ce costume sacré... Que le cardinal, ce saint Ostrogoth, fasse attention à lui ; le temps de l’inquisition est passé ! La civique romaine défendra la civilisation dans Rome. Jeunes épouses, ne craignez plus que vos maris vous accusent au vicariat ; la civilisation a enfanté la liberté, et ces péchés qui apparaissaient au saint-office, ce ne sont plus que des confettis et des bonbons. La morale de la civilisation moderne n’est plus aussi sauvage que celle de Sanchez et de Castropalao. Vive la liberté, qui débarrasse le monde du bouc noir de l’enfer !
– Halte-là ! criaient à demi-voix les hommes de bien. Croyez-vous que nous serons obligés de tolérer toutes vos infamies, parce que vous serez couverts de la capote des civiques ?
– Il y a les présidents de Rome, il y a la police, il y a les tribunaux, qu’avons-nous besoin du vicariat ? Qu’il examine les confesseurs, qu’il leur donne la pénitence et ne se mêle plus de rien autre.
– Eh ! répondaient certains personnages, chaque chose a son temps. Oui, vraiment ! le tribunal du vicaire de nos jours... quand le gouvernement est laïque... Ils devraient bien penser...
– Tas d’imbéciles ! disait, dans une réunion de ce genre, don Alessandro, mansionnaire de saint Pierre. Tout en son temps... oui... Aussi avons-nous grand besoin que le vicaire nous débarrasse de ce ramassis de vauriens. Ces païens devraient savoir que la Rome des Scipions et des Brutus veillait aussi sur le respect dû aux bonnes mœurs, et qu’il y avait, à cet effet, un tribunal spécial. Ils voudraient revoir Rome païenne, mais sans prêtres et sans Dieu.
– Oui, don Alessandro, et, il y a quelques jours, ils ont fait un fracas d’enfer, parce que le cardinal avait mis sous les verrous un démoniaque de leur bande : « Dehors, disaient-ils, nous le voulons ! mort aux prêtres ! »
– Voyez-vous ? mort aux prêtres ! Ils envoient le sacerdoce au bourreau ; ils l’envoient au diable...
– Chut ! don Alessandro ; ces paroles-là ne sont plus de saison, il faut conformer son langage aux temps où l’on vit, et vous savez bien qu’on a déjà vu les tristes effets de ces paroles imprudentes... Dieu nous en préserve, mais...
– Mais, peu m’importe, j’ai déjà la peau un peu vieille sur les os, et la vie, au milieu de ces iniquités, est pour moi pire que la mort.
– Ah ! la peau vous démange ?
– Oui, elle me pèse sur les épaules, je suis fatigué de la porter à travers toutes ces horreurs. Mais vous verrez où tout cela va nous mener ; je sens d’avance l’odeur de la république qui me pique le nez.
– Vous rêvez, don Alessandro. On ne lit dans les journaux que l’expression du plus chaud dévouement pour le saint-père.
– Chaud, oui, comme les larmes des repenties à la communion de la saint Pierre-ès-Liens. Leurs larmes hypocrites ont fait couler de véritables larmes de douleur des yeux du plus généreux et du plus tendre des pères.
– Mais vous ne pouvez nier qu’on ne l’honore...
– L’honneur de l’Ave Rabbi. Écoutez une histoire, elle est faite tout exprès pour vous. Il y a quelques années, dans une belle et grande terre du Bolonais, se trouvait un monastère de religieux. Pendant qu’ils chantaient tierce dévotement au chœur, une bande de brigands, armés de fusils à deux coups, entre ; le chef fait la révérence à l’abbé et lui dit : « Saints serviteurs de Dieu, priez aussi pour nous, pauvres pécheurs ! Soyez bénis, hommes de bien ; suspendez un moment vos chants, et venez avec nous. » Et, conduits dans le monastère, ils se firent ouvrir les coffres, prirent l’argent qui s’y trouvait, puis vinrent dans l’église à une chapelle de Marie, riche des pieuses offrandes des fidèles, et ils dirent au sacristain : « Saint moine, allumez deux chandelles devant cette image bénie, car nous sommes de bon chrétiens et nous ne voulons pas partir sans lui rendre notre hommage. » Le moine obéit en tremblant ; ils se mirent à genoux, récitèrent un Ave Maria, et puis, montant sur l’autel, ils enlevèrent toutes les pierres précieuses, les ex-voto en argent, et ils descendirent ; puis, ayant fait la génuflexion, ils s’en allèrent. N’est-ce pas là notre histoire ? Ils dépouillent le pape de sa légitime autorité, et lui font une génuflexion à chaque spoliation.
– Oh ! s’il en est ainsi, ils ont fini leur carnaval, car la politique ferme et intelligente du premier ministre, le comte Rossi, les tient fermes dans le devoir ; le bon ordre, la tranquillité publique, la sécurité privée, ont reparu à Rome et précèdent des jours d’un meilleur avenir.
– Que vous êtes bon ! Si leur carnaval est fini, le carême va commencer pour nous. Ils espèrent que le comte Rossi les favorisera, et ils le laissent remettre l’ordre dans la ville et dans l’État. Je n’en crois rien ; mais, si le comte veut travailler avec eux, il s’y brisera la tête. D’une manière on de l’autre, ils l’emporteront, j’en suis sûr. Pour moi, je vous dis que je sens une odeur de république qui m’agace les narines et me fait éternuer.
– Éternuez, don Alessandro ; nous vous dirons : « Dieu vous bénisse ! »
Et don Alessandro, les deux mains croisées derrière le clos, s’en alla, branlant la tête et murmurant entre les dents :
« Dieu vous bénisse ! Dieu vous bénisse ! Je ne vous donne pas plus qu’un petit mois, et vous verrez. »
III. COURTOISIE ET GRATITUDE DE LA JEUNE ITALIE.
Don Alessandro, qui venait d’échapper à ces feux roulants de oui, de non, de mais, de cependant, avait bien raison de dire : « Encore un petit mois, et vous verrez... » Depuis 96, il avait vu grand nombre de corbeaux s’abattre sur la coupole de Saint-Pierre ; il connaissait leur vol et leurs instincts. Il avait remarqué que les damoiseaux ne se décourageaient pas pour un ou deux échecs ; qu’ils savaient mêler les cartes et revenir au jeu, et que s’ils parvenaient une fois à gagner la partie, les gens de bien n’auraient pas à s’en féliciter.
Le vieux mansionnaire avait vu que ces galants personnages voulaient faire une sérénade à Rome la belle, à Rome la riche, à Rome la sainte, et lui chanter sous la fenêtre : « Tu es notre bonne étoile ! » Déjà les artistes étaient prêts, et, pour compléter le chœur, on avait invité les plus illustres maestri. Déjà Sterbini, le prince de Canino et Mamiani s’étaient rendus au grand orchestre de Turin, où Giuseppe Mazzini battait la mesure par procureur.
Les espérances du royaume italique avaient jeté des racines vivaces sur les collines de Valeggio et de Pastrengo ; mais elles s’étaient desséchées sur les hauteurs de Custoza, et surtout sous les murs de Milan. Cependant le roi Charles-Albert avait de quoi se déchaîner et se débattre chez lui, avec certains amis de l’Italie qui voulaient l’échauffer et lui faire porter une revanche à l’insolent Radetzky. Ces voix, ces cris, ces menaces, ces excitations pour entraîner et jeter le roi dans une nouvelle guerre contre l’Autriche retentissaient partout. On n’entendait que : « Guerre ! guerre ! guerre ! »
La Toscane faisait le ténor pour accompagner les chambres piémontaises ; Rome jouait de la contrebasse ; le ministre de la guerre, Campello, avait embouché la plus grosse trompette que fabriqua jamais Vulcain, et, sonnant à se rompre les veines, il criait : « La guerre, la guerre ! – La guerre ! répétaient les sept collines ; la guerre ! redisait le Cercle populaire ; la guerre bourdonnait le café des Beaux-Arts ; la guerre ! entendait-on au milieu des éternuements du débit de tabac Piccioni ; la guerre ! criaient, des loges du théâtre Argentina, les Camilles, les Marlises et les Meridianes de Rome ; la guerre ! proclamait la Pallade en secouant son égide de Gorgone ; la guerre ! criaillait le Don Pirlone sous son gros chapeau. Bref, on buvait la guerre dans les flacons d’Orvieto, la guerre dans les dames-jeannes de Genzano, la guerre dans les bouteilles de Velletri. La guerre se cuisait au restaurant Lepri, la guerre se mangeait en ragoût au Faucon, la guerre était frite avec la pâte à l’Angioletto, la guerre nageait dans la sauce au Gabbione, la guerre jaillissait des fontaines de Trevi, de Termini et de Saint-Pierre ; la guerre se respirait avec l’air 17.
On eût vraiment cru que toute la ville de Rome allait courir aux armes. Point. Elle était calme comme une onde sereine, et, paisible, elle voyait l’ex-ministre de la guerre qui se retirait fort sagement à Spolète ; le ministère Mamiani s’évaporait comme une essence de roses ; un autre ministère, apparu quelques jours, avait disparu deux jours après ; enfin le comte Rossi s’était mis à la fenêtre ; il voyait autour de lui de gros nuages passer dans un ciel obscur, mais il avait bonne envie et bon espoir de conjurer la tempête.
Qu’est-ce à dire ? Que Rome voulait bien la guerre de hurlements et des sifflets, mais ne voulait pas risquer sa peau ? Beaucoup seraient tentés de le croire ; et cette friponne de Pallade, qui avait la langue si acérée, disait en pleine place, sans détour : « Il faut convenir que si on a beaucoup trop parlé, on a fort peu agi... Des faits et non des paroles, des œuvres et non des cris ! Que sert de crier Mort aux Allemands ! si nous restons bien tranquilles chez nous ? Ô Romains ! réveillez-vous, il est temps d’agir. L’Europe a les regards fixés sur le Capitole ; montrez-vous les dignes fils de la reine du monde 18 ! » Et la Pallade, après avoir excité Rome et lui avoir appris que ce n’est pas par des démonstrations, par des repas, par des marches quatre à quatre, par des torches au vent, mais par les armes que l’on doit agir, la maligne se cache derrière les planches de la typographie Puccinelli, et s’y tient bien tranquille pour le plus grand bonheur de Rome.
Un brave, considérant le laurier qu’il avait cueilli à la perte de Vicence, commença à enflammer quelques vieux grenadiers de la Croix-Rouge et à leur dire, se faisant un piédestal d’une caisse d’oranger dans le jardin du Gesù, où étaient les logements militaires : « Soldats de légion de Vicence ! ce nom doit susciter dans votre cœur une sainte ardeur pour la cause de l’indépendance italienne. Venise est le dernier boulevard qui la protège. Venise, de ses lagunes assiégées, regarde si les braves du Tibre viendront à son secours. Allons ! partons, elle nous tend la main. » Le brave homme descend de sa tribune, et s’en va souper avec ses amis à l’enseigne de Carcifolo, où se trouvait un cuisinier hors ligne, capable de frire le soleil.
Néanmoins le colonel Galetti dut partir avec la légion, et voici que la Pallade lui fait mille saluts, lui envoie des baisers à la napolitaine, et le suit de ses bons augures, plus doux que les plus douces caresses que la bonne commère eût jamais prodiguées à ses héros. Mais la méchante (écoutez-la elle-même) ose bien ajouter, à la date du 6 octobre : « La légion romaine marche dans un ordre et une discipline admirables ; le colonel y met toute la prudence nécessaire ; en somme, les désordres de l’ancienne légion ne se renouvelleront plus jamais. » Entendez-vous cette bonne demoiselle de l’Olympe ? Si don Alessandro avait eu le malheur d’en dire le quart, le pauvre homme n’aurait plus eu la peine de porter la chape dans le chœur de Saint-Pierre, ni d’entonner l’antienne et les répons ; on lui eût bel et bien cassé le cou. Mais la Pallade peut tout dire ; elle restera la bienvenue, la favorite de tous les conspirateurs, parce qu’elle sait leur ouvrir un passage pour la réalisation de leurs projets.
La donzelle aux yeux d’azur n’avait peut-être pas trouvé, dans les ferrailles de l’Olympe, tous les rossignols pour forcer les portes les plus secrètes. Au mois de septembre, de la maison du diable débusqua le Don Pirlone 19, qui, dans la mitraille du Malebolge, racheta les vieux fers et les passe-partout, et particulièrement certains crochets capables d’ouvrir les coffres-forts les plus impénétrables, non pas seulement les portes de la république, mais les serrures les plus secrètes du trésor public de Londres ; et, quand les clefs ne suffisaient pas, Don Pirlone avait un assortiment d’autres petites clefs que les hommes de la jeune Italie appellent :
Estocs et carrelets, dagues, couteaux, poignards,
Glaives, tailloirs, stylets, damas, trafières, dards,
et qui ouvrent non seulement les serrures, mais la peau, les côtes, et vont droit jusqu’aux plus petites cellules du cœur.
Avec ces clefs d’or, la Pallade et le Don Pirlone, guidés par le grand artisan des conjurations, le Contemporaneo 20, entraient, par la nuit la plus épaisse, dans les loges du Parlement ; et là, trouvant cinq ou six chefs de révoltes, on préparait les moyens à employer pour la nouvelle réouverture de la Chambre. La Pallade, en sa qualité de femme et de bavarde, ouvrait d’ordinaire la séance et babillait mieux que la chouette qu’elle porte à son cimier ; elle disait : « Messieurs et amis, dans ce peu de temps de vacances, il ne faut pas s’amuser à des systèmes d’économie politique ; on le sait, les dépenses de la dernière guerre, les frais de la guerre actuelle et de la guerre future, nous ne les payerons pas ; moi, comme déesse, je n’ai pas de grégorines, et je vis de nectar et d’ambroisie ; Pirlone, comme voleur, prend et ne donne pas ; le Contemporaneo ne paye pas, parce qu’il ne vit pas au soleil, ou parce qu’il a des grilles où ne passe pas le fisc : donc, qui payera ? les prébendes des prélats, les bénéfices des chanoines, les patrimoines des prêtres, les dotations des monastères, les rentes des princes, les biens des citoyens aisés. S’il faut quelque chose de plus encore, nous aurons l’or et l’argenterie des églises, les cloches et les bourdons, les ex-voto des madones et des saints, les legs du purgatoire. Oh ! oui, l’économie politique est à son aise. »
« Et de quoi remplirons-nous nos colonnes ?
– Eh ! mon bon Pirlone, tu es né d’hier ; n’as-tu donc jamais exposé tes caricatures ? Tu es un novice, un frère puîné de la Pallade, elle qui vivait avant la liberté de la presse, se faufilant par contrebande dans les rues, les cafés et les cabarets de Rome. Il faut parler de ce malencontreux statut de Mars donné par le pape, qui, sous l’apparence des franchises constitutionnelles, a coupé les ailes à la liberté. Mamiani a agi en homme brave et en bon Italien ; il s’est si bien servi de paroles sucrées qu’il a fini par dire : « Que le pape prie et bénisse, et qu’il nous laisse gouverner. » Mais, quand il voulut s’élever dans les airs, il ne remarqua pas que les noirs lui avaient mis des lacs aux pieds et l’avaient pris à la glu, si bien qu’ils lui ont mis son chapeau sur la tête et l’ont envoyé se laver les ailes. S’il se refait, s’il s’en revient, je vous le jure par les douze grands dieux, quoique par ses paroles il soit l’ennemi de la république, avec sa constitution pure et démocratique, il arrivera d’un gouvernement plus populaire que ma très populaire Athènes 21. »
Et le Contemporeano :
« Oui ; mais le comte Rossi a d’autres vues, et, tant qu’il siégera au premier banc, il nous forcera, malgré nous, à avaler le statut de Mars, qui, malgré le beurre qu’il y met, ne passera pas facilement dans un gosier avide de la vraie liberté, qui est, comme le champagne, pétillante et pleine de chaleur.
– Le comte Rossi, reprit Don Pirlone, a une mine de renard, mais de vieux renard rusé. Tu sais que nous avons des lames sûres, et, s’il en sent la pointe, adieu tes arguments ! Et nos filets, et les lacs que nous avons tendus ? S’il y met le nez, c’est fini.
– Il est vrai, mais, en attendant, il a les portefeuilles. Tu sais qu’avec un seul il peut nous hacher tous menus comme chair à pâté. Et il en a trois...
– Bah ! il ne faut pas trop y prendre garde, s’écria la Pallade avec un rire sardonique et en regardant le Contemporaneo qui tenait à la main un poignard damasquiné, à la pointe bien aiguisée 22.
– Silence, bavarde, s’écria le Contemporaneo, voyons de quel côté souffle le vent, et ne nous faisons pas défaut à nous-mêmes. Toi, Pallade, moque-toi un peu de ce Pâris de Carrare ; à chacun des actes de son gouvernement indigne-toi, frémis, invente des intentions funestes, des trahisons, des vues sinistres ; fais appel au bon sens du peuple romain, crie qu’il est indigné de la conduite du Carrarais.
« Toi, Pirlone, chansonne-le, hérisse-lui la chevelure, allonge-lui le nez, fais-le-lui mettre dans le trou d’une ruche, qu’il soit gros comme le colosse de Néron sur le Capitole, et qu’un Transtévérin le mesure avec sa canne et s’écrie : « Oh ! quel nez ! il y est resté, le malheureux, avec ce nez ! » Et qu’en même temps il lui élargisse le passage. Dépeins-le vêtu en sacristain ; mets-lui une tiare sur la tête, une paire de boucles aux souliers, un éteignoir en main ; ou bien fais-le balancer un encensoir d’où sorte une épaisse fumée, et que par derrière Mazzini regarde en cachette, et de cette fumée d’encens fasse la république, qui, de l’avis des noirs, n’est qu’une fumée. Que, sous les mains de Mazzini, la fumée s’épaississe, devienne corps et chair et se solidifie ; que Mazzini souffle dessus, et, nouveau Pygmalion, l’anime, la vivifie, la rende grande et puissante.
« Moi, je m’en tiendrai aux choses essentielles du moment ; je contrarierai en tout les paroles, les actes et les ordonnances de ce triple Geryon avec tous ses portefeuilles, et, si je ne lui arrache pas une à une ses trois têtes de l’intérieur, des finances et de la police, je consens à faire amende honorable et à recevoir le diplôme d’incapacité.
– Mais il te manque, pour cela, ton Hercule Sterbini : il s’amuse à Turin avec les autres mazziniens ; je ne sais ce qu’ils font sur la Dora. Mon père Jupiter m’a fait sortir de sa cervelle, armée de pied en cap, branlant la hache et secouant mon cimier. Qu’ont-ils, eux, dans leur cervelle, et que couvent-ils là-bas.
– Pallade, tu es la sagesse de Jupiter ; Sterbini et les autres ont la cervelle grosse de la sagesse de Mazzini, et il en naîtra la félicité de l’Italie, une république armée, elle aussi, de pied en cap. Mazzini l’a conçue ; Sterbini est la chaste Junon, tous les autres braves en sont les nourrices, plus vigoureuses que celle de Jupiter. Cicervacchio en sera le cocher, qui les conduira à la promenade dans Rome, leur donnant à boire dans les tavernes de bon vin, pour les animer aux combats futurs ; la garde nationale montera la garde au palais, les carabiniers....
– Oh ! les carabiniers, s’écria Don Pirlone, se cachant les yeux sous leurs chapeaux, s’enveloppant dans leurs manteaux, les carabiniers, je crains qu’ils ne mettent les menottes à la jeune république et ne l’enferment sous clef au château. Rossi étant ministre de la police, il les aura à ses ordres.
– Es-tu simplet reprit le Contemporaneo. Crois-tu que tous les carabiniers soient disposés à obéir à Rossi ? Ils ont beaucoup d’officiers amourachés de la république, et qui lui font la cour depuis plusieurs années. Il y en a beaucoup, et d’assez haut grade : il faut plutôt compter sur eux ; et, s’il en est d’autres qui soient esclaves du pape, ils auront les mains liées.
– Tu as raison, ami ; mais l’arme des carabiniers est plus terrible que toute autre : elle est adroite et sait où le diable tient sa queue.
– Bien, bien, pas d’inquiétude.
– Y a-t-il autre chose à préparer pour la prochaine diète nationale ?
– Il faut que le diable nous porte, comme il a porté Guerrazzi à Livourne. Eh ! le 2 septembre, quel tapage ! Lionetto Cipriani assaisonne les Livournais comme peu après il veut accommoder Rossi. Une forte garnison vient dans la ville, Lionetto sort avec un ordre foudroyant de fermer les cercles, et les conjurés décampent en cherchant les soldats et en leur criant : « Soldats ! nobles fleurons de la Toscane, chers amis de la liberté, soyons tous frères. » Et, pouf ! on se baise et on s’embrasse à la française,
Car ils en laissaient tous des traces sur la joue,
et l’on entendait le claquement des lèvres du Duomo à Santa Giula ! On les caresse, on les prend sous le bras, on les conduit aux estaminets boire du gros chianti et du clair pontedera : frères par-ci, frères par-là ! « Encore un peu ! – Tiens, ce verre ! – Goûte, c’est du san casciano. – Celui-ci, c’est du val de Niévole. » Et, pendant que les soldats faisaient de la fraternité le verre en main, les autres déchiraient de leurs poignards les ordres du gouverneur, et le soir les cercles regorgeaient de monde.
« On envoie des messagers à Florence. Livourne demande la démission du ministère modéré et appelle à grands cris Guerrazzi, Montanelli, Pigli, et autres du parti démocratique. La concession est faite : ce sont des réjouissances, des fêtes et des triomphes ; et, pendant ce temps-là, la constituante et la république font leur toilette. Les deux gracieuses demoiselles sont bien attifées ; elles se mettent le bonnet phrygien sur la tête, chaussent des sandales, aiguisent le stylet de Brutus, affilent la hache, serrent les faisceaux des licteurs, et s’en vont en dansant à la maison de Guerrazzi ; en quatre bonds elles seront chez Pitti, pour dire au grand-duc : « Allez en paix ! »
« Voyez-vous, amis, voilà comment il faut travailler à Rome ! Crions toujours, abreuvons les soldats, déclamons contre le ministre Rossi ; mais ne nous jetons pas dans les bras des cardinaux, dans les ongles de la police Nardoni. Sous la pression du despotisme des prêtres, la liberté s’évapore, l’indépendance italienne s’en va comme un rêve. Rome deviendra bientôt une autre Naples, et le roi-bombardeur et l’empereur d’Autriche nous gouverneront au nom du pape. Enfin il faut hurler, et, si ce n’est pas assez de hurler, de calomnier, de blasphémer, il faut avoir recours au fer, qui coupera la gangrène jusqu’aux racines ; autrement, nous serons dépistés pour toujours, car le comte Rossi est un vieux renard de Louis-Philippe, il en sait plus que Guizot et Thiers dans l’art de museler les peuples.
« Ce n’est pas assez pour notre grand dessein. Ne nous trompons pas, la puissance du pape est encore forte dans Rome. Les Romains, à l’occasion, disent bien un mot contre le pape, par plaisanterie, par habitude, par emportement ; mais n’y touchez pas, ils sont furieux, et capables de vous jouer un mauvais tour ; il faut penser à la besogne et y pourvoir prudemment.
– Oh ! quant à cela, les barbiers de Mazzini, dit Don Pirlone, sont déjà répandus dans tous les coins de Rome, et ils ont des rasoirs effilés, des savons écumeux et odorants pour adoucir la peau. Déjà une bonne partie d’entre eux fait entendre : « Que les noirs se tiennent en respect ! sinon... » Et, là-dessus, ils se hérissent la moustache, ils serrent le poing et ils montrent le manche d’un... vous savez. Ils parlent de mines souterraines, et menacent de faire sauter en l’air les obélisques, les fontaines et tout le pays ; ils montrent de l’eau de rage à mettre sur les portes pour incendier la moitié de Rome. Aussi les noirs se tiennent cois comme des cailles qui ont vu le chien aux aguets. »
Et le Contemporaneo :
« Ce n’est pas tout, amis ; nos commissaires sont en mouvement. Mazzini est bien informé, il est aux écoutes, il est en délibération... Du congrès de Turin, nous savons tout. Sterbini n’aura pas longtemps à tergiverser. Cicervacchio a ses lansquenets à l’œuvre ; la garde nationale compte bon nombre des nôtres ! Nous avons une bonne troupe de dames d’esprit qui nous valent leur pesant d’or. Il n’est pas jusqu’aux bambins de la Speranza qui ne mettront la main à la chatière et ne tireront le loquet au passage de la république. Tout nous réussit à merveille ; et le comte Rossi, avec toute sa police, ou n’en sait rien, ou n’y prend pas garde, comme si c’étaient des jeux de théâtre. Il pense qu’il est indigne de lui de se mesurer avec des enfants ; les enfants agiront pendant ce temps-là, et puis ils lui crieront : « Gare au coup ! » mais il n’aura pas levé les yeux qu’il en aura la tête fracassée. »
Bartolo était revenu à Rome depuis quelques jours ; il avait visité plusieurs de ses vieux amis, et il fut bien étonné de voir le changement qui s’était fait dans leur esprit depuis les cinq mois de mai à octobre. Il les avait connus partisans dévoués du pape, et, comme lui, ils aimaient les réformes pour l’accroissement de la religion et du bonheur public, mais ils voulaient les réformes du pape et non celles des conspirateurs ; maintenant c’était toute autre chose. Que le pape reste tranquille et laisse faire les laïques ; des laïques, c’est le bien, c’est une sagesse parfaite, une législation modèle, des fleuves d’argent, l’abondance de la paix et de la liberté, un pays de cocagne ; les forêts alors distilleraient le lait et le miel, les fontaines verseraient avec leurs ondes l’argent, l’or, les pierres précieuses ; les oies chanteraient comme des cygnes, et les ânes moduleraient des concerts plus suaves que ceux des rossignols. Des prêtres, au contraire, c’est le malheur, l’infortune, la misère, la colère de Dieu et des hommes : « Rome, disaient-ils, pouvait être sainte sans pape, religieuse sans prêtres, pieuse sans églises, auguste sans le Vatican, grande sans le Christ. »
Bartolo n’en revenait pas. Il rencontre un ami :
« Salut, Gaetano, comment va-t-il ?
– Mal. C’est un prêtre qui nous gouverne.
– Tu plaisantes ! Quel mal t’ont fait les prêtres ?
– Plus qu’ils ne pouvaient.
– Seraient-ce les cinquante écus par mois que tu retires de la Chambre pour transcrire les conclusions ? Les vingt écus que tu trouves au palais pour y paraître deux fois le mois ? les quinze que tu lèches à la Daterie ? les trente-cinq que tu bénéficies à l’œuvre du Saint-Esprit ?
– Eh bien ! qu’est-ce que cent vingt écus pouilleux par mois ?
– Eh ! ce sont des poux que tu grattes volontiers et que tu cherches à multiplier un peu, en allant souvent te plaindre chez le cardinal A, chez le cardinal B, chez le cardinal Z. N’est-ce pas vrai ?
– Me donnent-ils du leur ?
– Dis un peu ; les séculiers au gouvernement te donneront-ils quelque chose ? D’abord ils ramasseront pour eux, ils ne sont pas sots ; puis pour leurs femmes, puis pour leurs enfants ; après, pour leurs frères, pour leurs neveux, pour leurs cousins, et enfin pour le chat de la maison. Bonjour, cher. »
Et le bon Bartolo s’écarquillait les yeux pour s’assurer que c’était bien là Rome ; il ne se souvenait plus, le brave homme, qu’il avait contribué en 47 à mettre le vaisseau sur cette mer sans fond ni rivages. Il s’en alla chez sa cousine décharger son cœur ; il entra les yeux égarés, et Adèle lui dit : « Où avez-vous laissé Alisa ?
– Dites plutôt où je me suis laissé moi-même ; je suis perdu, j’ai beau me toucher pour me retrouver, tout m’étonne et me paraît incroyable.
– Qu’est-il donc arrivé de si étrange ? Quel nouveau désappointement ?
– Chaque jour de nouveaux désenchantements ; savez-vous, Adèle, ce Gaetano qui courait aux bénédictions, qui ornait les quartiers de fleurs et de torches pour fêter le pape, qui portait les couleurs blanche et jaune, qui parcourait Rome avec moi pour savoir où le pape était allé, pour le voir et lui crier force vivats ; qui se trouvait si heureux d’attirer sur lui un regard, un sourire de Pie IX, Gaetano le hait comme un démon !
– Quelle merveille ! Il faut plutôt demander s’il l’aimait vraiment auparavant, s’il le révérait sincèrement, ou s’il n’était pas plutôt enveloppé dans quelque secte. Soyez sûr, Bartolo, que ce sont des hypocrites ; et, pour mieux couvrir leur hypocrisie, qui les fait cacher leur visage, leurs paroles et leurs actes, ils se jettent dans les rangs des bandits dont ils espèrent être aidés dans leurs iniques projets. »
Pendant que Bartolo s’entretenait avec Adèle, Mimo entra et dit : « Précisément, je vous cherchais, mon oncle ; ne vous ayant pas trouvé chez vous, j’ai fait un tour par la place Colonna, par la rue des Condotti, et jusque sur la place d’Espagne pour vous voir ; car j’ai besoin de vous parler d’une affaire pressante. » Ils se rendirent à la chambre de Mimo, et là ce dernier ajouta : « Ce matin, un Prussien m’a apporté une lettre d’Aser ; il me dit l’avoir reçue de sa main pour me la remettre à moi-même sûrement ; mais elle contient des révélations si importantes, que je dois vous en faire communication. La voici :
« Ami.
« Tu sais que, lors de la prise de Vicence, j’étais à Venise pour tenir tête au général Pepe, pour ne pas lui laisser prendre un parti désespéré, pour modérer Manin, poussé par ce vieux Napolitain à vouloir la ruine complète de cette noble métropole de l’Adriatique ; mais, voyant qu’ils préféraient leur révolte à la vie, aux malheurs, à la désolation extrême de tant de citoyens qui forment le peuple le plus agréable, le plus noble, le plus antique de l’Italie, plaignant Venise et ses monuments, je me retirai dans le Bannat. Là, au milieu de ces rouges, mais braves et généreux Magiari, je passai quelque temps à méditer à mon aise sur les espérances et les craintes, les projets, la révolution et la guerre de l’Italie depuis 1847.
« Tu sais, Mimo, si j’étais partisan de son indépendance ; fatigues endurées, argent dépensé, dévouement de tout mon avoir et de toute ma personne ; mais, je dois l’avouer, j’ai été forcé de reconnaître que le peuple italien ne connaît ni n’apprécie cette liberté vraie et divine qui fait le bonheur et la gloire des États. Tu as vu les orgies de Rome, de Naples, de la Toscane, du Piémont et de la Lombardie ; et à toutes ces extravagances on appose le nom et le titre de liberté. Ils me faisaient l’effet d’une bande de gamins qui sortent en sautant et en criant de l’école, triomphants d’un congé qu’ils ont extorqué à leur maître, et poussant des cris, des sifflements, et jetant des projectiles en l’air pour témoigner leur joie. Et à la guerre, hélas ! n’en parlons pas, c’est pitié. Si l’on excepte l’armée piémontaise, valeureuse et bien disciplinée, et ces quelques braves Napolitains du dixième régiment, le reste des volontaires italiens, en général, n’était qu’un tas de forcenés se jetant à la gueule des canons comme des ours au milieu des épieux des chasseurs ; ils s’appelaient braves, comme si la valeur était une fureur insensée, et non pas plutôt la grandeur et la noblesse de l’âme, guidée par une sage modération.
« Or tout cela n’est qu’un tourbillon qui crie, écume, grossit, monte, déborde et vous porte à la tête, si vous vous en approchez. Mais cette fermentation cesse bientôt chez les peuples qui se soulèvent par les secousses et les excitations. Or, croyez-moi, les Italiens sont fort indifférents à toutes ces nouveautés, mises en vogue par la lie et la scorie des peuples de l’Italie. Néanmoins les conspirateurs ne se donnent pas de repos et ne cessent de préparer de nouvelles révolutions et de nouvelles ruines : sachez qu’actuellement les nuages s’amoncellent sur Rome. Les mazziniens travaillent à trouver les moyens d’atteindre leur but, dont ils presseront le dénouement par l’astuce, ou par la force et la violence.
« Je te prie d’en avertir, sous le secret, Bartolo ; qu’il pourvoie à sa sûreté et à celle de son ange Alisa... »
« Eh ! que veut-il dire ? interrompit Bartolo. Y a-t-il autre chose que des bavardages et des propos d’écervelés de la part de nos fripons ?
– Écoutez, mon oncle, reprit Mimo.
« À Rome, il y aura bientôt un grand coup de main. La faction mazzinienne est lasse de statuts et de constitutions ; elle veut en finir avec les moyens termes. Ils couvriront de grands mots leurs systèmes, mais ils sont bien décidés à tout renverser en Italie. Proudhon, Ledru-Rollin et Louis Blanc se sont cassé le cou ; Mazzini veut montrer qu’il saura opérer en Italie la révolution qui a échoué en France, en Autriche et en Prusse.
« Déjà Livourne est prête ; Gênes se tient sur l’expectative ; Rome, qui est moins sur ses gardes, verra bientôt le piège fatal. Dis à Bartolo qu’il sorte de Rome, qu’il se retire sur une terre plus tranquille, à Vevey ou à Rolle, sur le lac Léman ; mais le mieux, ce serait à Genève. »
« Mais Aser nous menace d’un abîme ! s’écria Bartolo à demi raillant, à demi effrayé. C’est incroyable.
– Mon oncle, je ne sais pas ; mais Aser ajoute quelque chose de fort important :
« Les mazziniens sont résolus à se défaire du pape, des cardinaux, des prélats et de tout le clergé ; ou bien ils y arriveront, ou bien ils se jetteront dans les dernières extrémités. Vous ne connaissez pas ces démons-là, vous autres bonnes gens. Ils sont capables de miner Saint-Pierre, le Vatican, le Quirinal, tout ce que vous avez de beau et de bon à Rome, et, s’ils ne le font pas, cela ne tiendra pas à leur bon vouloir ; sachez que vous avez à Rome plus de barils de poudre que de coupoles et de clochers, et plus de caisses de stylets que de flambeaux et de chandelles. Toi, Mimo, ne te laisse pas prendre au lit ; mets ton argent en lieu sûr ; que Bartolo en fasse autant ; qu’il dégarnisse ses villas de sa plus belle vaisselle, de ses plus beaux meubles ; qu’il vende ses chevaux et ne tarde pas à partir. Demain, je pars pour la guerre de Hongrie. Salue Lando. Adieu. Ton
« ASER. »
« Panscowa, le 2 octobre 1848. »
Après cette lecture, Bartolo hésitait ; ou bien Aser avait éprouvé quelque mauvais traitement de certain chef du cercle romain, et voulait se venger en lui prêtant ces criminels desseins ; ou bien il était mal informé des affaires de Rome.
« Oui, disait-il à Mimo, ils ont de funestes projets ; mais le pape est maintenant en plus parfaite sécurité que sous le ministère Mamiani, qui l’avait mis de côté comme un vieux pluvial usé ; le ministre Rossi a vraiment l’air de rétablir l’ordre et la solidité de l’État, de couper les ailes à la licence de la presse, de ranimer les bons, de ressusciter la police, de discipliner l’armée, d’éteindre la dette publique et de remettre les finances en crédit. »
Mais le bon Bartolo avait souvent sur les yeux des lunettes couleur de rose qui couvraient tous les objets d’une teinte douce et agréable. Le comte Pellegrino Rossi avait, en effet, ces intentions arrêtées dans son esprit ; mais ses ennemis comptaient les jours sur un autre calendrier. Déjà étaient revenus de Turin ceux qui avaient été députés au grand Sanhédrin ; de tous côtés on se rencontrait ; partout des rassemblements, un va-et-vient général ; on se demandait :
« Qu’y a-t-il de neuf ? Est-ce que le chevalet est encore sur le champ de Flore et sur la place Navona ?
– Le chevalet ! il est brûlé, et Rome ne le reverra plus.
– Que dis-tu ? Ne sais-tu pas que Rossi en a commandé pour tous les coins de Rome ?
– Vraiment ? Il nous manquait encore cela.
– Nous ne sommes pas au bout. J’ai vu le tourneur façonner des bâillons pour les appliquer à la bouche des blasphémateurs attachés au pilori. À qui dit ; per grillo, per cristallina, per dio bacco, vite le bâillon. Pour une plaisanterie sur un prêtre, le bâillon ; à tout propos malsonnant, le bâillon.
– Miséricorde ! il va bâillonner toute la ville de Rome. Et pour les accidents, a-t-il des peines aussi ?
– Trois coups de nerf de bœuf à qui dira : accizemoli ; cinq, à qui dira : arcipreti ; dix, les caleçons ôtés, à qui dira accidenti.
– Accidenti ! il y aura plus de bourreaux que de soldats, et, avant qu’ils paraissent, je vais vous en dire plein un sac.
– Patience, ce ne sont que des bagatelles ; savez-vous que le ministre Rossi veut remettre en exercice les supplices du saint-office ? J’ai vu, moi, de mes yeux, je n’ai que trop bien vu certaines charrettes sortir pendant la nuit de la porte de ce palais horrible, chargées de tenailles, de pinces, de mors, de tranchoirs, de roues pour briser les bras, de marteaux et de masses pour tourmenter les patients, et certaines machines de fer avec des pointes en dedans pour percer le condamné de tous les côtés à la fois 23.
– Je sue, je tremble. Les temps de Sixte V ne serviront donc à rien ? Le comte Mossi veut être le bourreau de Rome et nous mener à la boucherie ! Dites un peu : ne pourrait-on pas le mettre dans une de ces cages de fer, ou lui rouer les bras et lui appliquer ces grappins à la poitrine et aux épaules ?
– Sois tranquille ; notre inquisition saura l’arrêter au passage.
– Je cours à l’estaminet du Giardinetto, de la Lungaretta, de la Ripa, du Tritone, du Pellegrino, et tous les amis que j’y rencontrerai, et il y en a toujours bon nombre, je veux les échauffer contre ce comte Rossi. Mais, vraiment ! saint-office, chevalet, bâillon ! Si je trouve Pepaccio, qui a eu, dans sa jeunesse, des coups de nerf de bœuf sur le champ de Flore ; si je trouve Geronimo, qui a été bâillonné sur le pont Sisto, je veux leur dire : « Vous ne savez pas ? Rossi remet le bâillon en exercice. Ah ! voulons-nous lui donner un peu de fine pointe entre les côtes, ou lui faire un œil de plus à la tête ? Voyez donc ? on ne peut plus tirer un juron : tout de suite l’asperge ! Figurez-vous un peu ! À Rome, on ne pourra plus marcher sans espion en avant. Ma mule, j’ai beau lui donner du fouet, elle ne marche pas quand elle n’attrape pas dans les oreilles une détonation de jurons. Eh ! signor Rossi... »
Ailleurs, on répandait le bruit qu’on préparait des salles au château Saint-Ange pour recevoir tous les députés ; que déjà la vieille police allait reparaître dans Rome ; qu’on ne voulait plus du gouvernement laïque, et que les prêtres revenaient dans tous les tribunaux, dans tous les offices ; qu’ils devaient chasser de Rome tous les étrangers. Et cependant c’était un bouillonnement, une murmure, un frémissement universel, Rome, dans les premiers jours de novembre, présentait un aspect sombre, triste et sinistre.
Pendant que s’exerçaient ces perfides menées et que ces folies allaient s’accréditant dans le peuple, à la charge du ministre Rossi, dans les cabarets, les estaminets, les tavernes, les rendez-vous du peuple, les fontaines des blanchisseuses, les bancs des marchands, les groupes des terrassiers du forum romain, les archimandrites de la jeune Italie, cherchaient par tous les moyens à hâter l’exécution de leurs projets.
À Turin, on avait arrêté le point capital : la république, malgré tous les obstacles ; à Livourne, dans un banquet qui fut offert aux députés romains par les plus ardents conspirateurs, on conclut que, si le ministre Rossi continuait à leur faire opposition, il fallait s’en débarrasser à tout prix ; à Frascati, dans un dîner, on décida : « Rossi sera tué à coups de poignard. – Quand ? – À l’ouverture de la Chambre. – Où ? – En descendant de voiture, ou bien en montant l’escalier, ou bien à l’entrée de la cour. – Qui frappera le coup ? – Un seul ne suffit pas, mille circonstances peuvent intervenir pour empêcher la réussite ; le coup une fois manqué, adieu toute espérance : il en faut trois. – Lesquels ? – Que le sort en décide. »
Ils avaient à leur disposition plus de vingt sicaires déjà habitués à verser le sang, à l’âme endurcie dans le crime, à qui la vie ou la mort importait peu. Le lendemain, ils furent réunis dans une grotte de l’Esquilino ; le chef de la conjuration apparut ; il mit les noms dans une bourse, l’agita, et, avant de tirer les noms, il jeta son regard autour de lui, et, à la lueur d’un flambeau, les regarda tous en face. Je crois que Catilina, la nuit qu’il rassembla ses jeunes sicaires pour leur confier la mort des sénateurs et l’incendie de Rome, ne vit pas devant lui des satellites à l’âme plus perverse, au visage plus livide, aux regards plus menaçants.
Le nouveau Catilina, les regardant fixement, leur dit : « Jeunes gens, Rome et l’Italie sont entre vos mains : c’est de la pointe de vos poignards que doit jaillir la liberté ; sortie du sang, elle en sera plus belle ; acquise par le fer, elle en sera plus forte. Approchez vos poignards, croisez-les, et dites : « Celui qui sera désigné par le sort, s’il tremble, aura ces pointes dans la poitrine. Jurez-le ! » Ils joignirent leurs armes, les croisèrent et jurèrent : « Mort à Rossi ! » Alors l’homme de mort leva la bourse, tira les trois noms, les lut, congédia les autres, et resta avec les exécuteurs désignés.
La grotte antique communiquait à une autre, grande aussi et profonde : le chef leva un loquet et introduisit ses hommes. Ils virent au fond de cette caverne un autre homme debout en les attendant ; à terre, un grand linceul qui recouvrait une petite éminence ; celui qui portait le flambeau le donna à tenir à l’un des trois, il souleva un coin du linceul et découvrit trois cadavres amoncelés ; il dit aux deux autres sicaires : « Prenez le premier cadavre et placez-le sur cette dalle. »
Cet homme était un chirurgien de la secte ; il s’adressa aux trois assassins :
« Si vous voulez que la victime tombe morte à vos pieds, il faut frapper un coup sec à la carotide ; cette artère coupée, c’est la mort instantanée. »
Puis, prenant le doigt de l’un des trois, et lui faisant toucher au-dessus du cou du cadavre, il ajouta :
« La carotide, c’est ceci ; frappe là, et coupe vite. »
Le sicaire prit son poignard, frappa, et coupa net.
« Bravo ! à merveille ! s’écria le scélérat ; tu pourrais avoir un diplôme de chirurgien. Ici, l’autre cadavre ; frappe là, toi aussi. Voici la carotide, remarque bien qu’elle est près du tendon, regarde-la bien, tu ne peux pas te tromper. Oui, c’est cela. Parfait ! »
Et sur le troisième cadavre, la même épreuve fut faite ; puis le chirurgien reprit :
« Braves jeunes gens, on doit avoir beaucoup de présence d’esprit en frappant : il faut que le cou soit découvert, que la cravate et le col de l’habit ne vous gênent pas ; donnez légèrement un coup à l’épaule du ministre, il se retournera aussitôt pour voir qui l’a frappé ; et alors, en tournant la tête, la carotide ressort : frappe subtilement, retourne le poignard dans la plaie, jette-toi dans la foule, et va-t’en 24. »
Pendant que se tenait dans les ténèbres cette école infernale, le dernier et le plus sûr argument des sociétés secrètes, si honnêtes, si généreuses, si libérales en apparence, les autres conspirateurs marchaient dans Rome tête levée, l’air libre et dégagé, comme s’ils avaient voulu dire aux citoyens fidèles et modestes : « Rome est à nous ! »
Quelques délateurs avaient fait entendre secrètement que l’on tramait contre la vie de Rossi, et l’on ébruitait ce qui s’était conclu à Turin, ce qui s’était résolu à Livourne et enfin arrêté à Frascati. Le comte, par un mouvement de dégoût et de dédain, répondit : « Des lâches... il n’y a que de la lâcheté à attendre ; une âme franche les déconcerte. »
Pendant ce temps-là, la Pallade et Don Pirlone jetaient des demi-mots, comme qui parle et ne veut rien dire, au milieu de provocations et d’expressions de mépris ; au fond, ils voulaient tâter le peuple, sonder ses dispositions concernant les nouveautés. Les signes qu’ils donnaient ressemblaient à des divinations ; c’étaient des signaux pour les conjurés éloignés, afin de leur faire savoir que le jour et l’heure seraient le 15 novembre vers midi. Le Pirlone plaisantait, le 13, comme Fanfulla dans Florence avant la conjuration des Pazzi, et il écrivait : « Le poète a dit, si vous vous rappelez, que du berceau à la tombe il n’y a qu’un pas. »
« Il a tort ; il faut transposer les mots, intervertir la phrase ; il faut écrire : « De la tombe au berceau il n’y a qu’un pas. » Et les saintes Écritures confirment notre opinion, en disant : Beati mortui qui in Domino moriuntur : Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur ! »
« À propos de ces propos, je parle, je dis, je pense ; d’aujourd’hui à après-demain, cela fait deux jours, si je ne me trompe... deux jours s’écouleront facilement... Il n’y a qu’un pas... pour sûr, cela passera... Donnez le signal... « Qui va là ? – Députés... » C’est bien.
Et, un peu plus bas, le perfide, se refrognant dans ses épaules, disait en lorgnant les passants : « Moi, je ne sais pas ; demandez à qui le sait... faites des recherches... demandez-le à d’autres, parce que moi je n’en sais rien. » Et voilà le malheureux qui se met à parler de musique en désaccord, de hurlements, de cris, de sifflements, de porter en triomphe dans Rome... Est-ce assez d’exemples de fourberie, de dissimulation et de ruses de serpent ?
Le 13 était passé ; le comte Rossi s’était emparé de tous les passages ; il avait placé des escouades à tous les débouchés, dévoilé tous les complots, tendu ses filets à toutes les issues de Rome. Rome était pleine de carabiniers, et les carabiniers avaient le mot d’ordre et le signal secret pour sortir de tous les groupes, pour prévenir toutes les menées des conspirateurs et les envelopper ; mais le comte avait la cataracte sur les yeux, il se fiait trop aux carabiniers, parmi lesquels se trouvait plus d’un conjuré. Le lendemain du 14 devait se faire l’ouverture de la Chambre, et le ministre avait déjà réglé le parlement ; il allait exposer aux députés ce qu’il avait fait jusque-là, ce qu’il se proposait de faire : c’était l’occasion favorable de dissiper les ombres et les préventions, de rétablir l’ordre ébranlé par la licence, d’animer les découragés, d’exciter les indolents.
Il avait lu tout son discours au pape ; le pape l’avait approuvé et en espérait un bon résultat ; mais il n’avait pas dissimulé à Rossi la difficulté de l’entreprise, la perfidie de ses adversaires, l’incertitude de l’issue. Rossi répondit : « Père saint, Dieu aide la justice et conduit à bien ses projets. Père saint, bénissez-moi, et, dût m’en coûter la vie, je persisterai à combattre l’iniquité, à défendre votre autorité et la gloire du Saint-Siège. »
La nuit qui précéda le 15 avait été passée en manèges secrets, en avis mystérieux, en indications de postes précis pour les artisans du crime. Une dame du haut rang avait écrit de bon matin à Rossi pour lui révéler la conjuration ; elle lui disait de ne pas aller à la Chambre, qu’il n’éviterait pas la mort. Rossi n’en tint pas compte ; il entra chez le pape pour demander sa bénédiction. Le pape était triste et lui dit :
« Comte, n’y allez pas ; ce sont des perfides capables de tout.
– Ils sont plus lâches que perfides », répondit Mossi. Et il descendit pour monter en voiture.
À ce moment, monsignor Morini vint au-devant de lui, et loi dit :
« Comte, votre obstination vous perd ; la mort vous attend sur l’escalier de la chancellerie. – Monsignore, répondit-il, le devoir m’appelle et Dieu me protège. »
Il sortit du palais accompagné de Righetti, substitut du ministère des finances ; il se dirigea vers la chancellerie, où il croyait apostés un grand nombre de carabiniers travestis. La place était couverte de visages inquiets et menaçants : « Le voici ! le voici ! c’est lui ! » disait-on dans les groupes en le voyant passer. La voiture entre sous le portique du palais ; le ministre descend le marchepied d’un air tranquille et ferme ; il voit de nombreuses réunions groupées de côté et d’autre, et il passe au milieu ; mais, à quelques pas de l’escalier, il entend des sifflets et des cris de tapageurs ; il n’y fait pas attention et continue sa marche.
Au moment où il met le pied sur la première marche de l’escalier, il sent un coup qui lui est porté au côté ; il se retourne pour voir qui l’a frappé, et la pointe d’un stylet se plonge froide dans sa gorge. Il s’écrie : « Ô Dieu ! » saute trois marches, et tombe. La foule des conspirateurs se presse autour de lui ; par derrière on crie : « Qu’y a-t-il ? » Beaucoup de voix répondent en même temps : « Silence ! silence ! ce n’est rien ! » Righetti et le domestique de Rossi le prennent dans leurs bras, le portent dans la première chambre au haut de l’escalier, le posent sur un siège ; il pousse un soupir et meurt.
Une voix annonce à la Chambre la mort du premier ministre, aucun ne tourne la tête, aucun ne lève les yeux, aucun ne change de visage : on dirait qu’on vient d’annoncer la mort du grand vizir de Constantinople ; chacun continue à discuter ou à écrire sur son banc. Les ambassadeurs et les ministres, indignés de la conduite infinie et vile des députés, sortent de ce repaire d’assassins, suivis des députés de Bologne, dont le ministre Rossi faisait partie.
Rome fut stupéfaite et terrifiée à la nouvelle de cet acte horrible qui la souillait de sang aux yeux de toutes les nations civilisées ; mais les conspirateurs, insultant au deuil public, portèrent le soir en triomphe dans le Corso, avec une illumination de torches, un scélérat qui représentait le sicaire assis sur les épaules d’une populace féroce qui, montrant la main de l’assassin armée d’un poignard ensanglanté, chantait, accompagnée par des groupes de gardes nationaux, de carabiniers et de toutes sortes de soldats mêlés aux citoyens. « Bénie soit la main qui a assassiné Rossi ! » On frémit, sans doute, à ce récit. Ce n’est pas tout. Dénaturés autant que des cannibales, ils portèrent en triomphe l’assassin sous les fenêtres de la veuve désolée et de ses enfants, chantant en l’honneur du misérable.
Un jeune Romain lisait tranquillement le Contemporaneo dans un coin du café près de San-Carlo ; un inconnu était assis près de la porte, taciturne et pensif. Vingt minutes après le meurtre de Rossi, il voit entrer un jeune homme à la chevelure rousse, les traits altérés et de couleur livide, les yeux égarés et comme en convulsions. Celui qui était près de la porte lui dit : « Est-ce fait ? – C’est fait », répondit l’autre d’une vois étouffée. Ils sortent aussitôt et disparaissent. Le jeune Romain crut que c’était le meurtrier lui-même, attendu là par un inconnu qui devait l’expatrier.
Pendant que la foule faisait du tapage sur le Corso, les conspirateurs profitaient des angoisses du pape, de la confusion du gouvernement, du désarroi général ; ils se réunirent au Cercle populaire. Sterbini, à la tribune avec Pinto, Spini et les autres chefs de la conjuration, forma sur-le-champ un comité de salut public, et expédia des ordres et des instructions à toutes les administrations, au commandant du château, à l’armée, et tous baissèrent lâchement la tête. On manda la garde et des sentinelles au palais, et des dragons à cheval pour porter les ordonnances du Cercle sur tous les points de la ville.
Et le pape, ce prince généreux qui avait délivré de prison tous ces fripons ; ce père si aimant qui leur avait pardonné sincèrement leurs anciennes conspirations, à qui ils avaient juré une fidélité immuable, une reconnaissance éternelle ; le pape, qui fortifiait son cœur au milieu de tous ces assauts ; le gouvernement lui était arraché des mains par l’assassinat et transféré au Cercle populaire. Remarquant bien qu’ils n’avaient qu’une autorité de scène, ils s’avisèrent de nommer des ministres, en donnant à croire qu’ils étaient du choix du pape. Ils cherchèrent donc les hommes à proposer, propres aux intentions et aux projets des conspirateurs ; ils préparèrent la liste à présenter au pape, mais avec toute la grâce des procédés qu’emploie une bande de voleurs tombant sur un voyageur sans armes pour lui demander la bourse.
Ils voulaient des ministres démocrates. Don Pirlone apporta les balances d’orfèvre ; la Pallade les tenait suspendues. Sur un plateau était la république avec tous ses poignards, avec tous ses sacs à mettre l’or, l’argent et les pierreries ; la vraie liberté, la tranquillité, l’ordre, la sécurité des biens et de la vie, et surtout la religion romaine. Sur l’autre plateau, le Contemporaneo plaçait le personnage à inscrire dans la liste des nouveaux ministres. Ils y posèrent un réformiste. Son plateau s’éleva, et celui de la république s’abaissa sur la tablette. Ils y placèrent un constitutionnel à la Gioberti. Même effet. Ils essayèrent d’un constitutionnel à la Palmerston. Même effet encore.
Ils y posèrent Mamiani. La Pallade leva la balance ; il y avait équilibre parfait. Bien ! On y ajouta Galleti, Sterbini, Campello, etc. L’équilibre resta le même. D’une voix unanime, ils furent proclamés dignes du choix, « et, si le pape n’y obtempère pas... nous verrons... »
Pans l’après-midi du 16, je dus, pour une affaire, passer le Tibre en barque près de la Longara. Vis-à-vis du palais Corsini, je vois arriver deux voitures roulant à grande vitesse. Tout le monde se mettait aux fenêtres : dans la première voiture, il y avait un civique et un bourgeois ; la seconde était vide. Elles passèrent devant moi comme un éclair, et je les vis s’arrêter au pied du palais Salviati, où se trouvait un repaire caché de la secte. Je passe outre, et je ne suis pas encore à la porte de Settimiana, que j’entends au loin comme un bruit de détonations de fusillades. Je m’arrête inquiet, je demande à des femmes qui venaient regarder à la fenêtre : « Qu’est-ce que cela ? » Elles me répondent : « Qui le sait ? » J’entre dans la maison où je me dirigeais, et le maître me dit : « Comment ? vous, ici ! Ne savez-vous pas que les conjurés en sont venus aux derniers excès ; ils tirent sur le palais du pape pour le forcer et tuer tout ce qu’il y a dedans de prélats et de palatins ? » Je n’ai pas le temps de lui dire : « Pourquoi ? » je sors, je me dirige à grands pas vers le Tibre pour rentrer chez moi.
La Longara présentait un triste spectacle : c’étaient des groupes de prêtres qui fuyaient pour se cacher, des femmes aux fenêtres et sur les portes, qui se frappaient la tête et s’arrachaient les cheveux, en s’écriant :
« Oh ! Dieu ! ils massacrent le pape, et puis ils feront de Rome un tombeau. Ah ! chiens cruels ! et mon mari est allé au travail près de Trevi. – Et le mien à la Pilotta. Miséricorde ! peut-être l’ont-ils entraîné dans leur troupe ; je lui avais dit de ne pas sortir. – Nunziata, est-ce que ma Tina est au métier ?
– Oui.
– Faites la venir tout de suite, ou j’y vais moi-même. »
Et une autre appelait ses enfants qui allaient et venaient dans la rue, et une autre courait comme une désespérée, en s’écriant : « Mariuccia, Mariuccia ! » C’était sa fille unique perdue dans la cohue.
Je descends vite sur la barquette : « Sior Camillo, dis-je au passeur, hâtez-vous. » Et, en même temps, une foule de femmes effrayées voulaient se jeter dans la barque. Mais le sior Camillo : « J’ai là ma barque. » Alors, j’y saute et je lui dis : « Sortez, si vous voulez ; moi je passe. – Mais, s’ils tirent du château ? – Allez, sior Carnillo, Dieu et saint Pierre nous assisteront. Passez-moi. »
Aussitôt dit, aussitôt fait : les femmes se pressent, un prêtre d’Albano ou d’Aricia s’accroche à mes habits et me dit :
« Plus jamais, non, plus jamais je ne viendrai à Rome. De grâce, voudriez-vous m’accompagner chez moi ?
– Où demeurez-vous ?
– Au champ de Flore.
« Et moi, sur la place Farnèse ; venez, je vous guiderai. »
Arrivés à l’autre bord, nous trouvâmes près de Santa Anna de Bresciani deux civiques tout hors d’eux-mêmes, qui disaient au milieu d’un groupe :
« Infâmes Suisses ! tirer sur la civique ! Corpo... Ils nous l’ont payé ! Sangue !... sur nous !... Brigands ! mais nous leur arracherons leurs hallebardes des mains. Si nous pouvions entrer dans le palais ? Hum ! nous en ferions une belle salade ! »
Mon compagnon s’approche d’eux et leur demande ce qui est arrivé ; ils se tournent sur lui avec deux mires de basilics :
« Ah ! prêtre imprudent ! allez-vous-en chez vous, si vous ne voulez pas avoir le sort de Rossi ! »
Le prêtre disparut subtilement. Pour moi, je restai au milieu de la foule, et j’entendis ces deux démons incarnés dire tout haut :
« Par la M... nous n’avions plus de munitions, et maintenant nous sommes venus remplir nos gibernes et nous retournons au combat. Ou le pape cédera, ou nous lui ouvrirons les portes du paradis : nous avons déjà attaqué la porte du palais du côté des quatre fontaines ; nous y avons amassé des fascines ; nous y avons mis de l’eau ardente, et le feu y est. Sanguaccio di C... les pompiers de l’intérieur sont venus y jeter des fleuves d’eau, mais nous y entretenons des torrents de feu.
– Les tirailleurs de l’Université, réunis au couvent de San Carlino et montés au clocher, tirent aux pigeonniers du palais : si quelqu’un met la tête à la fenêtre, le tir est si juste que le pigeon tombe mort. Un tirailleur m’a dit que monseigneur Palma, secrétaire des lettres latines, voulant voir la porte que l’on brûlait sous les fenêtres, mit la tête à la jalousie ; une balle partie du clocher l’atteignit au front et le renversa mort dans sa chambre 25. Tous les audacieux prélats qui ont montré le bout du nez en ont perdu la vie. Je les mangerais tout vifs ; et, si l’un d’eux était tombé à notre portée, je me serais lavé le visage et les mains dans son sang, j’en aurais bu dans son crâne. Quand je les vois passer devant ma boutique, je leur enfoncerais volontiers mon alêne dans le ventre.
– Des toits de la Consulta, du piédestal des chevaux de la fontaine, de la rue Scanderbek, un tire dans les fenêtres du pape, et qui sait si quelque cardinal n’a pas rougi sa pourpre de son sang ? Je les massacrerais tous, ces tyrans de Rome. Si le pape n’accorde pas tout ce que nous voulons, aujourd’hui le Quirinal sera inondé de sang ; nous égorgerons les cardinaux sous ses yeux, nous l’égorgerons lui-même, oui, lui-même, au milieu des ambassadeurs de France, de Russie et des ministres des autres puissances, qui sont accourus pour lui faire la cour. Nous ne craignons pas le monde entier ; nous voulons la liberté, nous la voulons 26. »
Il y avait dans le groupe une fille du peuple, assez bien faite de sa personne, qui, les yeux ardents, en entendant les paroles de cet enragé, s’élança à travers la foule, et, levant sa main, dont les cinq doigts étaient chargés d’anneaux :
« Encore ce pape, encore ! Voulez-vous le tuer, voulez-vous ? Voyez là-bas, c’est la coupole de Saint-Pierre, vous savez ? Il vous montrera sa mine avec les clefs, beaux sires. »
Les coquins lui firent un signe d’assentiment ; le plus hardi voulut la caresser, en lui disant :
« Eh ! Tuta, comme te voilà ragaillardie ! » La donzelle tira une grosse épingle de ses cheveux et lui dit : « Si tu me touches, vaurien... tu en sentiras la pointe ! » Et il s’en alla en criant : « Et le pape, massacrer le pape ! Nos hommes ne sont plus les Romains d’autrefois. Si l’on avait dit à mon père (que Dieu le garde !) de massacrer le pape, il s’en fût acquitté aussi facilement que d’une douzaine de bons jurons... »
J’ai voulu rapporter de moi-même, contre mon usage, les faits de cet assaut. On ne dira pas que je les sais de quelque vieille femme ; je les tiens, comme vous l’avez vu, de la bouche de ces scélérats qui descendaient du Quirinal, où ils avaient tiré dans les fenêtres du vicaire de Jésus-Christ. J’ai entendu de mes propres oreilles : « Si le pape ne cède pas, il est mort ; nous l’assassinerons dans les bras du père éternel. » Insensés ! Dieu l’a pris sous sa garde, ce Dieu qui vous brisera en poussière et qui dispersera vos cendres au vent.
Ces scélérats vous disent maintenant qu’ils étaient allés pacifiquement demander la nomination des ministres, et que les Suisses furent cause de ce scandale en tirant sur le peuple. Pacifiquement ! Il y avait plusieurs milliers de gardes nationaux, de dragons, de carabiniers, de douaniers, de soldats de toute arme et de tout grade ; une populace soudoyée, ivre et furieuse. Galletti présenta avec audace et hypocrisie les demandes des conspirateurs. Le pape répondit qu’il ne recevrait pas la loi de ses sujets ; Galletti lui fit de nombreuses instances et supplications ; le pape tint ferme. Alors le méchant hypocrite se mit à un balcon, et, par ses gestes, excita les troupes déjà furieuses ; puis il leur fit signifier que « le pape était maître, et ne voulait pas recevoir la loi de ses sujets ».
Un rugissement terrible fut la réponse de la troupe ameutée. Galletti revint aux pieds du pape : « Il fallait consoler le peuple soulevé. – Demain, ils sauront ma résolution », répondit le pontife. Le fourbe se présenta de nouveau à la foule et lui dit :
« Demain !
– Non, tout de suite ! »
Et, là-dessus, on courut aux armes, on assaillit aussitôt le palais. Ce fut alors que les Suisses serrèrent leurs rangs et barricadèrent toutes les portes du château ; ce fut alors que les rebelles mirent le feu à la porte qui donne vis-à-vis des quatre fontaines et essayèrent d’escalader les fenêtres. Les Suisses tirèrent pour leur faire prendre le large, et de là le combat. Les Suisses de garde à la porte principale furent assaillis, et un jeune homme de la Speranza arracha à l’un d’eux sa hallebarde. Les Suisses s’étant renfermés dans le palais, un des émeutiers courut à la Pilotta et cria :
« Ici, le canon ! vite au palais ! Allons, courage, en avant ! »
On tira l’affût sur la place du Quirinal, on pointa le canon sur la porte, et la mèche fut levée pour y mettre le feu 27. On pensait bien que le lape viendrait au balcon, d’où tant de fois il avait béni ce peuple ingrat, pour le calmer, et un assassin se tenait derrière la statue de Pollux, la carabine en arrêt, prêt à tirer sur le pontife au moment où il apparaîtrait. Et peut-être, ne consultant que la générosité de son cœur, l’eût-il fait si l’archange saint Michel, le bouclier de l’Église et de son chef, n’en avait détourné sa pensée.
Peut-on douter encore ? Peut-on trouver des preuves plus manifestes des criminels projets des sociétés secrètes ? Des joies du pardon, des protestations de reconnaissance, des serments de fidélité, des plaintes attendrissantes, des offres généreuses de leur sang et de leur vie, ils en sont venus à quelques demandes de réforme ; de la réforme, aux franchises ; des franchises, à la liberté ; de la liberté, à la licence ; de la licence, au désordre ; du désordre, à tous les crimes, à toutes les trahisons, à l’assassinat du premier ministre d’un prince si généreux, à l’assaut du palais apostolique, aux menaces de mort contre leur bienfaiteur.
Voilà le chemin que vous avez suivi dans cette lecture du Juif de Vérone ; vous avez vu avec quelle mauvaise foi, quels hypocrites mensonges, quelle fourberie, ils sont parvenus à cet égarement universel de l’Italie, qui les applaudissait, qui se laissait entraîner à ces séductions riantes d’où sont sortis les commotions, les soulèvements, les émeutes, les conspirations et les attaques armées. Ils avaient dessein d’arriver à la république ; et, quand leurs vœux furent accomplis, quand ils furent maîtres de Rome, on vit, érigés en divinités tutélaires du Capitole, l’assassinat, le brigandage et le sacrilège, qui furent toujours l’obscène Trimurti des sociétés secrètes, déité horrible d’une religion de sang.
De Weishaupt jusqu’à Mazzini, l’histoire n’est que le développement de ce culte auquel sont consacrées toutes les ramifications de l’illuminisme, qui pousse, fleurit et produit dans tous les peuples la désolation, le renversement de toute loi, de tout ordre, de tout principe politique naturel et divin. La France fut la première à goûter ce venin qui a empoisonné une si grande partie de l’Europe ; puis sont venues les républiques de l’Amérique méridionale, nées en grande partie des sociétés secrètes ; puis les révolutions du Portugal et de l’Espagne, qui durent encore ; et enfin l’Italie, heureuse jusque-là, et où les racines du mal ne sont pas encore bien profondément jetées, mais où les fleurs et les fruits de cet arbre fatal ont paru amers sur les points où ils se sont produits, à l’exception pourtant du Piémont, agité encore par la tentation d’en goûter les perfides douceurs.
XIV. – LE PÈLERIN APOSTOLIQUE.
Pendant l’assaut du Quirinal, les ambassadeurs et les envoyés des monarques chrétiens étaient accourus comme pour faire garde et protection autour de la personne sacrée du pontife. C’étaient le duc d’Harcourt, ambassadeur de France ; Martinez de la Rosa, ambassadeur d’Espagne ; le comte Spaur, ministre de Bavière ; de Migueis-Venda da Cruz, ministre de Portugal ; le comte de Bouteneff, ministre de Russie ; de Liedekerke, ministre de Hollande ; Figueiredo, chargé du Brésil ; de Maistre, secrétaire de la légation belge ; de Canitz, secrétaire de la légation de Prusse. Voyant le canon braqué sur la porte, ils conseillèrent au pape de calmer la fureur des rebelles, en leur concédant ce qu’ils demandaient. Le pape leur répondit avec fermeté : « Vous voyez la violence qui m’est faite par des sujets rebelles ; je souscris par nécessité à leurs demandes iniques, pour empêcher une plus grande effusion de sang. Je proteste devant vous et devant vos souverains contre la violence et la trahison dont je suis l’objet. »
Le jour suivant, les rebelle, non contents de ce sacrilège, lui intimèrent leur désir, ou plutôt leur ordre, « de destituer les Suisses de la garde du palais, de la confier à la garde civique ; ceux qui avaient tiré sur le peuple n’étaient pas dignes de garder le prince ; Rome ne pouvait le souffrir ». On priva les Suisses de leurs postes et de leurs armes, et ils furent relégués au Vatican ; la garde civique eut bien le front de se mettre en faction non seulement à toutes les portes du palais, mais aux pieds des escaliers, jusque dans les antichambres du pape, comme des espions et des geôliers qui tenaient assiégé le vicaire du Christ dans les appartements intimes de sa demeure privée. Le tour de faction tombait souvent sur les plus scélérats conspirateurs, qui l’épiaient soigneusement et avertissaient leurs chefs de tout ce qui se passait dans le palais.
Cependant le pape donna l’ordre secret d’avertir les cardinaux de se sauver des griffes des conjurés, capables de se porter à toutes les extrémités pour la ruine de la sainte Église. Le mot d’ordre étant donné, ils cherchèrent à sortir de Rome incognito, sans éveiller l’attention de leurs ennemis. On ne pourrait dire la vigilance qui s’exerçait aux portes de la ville et autour du palais, et à combien de périls ils s’exposèrent pour échapper aux ruses de ces factieux, acharnés contre leurs personnes.
L’un des cardinaux, le mieux surveillé et déjà destiné au poignard, l’un des membres les plus vénérables du sacré collège, n’ayant pas d’autre moyen de se soustraire à la persécution de ces bourreaux, résolut de se mettre en costume de chasseur pour s’enfuir. Un matin, avant qu’il fît jour, il regarda dans la rue par une petite porte de son jardin ; il vit qu’il n’y avait personne, et il se mit en route avec un chien braque en laisse vers la place Barberina. Il avait de grosses bottes à éperons, un long pourpoint, une carnassière, un chaperon à la Eclivar, une ceinture avec des cartouches couverte d’une peau de loutre, le sac en fil et un fusil à deux coups sur l’épaule.
Quand il fut arrivé à la fontaine de la Conchiglia, il s’assit sur un pilastre et s’amusa à caresser les oreilles de son chien étendu à ses pieds, le museau sur les pattes. Au point du jour, une calèche passe, montée par un chasseur anglais, qui lui dit : « Ami, montez, c’est une matinée à bécasses. » Arrivés par la villa Ludovisi à la porte Salara, le cardinal, voyant s’approcher les gardes civiques, pinça les oreilles de son chien, qui montra les dents en grognant, et les civiques se tinrent à distance et leur souhaitèrent bonne chasse ; ceux-ci sortirent de la porte et furent bientôt à deux milles au-dessus du pont Salaro ; là, un carrosse attendait le cardinal, qui se rendit à Naples par les Abruzzes.
Un autre, voyant son palais entouré par les janissaires de Cicervacchio, imagina un autre stratagème qui lui réussit. Son intendant fit entrer dans la cour un camion de charbon, et vêtit son maître en bouvier de la Sabine, qui portent encore l’antique costume poilu des montagnards, couverts de peau de chèvre. Le cardinal se mit aux cuisses deux grands fémoraux de peau de bouc luisante et épaisse ; il prit sur l’épaule une pelisse de peau de chèvre, aux jambes deux bottes de cuir et sur la tête un bonnet de laine brune, ce qui lui donnait l’air d’un Ausonien primitif ; il prit en main un aiguillon, et sortit, vers le soir, sans qu’aucun des Argus en soupçonnât rien.
Deux autres cardinaux, un peu plus jeunes, voyant toutes les issues fermées, s’habillèrent à la mode des Erniques, s’enfermèrent les jambes dans deux pièces de grosse toile, et, à l’aide de cordons de chanvre, s’attachèrent sous les pieds des sandales de cuir de bouc ; ils se mirent sur la tête un chapeau pointu orné de bandelettes, avec une belle plume de paon, et, un sac de pain sur l’épaule, une massue à la main, ils s’avancèrent du côté de la porte Majeure. Ils tombèrent plusieurs fois dans des groupes de la secte, qui les prirent pour des gens de Sonnino ou de Piperno, et les laissèrent passer ; de sorte qu’ils arrivèrent sains et saufs à Liri.
Il est impossible de dire les angoisses, les dangers, les travestissements, les embûches, les trahisons de toute manière auxquels furent exposés les princes et les prélats de la sainte Église ; jamais, depuis Constantin, il n’y eut une telle persécution à Rome. Les nouveaux persécuteurs ne se contentèrent pas de ces mauvais traitements sur des personnages illustres et vénérables par leur dignité, leur âge, leur science, leurs talents et leurs vertus ; ils y ajoutèrent des outrages vils et grossiers au delà de toute expression.
L’insolent Don Pirlone commence ainsi un article : « Se sont-ils évaporés en fumée ? S’ils se sont travestis en valets, comme on le dit, pour échapper aux investigations, c’est une preuve qu’ils ont cru que des garçons d’écurie devraient être plus respectés qu’eux 28. »
Et, dans ses caricatures, il représente les princes de l’Église balayés par un assassin armé d’une pelle, et criant : « Arrière l’ordure ! » Un mois après, ils balayèrent des palais des cardinaux et des prélats l’or, l’argent, les ornements précieux, les calices et les mitres enrichies de brillants ; ils jetèrent tous les beaux meubles dans la fange des rues ; ils emmenèrent les chevaux des écuries, les voitures des remises, les traînant sur les places, et volèrent les soies, les velours, les nappes, les bronzes dorés, qu’ils vendirent au rabais ou jetèrent au feu, sautant comme des cannibales autour du bûcher. C’était un horrible spectacle de voir les cercles des roues, les timons, les avant-trains, les ressorts gisants au hasard dans les rues de Rome, et ces bandits les faire résonner sur le pavé en poussant des cris et des hurlements.
Le pape, après l’assaut du Quirinal et le siège où le tenait la garde civique, hésitait dans le projet de sortir à pied de son palais, de traverser les rues de Rome et de se retirer au Vatican ; mais, ayant considéré qu’une grande partie du peuple romain était corrompue et vendue aux rebelles, que les bons citoyens ne seraient pas assez hardis pour lui témoigner la fidélité qu’ils lui gardaient au fond du cœur, il renonça à faire cette démarche.
Alors les ambassadeurs des monarques, après délibération avec le cardinal d’État, pensèrent qu’il n’y avait pas de meilleur parti à prendre que celui de soustraire secrètement le pape aux dangers dont il était entouré. Le pape était dans l’incertitude : d’un côté, il craignait que son départ ne lâchât la bride à toutes les mauvaises passions des factieux ; de l’autre, il lui avait été rapporté que, le 27, une émeute terrible allait éclater pour le forcer à renoncer, par un acte solennel, à son pouvoir temporel sur les États romains, et qu’il courrait grand risque de mort : il avait été signifié à un palatin que plus de cent sicaires étaient prêts à exécuter leur horrible serment.
Or, précisément quand le pape était livré à ces incertitudes, il lui arriva de France, le 19 novembre, une lettre de l’évêque de Valence, dans laquelle le vénérable prélat lui disait : « Dans ce petit paquet se trouve le précieux ciboire que le souverain pontife Pie VI porta suspendu au cou avec le saint sacrement, et avec lequel il voyagea et se fortifia au milieu des épreuves de son voyage à Valence. Votre Sainteté agréera, sans doute, ce souvenir, et y trouvera sa consolation partout où les décrets de Dieu l’appelleront. »
Le pape ne fut pas peu surpris de cet incident, qui paraissait fortuit, mais que la Providence, disposant tous les évènements avec nombre, poids et mesure, avait sans doute déterminé pour la réalisation de ses desseins. Le pape entra dans la chapelle, se prosterna devant le tabernacle, mêla ses larmes à ses prières, et se releva avec la résolution de partir. Le comte Spaur, ministre de Bavière, se présenta, le 20, au cardinal Antonelli pour savoir si le pape était décidé à partir. Apprenant sa résolution, il s’offrit à le conduire à Gaète, où se trouvait, pour attendre Sa Sainteté, un bâtiment espagnol qui la conduirait, selon son désir, aux îles Baléares.
Après cette réponse, le comte eut un long entretien avec le duc d’Harcourt, et ils convinrent des moyens à prendre pour diriger cette affaire si délicate avec tout le secret possible, et conduire le pape sain et sauf à Gaète. Ils s’entendirent avec Filippani, maître d’hôtel de Sa Sainteté, gentilhomme d’une fidélité entière, pour préparer le petit bagage strictement nécessaire : pièce par pièce, il le fit passer sous main au comte, qui le déposa dans un coffre-fort de sa chambre, sans éveiller le moindre soupçon. Déjà, le 21, le comte avait fait part à sa femme du choix qui était tombé sur lui et sur elle pour sauver le vicaire de Jésus-Christ des mains de ses sujets rebelles. Si Dieu leur accordait la grâce de le conduire en sûreté à Gaète, le chef de la chrétienté serait hors de péril, libre de ses actes, et l’Église ne gémirait plus dans les mortelles angoisses que lui causait le sort de son auguste pontife.
La comtesse, fille du comte Giraud et veuve de Dodwell, était une femme d’une haute intelligence et d’une mâle fermeté. Le soir du 16 novembre, ne voyant pas revenir son mari et craignant les perfidies des rebelles, sans se laisser aller aux plaintes ni aux larmes, elle prit dans la chambre du comte deux pistolets, les cacha dans son manchon, et partit les lui porter pour sa défense. Un de ses amis la rencontrant : « Où allez-vous, comtesse, lui dit-il, à cette heure et dans cette allure ? – Je m’en vais porter deux pistolets à mon mari », répondit-elle. Il lui fut impossible de la dissuader de ce projet périlleux, à moins de lui promettre, après les lui avoir pris de force, de les porter lui-même au Quirinal. Elle se calma un moment après, quand elle sut, par la comtesse de Bouteneff, selon la commission qu’elle en avait reçue de son mari, que les ministres devaient passer la nuit au Quirinal.
La comtesse Teresa, en apprenant le choix qui avait été fait de son mari, se réjouit de l’honneur et de la gloire qui en reviendraient au comte ; mais elle ne laissa pas d’être effrayée à la pensée des périls qu’il courait et des pièges dont était entouré le souverain pontife. Elle savait que toutes les portes, tous les passages, étaient gardés ; que les espions se fourraient partout ; que mille oreilles étaient tendues, mille yeux braqués sur le Quirinal : s’ils sentaient la trace, ils suivraient le pape à la piste, comme des lévriers, et courraient après lui comme des vautours ; le comte Spaur n’échapperait pas à la fureur des rebelles.
En préparant les habits, le linge, les sacs et les valises, elle élevait souvent son cœur à Dieu et disait. : « Seigneur, tu vois les angoisses de mon âme ; toi qui veilles sur ton vicaire terrestre, donne-nous la grâce de le sauver. » Mais la faiblesse humaine parfois reprenait ses droits sur elle, et elle frémissait à l’idée d’une attaque de la voiture ; elle voyait son mari saisi à côté du pape, jeté à terre et percé de mille coups de poignard. Durant les trois jours et les trois nuits qui précédèrent l’évasion, elle ne put prendre de nourriture ni de sommeil ; et, si parfois elle sommeillait, de sombres imaginations venaient l’assaillir et la faisaient tressaillir d’un frisson mortel.
Ces détails, je les tiens d’une amie de la comtesse, qui les lui raconta à Naples ; elle ajoutait qu’elle avait eu une fièvre ardente qui la faisait transpirer et défaillir. Cependant, quand elle se trouvait en famille ou avec son père, ou avec ses trois frères qui la visitaient chaque jour, elle faisait des efforts sur elle-même pour rasséréner son visage et distraire son attention et ses inquiétudes. La veille du départ, elle était seule dans sa chambre, le cœur accablé de chagrin : ses regards tombèrent sur une image de Marie auxiliatrice, au-dessus de son oratoire ; elle alluma deux cierges aux candélabres, et, humblement prosternée, elle demanda la protection de Marie sur le pontife, sur le comte, sur elle-même et sur sa famille, avec une ferveur qui lui rendit l’espoir et le courage.
Cependant l’ambassadeur d’Espagne avait envoyé ses hommes entre Nettuno et Terracine, pour faire les signaux convenus à la première apparition du navire à l’horizon. Le duc d’Harcourt devait tromper les sentinelles, en feignant d’entrer chez le pape pour l’audience ordinaire ; le cardinal d’État devait partir en avant, sous un travestissement, avec le signor d’Arnau, secrétaire de l’ambassade espagnole ; Filippani devait se rendre au palais, selon son usage, comme pour préparer le repas. Tout était réglé pour la soirée du 24.
Le comte Spaur avait déjà fait savoir qu’il se disposait à aller à Naples pour les affaires de son roi ; la comtesse Teresa avait dit dans sa famille et à ses amis qu’elle partirait le matin avec son fils Maximilien et le précepteur, et qu’elle attendrait le comte à Albano : le comte, qui devait dans la journée s’occuper des affaires du seigneur d’Ohms, mort depuis peu et dont il était l’exécuteur testamentaire, le comte avait dit à sa femme qu’il suivrait la route le long du lac Albano, qu’il l’informerait de son arrivée, et qu’il l’attendrait hors d’Ariccia, où elle le rejoindrait avec son carrosse. La comtesse eut quelque embarras, au moment du départ. Un de ses frères, garde noble, la voyant seule avec son fils et le précepteur, voulait absolument l’accompagner :
« Tu ne partiras pas seule, lui disait-il : au milieu de ces troubles, il pourrait t’arriver quelque malheur. »
Elle avait beau imaginer des raisons et des excuses, rien n’y faisait ; enfin, ne voyant pas d’autre moyen, elle le congédia, en lui disant : « qu’elle était femme à porter les deux pistolets du comte, et qu’il ne devait pas la prendre pour une femme sans cœur » ; et elle partit, emportée par quatre chevaux de poste.
Aux coups sonnant de cinq heures après-midi, selon qu’il était convenu, arrivait au palais du Quirinal la voiture du duc d’Harcourt, qui venait à l’audience du pape. Entré dans le cabinet du pape, il baisa sa mule, lui demanda sa bénédiction, et s’assit pour lire les journaux. Le pape se retira dans sa chambre pour ôter ses habits pontificaux. Filippani, qui l’attendait, avait étendu sur son lit les habits noirs du prêtre ; le pape les regarda, leva les veux au ciel, et deux larmes coulèrent le long de ses joues ; il se mit à genoux au pied de son lit, et, la tête dans les mains, il pria. Que devait dire, en cette circonstance, le vicaire de Jésus-Christ au Père éternel ?
« Mon Dieu ! tu le vois, me voilà semblable à ton Fils unique, qui, en échange de ses grâces et de ses bienfaits, ne reçut de son peuple d’autre récompense que l’ingratitude, la trahison, les persécutions et la croix ! Mon Dieu, voici ton vicaire, le chef, le gardien et le père de ton Église, forcé de se séparer de ses enfants pour sauver sa vie sur une terre étrangère, au milieu des pièges et des embûches. Secours-le dans sa détresse, garde ses pas et assure ses jours. Marie, Mère de Jésus, je m’abandonne à votre protection ! »
Il se leva ; mais, debout, il continuait à prier, regardant ces habits qui n’étaient pas les siens et versant des larmes. Filippani lui dit :
« Courage, saint Père, vous aurez le temps de prier ; maintenant l’heure nous presse. »
Le pape ôta son étole de pourpre, la baisa et la déposa aux pieds du crucifix ; il fut aidé à se dépouiller de son habit blanc, qu’il baisa aussi. Personne ne peut mieux concevoir la poignante amertume qu’éprouva le cœur du pontife que ceux qui se sont vus obligés d’ôter ce saint habit, quoique pauvre et sombre, qu’ils portaient dans la douce retraite de leur vocation.
Quand il fut revêtu de ces habits noirs, il revint auprès du duc d’Harcourt, qui se jeta de nouveau à ses pieds, reçut la bénédiction et lui dit :
« Père saint, partez avec confiance ; c’est la sagesse divine qui vous a inspiré ce dessein ; la puissance divine veillera à son exécution. »
Le pontife arriva par certaines issues secrètes à une porte dérobée, qui ouvre sur l’escalier du salon : arrivé là, le signal donné à un domestique sûr, qui se tenait dehors en surveillance, il se trouva que, dans la confusion, la porte était restée fermée. Le pontife ne se laissa pas émouvoir, malgré le danger imminent où il était d’être surpris. Filippani courut chercher la clef, et, en revenant, il vit le pape agenouillé dans un coin et priant avec ferveur. La porte fut difficile à ouvrir ; mais, après quelques efforts, la gâche céda, et tous deux sortirent, descendirent l’escalier et entrèrent dans la voiture. Un des palatins, qui l’accompagnait, ouvrant la portière et abaissant le marchepied, distrait et suivant l’usage, se mit à genoux. Le pape, en montant :
« Que fais-tu ? lui dit-il, lève-toi, de peur que les gardes ne te voient. »
Cet homme se leva tout morfondu de sa dangereuse distraction. Dans le palais il y avait bien vingt-quatre personnes initiées au secret ; toutes furent fidèles et prudentes, et aucun des conspirateurs ne sentit rien transpirer.
Le pape portait un petit manteau noir, un chapeau rond, une grande cravate brune autour du collet ordinaire. Filippani avait sous son manteau un chapeau tricorne et un rouleau de papiers contenant les secrets les plus importants du pape, ses sceaux, son bréviaire, les mules et une cassette de médailles d’or avec le portrait de Pie IX. En sortant du palais, Filippani salua, comme il avait coutume de le faire chaque soir, les deux officiers civiques de garde.
« Bonne nuit, amis.
– Très bonne nuit, Filippani.
– Adieu. »
Et il se dirigea par les trois Cannelle. Comme la ville était pleine d’espions, et qu’il craignait d’être suivi par quelque conjuré, il fit passer la voiture par diverses rues. L’ayant fait tourner vers le Forum de Trajan, on alla par la rue Alexandrina jusqu’au Colisée, et de là, par les magasins de foin, aux Saints-Pierre-et-Marcellin, où était le comte Spaur, fort inquiet du retard. Là, le pape se tourna vers l’église, qui était son ancien titre cardinalice, se recommanda aux deux martyrs, monta dans la voiture du comte, serra la main à Filippani, et ils se dirigèrent du côté de l’église de Latran.
Quelle douleur pour le cœur du pontife de passer devant cette basilique, « la tête et la mère de toutes les églises de la ville et du monde », dont, au mois de novembre 1846, il avait pris possession au milieu des joyeuses acclamations d’un peuple tressaillant d’amour et de joie ! Et maintenant, dans l’obscurité de la nuit, dans le silence profond qui l’entoure, dans la solitude et l’horreur de la fuite, il voit s’élever le haut obélisque comme une ombre effrayante, garde du temple du Rédempteur, et semblant lui dire : « Pars, grand pontife, le Rédempteur te garde ! Ton siège est plus inébranlable que mon piédestal ; je tomberai, mais tu seras encore debout. »
Pie IX salua la croix qui couronne l’obélisque, et, en esprit, entra dans le sanctuaire, se prosternant devant Dieu et le suppliant de le protéger. La voiture arriva à la porte San Giovanni :
« Qui va là ?
– Le ministre de Bavière.
– Où va-t-il ?
– À Albano.
– Passez. »
Et le pape se trouva hors de Rome : il se retourna, poussa un soupir, et, silencieux et affligé, continua son voyage vers les collines d’Albano. L’archange qui l’accompagnait, et voyait en Dieu les futurs destins qui se déroulaient sur la tête de l’auguste pontife, y lut que, dans un an et demi, il rentrerait par cette porte, qui le voyait passer seul et fugitif, au milieu d’un triomphe tel que n’en aurait jamais vu un pontife rentrant dans la ville éternelle.
La comtesse était arrivée le matin à Albano ; l’espérance et la crainte agitaient son cœur. Elle prit à part le jeune Maximilien et lui dit :
« Saurais-tu prendre les bougies dans les lanternes de la voiture sans que personne ne te voie ? »
Maximilien fit signe que oui ; il descendit dans la cour, et, comme font les enfants, se mit à califourchon sur les timons, se balança tout autour, et enfin prit les bougies. Mais déjà sept heures, sept heures et demie, et le domestique du comte n’arrivait pas ; pas ; une angoisse mortelle torturait le cœur de la comtesse ; elle dit au précepteur et à son fils :
« Priez, priez. Mon mari doit délivrer le pape des mains des rebelles ; je l’attends, l’heure est déjà passée, il n’arrive pas, priez bien. »
Ils furent tous deux stupéfaits. À ce moment, un monsieur des environs, ayant appris l’arrivée de la comtesse, arrive : il venait lui faire des compliments. Le moment était bien choisi ! Cette pauvre dame se sentait comme assommée par ses compliments d’usage, et parfois elle les laissait sans réponse, ou prêtait l’oreille aux bruits qui venaient de loin. La visite, heureusement, fut courte ; le messager arriva ; les chevaux étaient prêts, la comtesse monta en voiture et demanda au garçon pourquoi il n’avait pas allumé les lanternes. Le pauvre homme s’excusa de n’avoir pas trouvé les bougies ; la comtesse lui fit une bonne réprimande et dit : « N’importe, nous en chercherons à Velletri ; postillons, en route ! » Et la voiture partit.
À Rome, l’ambassadeur d’Harcourt resta dans la chambre du pape jusqu’au moment où il crut que Pie IX se trouvait à une bonne distance de la ville. Quand il sortit, un prélat entra avec un paquet de papiers d’affaires, puis un camérier secret, pour réciter l’office avec Sa Sainteté. À l’heure ordinaire, on apporta le souper ; enfin, on dit que Sa Sainteté, prise d’un refroidissement, voulait se coucher, et l’antichambre et la garde d’honneur furent congédiées.
Le comte Spaur, arrivé au-dessus d’Ariccia, s’arrêta à la fontaine qui se trouve sur la grande route de Naples, près du sanctuaire de Galloro, et descendit avec le pape pour attendre sa famille. Ils étaient descendus à peine depuis quelques minutes, que cinq carabiniers, qui faisaient la patrouille sur la route, vinrent à passer, et, voyant les deux voyageurs, ils leur demandèrent qui ils étaient. Le comte répondit :
« Je suis le comte Spaur, ministre de Bavière ; je vais à Naples pour les affaires de mon roi, et j’attends maintenant la voiture de voyage avec ma famille. »
Les carabiniers dirent que la route était sûre, et ils s’offrirent cependant à l’accompagner. Le ministre les remercia, mais ils ne bougèrent pas : le pape s’était appuyé sur une estacade au bord du fossé, et se tenait immobile en attendant.
Enfin la voiture à six chevaux de la comtesse arriva. Voyant le pape et son mari entourés de carabiniers, elle fut saisie de frayeur : elle ne savait que penser, et, comme l’un des carabiniers se tenait appuyé sur le coude auprès du pape, elle faillit avoir une faiblesse. À tout risque elle fit arrêter la voiture ; le comte y plaça les petits objets dont nous avons parlé, et la comtesse, s’adressant au pape, lui dit d’une voix ferme :
« Allons, signor docteur, entrez ! »
Le pape monta à côté de la comtesse, et le comte se mit à la banquette avec Féderigo, son camérier ; ils avaient chacun deux pistolets chargés.
Dans la voiture, la comtesse était à droite, et elle avait en face son fils Maximilien ; à sa gauche était le pape, et vis-à-vis de lui le prêtre précepteur, Sébastien Liebl : ils se tinrent d’abord dans un profond silence ; le respect les empêchait même de respirer, et ils se sentaient comme effrayés de se trouver si près du vicaire de Jésus-Christ. Mais bientôt le pape rompit le silence et dit :
« Courage ! je porte avec moi le très saint Sacrement, et dans le même ciboire que Pie VI quand il fut emmené en France. Le Christ est avec nous ; il sera notre bouclier et notre sauveur ! »
À ces paroles, ils auraient voulu se jeter à genoux, et, à demi levés, ils étaient comme stupéfaits et n’osaient dire un mot ; mais le bon pontife les ranima et leur raconta les accidents de la sortie du palais, et comment la Providence divine lui avait fait surmonter tous les obstacles et avait aveuglé ses ennemis. Et, de fait, pendant que le pape courait sur la route de Gaète, ces scélérats faisaient des mines de tigres autour de son palais, jusque dans les antichambres, le fusil sur l’épaule, le poignard à la main, croyant le tenir prisonnier et l’avoir à leur disposition. Un prélat de la chambre, voyant la petite porte secrète ouverte, commença, tout hors de lui-même, à crier : « Le pape s’est enfui ! le pape s’est enfui ! » Mais le comte Gabriele le saisit par le bras : « Taisez-vous, monseigneur, autrement vous allez nous faire mettre en pièces. » Atterré par ces paroles, il se tut, et les sentinelles, ignorant l’évènement, continuèrent à faire la garde autour du nid de l’aigle, qui avait pris son essor et se riait de leur simplicité.
À Genzano, le comte expédia en avant un postillon pour faire préparer les chevaux de relais, et à Velletri on alluma les lanternes ; le pape, après les premières paroles de politesse pour encourager la comtesse, se tourna vers don Sebastiano, et récita avec lui l’itinéraire des clercs, avec d’autres oraisons. À minuit, il goûta un morceau d’orange pour se rafraîchir, et, en traversant les marais pontins, ils sommeillèrent un peu. Ils arrivèrent à Terracine vers cinq heures, et, une heure et demie après, ils passaient franchement la frontière, sans tomber dans aucune ronde curieuse ou bande de voyageurs insolents.
Le saint Père, en touchant les frontières du royaume de Naples, leva les yeux au ciel et entonna le Te Deum, que le prêtre récita avec lui, ainsi que le saint office. Il était déjà bien loin des frontières romaines, quand les perfides conspirateurs, qui faisaient la garde dans son palais, s’aperçurent de son départ. Dans le cercle romain, les affidés délibéraient contre le père des fidèles ; ils réfléchissaient aux moyens à prendre pour lui enlever le gouvernement de son État, le chasser du palais et l’enfermer dans le cloître antique de Latran, comme simple évêque de Rome. Le brigand de Pirlone l’avait bien résolu, et il criait à ses frères de Naples :
« Nous avons eu un 15 mai, le palais Gravinana, les Suisses, etc. Nous avons commencé le 15 comme vous autres, mais nous ne sommes pas assez simples pour en rester là ; 15 est un chiffre sinistre, le 16 doit compléter l’œuvre, et alors tout aura réussi. » Et, plus bas, il avait dépeint un saint Pierre en haillons, avec un bonnet de pêcheur sur la tête, assis sur un banc, occupé à raccommoder ses filets, et, en dessous, la légende : Costumes antiques ! Dans le cercle populaire, quelques membres frappaient la terre du pied, brandissaient le poing en l’air, secouaient la tête et criaient comme des possédés : « Il faut que la papauté soit radicalement extirpée ! Non, l’évêque de Rome sera toujours pape ; c’est une superstition indélébile ; il faut la déraciner, en jeter les racines au soleil, autrement elle repoussera, refleurira et portera encore ses fruits. » L’un d’eux sauta sur la table et dit :
« Votre opinion est sacrée. Frères, après-demain nous faisons un second assaut à la ruche ; le roi une fois tué, tout l’essaim se disperse : on a beau sonner de la cymbale et des casseroles, l’essaim est parti et ne revient plus. – Bien ! vive le cercle romain ! mort au pape ! »
Âmes damnées, que ferez-vous demain, en sortant de votre crapule, quand on vous dira : « Le pape s’est sauvé ? » Le pape avait écrit quelques lignes au marquis Sacchetti, fourrier du palais, pour qu’il avertît, par le moyen de Galletti, les autres ministres de son départ, leur recommandât la paix de Rome et leur confiât la garde des palais apostoliques. À ce premier avis, les démagogues furent comme frappés de la foudre : ils se regardaient déconcertés les uns les autres ; ils virent que c’était fini de leur triomphe ; qu’ils pouvaient se jeter dans des mesures désespérées, mais qu’ils feraient comme celui qui s’élance dans un torrent : il revient un moment au-dessus, mais il finit par être submergé et englouti dans l’abîme.
Rome était dans un étourdissement complet : chacun, dans la rue, s’écriait : « Eh ! le pape ! – Quoi ? – Il est parti de Rome. – Vraiment ? – Oui, vraiment. – Mais quand ? mais comment ? –Cette nuit, et le comment, qui peut le savoir ? – On dit qu’il s’est jeté d’une fenêtre de la paneterie. – Ce n’est pas possible, il y avait une sentinelle dans la cour. Mais non ; il est descendu dans le jardin, et, par la porte du potager, il est sorti en habits de jardinier et a gagné ainsi la galerie du conclave. – Bah ! et il y avait plus de civiques en sentinelle que de fenêtres de ce côté-là ; ils ont pris son visage pour un passeport ! – Il est sorti, disait un autre, en servant de cocher à l’ambassadeur de France. – Tu es un fou, répondait un homme à demi sensé, le pape ne prend les livrées de personne : mais ces rogantini 29, à la crinière rousse, je parie une feuillette de vin d’Orvieto qu’ils l’ont laissé passer à leur barbe, les pécores ! Si leur outrecuidance et leur sot orgueil pouvaient leur échapper comme cela ! Ils sont bons pour monter la garde le fusil au bras comme les balayeurs du palais. Vive Pie IX, qui a su se tirer de cette Babylone de vauriens, eux qui avaient la prétention de lui servir de chambellans ! Quel front ! » Un autre, plus prudent, le tira par sa jaquette, pour lui conseiller de se faire.
D’autres disaient :
« Où se sera-t-il enfui ? La plupart disent à Civitavecchia, pour aller en France. – Cette nuit, le duc d’Harcourt est parti pour s’embarquer sur le Ténare (ce qui était vrai pour Gaète, mais non pour Marseille). – Les postillons de Castel di Guido sont déjà revenus, et ils ont eu un bon pourboire. – J’en ai parlé avec Sandrone, qui était au pont. Le pape est sorti avec deux chevaux ; quatre autres l’attendaient à l’auberge de Pepetto, à la seconde côte, hors de la porte Cavalleggieri, et il lui a donné une grégorine. Le pape était habillé en général français. – Ce n’est pas vrai, criait un troisième. Ce n’est pas à moi qu’il faut le conter : je connais Menicuccio, l’aubergiste hors de la porte Portèse, qui l’a vu de ses yeux. – Comment vu ? – Oui, oui, vu ; nous sommes allés à cinq heures boire un petit verre chez Menicuccio, et nous l’avons su pour vrai. On disait qu’il était parti par la porte Saint-Paul, ou par la porte Pia, ou par la porte Tiburtina pour se rendre à Subiaco. »
Pendant que ces commentaires se répétaient à Rome dans les rues, les magasins et les cafés, le pape continuait heureusement son voyage ; mais, arrivé à Fondi et averti que, dans la rapidité de la course, une roue avait pris feu, il fallut s’arrêter quelque temps pour y jeter de l’eau et mettre de la graisse aux essieux. On avait tiré les jalousies, le pape avait ôté ses lunettes et sa cravate brune : un homme, qui était non loin de la voiture, le regarda fixement et dit à son voisin :
« Il ressemble bien au pape.
– Comment ! tu rêves...
– Et moi, je te dis que c’est le pape. Si je ne l’ai pas vu cent fois, je ne l’ai jamais vu. »
Mais les chevaux étaient prêts, on partit. Le bruit s’était si bien accrédité que le pape était passé, que, le lendemain, au passage des prélats Pacifici et Fioramonti, secrétaires des lettres aux princes et des lettres latines, on leur dit :
« Messeigneurs, vous êtes de la cour du pape, qui a passé ici hier matin, et vous allez certainement le rejoindre. »
Lorsqu’on fut près de Mola di Gaète, deux gentilshommes tinrent au-devant de Sa Sainteté ; l’un d’eux était le cardinal Antonelli, en habits séculiers, et l’autre, le chevalier d’Arnau, secrétaire de l’ambassade d’Espagne ; ils faisaient des signes de la main et laissaient éclater leur joie de voir le pape arriver heureusement ; ils le suivirent à la villa de Cicéron, où il descendit. Il remercia la divine providence, qui l’avait protégé et conduit, à travers tant de périls, dans un royaume tranquille, auprès d’un roi pieux et magnanime. Vers midi, on lui servit une collation à part avec le cardinal Antonelli, pendant que la famille Spaur dînait dans une salle de l’hôtel. C’est de là qu’il écrivit au roi Ferdinand pour lui annoncer son arrivée dans ses États et son intention de se retirer à Gaète. Le comte Spaur fut chargé de présenter la lettre à Sa Majesté, et il fut bientôt prêt à partir.
Il prit la voiture plus légère du chevalier d’Arnau avec son passeport espagnol, et il céda la sienne à d’Arnau, avec la commission de le remplacer auprès du pape, et de le conduire avec sa famille à Gaète sous le nom du ministre Spaur. Le comte partit sur les deux heures de l’après-midi, et il marcha si rapidement, qu’à dix heures du soir il était à Naples et descendait chez le nonce Garibaldi, pour le prier de le conduire au palais et de le présenter au roi. À la lecture de la lettre du pape, le roi éprouva un mouvement de douleur mêlé de joie ; il s’affligeait de voir le vicaire de Jésus-Christ persécuté par ses perfides et ingrats sujets ; il se réjouit de l’honneur de lui accorder l’hospitalité dans son royaume. Il courut aussitôt à la chambre de la reine, qui était déjà couchée, et de ses enfants, qui dormaient :
« Levez-vous, leur dit-il, levez-vous bien vite ! le pape est à Gaète ; cette nuit même, nous irons nous mettre à ses pieds et lui témoigner notre bonheur de le recevoir. »
Il envoya aussitôt les maîtres du palais aux garde-robes et d’autres chez les marchands pour acheter des draps blancs pour les soutanes, des satins rouges pour les étoles, des dentelles de Flandre pour les rochets. Il courut lui-même aux garde-robes, et en tira des bas de soie blanche, de fines chemises de Hollande, des nappes, des courtes-pointes de soie piquée, des peaux de loups cerviers et d’hermine pour les couvertures de lit, des peaux d’ours et de panthère pour les tapis, des courtines d’armoison et de calenca pour les fenêtres. Toute la plus belle vaisselle en or, en argent, en porcelaine, fut préparée, ainsi que les chandeliers, les lampes et les candélabres ; le roi disait :
« Portez tout à bord ; à Gaète, nous choisirons. Nous avons le pape ! le saint-père est avec nous ! »
Et il rayonnait de contentement, de dévotion et de piété ; il ordonna à une centaine de grenadiers de la garde royale de s’embarquer au plus tôt, et de le suivre sur un autre vaisseau, pour débarquer avec lui le lendemain, et faire la garde et les honneurs dus à Sa Sainteté.
À ces allées et venues des serviteurs du palais, à ce mouvement des lumières dans les fenêtres, les portes et les galeries, au passage de la garde royale, on commença à soupçonner quelque évènement extraordinaire, et une foule de curieux se rassembla dans les rues :
« Qu’est-ce qu’il y a ? Que va-t-il se passer ? »
Et l’on se groupait autour du palais, de sorte que la garde fût doublée.
« Il y a sans doute une révolution imprévue dans les Calabres et dans la Basilicate ; le roi s’enfuit à Gaète ; les troupes se préparent pour marcher contre la rébellion. »
Et, en ce moment, mille pronostics avaient circulé dans Naples ; mais le grand secret ne transpira ni peu ni prou.
Cependant, à la villa de Cicéron, l’auguste pèlerin se disposait à partir pour Gaète ; dans la crainte que les chemins étroits de Borgo n’embarrassassent le passage de la grande voiture, deux plus petites furent louées : dans l’une se placèrent le cardinal Antonelli avec le chevalier d’Arnau et le fils du comte ; dans l’autre, le pape, la comtesse et le précepteur Liebl. À la porte de la forteresse, après la délivrance des passeports, l’ordre leur fut intimé de se présenter le plus vite possible au commandant ; on les conduisit au petit hôtel du Giardinetto, car il n’y a rien de mieux dans cette citadelle imprenable ; et là ils s’arrangèrent de leur mieux. Le pape eut une petite chambre particulière ; le cardinal et le chevalier, deux petits lits dans une même chambre ; on céda pour la comtesse, le précepteur et l’enfant, deux autres cabinets de la famille de l’hôtelier.
Le cardinal se rendit avec le chevalier d’Arnau chez le commandant. C’était le général de brigade Cross, qui, dans la révolte de la Sicile, était commandant du fort de Palerme, homme d’une sévère discipline, qui, plutôt que de céder le fort aux rebelles, l’aurait fait sauter lui-même avec la garnison, si le roi ne lui avait pas imposé l’ordre de sortir et de s’embarquer pour Naples. À son arrivée, le roi lui dit :
« Je ne suis pas content de vous. »
Il répondit :
« Je ne suis pas content non plus de Votre Majesté, qui m’a rappelé de la place confiée à ma fidélité. »
Voilà quel était le caractère du commandant Gross, auquel se présentèrent nos deux voyageurs. Voyant sur le passeport : « Comte Spaur, ministre de Bavière, sa famille et sa suite », il leur adressa la parole en allemand. Pensez comme ils furent interdits ! Ils se regardèrent l’un l’autre tout ébahis et déconcertés. Le chevalier d’Arnau répondit :
« Signor commandant, il y a si longtemps que j’habite Rome, que, parlant toujours italien et français, j’ai compétemment oublié la langue allemande. »
Le commandant ne se payait pas à si bon marché ; il soupçonna qu’il n’avait pas devant lui le ministre de Bavière, et que son entourage n’avait pas de rapport avec la légation bavaroise ; sa première pensée fut de les prendre pour des espions. Considérant toutefois qu’il y avait là une femme et un enfant, il différa l’emprisonnement, et, quand ils furent sortis, il planta deux soldats de faction vis-à-vis de l’hôtel, et, peu après, sous prétexte de visite, il leur envoya deux officiers de police.
Quand ils furent annoncés, le pape se retira dans sa petite chambre, et la comtesse et les autres entretinrent les deux officiers, qui leur demandèrent des nouvelles de Rome, de l’état du pape et des excès des conspirateurs. Ils cherchèrent à excuser leur visite ; mais il disait que, plusieurs cardinaux étant venus sous des déguisements et n’ayant pu être reçus avec tous les honneurs qui leur sont dus, ils devaient, eux, avoir l’œil ouvert sur toutes les personnes qui arrivaient dans ces jours si funestes pour l’Église. Et, en parlant, ils regardaient fixement l’assemblée ; ne voyant aucun indice, ils s’en allèrent, et furent fort mal accueillis par le commandant, qui blâma leur manque de perspicacité.
Le soir, c’était un samedi, on demanda, par le moyen de l’hôtelier, la messe à l’église de l’Annonciation pour le lendemain à sept heures ; mais le pape, pour conserver plus sûrement l’incognito, resta à l’hôtel avec don Sebastiani : il lui coûtait de ne pouvoir pas même assister au saint sacrifice, et il fut un moment presque décidé à dire la messe sur un buffet de la chambre ; ce qui aurait été un fait renouvelé des temps les plus durs pour l’Église, de voir le vicaire de Jésus-Christ, en vertu du pouvoir suprême à lui conféré par Dieu dans l’Église, de célébrer le très saint sacrifice sans ornements sacrés, sans autel, sans cierges, sans missel, n’ayant qu’un verre pour calice, et consacrant, comme les Grecs, avec du pain fermenté. L’Église en était à cette extrémité, qu’un pape fit, au milieu du dix-neuvième siècle, dans la paix et la liberté du culte catholique, ce que n’avaient pas été réduits à faire dans les catacombes les Lin, les Clément, les Clet, au milieu des fureurs des persécutions des plus cruels Césars.
En effet, l’Église était plus persécutée par les conspirateurs qu’elle ne l’avait été aux jours des Néron, des Décius et des Dioclétien. Au moins, au fond des catacombes d’Hermès, de Calliste, d’Hippolyte, de Pontin et d’autres cimetières de martyrs, l’Église de Rome célébrait les saints mystères de notre rédemption avec toute la pompe possible ; et, en 1849, à Pâques et à la Pentecôte, sous la terreur de la république de Mazzini, les saintes basiliques, non seulement ne virent pas le pape célébrer, mais aucun des cardinaux, des évêques et presque aucun des chanoines, émigrés ou cachés, n’y célébrèrent. Dans la basilique de Latran, il n’y eut que le chanoine Pergoli, et, dans le Vatican, un autre chanoine, de grand matin et presque en cachette 30, pendant que quelques prêtres vendus à la république célébraient pour cette impie prostituée les saintes cérémonies à Saint-Pierre, ajoutant ainsi le sacrilège à la désolation. Toutes les églises de Rome étaient désertes, et ce n’était qu’à grand-peine que l’on trouvait une messe les jours de fêtes. Le saint sacrement était porté par des prêtres vêtus en laïques, dans une bourse suspendue au cou, et malheur à eux s’ils eussent été reconnus ! On les précipitait dans les boucheries de Saint-Calliste et dans les abattoirs, derrière la Regola, ou pour le moins dans les prisons du Saint-Office 31.
À Gaète, vers midi, la comtesse alla visiter le commandant avec le cardinal et le chevalier d’Arnau, et le pape resta à l’hôtel avec don Sébastien, et récita l’office jusqu’à Complies. Pendant qu’ils causaient ensemble, et que la comtesse racontait au commandant comment des dépêches du pape étaient arrivées à son mari à l’adresse du roi, et l’avaient obligé de partir pour Naples, et que, pour avoir moins d’embarras, il avait pris la voiture et le passeport du chevalier d’Arnau, ce qui avait amené l’erreur de la veille, une ordonnance arriva :
« Signor commandant, la vedette du rocher donne le signal de trois navires à vapeur venant de Naples. »
Le commandant fut étonné, car rarement les grands bâtiments s’arrêtaient à Gaète ; se tournant vers ses hôtes, il les pria instamment de lui dire ce que contenaient ces dépêches et les nouvelles qu’ils avaient de Rome et de Naples. Ils répondirent que les dépêches étaient scellées, qu’elles ne venaient pas de Naples, mais de Rome, où le pape était dans de terribles angoisses.
Peu après, un autre messager vient et annonce que, sur un des trois navires, flottait l’étendard royal. Le commandant, stupéfait, accumule demandes sur demandes et n’obtient rien. Pendant qu’il s’occupait à verser le chocolat, voici un troisième courrier, tout haletant :
« Excellence, le roi va entrer dans le port. »
À cette annonce, il abandonne le pot au lait, et dit :
« Messieurs, quel mystère est ceci ? Pardonnez, mais je dois courir au-devant de mon roi. »
Et il les plante là sans plus de cérémonie. Le cardinal et le chevalier le suivent au port, et déjà le roi, descendu du bâtiment, était prêt à monter sur le môle. Le commandant accourt lui présenter son hommage, et le roi, sans lui répondre, lui demande : « Où est le pape ?
– Le pape ! répond le commandant ébahi ; le pape, sire, n’est pas ici.
– Comment ? il n’est pas ici. Il doit y être.
– Sire, il est peut-être à bord de ce vapeur français (c’était le Ténare) arrivé cette nuit ; le téméraire a tiré une triple salve contre tout usage ; on ne tire pas avant d’avoir descendu son pavillon, et je voulais le payer en le bombardant ! Je remercie Dieu de ne l’avoir pas fait, le pape est peut-être à son bord ? »
Cependant le cardinal Antonelli, s’approchant du roi, l’avertit du secret. Alors Sa Majesté se tournant vers le commandant :
« C’est très bien, dit-elle, mon Gross, vous êtes bien vigilant ! Vous avez le pape dans votre fort, et vous n’en savez rien. Oh ! quel habile commandant ! »
Quel ne fut pas l’ébahissement de Cross ! Le roi avait pensé d’envoyer en avant la reine au palais avec ses enfants ; et lui, pour entretenir la foule qui se pressait autour de lui, marchait lentement, afin de laisser au pape le temps de se rendre au palais.
Déjà le cardinal avec le chevalier d’Arnau étaient allés par son ordre au Giardinetto, et le pape, ayant mis son tricorne et pris le bâton de Liebl, s’avançait vers le palais, et il y arrivait quand le roi survint.
Qui pourra dire le noble et sublime spectacle que l’on vit alors ? le pontife suprême fuyant la colère de ses sujets ingrats, et le pieux monarque se prosternant devant cet hôte illustre, ému de mille sentiments, baigné de ses larmes, baisant, embrassant et serrant avec tendresse et respect les pieds dit vicaire de Jésus-Christ, se donnant à lui, se consacrant à son service, lui, sa famille et son royaume : il n’est pas de plume qui puisse le retracer ; il n’est pas de cœur, si religieux et si noble qu’il soit, qui puisse le comprendre.
La reine, à genoux sur le premier escalier avec ses enfants, renouvela ses hommages au père des fidèles, et les offres généreuses et cordiales du roi. Monté dans un appartement, le roi Ferdinand ouvrit plus largement encore son cœur, avec toute l’éloquence que lui inspiraient sa tendresse filiale et sa royale noblesse. « Il devait rester à Gaète et ne pas se risquer à une longue navigation pour une contrée éloignée de l’Italie. Il était odieux de préférer une nation à une nation, et de faire entrer celle qui serait privilégiée en rivalité avec celles qui aspiraient au même honneur. Gaète est un séjour tranquille et sûr, voisin des États romains, dans un climat doux, au milieu d’un peuple fidèle, sous la garde d’un rocher imprenable, d’une batterie de trois cents canons, avec le cœur du roi et de son armée pour défendre sa personne sacrée. Il devait rester : l’Italie se pacifierait bientôt, elle s’estimerait heureuse de n’avoir pas perdu son souverain pontife, de l’avoir conservé pour des jours plus heureux, où elle le reverrait assis, plus noble et plus glorieux, sur la chaire de saint Pierre, au Vatican. »
À ces nobles paroles, le pape se décida à séjourner à Gaète : il exprima au roi toute l’étendue de sa reconnaissance, la joie qu’il causait à l’Église de Dieu, la couronne de mérites que lui apprêtait le divin Rédempteur, et les bénédictions abondantes qu’il répandrait, en échange, sur sa personne, sa famille et son royaume. Le roi Ferdinand rayonna de joie à cette condescendance du pape, et la reine et ses enfants, prosternés de nouveau à ses pieds, ne se rassasiaient pas de le remercier et de lui témoigner leur joie ineffable de posséder le vicaire de Jésus-Christ.
Le roi donna ses ordres pour approvisionner les logements des cardinaux et des prélats de cour ; il céda son palais au pape, et se rendit, avec la reine et la famille royale, dans un petit palais peu éloigné, d’où chaque jour il venait visiter Sa Sainteté avec la reine, et souper avec elle et les princes ses enfants à la table pontificale. Le bâtiment à vapeur espagnol avait tardé quelque temps à arriver au port, et, voyant que le pape était résolu à rester à Gaète, il jeta l’ancre dans la rade, et resta là plusieurs mois avec les bâtiments qui survinrent de tous les pays chrétiens, de sorte que la rade était pleine de vaisseaux qui formaient un magnifique coup d’œil. Après l’entrée des Français à Rome, j’allai à Gaète ; j’y vis un grand navire américain dont l’amiral et tous les officiers étaient venus supplier le pape de vouloir bien honorer de sa visite ce bâtiment, qui serait alors le plus fortuné de ceux qui voguaient avec d’oriflamme de la république des États-Unis.
Le pape accueillit favorablement la demande, et le pyroscaphe fut disposé pour le recevoir. Le môle était couvert par la foule ; il était près de midi, en plein mois de juin, et le roi accompagna, par cette chaleur brûlante, le souverain pontife depuis le palais jusqu’au port, tête découverte et malgré la prière du pape, qui le conjurait de se couvrir. Il y avait avec lui le comte de Trapani, son frère, semblablement découvert ; tous deux le suivaient à la distance d’un pas. Arrivés au port, le roi aida le pape à monter sur le vaisseau, et, pendant qu’il fut assis sur le banc du bord, le roi et son frère se tinrent auprès de lui, toujours debout et tête découverte. Ces marques de respect attirèrent l’admiration de tous les spectateurs, émus jusqu’aux larmes.
Quand les rames des nombreux vaisseaux du port commencèrent à frapper les flots, la chiourme se rangea sous les enseignes, les gabions, les vergues maîtresses et la misaine ; toute la milice était sur le pont ; tous les mâts, ornés de bannières de haut en bas, agitaient au vent leurs gracieuses couleurs et leurs armes différentes. Au passage du vaisseau du pape, tous les flancs des navires vomissaient des décharges joyeuses qui donnaient, en se mêlant à cette fête, l’air d’un combat naval.
Pendant que le respect, la soumission et le dévouement du roi se manifestaient chaque jour de plus en plus envers le pape, les ambassadeurs et les ministres de toutes les cours chrétiennes arrivaient à Gaète pour lui rendre hommage et rivalisaient d’attentions respectueuses autour de sa personne sacrée. Une grande partie des cardinaux émigrés s’étaient réunis autour du trône pontifical, dont ils relevaient l’éclat par leur pourpre, leurs vertus et leur science ; et le monde admirait la majesté du chef de l’Église, même au milieu de la tribulation, de l’humiliation et de la pauvreté, au milieu de l’exil !
Ces honneurs qui entouraient le pontife romain formaient un contraste lumineux avec les débauches et les excès furieux de ces impies qui, à Rome, se déchaînaient en malédictions contre leur auguste bienfaiteur et contre le siège pontifical, qu’ils croyaient bien avoir abîmé dans la fange et extirpé du monde. D’abord les démagogues, déconcertés par le départ du pape, s’adoucirent un peu : ils ne voulaient pas avoir la réputation d’incendiaires, de démolisseurs et de bourreaux ; ils laissèrent quelque paix à la ville en mettant la bride à ce peuple si longtemps désœuvré et occupé de tapages, de désordres et de crimes.
Dans les premiers jours de cette déconfiture, ils envoyèrent au pape des ambassades, qui furent repoussées à la frontière : ils tentèrent hypocritement mille moyens pour le faire tomber dans les pièges de leurs fausses promesses ; mais, désespérant de le tromper, ils se mirent à crier : « Que le chef de l’Église, le père des fidèles, était prisonnier du tyran ; que les actes, les protestations et les annulations qu’il avait publiés de Gaète, contre tout édit, règlement, loi et statut des usurpateurs des États romains, étaient subreptices, et, par conséquent, de nulle valeur, effet, ni autorité, et malheur à qui oserait s’y conformer ou y prêter foi et respect ! » Et, pour mieux tromper le peuple, le Don Pirlone fit paraître une caricature où le pape était représenté dans une cage, suspendue à un bastion de Gaète, et le roi jouait de l’orgue en disant : « C’est ainsi qu’il faut chanter. »
Et de scélératesse en scélératesse, se précipitant dans la carrière de toutes les perfidies, ils instituèrent un gouvernement provisoire, puis la Constituante romaine, et, enfin, la république, déclarant solennellement que Carlo Armellini était l’avocat consistorial. « Le pape étant déchu de toute autorité, domaine, juridiction et seigneurie temporelle sur l’État de Rome, cet État retombe au peuple romain, vrai maître de lui-même, source de toute autorité, principe de toute domination, essence de toute loi. La république, qui reconnaissait le peuple pour son Dieu et lui consacrait tout son culte, serait sa servante dévouée ; pour lui, les pères conscrits verseraient jusqu’à la dernière goutte de leur sang. »
Pendant que Rome retentissait de ces grossiers blasphèmes, et que les traîtres prêchaient du haut du Capitole, tout le monde catholique témoignait au vicaire de Jésus-Christ sa haute vénération et le profond respect des cœurs fidèles, et lui protestait de le reconnaître et de le révérer, non seulement comme chef de l’Église, mais aussi comme souverain de Rome. Des lettres arrivaient, dans le glorieux exil de Pie IX, des contrées les plus éloignées, où la croix du Rédempteur venait d’être plantée, des îles Marquises, de l’Australie et de la Nouvelle-Calédonie ; du milieu des anthropophages, pour le consoler dans ses douleurs, pour le glorifier dans ses humiliations, pour l’honorer au milieu des injures et des opprobres, dont le rassasiaient, à Rome, ses enfants dénaturés. La Chine, la Tartarie, les Indes, la Mésopotamie, le Liban, la Moldavie, la Serbie, l’Égypte, l’Algérie, les États américains, depuis le Canada jusqu’au Chili ; l’Europe, depuis la Norvège jusqu’à Cadix et Lisbonne, tous, dans toutes les langues de l’univers, louaient et exaltaient le pontife admirable, et, par le respect et l’amour de leurs cœurs, voulaient expier la haine et les injures des conspirateurs de Rome, que Dieu a condamnés à l’abomination, à l’horreur, à la détestation et à la malédiction de tout le monde 32.
Cette souveraineté de Rome, attaquée par des sujets égarés, souveraineté immémoriale qui précède les donations de Pépin et de Charlemagne, en dépit des mazziniens, fut proclamée solennellement la plus antique, légitime, inaliénable, imprescriptible possession dont puisse jouir le droit de propriété dans toutes les nations civilisées. Et maintenant qu’ils voient de leurs yeux le pape relevé par Dieu et par les monarchies catholiques sur le siège de Rome, pour y régner en souverain, ils s’opiniâtrent dans leurs haines et leurs outrages, fermant les yeux à la lumière qui les éblouit, et criant, comme le fou du Pirée, que Rome est encore maîtresse des Triumvirs ; et, de Lausanne, ils regardent avec le télescope si la république romaine fera bientôt reparaître le bonnet rouge au sommet du Capitole et sur la tour du Quirinal.
XV. – DÉDAIN ET DÉPART.
Le soir, après l’assassinat du comte Rossi, Bartolo était chez Adèle, plongé dans une profonde tristesse qu’Alisa s’efforçait en vain, par toutes ses caresses, de dissiper. Lando, qui était encore un peu enfant, quoique revenu de ses écarts politiques, voyant son oncle si affligé : « En fin de compte, dit-il, Pellegrino Rossi n’était pas une pâte à faire des Agnus Dei, et, si les conjurés l’ont ainsi traité, ils ont eu leurs motifs et leurs raisons...
– Tu es un petit étourdi, répliqua Adèle, et je ne voudrais pas que tes sots principes fussent mis en pratique sur toi-même. Vraiment, parce que Rossi n’étouffait pas de dévotion, on a bien fait de lui plonger un poignard dans la gorge ! Était-il, à la Chambre, autre chose que le premier ministre du pape ? Traitait-il autre chose que les intérêts publics ?
– Mais c’étaient des intérêts qui ne plaisaient pas au Cercle romain, maman ; ils lui ont évité l’embarras de s’étouffer, et, pour faciliter sa respiration, ils lui ont fait une petite fenêtre sur le côté.
– Enfant, tu fais une plaisanterie d’un crime horrible ? Ne sais-tu pas que, dans la personne de Rossi, ils ont voulu tuer le gouvernement du pape, le renverser et y hisser un scélérat ? Et tu oses, en face de ta mère, débiter de semblables impertinences !
– Pardonnez, maman, c’était pour distraire un peu mon oncle ; mais je ne veux pas..... »
Bartolo, vivement préoccupé, n’avait pas entendu ce dialogue ; il se tourna vers Mimo, et, frappant du poing sur la table : « Vraiment ! s’écria-t-il, Aser t’avait écrit en prophète ! Voilà le grand coup qui devait éclater sur Rome. « Ils ne veulent plus de cardinaux, ils ne veulent plus de pape. » Ce sont les paroles d’Aser, elles sont bien vraies. Mimo, vends mes chevaux le mieux possible : pour l’argenterie, il y a moyen de la sauver. Gigi, le commissaire-priseur du Mont, est un excellent homme, il se jetterait dans le feu pour ses amis ; si je lui dis : « Gigi, voici mon argenterie, donne-moi là-dessus un gage raisonnable », il est certain qu’il ne me trompera pas d’une once, et il la gardera comme un dépôt sacré.
– Mais, cousin, dit Adèle, que parlez-vous de chevaux, de Mont, de Gigi ? Vos discours et vos paroles sont sans suite.
– La suite de mes paroles et le fil qui les dirige, c’est Aser qui me les a donnés, et vous ferez sagement de vous retirer de cette tanière de loups. Non, non, je ne reste plus à Rome, je n’y laisse même pas mon portrait ; j’y vois pleuvoir un déluge de maux. Que reste-t-il de sacré, si la vie des ministres n’est pas en sûreté ? Ils voulaient des ministres laïques : Rossi est-il prêtre, est-il religieux, est-il jésuite ? Ils l’ont pris pour un jésuite ; être fidèle au pape, c’est un jésuitisme digne du poignard. »
Alisa, tout effrayée, lui dit : « Mais, papa, que vous a donc écrit Aser ? Qu’y a-t-il de nouveau et de si effrayant ?
– Aser, mon enfant, est notre ami ; il voudrait nous voir à l’abri de la tempête qui nous menace ; il écrit : « Sauvez Alisa ! » Tu sais qu’il est dans le secret de toutes les conjurations, de toutes les affaires, de toutes les menées qui s’agitent depuis plusieurs années, et il sait, montre en main, l’heure, la minute et l’instant où éclatent les projets mystérieux des sectes. Adèle, écoutez mon conseil, venez avec nous, et bientôt vous vous en féliciterez.
– Vous savez bien que je ne suis pas maîtresse de moi-même, et que mon mari ne se résoudra pas à quitter Rome. Ne jetons pas la toupie à l’envers ; s’il ne veut pas sortir d’ici, je tâcherai au moins d’obtenir le départ de mes fils. Mes enfants, vous êtes revenus de vos illusions, vous avez apprécié ces novateurs ; mais votre inexpérience, votre légèreté, votre ardeur juvénile et surtout le respect humain, ont encore grand pouvoir sur vous, et me font craindre de nouveaux malheurs.
– Maman, oui, laissez-nous partir avec notre oncle ; notre séjour ici nous serait dangereux, et Nardo vient précisément de nous proposer d’aller demain à je ne sais quelle faction de la garde civique au Quirinal. Nardo est un fourbe qui a le diable au corps, et il nous parlait de charger nos fusils à balles ; je m’en suis débarrassé ; en disant : « Mon cher Nardo, ma plaie s’est envenimée, et je ne lève le bras qu’avec beaucoup de peine. » Mimo s’est plaint d’un grand mal de dents et a dit qu’il devait en taire arracher une demain matin à Castellini.
– Très bien, répondit Adèle. Mes enfants, demain vous serez bien de ne pas sortir de la maison ; ces revues de fusils à balles sont des revues de brigands, il y a là-dessous quelque diablerie. »
Il faisait déjà nuit quand Bartolo s’en retourna chez lui avec Alisa : comme il habitait sur le Corso, il rencontra cette troupe qui escortait le meurtrier de Rossi et le portait en triomphe, au milieu des cris et des hurlements de démons déchaînés. L’indignation de Bartolo était à son comble ; quand il fut chez lui, les émeutiers allaient passer vis-à-vis de sa maison ; il entendit crier : « En dehors, les lumières ! » Et l’on voyait les valets, les servantes placer aux fenêtres les lampes de la cuisine et du salon ; et, si l’on tardait, soit parce que les maîtres étaient sortis, soit parce que l’on avait peur, on entendait des sifflements horribles et les cris : « Mort aux noirs ! » et des pavés venaient, tomber dans les fenêtres, casser les vitres et déchirer les rideaux. Bartolo fût forcé de mettre au balcon ses chandeliers d’argent, et de voir de ses yeux ce brigand, porté sur les épaules d’un misérable de Ripetto, lever son poignard ensanglanté, et, autour de lui, une troupe de soldats, de douaniers et de civiques chantant : « Bénie soit cette main ! » et finissant par ces cris : « Mort aux prêtres, mort aux cardinaux ! » et quelquefois même : « Mort au pape ! Mort au Christ ! Vive le Christ démocratique ! »
Et les bonnes gens de Rome et de l’Italie, qui lisent ces faits maintenant historiques, font des signes de croix et s’écrient : « Est-il possible que des hommes commettent ces excès contre tant de droits civils et humains ? » Et ils qualifient le Juif de Vérone de ramassis de méchancetés et de calomnies inventées par la malveillance. Mais le pauvre Juif lève les épaules et dit : « Je vous attends à la république, et, si jamais vous avez vu ou entendu raconter des brigandages, des atrocités, des forfaits, des sacrilèges, non pas semblables, mais seulement comparables à tout ce qu’ont fait à Rome ces bons mazziniens, le Juif supportera en paix tous vos reproches, et pire encore ; mais, s’il s’époumone et s’évertue à crier de toutes ses forces que les sociétés secrètes n’ont donné et ne peuvent donner à l’Europe que le spectacle des plus horribles crimes, ce n’est pas la bassesse, la lâcheté qui l’inspire, mais le désir d’éclairer la jeunesse italienne, qui a été indignement corrompue et trahie par ces perfides amis.
– C’est bien ; tu l’as déjà dit cent fois, et tu nous abasourdis de tes excuses.
– Le Juif ne se décourage pas parce qu’on ne l’écoute pas : il crie, et, quand on fait le sourd, il prend son porte-voix à deux mains, et, si l’on n’entend pas, ce ne sera certes pas de sa faute. Il lui reste peu à vivre, et peu importe qu’il meure en criant au loup. »
Vous pouvez sans peine vous figurer le crève-cœur de Bartolo, obligé de mettre ses lumières à la fenêtre ; mais ni vous ni d’autres ne pouvez vous imaginer le tumulte qui agita son sang quand il entendit les coups de fusil, le lendemain, au palais apostolique ; quand il pensa aux dangers que courait le pape, à la rage furieuse des conjurés ; quand il vit le triomphe qu’ils firent la nuit sur le Corso, le tapage autour du Cercle populaire, la garde redoublée à l’entour comme pour les rois ; quand il entendit les dragons courant à cheval porter les dépêches et les ordres à toutes les administrations, comme si Rome venait d’être prise d’assaut par un empereur usant sur-le-champ de son pouvoir absolu.
Bartolo ne pouvait contenir les pensées qui assiégeaient son esprit ; il ne pouvait rester à la même place : il allait et venait, se jetait sur un siège, suffoqué et haletant ; il poussait un soupir, se relevait, appelant Alisa, qui accourait, lui demandait ce qu’il voulait, et il ne répondait pas, ou bien s’écriait : « Ah ! chiens ! » Et il entrait dans un autre appartement et s’écriait : « Oui, Aser a dit vrai : scélérats, assiéger le pape ! tirer dans ses fenêtres ! » La pauvre Alisa lui disait : « Non, pas sur le pape ; ils auront tiré sur les Suisses. – Comment, pas sur le pape ! N’ai-je pas vu don Filippo avec la balle qui frappa dans le plafond de l’antichambre du pape, et tomba à ses pieds pendant qu’il causait avec le cardinal Soglia ? Et un autre, en tirant dans la persienne d’une fenêtre, n’a-t-il pas failli tuer un garde noble ? Aux Suisses, oui, aux Suisses... »
Et, en parlant ainsi, il gesticulait, sans le remarquer, devant une grande glace, qui le réfléchissait tout rouge de colère ! À ce moment arrive Mimo, qui, voyant Bartolo en cet état, lui dit : « Savez-vous, mon oncle, qui a pointé le canon à la porte du Quirinal ?
– Tais-toi, je ne veux pas le savoir, je ne veux pas souiller mes oreilles de son nom, c’est un Satan.
– C’est votre ami qui, en 47, venait avec vous à la villa ; qui eut cette scène avec Paolo, qui lui disait que ces vivats dans ces vilaines bouches ne lui plaisaient pas ; que c’étaient des hypocrisies qui finiraient par le crucifige ; cet homme, qui s’indigna contre Paolo, le traita de prêtre méchant, d’homme sans charité, jurant que ces serments venaient du cœur ; que les fêtes données au pape étaient sincères ; que leur reconnaissance d’avoir été délivrés des chaînes inspirait à ces convertis leurs témoignages de dévouement ; que la religion était dans son plus beau triomphe ; que ces hommes avaient les plus pures intentions. Eh ! mon oncle, quelles belles intentions ! quel beau triomphe ! Eh bien, cet ami, si attendri des larmes de bonheur du pape au moment de l’amnistie, c’était lui qui pointait le canon pour briser la porte et entrer, le poignard à la main, pour renouveler ainsi les témoignages de sa vive gratitude.
– Oh ! Mimo, l’exécration de l’Italie et du monde sera leur châtiment ! Ils finiront par vilipender, avec leurs atroces lâchetés, la cause de la liberté ; à force de perfidies, ils auront une liberté prostituée qui sera leur ruine et leur mort. Mimo, fais tous les préparatifs du départ : va chez le carrossier, dis-lui de venir visiter la berline de voyage, car les timons, qui doivent soutenir le poids en montant les hauteurs, ont besoin d’être fortifiés ; au palonnier, il faut renouveler les petites pointes de peur qu’il ne vienne à rompre sur les côtes des Alpes ; il y aurait danger de rouler dans quelque précipice. Qu’il fasse attention aux contre-éperons des ressorts et aux courroies des essieux ; il ne suffit pas que les chapeaux des moyeux soient vissés à l’essieu, j’y voudrais une goupille : je crains toujours, dans les descentes, qu’ils ne se dévissent, et, si une roue venait à sauter, nous ferions une belle culbute. Au plastron de derrière, il faut des vis nouvelles pour qu’il se ferme bien avec des colis ; qu’il visite les bronzes du moyeu, qu’ils soient bien attachés ; le siège du conducteur doit être recouvert de cuir, et il faut y mettre deux poches pour déposer des bouteilles et quelques vivres au besoin ; qu’il donne un coup d’œil aux grosses pentures et aux guindeaux des sous-ventrières, et qu’il mette deux grosses chaînes sous la caisse pour nous prémunir contre les cahotements des routes mal pavées ; qu’il graisse bien les cuirs ; qu’il passe en revue les tenons et les targettes des vasistas, les lacets, les garnitures, les bras d’appui pour monter au siège du cocher. Il faut aussi qu’il y ait bonne provision de toutes les pièces nécessaires en cas d’accident. Mimo, prends toutes les sûretés possibles ; tu sais combien Alisa est peureuse. »
Cependant Bartolo mettait ordre à ses affaires ; il pria un sien cousin assez à l’étroit chez son père, avec ses deux frères mariés, de venir habiter sa maison pendant son absence ; il confia à Adèle et à ce cousin beaucoup d’objets précieux ; il renferma dans des chambres inaccessibles son plus beau mobilier, fit faire des recouvrements par ses procureurs, donna à une personne, avec une obligation de restitution à sa réquisition, la villa d’Albano, prit des lettres de change pour Gênes et Genève, et attendit le moment de partir.
À chaque départ de quelque cardinal ou prélat, il gémissait en secret ; les mauvaises nouvelles qui circulaient à Rome le jetaient dans un labyrinthe de pronostics funestes ; il allait prier à Saint-Pierre, et en revenait triste, incertain de le revoir encore ; il voyait çà et là des gens dont l’aspect le glaçait d’effroi, et il se disait à lui-même, ou quelquefois, rencontrant un prêtre de ses amis, il l’apostrophait en ces termes :
« Voyez quelle mine de sicaire ! mais d’où débusquent ces vilains monstres ?
– De l’enfer », répondait cet ami ; et il s’en allait, partagé entre l’indignation et la frayeur.
Mais, le matin du 25 novembre, quand il apprit la fuite du pape, il leva les yeux au ciel et s’écria :
« Divine Providence ! la tête est sauvée, mais nous sommes la queue. Alisa, tu sais que le pape s’est enfui, il est sauvé ; Dieu nous aidera aussi. »
Il courut chez sa cousine, demanda ses neveux, envoya Mimo à la poste louer quatre chevaux, prit à la hâte une légère réfection, et, dans l’après-midi, il partit pour Civitavecchia ; le lendemain, il s’embarquait pour Livourne.
Arrivés au port, ils virent un grand nombre de bateaux à vapeur surmontés de la bannière tricolore, avec le portrait de Guerrazzi à la Poupe ; quelques-uns avaient arboré le drapeau rouge, symbole d’un républicanisme ardent. On criait, on battait des rames, on répétait :
« Vive l’indépendance italienne ! Venez, venez par ici.
– Va-t’en, vilain noir, disait un gros marinier à un autre ; ne montez pas avec lui, c’est un brigand, un ennemi de l’Italie ! »
Eu ce montent passa le navire la Sanita, et il donna son suffrage au marinier, au drapeau rouge. Au milieu de ce tumulte, Mimo salua sur une barque, la fit arrêter à l’échelle de bord, fit descendre les siens, et rama vers l’Aquila nera.
Livourne, dans ces jours, ressemblait à une caverne de bêtes féroces : les blasphèmes, les hurlements, les attroupements de bandits, les meurtres, tout impunément. Le grand duc avait envoyé les magistrats pour calmer cette tempête : chaque jour, le mal empirait, et l’on voyait des ramas de vauriens et de portefaix passer devant les magasins en se mordant les doigts et en criant :
« Ah ! ces riches, qui reluisent arec notre or ! Viendra le moment, et il arrivera bientôt, de mettre les ongles sur vos draps, vos soieries, vos dorures et vos coffres-forts, et alors attrape qui peut ! Riches indignes, voleurs de nos sueurs, de notre sang ! »
Bartolo était hors de lui-même ; il prit un morceau à la hâte, et revint à bord. Dans le salon de la poupe, il s’entretint avec ses neveux du communisme, si bien en vogue à Livourne, et des vilaines mines que l’on voyait dans les rues. On leva l’ancre à quatre heures après-midi ; la mer fut houleuse toute la nuit. Alisa eut le mal de mer et des vomissements fréquents jusqu’à Gênes, où l’on arriva vers neuf heures du matin ; le bagage fut mis dans un camion, et nos voyageurs se rendirent à la Villa.
Ils y louèrent un beau quartier qui donnait sur la mer, et d’où l’on jouissait d’une magnifique perspective : les navires si nombreux qui stationnent dans le port, disposés en lignes qui partent du pont Royal, forment des espèces de rues larges et droites, au milieu desquelles vont, viennent et se croisent des batelets et des barquettes pour prendre les passagers ou leur offrir des marchandises. Partout respirent la vie et le mouvement ; car le Génois est actif, prompt, habile, ingénieux, il ne se repose pas, il ne se décourage pas, il ne se déconcerte jamais, même dans la mauvaise fortune.
Son caractère fut trouvé excellent pour les projets des conspirateurs italiens, et ils ne manquèrent pas de prendre tous les moyens pour s’en faire une arme. Mais le peuple génois est plein de foi et de confiance en la Madone, et d’autant plus tenace que le peuple napolitain qu’il a l’esprit plus vif et plus pénétrant. Aussi, pour déraciner cette foi de son cœur, il fallut trente années d’efforts à la secte. Du nid secret de mazziniens que Gênes couvait dans son sein, le venin cherchait à s’insinuer de mille manières dans les grands palais, dans les riches magasins et dans les boutiques de Pré, de Portoria, de Molo et de Reverra, où des courtisanes, postées à tous les carrefours ou dans toutes les rues populeuses, séduisaient le peuple, les marins, les soldats, les jeunes gens ; et, malgré le zèle et les efforts du clergé, il fut impossible de les ramener à leurs devoirs et à l’Église. De cette corruption devaient nécessairement, germer des fruits de débauche et de désordre.
Ils enlevèrent les Madones qui, de temps immémorial, étaient placées sur les portes pour garder la cité, et dont quelques-unes, du côté de la mer surtout, étaient en grande vénération dans le peuple, et où les portefaix du pont Spinola et du pont Royal, en sortant, en entrant, et le soir, avaient coutume de révérer la gardienne et la reine de Gênes tout aussi bien que s’ils l’avaient vue environnée d’éclat et de splendeur au-dessus de riches tabernacles illuminés de milliers de cierges.
Les nobles se laissaient séduire par les souvenirs de la liberté et de la grandeur de l’ancienne république ; ils déclamaient en apparence contre l’Allemand, qui n’avait rien à démêler avec eux ; mais, au fond, c’était à la domination du Piémont qu’ils voulaient s’attaquer. Des jeunes gens riches, oisifs, devaient naturellement se laisser amadouer par la pensée d’être un jour sénateurs dans les cours ducales ! Les marchands et les bourgeois, d’un esprit subtil et porté aux nouveautés, furent égarés par des livres qui répandirent l’erreur à flots dans cette ville autrefois pieuse, sage et tranquille.
Bartolo, qui ne connaissait Gênes que par les journaux mazziniens, la regardait comme impie et licencieuse : il osait à peine conduire Alisa dans les rues, craignant que le souffle de l’impureté ne ternît sa candeur virginale. Mais son étonnement fut bien grand, en visitant les églises, de voir la magnificence de celles de San Siro, de l’Annonciation, des Vignes, de San Lorenzo, l’affluence du peuple, et les confessionnaux entourés d’une foule de chrétiens pieux qui venaient ensuite s’asseoir au banquet divin de la communion. À la Madonetta, il admira ce sanctuaire si riche, si orné, brillant de lumières et d’ex-voto en or et en argent, l’image sainte toute couverte de pierres précieuses, le peuple prosterné devant elle avec cette confiance qui vient du cœur et prouve la vive piété. Alisa se plaisait dans ces saints asiles ; plusieurs fois elle alla à Oregina, et elle voulut visiter aussi Notre-Dame del Monte et Sari Francesco di Paula, d’où Mimo et Lando contemplaient avec plaisir les palais avoisinants, le port, la mer et la majestueuse basilique de Carignano.
Après ces quelques jours de visites dans Gênes et dans les somptueuses villas de la Pulcevera et du Bisagno, dignes d’abriter les plus grands rois et les empereurs, nos voyageurs partirent pour Novare, d’où ils se rendirent à Arona, sur le lac Majeur. La beauté du site leur donna la tentation de passer le Simplon ; mais ils en furent dissuadés, parce que les neiges étaient abondantes et que la jeune fille n’aurait pas pu supporter les rigueurs de la température à une hauteur de quinze cent quarante-huit mètres, où se trouve le plateau de l’hospice ; plus loin, ces montagnes n’offrent plus que des glaces éternelles, qui redoublent le froid de leur cime. Bartolo prit un hôtel sur le bord du lac, et se résolut à passer l’hiver dans quelques chambres exposées au soleil et qui se miraient dans les eaux limpides du lac.
Quand le temps était calme, on allait se promener sur le rocher d’Arona, où est la statue gigantesque de saint Charles, qui y naquit, et où l’on montre encore sa chambre, convertie en un oratoire vénéré. Alisa y allait quelquefois seule, et, s’asseyant, elle jouissait du soleil, de la vue du lac, des gracieuses collines, de l’air respiré autrefois par le grand pontife, exilé pour la paix de l’Église et de Rome. Pauvre Alisa ! ses pensées alors erraient sur les bords du Danube et de la Moldau ; elle voyait, en esprit, les combats des Szeklers et des sauvages Ottomans ; elle s’effrayait des périls d’Aser, qu’elle voyait aux mains avec les rouges manteaux de Jelacic aux cimeterres en croissant et aux longues moustaches ; alors elle se jetait à genoux et priait saint Charles de le protéger dans ces terribles combats.
Elle fut quelquefois surprise par ses cousins, qui, la voyant triste, pâle et pleurant, lui disaient : « Mais tu te laisses trop aller à la tristesse ; espérons en Dieu et soyons plus gais. » Et, pour la distraire, ils lui disaient : « Eh ! si nous sautions sur la tête de ce grand saint, et que, faisant passer les mains hors de ses yeux, nous le saluions de là ? » Puis, plaçant l’échelle contre le piédestal, ils montèrent dans le cou de la gigantesque statue, du cou dans la tête, s’asseyant sur le nez, puis agitant hors des yeux leurs mouchoirs blancs, ils faisaient mille signes à Alisa.
Quand le lac n’était pas houleux, Bartolo y faisait des tournées en barquette avec sa fille et ses neveux ; ils allaient à Belgirate, à Stresa, aux Belles-Îles, à Pallanza, à Intra, à Magadino et à Bellinzona ; quelquefois ils s’avançaient jusqu’au Varèse, entraient dans ses châteaux, et pénétraient sur la route de Novare, jusqu’à Oleggio. Au carnaval, Bartolo pensa que sa petite société serait Heureuse de faire une course jusqu’à Milan ; il prit des passeports et ils s’y rendirent par le pont de Bufalora.
XVI. – LA REVUE.
Milan ressemblait à une ville conquise depuis peu : elle n’avait pas sa gaieté ordinaire ; on aurait dit une dame, relevant d’une grande maladie, et, dans sa convalescence, portant encore les traces des fièvres mortelles qui l’avaient longtemps travaillée. Quoique faible et languissante, elle était belle encore et remarquable, malgré sa pâleur et son air de tristesse ; Bartolo, Alisa et les deux jeunes gens ne tarissaient pas en éloges pour cette ville, l’une des plus riches de l’Italie.
Chaque jour ils voyaient de nouveaux sujets d’admiration, à commencer par les merveilles du Duomo jusqu’à l’arc de triomphe du Simplon, où ils arrivèrent précisément au moment où se faisait une grande revue de la garnison allemande. Alisa était attentive à ces évolutions si régulières, à ces défilés, à ces jonctions, à ces rassemblements en masse, à ces extensions en colonnes, à ces partages par brigades, par escadrons, par compagnies. « Babbo, s’écria-t-elle, quels beaux soldats ! qu’ils sont agiles ! qu’ils sont bien forts et quels riants costumes ! On me disait qu’il y avait des Allemands à Milan, et d’où viennent ceux-ci ? Et ces hommes si droits, avec ces grands bonnets à poil d’ours, qui sont-ils ?
– Mais, mon enfant, ce sont les Allemands.
– Comment ? La Pallade, le Don Pirlone, le Contemporaneo et tous les autres journaux romains, toscans et piémontais, les représentaient comme des soldats grossiers, vilains, tortus, bossus, dont les habits pendaient en lambeaux, qui portaient la chemise sale et dégoûtante au-dessus du pourpoint : ceux-ci, pourtant, sont bien mis ; leurs uniformes sont propres et neufs.
– C’étaient des plaisanteries amusantes, ma fille, à côté des indignités qu’ils nous débitaient chaque jour.
– Dites, Babbo, les Croates sont renfermés sans doute dans le château ? Ils ne passent pas dans les rues de Milan, ils voleraient les enfants, et ils les enfileraient à la pointe de leurs baïonnettes, ils les mangeraient rôtis ! Pauvres créatures ! Eh ! les monstres !
– Mais tu rêves aujourd’hui, Alisa. Tu vois ces beaux hommes, grands et forts, avec ces beaux costumes, ce sont les Hongrois et les Croates.
– Oui, dit Mimo, ces deux bataillons-là sont les Illuini, Croates de Carlstadt ; ces compagnies du côté du château sont du 2e régiment des Otocciani de Ottochaz ; ce beau bataillon du centre est des Banati du 12e régiment de Parascowa dans le Temesvar. Voyez quels géants ! qu’ils sont bien faits avec leur taille élancée et leur mine fière ! Là, sur la gauche, ce sont les Oguliner, tous de race croate, nation hardie, rude, guerrière, ferme au poste, infatigable : nous l’avons éprouvé sur le Tagliamento, près de Trévise et sous Vicence. »
En ce moment, les évolutions s’arrêtaient ; les colonnes avaient un moment de halte : deux généraux, avec le gouverneur et leurs aides de camp, étaient à cheval à l’écart, causant ensemble et se félicitant avec les colonels de l’agilité des mouvements et de l’exacte discipline des troupes. Tout à coup un cavalier se détache et accourt dans la direction de la voiture de Bartolo. Le jeune officier portait le costume des hussards, le gamurrino en peau d’agneau rejeté sur l’épaule gauche et attaché au cou par une chaînette d’or ; sur la tête, le grand chapeau à visière de feutre rouge avec des nœuds à franges retombent sur l’oreille ; le pourpoint orné par-devant de cordonnets à floches. Il avait des pantalons d’écarlate, bigarrés de nœuds et d’entrelacements en arabesques. Le fourreau de son sabre, ouvrage armorié, lui pendait au côté, attaché à trois bandes de maroquin vermeil avec des agrafes d’or ; son port gracieux, sa démarche fière, attirèrent, l’attention d’Alisa et des autres.
En s’approchant, il souriait ; arrivé près d’eux, il serra la main de Lando, et Lando aussitôt s’écria : « Ah ! Olga ! » La belle aide de camp s’inclina devant Alisa, Bartolo et Mimo et dit : « Lando, comment te trouves-tu ici ? Est-ce là ton épouse ? Je te jure que tu as eu bon goût : jamais tu n’en eusses trouvé une plus belle !
– Non, répondit Lando, c’est une cousine ; ici, c’est son père et mon oncle, et celui-ci est Mimo, mon frère. Ils savent tous que je te dois la vie, ils ont célébré cent fois ta courtoisie et ta bienveillance pour moi ; tu es toujours dans mon cœur, tu m’as rendu aux embrassements de ma mère, de ma famille et de mes amis !
– Lando, je ne puis rester plus longtemps, tu le vois. Où loges-tu?
– À San Marco.
– Bien. Demain nous nous reverrons. » Elle serra la main d’Alisa, qui n’était pas encore revenue de son étonnement, et se hâta de rejoindre son général. Nos Romains la suivirent des yeux, presque sans respirer, tant leur surprise avait été grande et subite. Le lendemain, avant l’heure où ils avaient résolu d’aller voir Brera, voici arriver Olga, sous son manteau blanc à bandes vermeilles, et, en dessous, sa cosacchetta bleue avec les chaînettes d’or sur la poitrine et son grand sabre au côté. Elle les trouva qui se mettaient à table pour le déjeuner : la joie fut grande. Alisa, la voyant se baisser pour l’embrasser, ne pensant qu’à son habit, dans le premier mouvement, rougit et baissa les yeux, ce qui fit rire Bartolo et ses cousins, qui la plaisantèrent en disant :
« Oh ! Alisa, tu te laisses embrasser par des officiers armés de leurs sabres, et tu n’as pas peur ?
– Si, reprit Alisa, le sabre me fait peur, mais pas Olga, qui a sauvé Lando ; et, si avec ce sabre elle a terrassé l’ennemi, avec la bonté et la générosité de son cœur elle soulage les blessés et guérit leurs plaies. » Olga s’assit à côté d’elle et plaça son sabre sur ses genoux ; Alisa prit la poignée et essaya de dégainer la lance ; mais, voyant le tranchant, elle s’écria : « Mon Dieu ! » et retira la main, en disant :
« Mais comment faites-vous, Olga, pour manier un fer si pesant, et comment avez-vous le cœur de frapper avec cela sur un homme ? »
Et Olga :
« Ah ! ma belle amie, les jeunes filles croates sont d’un autre tempérament que les délicates demoiselles de l’Italie ; et, où vous trouvez des femmes guerrières, dites que les hommes sont simples, tempérants, chastes, patients dans la pauvreté, durs contre les fatigues, fidèles à leur devoir.
– Je le disais à Rome à beaucoup de mes amis, ajouta Lando, et je voulais leur prouver qu’ils avaient tort de dire tant de mal des Croates ; mais savez-vous ce qui m’advint ? Un Lombard me fit des reproches amers : « Tu trahis la cause de l’indépendance italienne, en louant les Allemands, et tu devrais rougir de vanter ainsi les tyrans de l’Italie. Si l’Italie n’est pas libre, c’est aux Allemands seuls qu’il faut s’en prendre. »
– Oh ! mon cher Lando, repartit la belle Olga, croyez-moi ; les Allemands n’en peuvent mais, si les Italiens, avec tant d’efforts et de tapages depuis les Alpes jusqu’à la Sicile, ne sont pas venus à bout de se rendre indépendants. Les sabres et les épées des Allemands ne taillent pas mieux que ceux des Italiens, et vos boulets de canon ne sont pas plus d’étoupe que les nôtres ; mais la cause de leurs déroutes et de leurs défaites est en eux-mêmes : ce sont eux les coupables, les Allemands n’y sont pour rien. Comment veux-tu que des peuples corrompus puissent conquérir l’indépendance, quand ils ne savent pas ce que c’est que la liberté ? Ce n’est pas en criant, en jurant, en blasphémant qu’on affranchit les nations ; et, puisque nous parlons de blasphèmes, je m’en vais t’en dire un qui écraserait les oreilles de tous les Italiens qui me l’entendraient dire : « Tant que les Italiens ne seront pas des Croates, l’Italie ne sera jamais ni indépendante ni confédérée. »
– Olga, que dites-vous ? s’écria Bartolo.
– Je le dis et je le répète, si les Italiens ne ravivent pas la foi dans leurs cœurs ; s’ils ne s’attachent pas étroitement et loyalement à l’Église ; s’ils ne se dépouillent pas de la mollesse, de la légèreté et de la luxure qui les ronge ; s’ils ne reviennent pas à la sobriété et à la tempérance de leurs ancêtres, et surtout s’ils n’abdiquent pas leurs haines, leurs envies et leurs intérêts municipaux, les Brofferi, les Guerrazzi, les Mazzini, les Mamiani, avec toute la bande des modérés piémontais, toscans, romains et napolitains, ils peuvent chanter la bella Franceschina, car ils n’aboutiront à rien. Voici ce que j’entends par devenir Croates ; le veux dire croire, penser, vouloir, agir unanimement, et non comme des enfants mobiles à tous les souffles du vent. Voyez maintenant la république romaine qui se pavane dans sa liberté, tout en emprisonnant, en opprimant, en volant les particuliers, en pillant le trésor public, en faisant la guerre à l’Église. Vous verrez le dénouement de la comédie. Mais, signori, laissons là ces tristes pensées. Que fais-tu, Lando ? M’as-tu tenus parole à Loreto ?
– Oui, j’ai rempli mon engagement. J’ai prié la Madone pour toi, et j’ai fait célébrer à son autel dix messes pour toi, pour ton Janni, ton Babba et toute ta famille ; je ne me suis pas cru quitte encore, j’ai fait faire un cœur d’or, et j’y ai mis dedans un morceau de parchemin sur lequel j’ai écrit mon nom et le tien, et le bienfait dont je te suis redevable. »
Olga était vivement touchée, elle dit à Lando : « Vous autres Italiens, vous savez mettre de la délicatesse même dans la piété ; je t’en remercie. Et le pape, l’as-tu vu à ton retour ? Quand je pense que ces bandits promettent la liberté en le forçant à s’exiler, je me dis à moi-même : « Quand ils réuniraient toutes les épées du monde contre saint Pierre, il les briserait tous comme le foin de la prairie. »
Alisa se leva de son siège, entra dans sa chambre, prit une cassette, d’où elle tira un grand camée enchâssé dans l’or et qui représentait Pie IX ; elle l’apporta à Olga et lui dit :
« Ma bonne amie, que ce portrait soit un gage de mon amitié et de l’admiration que je professe pour toi. »
Olga se leva avec respect, prit la sainte image, se la mit sur le front et sur la poitrine, et, se tournant vers Alisa :
« Ce don précieux, dit-elle, m’accompagnera toute ma vie, et restera après moi dans ma famille comme un monument de ton amitié. »
Lando lui donna un bel et riche chapelet de malachite, entourée d’or et bénite par le souverain pontife. Il la pria de remettre à Janni et à Babba deux grandes médailles d’argent dans un étui où se trouvait gravée l’effigie du saint-père. Bartolo voulut aussi donner à l’héroïque jeune fille une statuette d’or, qui figurait la Conception sur un globe de lapis-lazuli avec un piédestal d’albâtre de Volterra. Mimo, jeune et soldat, lui donna deux pistolets de Paris aux canons damasquinés, terminés par une bossette, où était enchâssé un beau rubis ; Olga lui dit : « Mimo, que Dieu m’accorde la grâce de m’en servir pour la défense du pape, pour voir si je les pointerais droit au front pervers de ses ennemis. »
Ils se levèrent tous, et allèrent visiter avec Olga le merveilleux palais de Brera. En passant près du palais Greppi, Alisa lui dit :
« Pourquoi est-il ainsi percé et perforé partout ? »
Olga, se tournant vers Mimo et Lando :
« Voyez, amis, dit-elle, cette belle liberté que savent imaginer les émeutiers italiens ! Cette grêle de balles fut tirée contre le malheureux roi Charles-Albert par les héros lombards : après lui avoir fait sacrifier la justice dans la guerre contre l’empereur, leur maître légitime, la fortune ne lui ayant pas souri à Custoza et près de Milan, ils voulurent lui faire expier sa défaite par la mort : ils l’appelaient traître à l’Italie, pour laquelle il avait sacrifié sa personne, ses enfants et la fleur de son armée. Eh ! quelle belle nation ! ils savaient bien combattre en paroles à la tribune et sur les places de Milan, tandis que le roi exposait sa vie, et puis ils veulent le lapider ! Et ces braves Italiens sont encore furieux pour l’indépendance de l’Italie et ils pensent à revenir à la charge. Si toi, Lando, et vous, Mimo, vous disiez cette vérité à l’Italie, vous entendriez mille voix s’élever et vous qualifier d’Italiens bâtards ; mais, moi, je suis Croate, je puis leur chanter en alamirè que s’ils ne veulent pas le comprendre, c’est tant pis pour eux.
XVII. – LE VOTE.
Quand le carnaval fut passé, Bartolo retourna à Arona, où il reçut de très mauvaises nouvelles de Rome, qui avait proclamé la république, assise sur la base triangulaire du brigandage, de l’injustice et du sacrilège. Un jeune homme en belle humeur avait décrit à Mimo les incidents du vote de la constituante romaine pour l’élection des députés ; et, quoique Bartolo en fût stupéfait, il ne put s’empêcher de sourire des actes ridicules du Cercle populaire.
Ayant donc annoncé, avec des mots longs de six aunes, qu’enfin le grand jour préconisé par les prophètes était arrivé, que le peuple romain serait désormais libre et maître de lui-même, ils l’invitaient à se réunir pour les comices et à émettre son vote, pour désigner ceux qu’il préférait, afin de représenter dans l’assemblée sa liberté et sa grandeur. On voyait des groupes à tous les coins de rue, occupés à lire cette magnifique exhortation au vote ; celui qui ne savait pas lire donnait un coup d’épaule à son voisin et lui disait :
« Eh ! qu’est-ce qu’on dit sur le mur ?
– Qui sait, répondait un malin, on veut vider 33 les bourses, puisque chacun parle de voter. »
Un autre, faisant passer sa tête entre les épaules d’hommes rassemblés autour d’un vieux qui faisait des gloses sur le texte de l’affiche, entendait parler ainsi :
« Voici : nous autres Romains, nous sommes le sang troyen ; du temps passé, nous commandions à tout le monde, à tout, savez-vous ?
– À l’Amérique aussi ?
– Silence donc, ignorant ! l’Amérique, en ce temps-là, n’était pas au monde.
– Ah ! pardonnez, elle est donc née plus tard ?
– Si elle n’était pas alors, elle est venue après, sans doute ! Or donc, nous maîtres du monde, nous étions esclaves du pape et des prêtres jusqu’au jour d’aujourd’hui. Maintenant, nous redevenons libres et maîtres de nous-mêmes.
– Et du monde, pas vrai ?
– Un peu à la fois, frères. Cette notification nous signifie que nous devons nommer nos représentants, c’est-à-dire les députés de l’assemblée qui doivent nous former un gouvernement libre et indépendant.
– Et, dans ce gouvernement, qui commande ?
– Quelqu’un, au nom de la nation.
– Hum ! nous avions le pape, qui commandait au nom de Dieu ; mais la nation, est-ce une princesse ?
– La nation, c’est vous, Romains, vous, le plus noble peuple de l’univers.
– Ah ! la nation nous fait donc nobles, par exemple, comtes, marquis ? Qui est-ce qui nous donnera des écus et des grégorines ? »
Et un autre disait.
« Dites un peu, signor, si la nation commande et que nous sommes la nation, donc chacun de nous commande ; et qui est-ce qui obéit ?
– La loi commande et se fait obéir de tous.
– Oh ! s’il faut encore obéir, nous pouvions obéir au pape. Il était si bon pour tout le monde, et ces damnés l’ont payé d’une si belle monnaie ! »
Et, l’un après l’autre, ils s’en allaient trouver le pauvre petit déjeuner que leur femme leur avait préparé.
Cependant on voyait circuler dans Rome des charrettes pleines de papier, suivies par des hommes portant des pots de colle et des pinceaux ; ils couvraient les façades des palais et les murs des églises de grandes feuilles contenant les noms de tous les Romains des quatorze quartiers de Rome. Il était vraiment curieux de voir cette série indéfinie de noms, et chacun prenait plaisir à y lire le sien, et, de retour chez soi, on disait à sa femme :
« Tu ne sais pas ? On m’a écrit et imprimé ; il y a mon nom, mon prénom, ma condition... »
Celui qui ne savait pas lire disait à son voisin :
« Signor Canonico, voudriez-vous chercher, dans le quartier de Rigola, le nom de Toto Stricca ?
– Mais Toto, mon fils, c’est un abrégé de Antonio, et Striera est sans doute un surnom : dites-moi votre vrai nom de famille.
– Oui, on m’a nominé Striera quand j’étais valet du chevrier de Campo di Fiore ; mais je suis de la famille Guarda.
– Bien. Vous êtes donc Antonio Guarda ; laissez-moi lire : quartier Rigola, paroisse San-Paolino... » Et ici le chanoine, murmurant entre les dents une suite de noms à peine prononcés à moitié : « Ah ! le voici : Antonio Guarda, condition, charcutier.
– Précisément ; et ma femme, est-elle inscrite ?
– Non, mon fils, il n’y a que les hommes : ne faudrait-il pas qu’on pût élire aussi les femmes pour députés ! »
Un vieillard, qui se trouvait à côté, repartit à demi-voix :
« Vous verrez, signor Canonico, que, de tous ces votes, il sortira une femme, madame la République. Je la vois sur ces feuilles toute belle et bien née. Faites un peu attention aux titres et aux conditions qui se joignent aux noms. Voyez celui-ci, qui ne le connaît ? C’est le prince don Marcantonio, et, immédiatement en dessous, son garçon d’écurie. Celui-ci, c’est le duc don Carlo, et, en dessous, le domestique du droguiste. Celui-ci est archevêque de sa condition, et, en dessous, c’est Pippo le charbonnier. Celui-ci (ah ! impudents !) est cardinal de sa condition, et, en dessous, c’est le charbonnier Cencio. Les cardinaux confondus dans la populace ! Les princes de l’Église ! les proposer comme électeurs des députés qui enlèvent le gouvernement au pape ! Une dignité si élevée, l’appeler une condition ! comme s’il s’agissait de pharmacien, de serrurier, de potier, de geôlier ! Il me semble vraiment relire le procès de Louis XVI, quand ces scélérats lui disaient : « Quel nom avez-vous ? – Louis. – Quel nom de famille ? – Capet. – De quelle condition ? – Roi. » Et Rome entend répéter les mêmes diableries ; elle s’attroupe, curieuse, pour entendre ces horreurs ; elle lit, elle joint les mains, et elle n’en pleure pas ; il ne lui en revient ni honte ni rougeur. Il va bien, oui, il va fort bien ! »
Quand ces noms eurent été exposés quelques jours, on annonça emphatiquement l’heure où chacun devait se présenter au vote pour élire les députés, et il y eut là tant de ridicule qu’on n’y croirait pas si Rome n’en avait été témoin. Sterbini, étant ministre des travaux publics, avait acheté les votes de toute la populace. Il fit venir à Rome les habitants de Torre di Quinto, qui étaient plusieurs centaines, qu’on vit entrer dans la ville par la porte del Popolo avec leurs haches, leurs piques, leurs manivelles sur l’épaule, et recevoir sur la place les billets avec les noms inscrits, bien entendu, à présenter au banc de Monte-Citorio. On procéda de la même manière à l’égard des pauvres de la Bienfaisance, qui étaient terrassiers du Forum romain ; à l’égard des soldats de tout uniforme et de tous les officiers publics qui ne voulurent pas sacrifier les émoluments de leurs emplois.
Il était curieux de voir les ouvriers sortis le matin des portes pour aller travailler aux vignes, et accostés par les douaniers, qui leur disaient : « Avant de sortir, il faut voter ; voici les billets. – Mais nous sommes à nos pièces, et vous allez nous faire perdre une demi-journée : qui nous la payera ? – Sans voter on ne sort pas. » Et les pauvres ouvriers s’en retournaient, bien à contrecœur, porter leurs votes.
Les civiques couraient armés, sur les places et dans les rues, à la recherche des votants. Ceux qui vont et viennent de grand matin pour vendre de l’eau-de-vie aux passants sont saisis au collet : « Arrête ! as-tu voté ? – Que voulez-vous ? Les cochers, les charretiers, les valets, ont voulu boire un petit verre et deux, et ils payeront demain ; j’ai presque tout vidé, voyez les bouteilles... – Sot ! je ne te demande pas si tu as vidé, je te demande si tu as voté pour la Constituante ? – La Constituante ! je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue. – Tiens, voici le billet ; porte-le au palais Salviati. » Aux marchands d’herbes, qui arrivaient aux portes avec leurs mannes de salades, de choux et de raves, les douaniers disaient : « Eh ! avant d’aller sur la place, il faut aller voter avec ce petit papier, n’y manquez pas. – Quoi voter ? Dieu vous bénisse ! je m’occupe de mon affaire. – Ah ! poltron, viens voter avec moi. – Et mon âne, est-ce qu’il doit voter avec moi ? – Âne toi-même, imbécile ! » Et le pauvre paysan attrapait sur le dos un coup de plat de sabre, et s’en allait en criant : « Au diable les votes ! » ayant son billet attaché au nœud de son chapeau.
C’est ainsi que l’on poussait de force au vote les légumiers, les vendeurs de lapins, les fruitiers, les marchands de poissons, qui vont par les rues en criant ; les valets, les marchands de vieux fer, et autre écume du Ghetto, de la place Navona, de la place Montanara : c’était un spectacle intéressant de les voir librement et en peuple souverain, se réunir au banc de ceux qui recueillaient les votes. On lisait à tous les coins de rues que « le peuple, plein du sentiment de sa dignité et se sentant déjà mûr pour la régénération, éclairé par la vraie science politique, s’en allait, joyeux et fier, élire ses députés ».
Que voulez-vous, pourtant ? Il y avait tant d’empressement, qu’il n’y eût pas le nombre légal de votes. Mais les pères de la patrie ne se déconcertèrent pas : on faisait voter les mêmes individus dans plusieurs quartiers ; on inventait de nouvelles familles, on faisait voter les morts, on prenait dans les livres des paroisses les noms des enfants. Beaucoup de civiques, au lieu d’un billet, en portaient trente, couverts de divers noms.
« Toi, ton nom ? – Angiola. – Mettons Angelo avec ton prénom. – Et toi ? – Carlotta. – Donc, Carlo. – Et toi ? – Menicuccia. – Donc, Domenico. » Et, de cette façon, on arriva au nombre de votes qui était le sine qua non de la Constituante romaine.
Mais la comédie fut bien belle quand, assis à la tribune, ils commencèrent à lire les noms des élus d’une voix de stentor. Parfois, cependant, il n’y avait plus la gravité digne d’un peuple déjà mûr pour ses destinées. L’un disait : « J’élis le pape Sixte V ; qu’il vous incarcère. » Un autre : « J’élis le grand-père du diable ; qu’il vous fasse frire. » Un autre : « J’élis maître Titta (le bourreau). » Et un autre : « J’élis la corde pour vous pendre, scélérats ! » Enfin mille bouffonneries, injures et outrages mérités, à l’adresse des nouveaux tyrans de Rome.
Voyant qu’il y avait un trop grand nombre de billets ornés de ces facéties peu agréables, nos braves commencèrent à s’enrouer, et, se levant avec gravité de leur siège, ils annoncèrent au peuple « que, beaucoup de billets étant écrits avec une encre trop pale, ou mal formés et presque illisibles, on procéderait au dépouillement en particulier, et que l’on ferait ensuite connaître le résultat. » Et le résultat fut de voir élus députés tous ceux qu’avaient patronnés la Pallade, le Don Pirlone et le Cercle populaire ; et l’on voyait leurs noms inscrits sur les murs au crayon, au charbon, sur certaines feuilles rouges, vertes, bleues, appliquées avec de la colle sur les coins des rues.
La lettre adressée à Mimo se terminait ainsi :
« Ami,
« Tu sais que nous autres jeunes gens nous rions volontiers ; nous passons assez gaiement le temps au quartier à voir ces ultra-démocrates qui bondissaient, écumaient et se gonflaient quand nous faisions nos réserves à leurs propositions exaltées, mais qui ne pouvaient nier le fait et nous qualifier de rétrogrades. Faire sauter un peuple à pieds joints là où il ne veut pas aller est le même que de faire danser un extravagant. La chanson ne finit pas comme cela : c’était le commencement ; la dernière strophe, c’est la république écarlate, et, par conséquent, nous avons des coups de canon, des sonneries de cloches, des processions, des Veni Creator, des messes chantées, des Te Deum, plus que Rome rien vit jamais aux élections des papes.
« Adieu, mon cher Mimo ; salue Lando et dis-lui que, quand j’en aurai le loisir, je vous tiendrai au courant des faits et gestes de la république une, indivisible, éternelle.
« Tout à toi,
« ALDOBRANDO. »
Bartolo, entendant ces énormités commises par des chrétiens contre le vicaire de Dieu sur la terre, s’arrachait les cheveux, se frappait le front et s’accusait amèrement d’avoir été assez aveugle pour ne pas découvrir les intentions ambitieuses de ces perturbateurs. Il lui tardait de passer les Alpes et de les mettre entre lui et ces scènes honteuses dont il voulait éloigner sa pensée.
Le mois de mars touchait à sa fin, quand il se mit en route pour la Suisse. Arrivé à Baveno, sous les blocs de granit, et voyant ces rochers où avaient été taillées les majestueuses colonnes de Saint-Paul, il gémit en pensant à cet édifice, consumé par les flammes des cruels sectaires, qui avaient juré la destruction de tout ce qu’il y a de grand et de saint dans l’Italie, et il craignait que les républicains n’eussent la pensée de l’incendier encore une fois avant que l’Église, après y avoir consacré tant de trésors, n’eût la consolation de le voir terminé. Il ne se trompait pas : non seulement ils avaient résolu de brûler Saint-Paul, mais ils avaient déjà fait venir sur le Tibre une barque pleine de goudron, d’étoupes et de térébenthine, laquelle tomba au pouvoir des Français, avertis à temps, et qui coururent s’emparer de la basilique et y établirent une forte garde.
De Baveno ils se dirigèrent vers la vallée d’Ossola : elle s’ouvre par de longues et profondes cavités dans les flancs des Alpes ; elle est traversée par une rivière alimentée de nombreux torrents qui arrosent et fécondent des pâturages où paissent de grands troupeaux. Ils traversèrent les charmantes collines de Rome, ses vergers et ses beaux champs, pour arriver à Crevola, où ils descendirent de voiture, considérant les parapets du pont qui domine la vallée, le torrent profond qui bondit et mugit autour des piliers aux grandes arches, et, par ses violentes secousses, effraye le spectateur. De là, ils touchèrent aux premières hauteurs du Simplon, ils entrèrent dans la vallée de Varzo, village à demi ruiné par les torrents et par les débris d’arbres et de rochers entraînés dans leur course, qui n’y ont laissé que les traces d’un courant profond.
Dans les vallons au-dessous d’Iselle, frontière du royaume sarde, ils traversèrent des galeries creusées dans les flancs des rochers, au-dessus des abîmes où Napoléon construisit la route de Suisse en Italie ; ne pouvant y asseoir des murs, il fit voler en éclat les rocs sous l’action des mines et ouvrit ce passage autrefois impraticable aux armées étrangères. De ce fond, l’œil s’élève, effrayé, vers les cimes formidables des montagnes, et l’homme se dit : « Comment, avec ma voiture, arriver là-haut ? » et, quand il y est, voici d’autres hauteurs qui semblent superposées les unes aux autres et jetées au-dessus des espaces de l’air. Après avoir traversé ces crêtes escarpées, ces flancs brisés, ces grandes forêts, ce sont d’autres crêtes, d’autres flancs plus escarpés, plus ardus encore, qui se lèvent menaçants et se montrent, hérissant leurs dents, leurs cornes et leurs glaces éternelles, au milieu des nuages dont ils sont toujours enveloppés.
Néanmoins ces hauteurs sont, pour la plupart, couronnées d’énormes hêtres et de pins que les montagnards vont couper, qu’ils font rouler sur les flancs de la montagne et qui, retombant dans les torrents, viennent se réunir dans le lac Majeur. Parfois il arrive que ces troncs se heurtent et s’arrêtent à un roc, et alors ces hardis montagnards se suspendent à une longue corde, vont débarrasser ces troncs d’arbres et se balancent ainsi dans les airs, comme les aigles et les vautours, au grand effroi des voyageurs qui les aperçoivent.
Au milieu de ces monts escarpés se dresse, avec ses énormes glaciers, le mont Rosa, qui de ses hauteurs jette ses racines dans les abîmes des vallées du Simplon. Bartolo regardait autour de lui, comme un homme qui se croit, en rêvant, enseveli dans les gouffres d’un océan sans fond ; et, en levant les yeux, il voyait au-dessus de sa tête les monts surplomber sur lui, comme prêts à l’écraser. Alisa se tenait toute resserrée dans sa pelisse de zibeline, et, aux bonds des glaciers qui par intervalles faisaient retentir les gorges profondes et le creux des vallons, elle tressaillait d’épouvante. Arrivée à la dernière ouverture que Napoléon fit pratiquer entre deux gouffres, elle fut ravie d’une vue magnifique ; elle voulut contempler, du premier pont, l’abîme où se précipite un torrent dont l’écume apparaît autour des rochers, mais ne produit pas le moindre bruit à l’oreille du spectateur. Un peu au-dessus du pont, dans la galerie, à l’endroit où un soupirail laisse passer le jour, on lit, gravée en grands caractères, cette inscription : « Napoléon, empereur, l’a ouverte avec le trésor de l’Italie, l’an MDCCCV. »
Dans les gorges de Gunz, extrême frontière de la Suisse, ils s’arrêtèrent pour admirer la cascade d’Alpirubach, qui déborde de ses rives écroulées, et dont le bassin se colore des teintes obscures des mélèzes et des ifs croissants sur ses bords et réfléchis dans ses eaux : le soleil y produit des prismes charmants : à l’endroit où l’eau tombe dans les gouffres, les vagues se relèvent bruyantes et frémissantes ; un vent, violent en chasse au loin de gros flocons d’écume.
En traversant ces montagnes de neige, il fallut souvent dételer la voiture et la porter par parties sur des traîneaux. C’est ainsi qu’ils montèrent au sommet, là où s’arrête toute végétation, où ne croissent même pas les arbres les plus capables de résister aux froids les plus rigoureux et aux plus forts aquilons. D’un côté, on voit briller les cristaux du glacier de Roospod, et, de l’autre, scintillent les crevasses azurées de celui de Balmen Glecer, entouré de ces nuages gris et plombés qui enveloppent leurs crêtes noires. Alentour règnent la solitude, le silence, des amas de montagnes de neige superposées, et, au-dessous, des abîmes, des cataractes, des torrents furieux qu’on entend gronder de loin au milieu des nuées qui remontent à la surface.
À l’hospice qui s’élève du milieu des neiges et apparaît comme un phare de salut aux voyageurs engourdis par le froid, Bartolo fit une halte. Alisa, relevée de son traîneau, à demi roidie, fut portée près des étuves ; elle prit du thé chaud, un peu de rhum, et se sentit ranimée. On se remit en route, et une perspective de riantes vallées se déroula aux renards de nos voyageurs le long des rives du Rhône jusqu’à la ville de Brigg. Pendant qu’ils descendaient rapidement les flancs des Alpes, tout à coup une masse de neige se détache, et, poussée par son propre poids, va se grossissant des neiges inférieures ; plus elle s’avance, plus son cercle s’agrandit ; elle saute, bondit, se précipite en tourbillonnant avec un vent impétueux ; elle brise, rompt, fracasse les troncs d’arbres sur son passage, avec un bruit qui ébranle les montagnes voisines.
Les postillons, accoutumés à ces accidents, se jetèrent sous la vaste galerie qui côtoie l’immense flanc des Alpes ; et là, ils attendirent que la masse eût bondi au-dessus et se fût précipitée dans les abîmes. Puis ils débouchèrent à l’autre issue, entrèrent dans la seconde galerie, et, descendant à grands pas, arrivèrent à la maison de poste de Berixal, aux deux tiers de la descente. La frayeur de l’avalanche, le froid, la fatigue de la course, l’horreur de ces tourbillons et l’impétuosité des vents, avaient exténué la pauvre Alisa ; elle put reprendre ses forces près du feu de l’auberge. Une jeune fille aux cheveux blonds, honnête et gracieuse, aux yeux vifs, au visage ouvert et riant, portant une robe verte à bandes vermeilles, costume des montagnardes, se mit à côté d’elle et commença à l’encourager, partie par signes, partie en lui adressant quelques mots de français. Elle lui prit les mains et les frotta dans les siennes, puis elle alla au fourneau, où était un grand vase de lait bouillant, elle en versa une bonne tasse, y mit beaucoup de sucre, la lui présenta, et, pendant qu’elle buvait, elle dit à sa sœur en allemand :
« Voyez quel beau visage d’ange ! Pauvre jeune fille ! lui faire traverser les montagnes par ces froids rigoureux ! »
Et puis elle lui ajusta ses cheveux avec une grâce et une expression d’affection touchante.
Bartolo en fut attendri, et Alisa, ne sachant comment lui témoigner sa reconnaissance, ôta de son cou une petite croix d’or, et la présenta à l’aimable fille de la montagne, en lui disant en français :
« Elle a été bénite par le pape, tu dois la porter sur la poitrine par amour pour lui. »
Cette bonne fille poussa un cri de joie, baisa pieusement la croix, serra la main d’Alisa, courut à sa mère, puis à son père, le maître de poste, appela ses frères, et leur montra son bijou ; elle le leur fit baiser à tous en disant :
« Il y a une indulgence, savez-vous ? Elle a été bénite par le pape. » Et elle rayonnait de joie.
Après avoir descendu le reste de la montagne, ils prirent un hôtel, où ils se reposèrent tout le lendemain. Ensuite, ils côtoyèrent la vallée du Rhône, passèrent à Sion, puis à Martigny et à Saint-Maurice, qui porte le nom du chef de cette légion de martyrs thébains, qui préférèrent perdre la vie plutôt que la foi au Christ. Après avoir passé la frontière du canton catholique du Valais, ils entrèrent, en traversant le Rhône, dans le canton protestant de Vaud ; et, longeant le bout du lac par Aigle et Villeneuve, ils s’arrêtèrent enfin à la charmante villa de Vevey, où ils étaient résolus de séjourner pour se remettre de la fatigue de leur course à travers la montagne.
XVIII. – LE PRÉCIPICE.
Au milieu des plus hauts et des plus horribles escarpements des âpres montagnes d’Unterwalden, bondissait de rocher en rocher, courbé, agile, rapide, et comme replié sur lui-même, un chasseur intrépide. Son fusil était suspendu à la bandoulière ; il portait, attaché au menton, un bonnet de martre avec une gorgerette en cuir, son cornet de poudre au côté, un poignard à la ceinture. Il avait aperçu une bande de chamois descendant la pointe d’un roc très élevé, vis-à-vis du rocher hérissé où il était monté. Désireux d’en tuer quelques-uns, il descendait le rocher, s’accrochant aux racines, aux saillies, aux touffes de verveines qui sortent des crevasses de la pierre.
Parvenu, tout couvert de sueur et haletant, sur la dernière pointe du rocher, là, comme un faucon, jetant ses regards alentour pour découvrir sa proie, il voit la troupe de chamois dont une partie broutait le feuillage des frênes au bord des torrents, tandis que les autres grimpaient de saillie en saillie, et, comme des éclaireurs, le museau sur les pattes de devant, le dos en arc, les deux cornes droites, l’œil aux aguets, restaient immobiles sur la pointe d’un rocher.
Le chasseur prend son fusil, monte le chien, appuie la crosse à l’épaule, dirige son coup, mire et lâche la détente ; la bête est atteinte au côté, et il la voit rouler dans un vallon qui s’ouvrait sous ces roches escarpées. Mais quelle ne fut pas son épouvante, quand, abaissant son regard pour aller saisir sa proie, il se vit comme un aiglon suspendu en l’air ; le rocher était si fort ébranlé, qu’il descendait en débris dans les abîmes. Il n’avait pas remarqué les fissures, dans son empressement à saisir sa proie.
Il ne voyait nul appui pour remonter : tout autour de lui un rocher nu, sans saillie, et çà et là quelques troncs, quelques broussailles qui n’auraient pu le soutenir. Cependant, en bas mugissait la rivière, qui, se précipitant des glaciers, venait par bonds s’engouffrer dans le lac de Waldstetten. À cette vue, le jeune chasseur sentit un frisson glacial lui parcourir tous les membres : pâle, abattu, les genoux affaiblis et chancelants, il regardait le rocher d’un œil effaré, et n’osait lever les yeux vers le ciel, au milieu duquel il se trouvait jeté sans soutien ; il craignait plus encore de regarder en bas le gouffre, dont la pensée seule lui faisait horreur.
Dans un si cruel danger, il se recommanda à Dieu ; puis il ôta ses escarpins, et, les liant l’un à l’autre, il se les mit autour du cou. Il s’assit sur la crête du roc, posa le pied sur une touffe de houx, et se laissa descendre doucement ; plus bas était une petite saillie, où il mit l’autre pied et put s’arrêter. De cette position, avec la crosse de son fusil il parvint à disposer une place dans la mousse pour descendre encore un peu, et ainsi, de creux en creux, de saillie en saillie, de touffes d’herbes à d’autres plantes de verveine, il arriva aux deux tiers du torrent. Une abondante sueur découlait de ses cheveux, ruisselait sur sa figure et tout son corps ; son haleine était entrecoupée, et de profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine ; par intervalles, saisi de frayeur, ses cheveux se hérissaient, un frisson agitait tous ses membres.
Enfin, il atteignit un gros charme dont les racines s’enfonçaient dans les crevasses de la roche, et dont le tronc horizontal se relevait verticalement avec ses rameaux ; il s’y assit et respira un moment. Mais les eaux qui s’écoulaient par les veines de la pierre, et les neiges de l’hiver qui s’étaient fondues, l’avaient détaché et à moitié déraciné ; il n’en fallait pas autant que le nouveau poids qu’il portait pour le faire tomber. Le malheureux jeune homme s’attacha de ses deux bras au tronc ; son effroi fut si subit et si cruel, qu’il n’eut pas même la force de crier : « Mon Dieu ! » Son regard s’abaissa sur le gouffre ; il ferma les yeux, perdit connaissance, et il ne sentit pas le bloc de pierre s’écrouler avec l’arbre et s’engloutir dans le torrent.
Le bloc, en se détachant, heurta une saillie ; par le choc, il se brisa en deux, et, fracassant tout ce qu’il rencontrait, tomba dans l’eau avec un bruit épouvantable, et fut suivi de l’arbre. Le torrent s’ouvrit, recula, se couvrit d’écume, et mugit si fortement, que les rochers des vallons voisins en retentirent. Les aigles et les vautours, qui couvaient dans les crevasses des rochers, épouvantés à ce bruit, s’envolèrent, battant des ailes et poussant des cris de terreur, au haut du ciel, tournoyant au-dessus de l’abîme et n’osant s’y reposer ; les loups hurlèrent, les ours s’enfuirent dans leurs tanières, les cerfs et les chèvres coururent se cacher dans les forêts ; mais l’arbre et le chasseur, plongés au fond, étaient entraînés par les vagues furieuses.
Ce jeune homme malheureux, c’était Aser. Depuis un mois, il avait renoncé aux guerres désespérées de la Hongrie, et, pour avoir un peu de repos, il s’était retiré d’abord à Lucerne, puis à Schwyz et dans les villages montagneux d’Unterwalden. Parti de Pulkowa, où le peuple était attaché à l’empereur, il était allé dans le pays des Magyars pour s’assurer des intentions qui avaient animé les magnats, ou chefs et barons de la nation magyare et hongroise, à déclarer cette guerre si menaçante à l’empire. Il reconnut ou il crut reconnaître que leurs motifs différaient essentiellement du but démocratique des sociétés secrètes de toute l’Europe. Les barons hongrois, bien loin de viser, par leurs efforts, à la liberté et à l’égalité selon la devise des démocrates, ne guerroyaient que pour réclamer la prorogation de l’antique noblesse du royaume, qui avait juridiction et droit de seigneurie sur les vassaux des comtés.
Mazzini, qui détestait l’Autriche comme l’auxiliatrice perpétuelle de la stabilité des principes d’ordre et le bouclier des autorités légitimes contre les rébellions des peuples, avait excité, par mille moyens, l’orgueil des barons hongrois à secouer le joug de l’empire. Mais Mazzini, qui ne cherchait qu’à diviser les forces de l’Autriche, occupée à dompter les soulèvements de l’Italie, manqua de prévision dans ses calculs. Il n’avait pas compté sur les capacités des généraux autrichiens, sur la valeur de leurs armées, sur la rapidité de leurs mouvements, sur l’inaptitude et l’impéritie des rebelles italiens, qui furent dissipés avant l’insurrection de la Hongrie et les secours apportés à la révolte par la Transylvanie et la Slavonie. De plus, il ne connaissait pas le caractère des barons hongrois et transylvains, en pleine contradiction avec les vues républicaines.
Mazzini croyait peut-être que la Hongrie était peuplée exclusivement par les Hongrois, et que ces peuples voulaient des administrations libres, des lois particulières faites chez eux, sans influence de rois étrangers comme de leurs magnats ; Mazzini se trompait étrangement. La Hongrie se compose de barons et d’une faible partie de la nation hune et magyare ; tout le reste est adventice et étranger. L’excédent de la population y a été attiré par la fertilité du sol, le grand nombre des fleuves, la richesse et la magnificence des magnats, le commerce des villes au dedans et à l’extérieur du royaume. Ainsi la Hongrie est pleine de Serbes, de Suèves, de Dalmates, de Slavons, de Valaques, de Bohémiens, de Transylvains, de Bosniens, de Croates, de Grecs, de Russes, d’Allemands, qui font un mélange de sang, de langues, d’habits, de coutumes fort distinctes, avec cette multiplicité de pensées et de volontés qui tiennent au caractère et aux intérêts des races diverses.
Voilà pourquoi la guerre de Hongrie ne fut excitée que par les magnats, qui n’avaient pas l’intention de rompre le joug de l’empire pour la conquête d’une liberté qu’ils ne voulaient pas et que cet amas de peuples ne désirait point. Ils cherchaient seulement à faire retomber sur le peuple une servitude dont l’empereur l’avait affranchi en le soustrayant au vasselage des barons et en les protégeant du bouclier de la loi. Le Don Pirlone se trompait donc grossièrement, quand il fit paraître son Revers de la médaille, où il peint un Hongrois massacrant l’empereur et le foulant sous son pied droit, en disant : « Gloire au peuple et mort aux tyrans ! » Les peuples hongrois, s’ils avaient vaincu l’empereur, seraient redevenus les vassaux des grands feudataires du royaume, qui auraient recouvré leur ancienne domination absolue sur les vilains et les populations des villes ; vaincus par l’empereur, ils jouissent de la liberté dont la victoire les aurait déshérités.
Aser reconnut les intentions des barons, et il leur en sut mauvais gré ; il voyait la liberté sous un tout autre aspect. Il comprit que Mazzini n’arriverait qu’à inquiéter l’empire, et les magnats à replonger les peuples dans l’esclavage. Il en était vivement irrité ; dans les guerres de l’Italie, il ne voyait qu’une effervescence qui serait bientôt maîtrisée, et, quand même elle eût été couronnée de succès, la liberté dégénérerait bientôt en tyrannie des démagogues ; les guerres de Hongrie différaient dans leurs causes, leurs effets seraient les mêmes. Il y avait cependant cette différence que les Hongrois, en retombant sous le joug des barons, ne reviendraient qu’à leurs anciens maîtres, qui les auraient reçus comme un héritage de leurs ancêtres, qui auraient reconstitué le gouvernement patriarcal, tandis que les Italiens, tombant sous les griffes des démagogues, auraient été écorchés par ces tyrans, sortis de la fange et du sang, et qui ne renversaient leurs princes que pour s’arroger leur autorité.
Aser, en visitant les châteaux des magnats magyars et hongrois, ne fit qu’affermir ses convictions. Les barons, du reste, ne dissimulaient pas leurs plans, ils ne les voilaient pas avec mystère, ils ne les enveloppaient pas de paroles et de démarches hypocrites ; ils disaient clair et net qu’ils voulaient rétablir les droits de leurs pères sur les familles de paysans. Dans les castels, on entourait d’honneur et de respect les portraits des ancêtres et les drapeaux remportés sur les Ottomans dans les combats ; partout, aux portes, aux portiques et dans les salles, étaient suspendus des armures antiques, des casques, des hallebardes et les terribles pallasces ou épées nationales. Partout étaient peintes les armes et les devises de la famille, avec les mots célèbres et les hauts faits des combattants, et çà et là, sur les parois, on voyait les prix des vainqueurs aux tournois, des cornets, des cimiers, des boucliers, des hauberts, des cottes de mailles, bien fourbis, bien luisants, entretenus avec un soin qui prouvait combien en était fier le seigneur du château. Toutes ces choses auraient jeté la fièvre quarte double dans les veines de la jeune Italie, si quelque mazzinien eût passé par là.
Tous les serviteurs portent les couleurs du baron ; à la première limite du château se présente le tourier, la hallebarde sur l’épaule et à la ceinture la grande poche peinte ou brodée aux armes de la baronnie. Il y a quelques hommes chargés de lever le pont vers le soir, car le fossé est toujours plein d’eau ; d’autres, au lever du soleil, saluent d’un coup de couleuvrine ou de bombarde l’étendard qui se déploie au haut de la tour ou les quatre bannières qui flottent sur les quatre tourelles du château. À table, les valets découpent les viandes, versent les vins et les présentent avec autant de marques de respect que pour les rois ; leurs livrées, ornées d’or, de boutonnières, de cordonnets entrelacés, de manteaux retombant de leurs épaules ou de leurs poitrines, prouvent la grandeur et le faste féodal des barons. Les appartements sont d’une richesse admirable ; on y foule les tapis de la Perse et les peaux du Tibet ; ou s’y assied sur des ottomanes de velours brodé, brillantes d’or et d’argent. Les ébènes, les ivoires, les bois étrangers et rares, composent leurs meubles somptueux, sortis des grandes fabriques de Vienne et de Paris. Les vases du Japon et de la Chine se heurtent avec les porcelaines de Sèvres et de Dresde, contenant les plus délicieux parfums de Damas et d’Alep.
Au milieu de la pompe éblouissante des magnats, Aser voyait les conspirateurs de la jeune Europe rêver en Hongrie la république et le communisme, et la hauteur des barons, l’obséquiosité des colons, n’étaient pas pour eux un signe évident de leur erreur. Les vilains ne s’approchent du seigneur que les mains croisées sur la poitrine, la tête profondément inclinée, n’ouvrant les lèvres que pour prononcer l’invariable oui. Le baron impose les tailles, dispose des travaux, des charrois, des factions ; il détermine les limites des chasses réservées, des pêches, des forêts privilégiées pour le château ; il assigne le prix de la chasse aux oiseaux dans les parcs, dans les prés, dans les bois ; le prix pour les rondes, le luxe pour les écuries, les chevaux pour le manège, et ainsi de même pour les bergers, les laboureurs, les bouviers. Personne n’ose y trouver à redire.
Le vif et léger Tyrolien qui a décrit, dans le Journal des Débats, les campements de la guerre de Hongrie en 1848 et 1849, nous donne des preuves de la douce liberté dont jouissent en particulier les colons de Polocsai. Au milieu de l’automne, Polocsai fait convoquer au château les garçons et les filles à marier ; il les fait mettre en rang dans une salle les uns vis-à-vis des autres. Vêtu d’habits somptueux, couverts d’or et enrichis de boutonnières où brillent des diamants, portant des bottes à éperons d’or et les grands rubans de ses chevaliers en bandoulière, il descend dans la salle, fait gravement la revue ; puis, s’approchant du premier jeune homme : « Andras (André), Mariksa (Marie) est faite pour toi, ce sera ta femme. Et toi, Janks (Jean), tu es aussi beau et aussi bien fait de ta personne que Hanska (Anne) est accorte et vive, tu l’épouseras, c’est le mieux pour toi. »
Et ainsi, les regardant et les comparant, pendant que ces pauvres filles sentent leurs cœurs palpiter et recommandent à Dieu d’accorder le sort avec leurs désirs, le seigneur règle les unions comme il lui plaît et accompagne souvent son choix d’éloges aux deux parties. Les filles baissent les yeux, rougissent, se cachent la tête sur la poitrine, sans pouvoir s’empêcher pourtant de jeter un regard à la dérobée sur l’époux que leur maître leur a assigné. Si parfois quelque bon Polski (Paul) dit un peu franchement à son seigneur que Iranska (Irène) ne lui plaît pas et qu’il désire la main d’Ylya (Hélène), le magnat se frotte la moustache, fait sonner ses éperons, ordonne au tourier de régaler Polski de vingt-cinq coups de nerf de bœuf, et puis il lui accorde Ylya, qui doit lui être bien plus chère avec ce supplément à la dot.
Or le comte de Polocsai, avec ces idées démocratiques, fut des premiers à pousser les Magyars et les Hongrois à la guerre de l’indépendance contre l’empereur ; c’est de ces comtes et de ces barons républicains que la Hongrie est remplie ; et nos bons Italiens démocrates souriaient de bonheur en voyant d’avance la république baigner son beau visage dans la Save, le Danube, l’Unna et la Moldau, aussi triomphante, aussi radieuse que dans les ondes limpides et douces de l’Olio, du Pô, de l’Arno, du Tibre et du Seheto !
Néanmoins, si la Hongrie combattait en apparence pour la liberté, mais en réalité pour la féodalité, le feu n’était pas le même à Vienne. Aser, ayant vu les préparatifs en Hongrie, voulut voir de près si les libertés greffées sur le grand arbre de l’empire avaient une saveur moins amère et moins âpre que celles de l’Italie. Il arriva à Vienne avant que les Slavons de Jelacic eussent campé sous ses murs. Il vit les professeurs d’esthétique répandre dans les cœurs des jeunes poètes de l’Université de Vienne non pas l’ardeur martiale, mais y enflammer des charbons ardents de colère, de rage, de fureur bestiale et diabolique, qui les mettaient hors d’eux-mêmes.
Après le cruel assaut livré au palais du gouverneur et l’assassinat du comte de la Tour, ils se jetèrent dans les rues de Vienne, comme un torrent de feu qui consume et dévore tout ce qu’il rencontre et répand la fumée et la tempête au loin. Vienne était devenue comme le cratère d’un volcan qui vomit le feu, la fumée, les pierres calcinées, et répand aux alentours la lave brûlante et dévastatrice. Les académies de la grande Cour avaient institué une nouvelle magistrature, qui s’appelait gouvernement démocratique de Vienne et avait à sa tête les docteurs Tausenau, Chaisès, Frank, Schütte, Messenhauser, Jelinek et Eckart, hommes diserts, loquaces, astucieux, spirituels, et en même temps turbulents, hardis, violents, sans humanité, sans foi, sans loi, sans Dieu.
Ils étaient entourés d’une foule pressée de poètes, de romanciers, de comédiens, d’auteurs tragiques et dramatiques, avec tout l’arsenal romantique dont étaient remplies les cervelles de la haute littérature allemande. Les combats métaphysiques, où au milieu de droits indifférents, luttent des opinions ardentes, sont des combats sauvages et féroces d’hommes devenus démons. Les hommes qui joignent aux forces corporelles la puissance de l’esprit s’élèvent dans l’orgueil, respirent le dédain, la haine et la fureur contre l’adversaire qui combat leurs idées.
Ces flots tumultueux de jeunes gens bouillonnaient et se réunissaient dans l’hôtel Zur-Ente, transformé en palais démocratique du haut gouvernement. Sur tous les escaliers on voyait des fusils, des balles amoncelées sur les paliers, des tirailleurs de l’académie épuisés, brisés de fatigue, couchés ou assis le menton sur les genoux, pâles, livides, noircis, salis de sang, de poudre et de sueur. Dans les cours, on allait, on venait, on s’agitait, on frémissait ; c’était un vacarme complet de bavards et de gracques pérorant comme des possédés : projets, ruses, stratagèmes, trahisons, perfidies, désespoir.
Aser était partout, il voyait tout et tout l’indignait. De ce bruit de révoltes et de colères il conclut que la révolution de Vienne se détruirait en partie d’elle-même d’abord, en partie par la force tranquille et bien ordonnée de l’armée impériale. Il disait que la guerre de l’Italie n’était qu’un feu cependant à côté de ces mouvements de Vienne ; mais, animés par le même esprit de confusion et d’horreur, ils ne pouvaient amener que les massacres, la destruction, comme un incendie qui, après sa fureur, ne laisse que des tisons enflammés et des murailles noircies et chancelantes. Le caractère de cette jeunesse, à son avis, n’était qu’un mélange d’ambition et d’honnêteté, de méchanceté et d’exaltation, de friponnerie et de courage, de brigandage et de débonnaireté, d’ingénuité et de fureur insensée et bestiale.
Pendant qu’Aser roulait dans son esprit ces considérations et plaignait cette jeunesse entraînée par une fièvre funeste, contractée au souffle empoisonné des sociétés secrètes, il apprit que l’armistice était rompu et qu’on avait insulté l’étendard blanc flottant sur les murs de Vienne et dans le camp impérial, et que les jeunes académiques avaient assailli à l’improviste les premiers bataillons de Jelacic. Le dédain et la honte s’emparèrent de cette âme noble ; il maudit la félonie des conspirateurs qui jetaient ainsi la pierre, en se cachant la main sous le manteau de la perfidie.
Une rumeur sourde retentit, et bientôt ressembla au bruit d’une horrible tempête. Il entendit ouvrir des fenêtres, des portes, et en même temps des cris confus ; il regarda et vit une grande foule s’avancer, portant sur un chariot un jeune tirailleur de l’académie. Un des conspirateurs, le voyant tomber mort sous le coup d’une balle qui l’avait atteint à la poitrine, le tira à l’écart, lui mutila les mains, les pieds, les oreilles et le nez, et, ouvrant sa tunique, le perça de plusieurs coups à la poitrine, lui barbouilla les cheveux de poussière et de sang, commençant à crier : « Jeunes Viennois, héros de la patrie, venez, accourez, voyez le carnage qu’ont exercé les Seressi croates de l’inique Jelacic sur notre frère, martyr de la liberté de Vienne. » Grand nombre de jeunes tirailleurs accoururent ; placèrent le cadavre sur un brancard militaire, mirent les mains et les pieds coupés à côté, et, ainsi mutilé et sanglant, précédé d’un drapeau noir et d’un tambour couvert d’un crêpe, ils le portèrent sur leurs épaules dans les rues les plus populeuses de Vienne.
Il fallait voir cette masse de peuple s’agiter autour du brancard, et, à ce spectacle d’horreur, gémir, crier, s’emporter et plaindre la malheureuse victime ! Hommes, femmes, enfants, maudissaient les impériaux, regardaient le ciel en grinçant des dents et en serrant les poings ; et les jeunes filles elles-mêmes traversaient la foule, se jetant, les cheveux en désordre, près du brancard, baisant la bannière noire, couvrant le cadavre de fleurs, et criant : « Mort au tyran ! » C’était une scène affreuse. La fureur allait croissant ; on courait aux armes, on se précipitait contre les soldats assiégeants ; après un combat acharné et des pertes assez considérables de part et d’autre, les soldats, traversant des fleuves de sang et des monceaux de ruines, parcoururent la ville en vainqueurs, au milieu des cadavres et des incendies allumés par le feu du combat. Aser ne put soutenir plus longtemps ce spectacle, et il partit avec la conviction que l’œuvre des sociétés secrètes est l’œuvre du mauvais esprit, ennemi de la paix du monde et ardent à tout détruire de son souffle mortel.
Il alla à Presbourg, à Raab, à Pesth, à Moor ; il vit ces cités très fortes, non contentes de la restauration de leurs murs et de leurs bastions, mettre tous leurs soins à rendre plus difficiles encore les accès et les surprises à l’ennemi. Les forts, les fossés, les secours, les défenses, furent multipliés ; on barrait les passages, on encombrait les voies de toute espèce de masses et de blocs, de poutres, de planches, de tables et de vieux murs. Malgré tout cela, à l’approche de l’armée impériale, Kossuth ne fit pas la moindre opposition à son entrée ; il lui abandonna sans hésitation aucune des villes si bien fortifiées, et se jeta dans la campagne, les laissant en proie à l’ennemi.
Aser vit le secret de son jeu : les bourgeois de Presbourg, de Pesth et des autres villes n’étaient pas pour la guerre ; Kossuth craignait que ces hommes de trafic, de métier, de travail et d’industries pacifiques, de vie facile, de conditions aisées, ne tempérassent l’ardeur de la milice. Dans la campagne, avec sa nombreuse cavalerie, avec les Tschikes ou pasteurs armés, avec les Honveds ou corps francs, il pouvait tenir tête à l’armée impériale, et son plan réussit à merveille. Ce fut une terrible rencontre que celle de Schwechat. Le général Moga, avec vingt mille guerriers, la plupart magyars à cheval, chargea contre les Szeklers, les Lickans, les Raises, les Ottokans de Jelacic, et, au premier choc, il les assomma, les refoula et les mit en déroute. Les cavaliers italiens de Kress revinrent à la charge trois fois, et trois fois ils furent rudement repoussés ; mais les cuirassiers d’Auesperberg, armés de noires cuirasses de fer, enveloppés de cuirs, couverts de casques d’acier aux longues crinières, se jetèrent avec une telle impétuosité sur les rangs des Hongrois, qu’au premier choc ils leur imprimèrent une violente secousse, puis les rompirent et les dispersèrent.
Ces murailles étincelantes d’acier, mises en mouvement par des chevaux solides et vigoureux, faisant ondoyer au vent des milliers de crinières, se jetant sur les Hongrois, se heurtèrent avec un bruit semblable aux craquements de la foudre. Les armes, les épées, se croisent ; les chocs multipliés sur tous les points, les efforts des hommes et des chevaux, se mêlent aux grondements sourds de la terre, qui gémit sous leur poids. Les chevaux hennissent, écument, se heurtent, s’embarrassent, vomissent le feu des narines et lancent, en frémissant, des flots d’écume sur les cavaliers ennemis. On aurait cru revoir les combats du moyen âge : les rangs des Magyars, déroutés, se précipitent dans la plaine, se renouent en escadrons, en groupes, et reviennent pour combattre deux à deux, trois à trois, quatre à quatre, tournoyant les uns autour des autres, jusqu’à ce qu’ils soient désarçonnés. Finalement, les Hongrois durent céder la place et se retirer ; ce fut l’une des premières batailles où les révoltés osèrent se mesurer contre l’empereur.
L’hiver commençait, rigoureux et menaçant ; la neige tombait en grande abondance, et, le dégel survenu, les campagnes de la Hongrie étaient toutes couvertes de glace. Néanmoins cette guerre acharnée continuait comme dans les mois de la plus douce saison ; on campait, on bivaquait au milieu des glaces et des neiges, et souvent les sentinelles tombaient engourdies par le froid, qui leur glaçait le sang dans les veines. Chaque jour il y avait des escarmouches, des luttes partielles au milieu des glaces. Les chevaux, sans crampons, s’abattaient fréquemment sous leurs cavaliers, qui, dans leur chute, se brisaient les membres engourdis ; l’ennemi, survenant, ne pouvait souvent, à cause du froid, manier son épée ou lâcher le chien de son fusil ou de son pistolet. Plus d’une fois il arriva que l’ennemi criait aux soldats tombés dans une embuscade : « Rendez-vous prisonniers ! » et, malgré tous ses efforts, le vainqueur ne pouvait serrer le poing pour saisir les captifs ; d’autres se faisaient prendre par l’ennemi pour être conduits aux feux du camp, tant le froid les avait fait souffrir.
Aser, qui, dans les guerres de l’Italie, avait pu se convaincre de l’esprit qui anime les sociétés secrètes, qui avait confirmé son jugement dans le mouvement de Vienne, reconnut que la guerre de Hongrie, malgré les allures chevaleresques des barons, grâce à la réunion de Bem à Kossuth, était une guerre impie et inhumaine. Les Transylvains, poussés par les divisions de partis, se massacraient les uns les autres, les pères s’armaient contre les fils, les frères contre les frères, les amis contre les amis ; pièges, stratagèmes, cruautés, fureurs et trahisons effroyables 34 ! La guerre de la Hongrie eut aussi ses braves et ses lâches ; les légions de Kossuth étaient composées de valeureux soldats et de l’écume du royaume ; il avait brisé les chaînes des condamnés de galères, des forçats, des voleurs et des assassins. Ces misérables, toujours prêts à tuer, rapaces dans les butins, féroces dans leur vengeance, étaient terribles et ne faisaient jamais quartier à l’ennemi, au mépris du droit des gens et des lois de la loyauté qui règlent les combats.
Ces indignités exaspéraient le cœur d’Aser, et il se maudissait lui-même d’avoir prêté son concours à ces perfides agitations de l’Europe. En ajoutant foi aux sociétés secrètes, il était animé par la pensée sincère de régénérer les peuples par une liberté franche, noble et régulière. Mais il voyait qu’au lieu de la liberté les peuples n’y gagnaient que la guerre, la haine, la pauvreté, le tumulte, le désespoir, la ruine de toute bonne institution religieuse et civile. Aser, à ces excès joignait le remords de tant de massacres inutiles, de tant de sang versé pour la liberté, sang qui fumait encore sur les champs de l’Italie, de la Prusse, de l’Autriche et de la Hongrie ; sang qui criait vengeance au ciel contre les conspirateurs qui l’avaient fait verser pour satisfaire leur ambition, leur avidité, leur haine contre Dieu et contre tout ce qu’il y a de saint sur la terre. Il déplorait la justice opprimée, la vérité trahie, la vertu bannie, les lois foulées aux pieds, les liens de la civilisation brisés par des fourbes qui profanaient les noms sacrés de justice, de vérité, de religion, de vertu, de lois, d’ordre et de liberté, pour en faire autant d’embûches et de pièges mortels.
Ce sang criait vengeance contre ces lâches, tranquilles dans le nid de leurs conjurations exécrables, engraissés de la substance des peuples et exposant la vie si précieuse et si chère d’une jeunesse imprudente, afin de satisfaire leurs prétentions superbes. Aser entendait les plaintes douloureuses et cruelles des mères, des mères qui protestaient au ciel et à la terre que leurs fils avaient été arrachés de leurs bras par des brigands courant le monde pour le souiller de sang et le couvrir d’ossements humains. Que resterait-il à voler encore à ces impies, si, la foi éteinte, les bonnes mœurs déracinées du cœur de leurs enfants, ils leur enlevaient, avec la vie, leur honneur et leur âme ?
Aser, à ces pensées, frémissait : il se trouva un jour avec plusieurs commissaires qui l’avaient précédé pendant quelque temps. En traversant une vallée sauvage, il vit une bande de Honveds qui, de leurs mains sanglantes, dévoraient à la hâte du lard avec du pain de seigle dérobé aux campagnards. Leurs chevaux étaient attachés aux rameaux des arbres, et les hommes disaient en grimaçant : « Eh ! quel coup à ces deux Hongrois si fiers ! » Et un autre ajoutait : « Vouloir combattre contre nous ! deux contre tant de gaillards ! Taremtete 35 ! Nous leur avons donné du rasoir ; ils n’auront plus besoin de se faire la barbe ; ils ont sur le visage des balafres qui arrêteraient l’opération. »
Un troisième ajoutait : « Laisse les ours manger ces gros Hongrois à la peau couenneuse. Ils trouveront la chair plus tendre à ce jeune cadet aux cheveux blonds, à la mine blanche comme les donzelles de Vienne. Quelles belles petites mains ! Il avait au doigt un anneau que lui aura donné quelque Frailina (demoiselle) sentimentale : voyez, il y a une touffe de cheveux dans le chaton. Fier gars tout de même ! Quand je lui coupai les mains de mon pallasch, il devait dire : « Ahi ! » Non, rien ! Maintenant qu’il est là nu, suspendu à un arbre, je suis bien sûr qu’il criera après sa maman. »
C’était le jeune Tyrolien Luigi Bulow, qui, marchant en éclaireur avec quatre usseri du Tyrol, tomba dans une embuscade des Honveds, ces brigands que Kossuth avait arrachés du milieu de leurs bœufs pour les enrôler dans la guerre de l’indépendance ; ils avaient tué les trois usseri qui étaient avec lui, et voulaient savoir de lui où était le capitaine, mais il resta muet. Ils le piquèrent de la pointe de leurs épées ; son sang coulait de toutes parts : il ne dit mot. Alors ils le déshabillèrent, lui coupèrent les mains et le pendirent à un arbre.
Aser, en traversant la forêt, l’aperçut pâle, les yeux fermés, la bouche béante, et il allait s’en approcher pour aviser aux moyens de le rappeler à la vie, quand il vit déboucher avec impétuosité une grosse troupe de cavaliers seressi, qui, avertis par l’ussero échappé aux féroces Honveds, étaient accourus aussitôt. Ce fut le dernier coup qui fit tomber la balance pour Aser. Une guerre si sauvage et si cruelle le tourmentait d’un remords qu’il avait cherché à étouffer dans les soulèvements de l’Italie, qui s’était réveillé plus vif dans les massacres de Vienne, et qui l’emporta enfin dans ceux de la Hongrie. Il prit dès lors la résolution de rompre avec les sociétés secrètes, la peste, la malédiction et le fléau de Dieu à notre époque ; fléau si cruel et si universel, qu’aucun siècle n’a été plus sévèrement châtié que le nôtre par la justice divine depuis le déluge. Aser voyait bien qu’il lui en coûterait la vie si son secret venait à transpirer ; mais, fort et généreux, il préférait la mort à une vie semée de crimes, enivrée de sang et souillée du déshonneur. Il fit semblant d’avoir des affaires à Pesth ; de là il passa par l’Autriche, et, de province en province, il vint chez les Grisons.
C’est de là qu’il écrivit à Mimo que, pour prendre un peu de repos, il pensait se retirer quelque temps en Suisse dans les petits cantons, et, au milieu de ces bons montagnards, passer des jours tranquilles après tant de cruelles vicissitudes qui l’avaient épuisé. Il mandait à Mimo de lui répondre à Lucerne ; la lettre lui serait remise à Uri ou à Schwitz, selon l’indication donnée à son correspondant. En finissant, il lui recommandait de ne pas rester à Rome.
Cette lettre frit redire par la mère de Mimo, à Rome, et envoyée à Arona peu de jours après le départ de nos voyageurs de cette ville ; de là, elle alla à Genève, où elle fut reçue chez le banquier de Bartolo. Dans les premiers jours de mai, Aser, se trouvant sur les montagnes d’Unterwalden, occupé à chasser les chèvres sauvages et les chamois, éprouva l’horrible accident dont mous avons parlé, tomba dans le précipice et fut submergé par le torrent.
XIX. – LE PÈRE CORNELIO.
Aser, revenu à lui après l’étourdissement causé par sa chute, ouvrit les yeux, et, se voyant au fond de l’abîme, avança les bras comme pour s’accrocher à quelque objet : il lui sembla toucher comme les deux parois d’un cercueil. Ses yeux, incertains et égarés, regardaient autour de lui, et il se vit dans un grand monument en pierre. Au-dessus de lui, une grande dalle de rocher rouillé et écailleux ; d’un côté, des creux et des pointes saillantes ; de l’autre, une cavité obscure, à travers laquelle il distingua quelques écueils où se réfléchissait un rayon de lumière pâle et douteuse ; par derrière, d’autres masses, des croûtes, des stalactites, et, plus loin, pur soupirail étroit où un rayon de soleil se perdait dans les ambages caverneux d’autres rochers.
De cette mystérieuse ouverture, Aser ramena sa vue dans son sépulcre, et il vit au pied de son cercueil, dans une cavité du rocher, une petite lampe de fer, d’où provenait la pâle lumière à l’aide de laquelle il avait pu reconnaître l’étroite sépulture où il se trouvait. Mais ce qui mit le comble à son étonnement, ce fut de voir, assis sur un bloc de pierre, un vieillard vénérable à cheveux blancs dont les longues touffes lui retombaient sur les épaules ; sa longue barbe, éclatante de blancheur comme la neige, descendait sur sa poitrine ; son visage était pâle, mais animé ; son regard, doux et calme, était fixé sur un livre, et ses lèvres se mouvaient sans rompre le silence, pas plus que sa respiration douce, lente et tranquille.
Aser le regardait avec une sorte de stupéfaction : il pensa que c’était le père Abraham, dans le sein duquel il se trouvait recueilli après sa mort, arrivée il ne savait comment. Il ne se rappelait plus le rocher d’où il était tombé, ni l’arbre sur lequel il s’était assis, ni le fracas au moment de sa chute, ni son immersion dans les flots de l’abîme. Incertain, terrifié, il ne pouvait s’expliquer comment il avait, suspendu à son cou, un long rosaire terminé par un crucifix ; comment il avait la tête bandée et le bras gauche enveloppé de linge. Il se sentait tout le corps meurtri, une vive douleur à la tête, une souffrance aiguë à une jambe écorchée, et comme un feu qui le brûlait à la cuisse jusque dans l’os, en lui causant de cruelles souffrances.
Il poussa un soupir profond et plaintif en essayant de se soulever : il se trouva si brisé et si faible, qu’il lui fut impossible de faire ce mouvement, mais il vit le vénérable vieillard se lever, venir à côté de lui, lui prendre doucement la main et lui dire en allemand :
« Courage, mon fils ; je vois que vos esprits vous sont revenus : il y a quatre heures que vous ne donniez plus signe de vie et que j’attends auprès de vous en priant la Madone d’Einsiedeln de vous ramener à la vie, de vous secourir de sa puissance pour vous rendre la santé.
– Qui êtes-vous, ange de salut ? lui dit Aser d’une voix étouffée et haletante ; qui vous a envoyé ici ? où suis-je ? suis-je vivant ? et, si je vis encore, comment suis-je enseveli comme si j’étais mort ? Si je suis mort, comment puis-je vous voir, vous parler ? comment me parlez-vous de santé et de vie ? Je me sens tout brisé de souffrance, je ne puis remuer un doigt, et je ne me souviens plus comment j’ai été ainsi abattu.
– Oui, mon enfant, vous vivez : le lieu où vous êtes n’est pas un tombeau, c’est une grotte, un nid caché dans le flanc le plus escarpé d’une caverne ténébreuse où l’on arrive par d’obscurs labyrinthes dans les entrailles de la montagne. Au retentissement de votre chute et du rocher s’abîmant dans le torrent, je courus hors de la caverne, pour voir si quelque malheur n’était pas arrivé à un berger ou à un classeur de la montagne. Je vis l’arbre s’abîmer au-dessus du gouffre, l’écume l’entourer, et, parmi les flots bouillonnants, je distinguai une partie de vos habits. Aussitôt je m’élançai près de ce gouffre, je m’accrochai aux branches du charme, et je vous saisis. Il me fallut beaucoup d’efforts pour vous sauver, car vous vous teniez de toutes vos forces attaché à l’arbre. Quand je vous en eus retiré, je vous relevai les pieds en haut, pour vous faire vomir l’eau dont vous étiez gonflé. Voyant que vous ne donniez pas signe de vie, je vous pris sur mon dos, vous apportai à l’entrée de cette caverne, et j’y attendis votre retour à la vie. Mais, réfléchissant que ce retour se ferait attendre, je vous ai apporté à l’inférieur, et, de rocher en rocher, je vous ai transporté ici, dans ce gîte inconnu à tout autre que moi, où l’on arrive par une sorte d’escalier tortueux et où je vis en solitaire depuis longtemps.
– Je suis donc tombé de cette hauteur, dit Aser, sans me briser et m’écraser complètement ! En sautant d’un rocher sur un autre, où je voulais tirer des chamois, le rocher s’ébranla, je perdis connaissance : je ne me rappelle plus rien, je suis comme un homme qui sort du tombeau.
– Vous avez biens lieu de vous étonner, de bénir Dieu et votre ange gardien de vous avoir prêté l’appui de son bras dans votre chute ; en mesurant de l’œil le lieu d’où vous êtes tombé, j’ai tressailli de frayeur. Et pourtant, hors une contusion à la tête, une écorchure à la jambe et à la cuisse, un bras tout égratigné, vous n’avez nul os rompu ni la moindre luxation ; ce dont vous devez remercier la sainte Madone et lui témoigner votre reconnaissance durant toute votre vie.
– Comment, mon bienfaiteur et mon sauveur, êtes-vous venu habiter dans cette caverne sépulcrale ? »
Le vénérable vieillard lui répondit :
« Mon enfant, je suis prêtre catholique et pasteur d’un village non loin d’ici. À votre accent, j’ai reconnu que vous êtes étranger ; à votre petite médaille et au crucifix que vous portez sur la poitrine, je vois que vous êtes catholique. Sachez donc que je vis dans cette retraite pour fuir la mort et me réserver pour des temps meilleurs, afin de procurer le bien de mon troupeau fidèle et dévoué. Dans l’injuste guerre que l’impiété des radicaux des grands cantons souleva contre le Sonderbund des cantons primitifs des forêts, je me joignis aux curés de Saarnem et d’Altdorf pour animer les montagnards d’Unterwalden, d’Uri et de Schwyz à défendre, avec la liberté jurée par nos pères au Rütli, la foi catholique, la simplicité de nos mœurs, la vive et sincère piété qui fut toujours l’ornement et la gloire des petits cantons helvétiques de la montagne.
« Vous savez qu’abandonnés de toute la confédération, travaillée et corrompue par l’esprit infernal des sociétés secrètes, délaissés sans protection par les couronnes catholiques, qui, maintenant, regrettent leur indolence funeste pour elles-mêmes, et réduits à notre faiblesse, nous avons vu toute la Suisse s’amasser sur nous pour nous écraser. Dieu, mon fils, a permis, dans les desseins impénétrables de sa sagesse, dans sa providence et sa bonté infinies, que nous fussions vaincus par les impies, nos ennemis et les ennemis de son Christ et de son Église. On veut faire des esclaves de nous, qui, par la valeur de nos ancêtres, avons acheté au prix de notre sang la liberté pour toute la Suisse, laquelle, maintenant, nous enchaîne et nous blesse à la pupille de l’œil, en cherchant à déraciner de nos cœurs la foi en Dieu, le respect pour le vicaire de Jésus-Christ, la dévotion envers les saints, l’amour des vertus chrétiennes, la douce soumission à l’Église.
« Non contents des avanies qu’ils nous ont fait subir, les radicaux ont osé porter une main sacrilège sur les autels ; ils punissent de mort les prêtres du Seigneur qui cherchent à entretenir dans le cœur des fidèles le feu de la religion et de la piété. J’ai eu l’honneur de mériter leur haine, et, par mille moyens, ils ont cherché à me saisir, pour me faire expier cruellement le crime d’avoir animé mes villageois à tout leur céder, hormis la foi de leurs pères. Que n’ont pas imaginé, que n’ont pas fait mes paroissiens pour me soustraire aux pièges, aux embûches, aux recherches de nos persécuteurs ? Un vieux montagnard, connaissant cette retraite, que n’avaient pas soupçonnée les autres habitants qui s’étaient réfugiés cent fois dans cette vaste et profonde caverne, sans jamais pénétrer jusqu’à cette ouverture, m’y a conduit en sûreté.
« C’est ici, mon fils, que depuis longtemps déjà je passe mes jours, étudiant et priant ; je ne sors que pendant la huit, pour porter les secours spirituels aux infirmes, les fortifier par l’administration des sacrements et les assister dans les périls de l’agonie. Je bénis les mariages, je baptise les enfants, et souvent, le dimanche, je célèbre en cachette la sainte messe dans quelque chaumière, en présence de plusieurs paroissiens choisis ; je leur donne la communion, et je suis heureux de les voir verser des larmes de bonheur. Chaque nuit une jeune fille, un ange, pleine de confiance en Dieu, sans craindre les ténèbres, les précipices, le frémissement des torrents, les hurlements des loups, vient secrètement m’apporter les provisions pour le lendemain ; mes paroissiens ne savent point mettre de bornes à leur générosité pour adoucir les rigueurs de ma solitude. » En disant ces mots, le bon prêtre s’approcha d’une cachette et en tira une petite bouteille de vieux vin du Rhin ; il en présenta un verre à Aser et lui dit :
« Restaurez-vous un peu, cela vous rendra des forces. »
Aser regardait son sauveur ; il lui serra la main, et, versant des larmes d’attendrissement, il lui dit : « Je boirai à votre bonheur ! » Mais, ne pouvant lever son bras, à cause de l’enflure dont il souffrait, le bon prêtre lui mit une main sous la tête, le souleva un peu, et lui présenta à boire avec une douceur paternelle qui émut vivement le jeune juif. Quand il eut bu, le solitaire lui dit :
« Ne croyez pas que je veuille vous tenir enseveli dans cette retraite ; vous avez besoin d’une longue suite de soins intelligents. Quand il fera nuit, Annetta viendra avec ses provisions, et je vous porterai au chalet, où sa mère vous soignera comme son enfant ; en attendant, reposez-vous un peu. »
Et le prêtre se mit au pied de sa couche, à portée de la lampe, pour achever la récitation des Matines.
Trois heures ne s’étaient pas écoulées qu’Aser, sortant d’un sommeil léger, entendit un peu de bruit ; il regarda par l’ouverture où il avait vu un rayon de soleil scintiller et se réfléchir sur les rochers ; il aperçut des rayons de lumière qui se perdaient, reparaissaient et disparaissaient tour à tour. Il entendit un coup de sifflet, et bientôt après il vit entrer dans la grotte une jeune fille portant à la main une lanterne allumée, et, sur la tête, un petit panier couvert d’une nappe ; elle le déposa sur une espèce de table formée naturellement par une saillie du rocher. Elle se mit à genoux devant le vénérable prêtre, et lui demanda la bénédiction. L’homme de Dieu, la regardant avec bonté, dit : « Que le Seigneur vous bénisse, mon enfant, et vous récompense de votre œuvre de miséricorde ! » Annetta lui prit la main et la lui baisa avec affection, en lui disant :
« Père, permettez-moi de vous dire, de la part de mon nonno, que demain c’est le quatrième anniversaire de la mort de mon père, qui tomba blessé dans la bataille de Lucerne, au pont d’Emmen. Il souffrit tant ! il mourut dans mes bras, et je lui ai fermé les yeux avec ma mère. Pauvre père ! (elle versa quelques larmes). Voilà pourquoi nonno désire que cette nuit vous disiez la messe dans notre chalet. Tout est prêt ; je suis la sacristine, comme vous savez, et l’aube et l’amict ont été lavés.
– Mon enfant, dit le curé, j’irai ; mais vous devez me précéder un peu, et dire à votre mère qu’elle prépare secrètement un lit dans la chambre derrière la cuisine, car j’ai ici un pauvre chasseur tombé d’un rocher dans le torrent, qui a besoin de ses soins charitables : le voici sur ma couche. »
Annetta leva les yeux, et dans l’ombre aperçut le blessé ; elle tressaillit de frayeur. Mais le père Cornelio la rassura, lui dit de bien étudier le chemin, et qu’il la suivrait à peu de distance ; la bonne Annetta se mit en route. Le vieillard enveloppa Aser dans son manteau, le prit sur ses bras, et, après mille détours, sortit de la caverne ; il le déposa sur un rocher, se baissa, l’assit sur ses épaules, et s’avança le long de la rivière : il descendit ensuite une côte rapide, passa par un petit sentier qui traversait une forêt épaisse de mélèzes, et marcha par mille sinuosités dans les broussailles, sur les collines, sur les rives escarpées, sans se fatiguer du fardeau de la charité.
Les rayons de la lune pénétraient à peine entre les rameaux resserrés et croisés ; çà et là, il y avait quelques espaces éclairés qui faisaient ressortir davantage l’épaisseur des ténèbres ; l’obscurité, la solitude, les sifflements et les frémissements du vent dans les cimes des yeuses et des ifs, mêlés au murmure lointain des eaux des Alpes descendant sur les flancs des rochers et s’abîmant dans les précipices, tout se réunissait pour frapper l’imagination dans cette course nocturne. Aser, brisé et endolori dans tous ses os et ses membres, ne pouvait se persuader qu’il était sur les épaules d’un prêtre catholique, et porté, malgré tant de peines, de difficultés, de périls, par cet homme généreux et charitable, dans une maison de catholiques où il trouverait les mêmes soins et le même dévouement. Et alors il comparait le caractère dénaturé des philanthropes des sociétés secrètes, la haine avec laquelle ils s’acharnent contre leurs propres frères, leurs amis et leurs parents, l’avidité du gain, la soif du sang, avec la douce et forte charité chrétienne, qui porte secours, sans demander à qui ; pourvu qu’elle voie souffrir, elle compatit et soulage.
Au milieu de ces bonnes pensées, il vit au sortir de la forêt, sur une petite éminence, quelques lumières scintiller et disparaître ; il en conjectura qu’il était près de la chaumière hospitalière, dans les fenêtres de laquelle reluisaient les flambeaux. Arrivé enfin au terme, le vieux prêtre, un peu essoufflé, alla au fond de l’aire, rencontra d’abord Annetta, qui le précéda avec la lanterne ; puis, au-dessus de la porte, la maîtresse du logis, qui essaya, avec sa fille, de soulever le malade. Mais le curé, qui le tenait bien, leur dit :
« Laissez, mes enfants, que je le dépose moi-même sur le lit ; vous, Maddalena, marchez en avant avec la lumière. »
Il coucha doucement Aser, le recouvrit et dit :
« Ma bonne Lena, n’oubliez pas que c’est mon fils ; je vous le recommande comme si c’était la personne de Jésus-Christ, qui nous compte comme fait à lui-même ce que nous faisons en son nom au prochain. »
Il se tourna vers Aser :
« Mon fils, la Maddalena vous tiendra lieu de mère, et vous verrez comme elle est adroite et ingénieuse auprès des malades. »
Il sortit un instant pour saluer le vieux Guillaume, qui, malgré ses quatre-vingt-seize ans, avait encore l’esprit dans toute sa vigueur et guidait la commune par ses conseils.
Il le trouva assis dans un coin de la cuisine, entouré de ses petits-fils, auxquels il faisait réciter la prière du soir. Wolfgang était dans sa seizième année, fort et bien fait, et l’espérance de la maison ; Édouard avait treize ans, Ilda ou Ildeburge onze, et la Trude ou Gertrude sept. Or ces enfants étaient à genoux autour du nonno, assis dans un vieux siège de noyer avec des bras et des côtés en forme de chaise curule ; ses cheveux blancs comme la neige étaient couverts d’un bonnet de coton bleu ; il avait entre les mains un chapelet à gros grains de coco, long et monté avec un fil de fer, rendu brillant par le long usage qu’il en avait fait, et terminé par un crucifix de cuivre, une médaille de Notre-Dame d’Einsiedeln, celle de la Sainte-Face et plusieurs autres de sa dévotion particulière.
Cet homme, qui égrenait alors son chapelet, savait bien manier aussi la carabine dans sa jeunesse, et les Ave Maria n’avaient point affaibli son amour patriotique et sa valeur. En 1797, quand les républicains français voulurent, au nom de la liberté, subjuguer ces petits cantons libres, Guillaume se distingua parmi les plus braves compagnons d’Aloisio Reding, descendant du vainqueur de Morgarten, qui, à la tête de dix mille bergers des petits cantons, combattit intrépidement contre les républicains un courage que leurs fils imitèrent dans la lutte du Sonderbund coutre la trahison des Suisses radicaux.
Guillaume voyait passer, au milieu des phalanges des invincibles pasteurs, le curé Marianus Herzog et le capucin Styger, comme ses enfants et ses neveux voyaient le père Cornelio et d’autres ministres de Dieu encourager les intrépides champions de la foi et de la liberté. Ils avaient béni les armes si bien maniées par Guillaume et ses compagnons à Wollrau et à Richtenschwyl près du lac de Zurich, où ils défirent une armée trois fois plus nombreuse que la leur. Guillaume, avec ses compatriotes, avait arrêté à Kussnacht, à Immensée et à Morgarten, l’ennemi, effrayé de voir le feu de la mitraille pleuvoir de toutes parts, des rochers, des précipices, de la bouche des cavernes, des troncs des arbres, des pins et des mélèzes, et chaque coup de feu atteindre une victime.
Le vieillard, ayant, depuis plusieurs années, renoncé au soin de faire paître les troupeaux sur les montagnes, s’occupait à entretenir un grand et beau jardin entourant le chalet : il faisait son plaisir de planter des arbres sur le bord des sentiers pour leur donner de l’ombrage ; il les greffait, les écussonnait, y plaçait de lui-même des bourgeons de fruits qui supportent l’air de la montagne ; il y recueillait des poires roussâtres et rayées, des pommes, des coings, des pommes beurrées, des pommes d’hiver, des prunes glacées, des catalanes, des prunes de Damas, des nèfles, des faînes, des azeroles et des noisettes. Il avait fermé le jardin d’une haie de cornouillers faux, d’osiers, de buis, de lierres, dont les entrelacements bien serrés faisaient une barrière impénétrable. Il avait amené dans cet enclos le cours d’un ruisseau aux ondes fraîches et limpides, qui arrosaient le pied des arbres, les plantes et les légumes nécessaires à la cuisine. Le sage vieillard dirigeait la maison avec une sagesse et une bonté qui le faisaient aimer de ses petits-enfants. Par son inflexible droiture de cœur, son amour inné de la justice, sa rare prudence et son empressement à faire le bien de la commune, il s’était concilié le respect et l’estime, et était regardé comme le père de tous les habitants.
Quand le prêtre Cornelio, entra, le vieillard disait la prière avec ses petits enfants ; Cornelio s’arrêta un moment et attendit debout la fin de la prière. Pendant que le jeune homme, Ilda et Trude s’en allaient en jetant un regard de côté pour examiner le prêtre, et que la Trude lui souriait à la manière des enfants :
« Eh bien ! dit le prêtre, comment va-t-il, Guillaume ?
– Les temps sont bien mauvais, mon père Cornelio : les radicaux rugissent autour de nous, aiguisent leurs griffes et leurs dents pour nous déchirer et nous dévorer vifs. Pourquoi ai-je tant vécu pour voir la servitude de ma patrie et la destruction de la religion ? À Wollrau, j’ai reçu un coup de baïonnette à la jambe droite et un autre à la cuisse à Morgarten ; et non seulement je n’ai pas succombé sur le champ de la gloire et de la foi ; mais, malgré mes blessures, j’ai continué de combattre contre ces cannibales, qui en voulaient à notre liberté, à nos églises et à nos prêtres. Et maintenant me voilà au bout. En 1797, du moins, nos tyrans étaient des étrangers ; maintenant nous sommes déchirés par les morsures de chiens de renégats suisses, nos frères, qui se disent chrétiens et cherchent à nous enlever le Dieu de nos cœurs : mais le Christ vit et règne en nous, et il ne permettra pas que les fils impies de Bélial des sociétés secrètes réussissent dans leurs perfides projets. »
Pendant que Guillaume parlait ainsi, les parents et les amis arrivèrent un à un pour assister à la fête de l’anniversaire de Rodolphe ; en entrant ils baisaient la main du curé, serraient affectueusement celle du vieillard, et se retiraient tout tristes le long du mur, les bras croisés et récitant le chapelet. Cornelio entre dans une chambre où était préparé un autel portatif, et là il confessa jusqu’à deux heures du matin les membres de la famille et les autres invités.
Pendant ce temps-là, la Maddalena restait auprès d’Aser, et l’entourait des soins les plus bienveillants et les plus délicats ; elle oignit avec une couenne de lard les contusions, elle lava les écorchures avec du vin, y mit un peu de baume antique et les banda ; elle lui fit un bouillon léger et fortifiant, disposa son lit le mieux qu’elle put, le plaça sur des traversins de plumes, et l’engagea à prendre un peu de sommeil. Annetta avait tout préparé pour la messe ; elle avait orné l’autel de bouquets de fleurs dans des vases de verre rose, bleu et vermeil. Dans la crainte des radicaux, l’autel n’était formé que d’une table reposant sur deux chevalets, avec un creux au milieu pour la pierre sacrée ; la messe dite, tout se démontait, la face de la pierre se trouvait par-dessous, et on aurait dit une table servant de crédence. On cachait le calice et la pierre sacrée dans une cachette du grenier, pratiquée dans le mur, derrière de vieux ustensiles, et les ornements sous un monceau de fèves et de haricots.
Nous avons vu les mêmes ruses à Rome aux jours de la république, quand les familles religieuses donnaient l’hospitalité à quelque prêtre pour le soustraire aux cruelles persécutions des impies. Un bréviaire était un indice suffisant à ces champions de la liberté pour saisir, dépouiller et jeter en prison les hôtes du prêtre. La barrette et le bréviaire de Giovan Pietro Secchi, plus une lettre où sa qualité était mieux dévoilée encore, lui méritèrent l’arrestation et l’emprisonnement au milieu d’une bande de voleurs et de malfaiteurs. Tiré de cette prison pour être conduit dans une autre, il eut à subir, dans le trajet, toute sorte d’outrages, d’insultes, d’avanies, des crachats, d’horribles sifflements, des jurons, des chants abominables, et la vue de la mort dont on le menaçait en le mettant en joue. Moi-même, durant tout le temps du siège de Rome, je célébrai la messe chaque jour sur une armoire et si secrètement, que deux enfants de la maison de dix à douze ans ne s’en aperçurent pas. Il était vraiment édifiant de voir celle modeste famille assister au saint sacrifice, communier souvent, portes et fenêtres closes, au milieu d’un silence profond, comme dans les catacombes au temps des persécutions. Après la messe, le premier soin de mes hôtes était de dépouiller l’autel, de cacher le calice et les ornements, avec la même anxiété que des voleurs pour dérober leurs larcins ; la pierre sacrée était placée comme un pavé sous un tapis. Un jour qu’une bande de furieux pillaient certaines maisons voisines, les dames accoururent dans une chambre, saisirent une petite Imitation de Jésus-Christ et la cachèrent avec soin ; elle eût suffi à dénoncer la présence d’un prêtre.
Sur les collines de Sarnem, la bonne Annetta, à cause de la rage infernale des radicaux suisses, frères aînés des radicaux romains, acharnés contre tout ce qui est saint et pieux, éprouvait les mêmes craintes et les mêmes terreurs. Quand le père Cornelio eut dit la messe, qu’il eut communié ces fidèles chrétiens, il se tourna vers eux, et, en paroles bien senties, il loua les vertus de Rodolphe et son amour pour la foi et la liberté ; il complimenta les autres défenseurs de la patrie et de la religion morts ou blessés dans la bataille de Lucerne ; il leur recommanda de pardonner à leurs persécuteurs, de prier pour leur conversion et le repos de ceux qui étaient morts.
« C’est en cela, disait-il, que se voit la différence des fils des ténèbres d’avec les fils de la lumière : les premiers se repaissent d’orgueil, d’ambition, de rapine, de haine, d’envie, de colère, de vengeance, de cruauté ; les autres, d’amour et de charité. Dans ces deux paroles se concentre tout l’esprit de la lumière ; dans ces deux paroles se trouve toute notre consolation sur la terre, toute notre espérance à la mort, tout notre bonheur éternel dans le ciel. Ne croyez pas qu’en pardonnant aux radicaux il vous soit permis de fraterniser avec eux. Que Dieu vous en garde ! Ce serait une souveraine erreur, et l’Apôtre vous le défend « sous peine de la vie éternelle » ; car on devient loup à fréquenter les loups, et puis ils sont si rusés, si artificieux ! Parce que nous autres prêtres, nous mettons le peuple en garde contre leurs embûches, ils nous accusent d’offenser la charité, d’exciter la vengeance, la malignité, l’envie, l’impudence. Laissons-les crier dans leur sens, mais éloignons-nous de tout rapport avec eux. C’est par leurs perfides ruses que tant de jeunes gens imprudents, autrefois innocents et bons chrétiens, sont devenus impies et méchants. »
Il dit, se dépouilla de ses ornements, pria quelque temps, se leva, causa avec les assistants, et, avant de retourner à sa caverne, il entra doucement dans la chambre d’Aser pour le voir et le bénir sans l’éveiller. Mais Aser était assis sur son lit ; le prêtre lui serra la main. Aser voulut la baiser comme il l’avait vu faire aux assistants. Cornelio l’encouragea, il lui promit de revenir souvent le voir dans la huit ; Aser l’en remercia en termes d’une politesse exquise. Peu après, Cornelio se dirigea vers la caverne ; toute la famille se retira pour prendre un peu de sommeil, excepté Maddalena, qui voulut rester auprès du malade. Aser n’y consentit pas, et, ayant su qu’elle couchait habituellement dans une chambre voisine avec Annetta, il lui dit que, s’il avait besoin d’elle, il l’appellerait ; Maddalena fut obligée de se rendre. Elle arrangea avec soin les couvertures, rajusta son oreiller, lui releva la tête, lui donna à boire un peu d’eau avec du sucre et des framboises, et elle partit.
Le matin, Aser, après un court sommeil, s’éveilla à la clarté du jour et se mit à regarder autour de lui. Il vit une chambre, formée de planches bien unies, sur lesquelles se dessinaient des encadrements de frises et de corniches avec des rainures, des oves, des colarins, des festons, des fruits et des fleurs peints couleur d’orange sur un fond vert, et des pilastres imitant le porphyre et le granit oriental. Ce qui attira surtout ses regards, ce furent diverses sortis d’armures antiques et modernes suspendues aux parois, et qui avaient appartenu aux guerriers de la maison. À la paroi gauche était appendue, par le moyen d’une grosse cheville, une arbalète avec sa noix, sa coche, sa corde et ses brandes flèches ; au-dessous, on lisait cette inscription : « Arbalète que porta Conrad l’intrépide à la bataille de Morgarten, pour la défense de la liberté helvétique. » Près de là était appuyée une grande hallebarde recourbée, et l’inscription disait : « Hallebarde que porta Wolfgang le magnanime à la bataille de Sempach. » Au-dessus de deux crochets de fer s’étendait, bien fourbie et bien luisante, une grosse épée à deux mains, avec une poignée en croix de fer, bordée d’argent, et la légende portait : « Épée d’Albert le Vigoureux, qu’il mania à la bataille de Grandson, contre Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, ennemi de la liberté helvétique. » Plus loin était une console en forme de corne de chamois, d’où pendait une pesante masse de fer ouvragée tout le long du fût ; la pomme était une grosse boule à saillies, hérissée de grosses pointes. Au bout du fût, il y avait une chaîne où le guerrier passait le bras pour manœuvrer avec la pique, l’épée ou la genette. Sous la grosse massue, on lisait : « Masse d’Ulric le Lion, à la bataille de Morat, où périt Charles le Téméraire. Ulric et Albert, son frère, reçurent la bénédiction du bienheureux Nicolas de Flue, dans son ermitage de Rauft. La bénédiction des saints fortifie les braves ! »
Contre d’autres parois étaient appendus les couleuvrines, les faucons, les fauconneaux, les arquebuses et autres armes à feu avec leurs fourches, leurs gâchettes, leurs serpentines et leurs mèches, dont s’étaient servis les braves de la famille, au seizième et au dix-septième siècle, dans les guerres de Charles-Quint et de Rodolphe contre les luthériens ; en Flandre, contre les calvinistes hollandais, et, en France, contre les huguenots ; car les Suisses des petits cantons ont combattu, sous toutes les couronnes catholiques, contre l’hérésie. Aser vit aussi la lourde carabine du vieux Guillaume dont il s’était servi contre les républicains français ; elle portait l’inscription suivante : « Carabine de Guillaume l’invincible dans les batailles de Wollrau, de Richtenschwyl, de Kossnacht, d’Immensée, de Morgarten et d’Arth, pour l’indépendance helvétique, en avril et mai 1797. » Enfin, il y avait la carabine de Rodolphe l’Audacieux, sous laquelle, par crainte des tyrans radicaux, il n’y avait d’autre inscription que : « Carabine de Rodolphe, blessé à la bataille de Lucerne et mort dans l’opération de l’extraction de la balle, en mai 1845. »
Aser s’étonnait de tant de foi et de la valeur de ces chrétiens, et il se disait :
« Dans leurs ardentes aspirations pour la vraie liberté, ceux-ci sont grands et magnanimes. Les sociétés secrètes, sous prétexte de liberté, aspirent à la tyrannie universelle, et il n’y a dans leur sein que des âmes lâches, viles, féroces, qui mettent toute leur force dans le mensonge, toute leur valeur dans la trahison. »
Telles étaient ses pensées, quand Maddalena entra. Le voyant éveillé, elle le salua en disant : « Que Jésus-Christ soit loué ! » Aser ne répondit qu’en lui prenant la main pour la baiser. La bonne infirmière lui prépara un nouveau baume, qui le soulagea sensiblement ; elle oignit d’un peu de lard les contusions devenues plus rouges et fortement enflées. Elle le frotta ensuite de lait sucré, et le raffermit par de douces paroles et l’assurance d’une prompte guérison. Elle lui proposa de lui envoyer, pour lui tenir compagnie, ses filles et ses garçons, qui réciteraient en commun, auprès de lui, les prières du matin. Aser accepta cette offre, qu’il dit lui être très agréable.
Bientôt Annetta entra avec ses frères et ses sœurs. Timides et incertaines d’abord, elles n’osaient lever les yeux ; mais, quand elles eurent vu Aser sourire à Wolfgang et caresser Édouard, elles reprirent un peu de confiance. Annetta lui donna le salut d’usage dans ces familles : « Que Jésus-Christ soit loué. » Aser n’y répondit pas, mais il dit : « Bonjour, ma bienfaitrice. » Là-dessus, la maligne Ilda tira Annetta par l’habit en lui disant à l’oreille : « Oh ! il ne répond pas : À jamais. Qu’est-ce que cela signifie ? » Annetta lui donna un coup de coude pour lui faire comprendre qu’elle devait se taire ; Ilda se mit de côté, un peu décontenancée. Alors Annetta fit mettre à genoux ses frères et ses sœurs, fit joindre les mains à Trude, et commença à réciter le Pater Noster, l’Ave Maria, le Credo, puis les actes de foi, d’espérance et de charité.
Aser se sentait tout ému, en voyant briller dans ces cœurs simples la piété et la dévotion sincère et ingénue qui est le propre de l’innocence : à la vue de Wolfgang, déjà adolescent, robuste et plein de feu, si doux et si recueilli, il ne pouvait se lasser d’admirer la sublimité et l’excellence de l’esprit de Dieu, répandu dans ces âmes, vierges des passions avilissantes qui dévorent toute vertu et étouffent dans les murs les nobles flammes des plus purs sentiments. Quand la prière fut terminée, ils se pressèrent tous autour du lit d’Aser, et l’assaillirent d’une foule de questions. La Trude, ne pouvant atteindre au bord du lit, fit tant que, grimpant sur un siège, elle fut en mesure de présenter la main à l’étranger, qui lui sourit avec bonté. En folâtrant et en s’amusant, elle aperçut sur la poitrine d’Aser quelque chose qui brillait ; sans plus de cérémonie, elle passa la main à travers la chemise, prit la petite médaille et le crucifix d’or, et, toute rayonnante de joie, montra ces objets à ses frères et à ses sœurs ; elle se signa, les approcha de son front, les baisa, et voulut que tous fissent comme elle.
À ce mouvement de l’innocente créature, Aser fut vivement attendri et versa des larmes de douce émotion. La petite Trude approcha la croix et la médaille de sa bouche, et voulut qu’il les baisât ; Annetta, voyant qu’il pleurait, lui dit :
« Monsieur, auriez-vous du mal ?
– Non, répondit-il, mais cette petite enfant m’émeut profondément ; car je vois dans cette maison la bonté et la douceur innées, signe infaillible que Dieu y règne avec sa grâce. »
En ce moment, les enfants entendirent le nonno Guillaume qui était levé déjà depuis quelque temps, mais qui, selon sa coutume, avait fait une longue prière avant de sortir de sa chambre. Quand Aser vit entrer ce respectable vieillard, il se leva à moitié sur son lit, baissa la tête, et, lui présentant la main :
« Père, dit-il, la charité du prêtre Cornelio m’a valu, dans mon malheur, le bonheur de recevoir votre hospitalité et celle de l’excellente famille qui vous entoure.
– Bon jeune homme, reprit Guillaume, le vénérable pasteur m’a raconté cette nuit le malheur qui vous a frappé. En ma qualité de vieillard, je l’ai aussitôt tourné en morale ; j’ai pensé que ce qui vous est arrivé est l’histoire de bien des jeunes gens distingués : entraînés par de violentes passions, ils se jettent dans les abîmes des sociétés secrètes, à la recherche d’une liberté imaginaire qui leur échappe quand ils croient la saisir, et alors il leur est impossible de remonter du précipice où ils se sont plongés en aveugles. Sous leurs pieds s’ouvre un abîme qui les engloutit dans ses tourbillons. Vous, mon fils, dans votre chute matérielle, vous avez trouvé, par la grâce de Marie, le secours de la charité du père Cornelio ; mais les malheureux qui tombent au fond des conventicules infernaux des sociétés radicales ne peuvent en être retirés que par le bras du Dieu tout-puissant. »
Aser regardait fixement le vieillard, et il tremblait. Guillaume, s’apercevant de l’altération de ses traits :
« D’où êtes-vous, mon cher hôte ? lui dit-il.
– Je suis Italien, répondit Aser ; né à Vérone, j’ai été appelé chez un de mes oncles, riche banquier de Hambourg ; j’ai beaucoup voyagé dans la Norvège, le Danemark, toute l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et la Hongrie, d’où je suis venu, enfin, pour trouver un lieu de calme et de repos dans les montagnes de la Suisse, seule retraite de la paix, de la concorde, de la vraie valeur, de la vraie liberté, au milieu de cette Europe égarée et déchirée par tant de convulsions.
– Grâce aux sociétés secrètes, reprit le vieillard. Croyez-vous, bon jeune homme, que nous soyons libres ? Vous l’avez vu cette nuit, où le père Cornelio nous a dit la sainte messe de Requiem pour mon Rodolphe avec le même secret que les impies radicaux, il y a quelques années, tenaient leurs clubs nocturnes dans les cavernes. Maintenant ils les affichent en plein soleil, triomphant dans le sang et faisant sonner les chaînes dont ils ont garrotté la liberté helvétique. Et, de même que nos démagogues, avec la liberté, veulent nous ravir la religion du Christ, de même les démagogues de Rome crient à la liberté dans le Capitole et à l’esclavage dans le Vatican. Voyez le vicaire de Dieu sur la terre, arraché à leurs griffes par l’archange saint Michel, s’en aller exilé sur une terre étrangère, et, parce qu’ils n’ont pu enfoncer leurs ongles cruels dans son corps sacré, ils le déchirent de leurs outrages et de leurs calomnies. J’entends retentir dans toute l’Europe les blasphèmes et les sarcasmes contre les têtes couronnées ; on les traite plus mal que nos bêtes de somme. Les peuples, aveuglés devant ces excès, font mine d’en rire ; ils approuvent du regard ; des mains, ils applaudissent ; et, là où ne règne pas la bienheureuse révolte, ils l’appellent avidement, jusqu’à ce que, l’ayant goûtée, ils en soient suffoqués. Ces brouillons savent si bien sucrer l’appât et dorer la pilule, que les peuples l’avalent gloutonnement, et, quand ils l’ont dans la gorge, ils en sont étouffés, ils ne peuvent plus dire : « Oh ! Dieu ! » Leur respiration est arrêtée ; leur vie, leur vigueur est éteinte. Pardon, mon cher hôte, si j’envenime la blessure de votre cœur ; mais, quand on a combattu cinquante ans pour la vraie liberté, il est difficile de se modérer sur un pareil sujet. Nous avions la vraie et sage démocratie avec le suffrage universel ; chaque citoyen était roi et maître de lui-même ; il élisait ses chefs, et chacun était égal devant le statut, la loi, les coutumes et la justice de sa patrie. Nulle domination de seigneurie, nulle avidité de s’enrichir, point d’acte présomptueux et tyrannique, pas de licence, d’arrogance, de coupable envahissement ; tous égaux en dignité, pour la voix, pour le scrutin ; et, dans le choix des magistrats, il n’y avait pas de violence, de fraude, d’astuce, de circonvention, mais un vote noble, franc et loyal. Pauvres et contents, libres et respectueux, doux et forts, aimant la patrie, la religion, le pape et nos prêtres, que nous manquait-il donc ? Quel gouvernement plus libre que le nôtre ? Mais les radicaux veulent nous asservir, et, sous le nom d’une liberté païenne, nous enlever Jésus-Christ et faire de nous les esclaves de Bélial ? »
Aser se sentait en même temps déchiré de remords et heureux d’avoir rompu les liens de ces serments de mort dont il avait enchaîné son âme depuis si longtemps. Dieu avait tourné sur lui les regards de ses miséricordes, et il se sentait poussé vers un bien inconnu. Cette impulsion fut fortifiée