Georges Cadoudal
par
Théophile BRIANT
LE 12 nivôse de l’an III de la République, par une tourmente de neige qui blanchissait, jusqu’à l’horizon plombé, la campagne morbihannaise, Georges Cadoudal et Mercier-la-Vendée, ayant traversé la ville d’Auray endormie sous le givre, parvenaient aux lisières du hameau de Kerléano. Tous deux, déguisés en marins, venaient de s’évader du château de Brest, où, à la suite d’une dénonciation, une partie de la famille Cadoudal avait été incarcérée au cours de l’été précédent. La mère de Georges était morte à l’hôpital et l’oncle Denis n’avait pas tardé à la suivre. Mais, avant de mourir, ce dernier indiquait à son neveu la cachette où il avait garé son trésor, et le lui abandonnait pour le service du Roi. Georges, en prenant le large avec Mercier-la-Vendée, laissait dans cette sombre bastille de l’Ouest, son père et son jeune frère Julien, mais il repartait pour l’aventure, avec l’idée de reprendre les armes au plus vite, et de devenir, en Bretagne, le chef d’une nouvelle insurrection.
Il fallait un cœur de lion, à cette époque, pour rêver encore d’entrer en lutte avec les forces révolutionnaires, surtout après la sanglante défaite de Savenay, qui en décembre 1793 avait dispersé les derniers combattants de la grande Armée Catholique et Royale. Mais Georges était un de ces Bretons indomptables que rien ne peut opprimer et qui galopent vers leur destin avec un sens du défi qui ne fait que se fortifier devant l’hostilité des conjonctures.
La maison de ses parents brillait dans la nuit : maison endeuillée désormais par la mort de sa mère, et toutes les menaces qui cernaient cet humble foyer. Et Georges, avant de pousser la porte, ne put s’empêcher de penser à la prédiction du mendiant qui, l’ayant vu, quelques jours après sa naissance, sur les genoux de sa mère, avait dit en lui touchant le front :
« Celui-ci sera cause de grands malheurs pour lui et sa famille ! »
Mais qui pouvait l’arrêter dans sa course ? Il n’était pas jusqu’à son nom, Kadour-Dall, en langue bretonne qui n’eût une signification de fatalité : guerrier aveugle...
Aveugle, oui, mais singulièrement lucide dans le combat, avant de se jeter à corps perdu dans le gouffre qui l’attendait ! Il était le héros par excellence, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression d’un penseur1, « celui qui met quelque chose au-dessus de la vie » – ce trésor sacré – et oppose au commun des mortels « la réalité d’une espèce supérieure et la magnificence d’un privilège ».
Georges secoua la neige de son manteau et tira la targette de la porte, en disant à Mercier-la-Vendée :
« Entrons et voyons ! »
La première chose qui frappa sa vue, ce fut la flambée qui tourbillonnait dans l’âtre de granit.
Il reconnut le feu éternel.
Dans l’éclatement crépitant des fagots, brûlaient deux de ces énormes souches que, pour leur résistance à l’action des flammes, on appelle familièrement des « têtes de femmes ».
Une chandelle de résine éclairait à peine la salle commune, où se déplaçaient de vastes ombres.
Une servante qui portait le châle de velours et la coiffe des femmes d’Auray, se dressa devant trois jeunes enfants, assis sur un banc de chêne, presque sous l’auvent de la cheminée. Mais Georges, éclatant de rire, se faisait déjà reconnaître et tous bondissaient vers lui, comme vers un sauveur. Et lui, d’un seul coup, raturait toutes les douleurs passées, tant il était heureux de trouver là, bien vivants, les derniers Cadoudal qu’on avait laissés à la garde de la vieille Maryvonne : Joseph, l’aîné, qui allait avoir onze ans ; Marie-Jeanne, déjà belle à neuf ans, comme l’avait été sa mère, et le petit dernier, Louis, qui n’avait pas encore cinq ans...
« Sais-tu bien, dit tout à coup Mercier-la-Vendée, qui prenait sa part de cette joie pénombrale, que c’est aujourd’hui le premier de l’an 1795 ?...
– Ma foi, répondit Georges en remuant sa grosse tête bouclée, avec leur sacré calendrier républicain, et la fermeture des églises, nous ne savons plus où nous en sommes...
– Tu as d’autant plus raison, poursuivit Mercier-la-Vendée, que tu n’as même pas l’air de te souvenir non plus que c’est aussi ton anniversaire...
Un nuage passa sur le front de Cadoudal. L’image de sa mère venait de surgir dans sa mémoire :
« Oui, Pierre, c’est vrai... Il y a aujourd’hui vingt-quatre ans, ici même... ma sainte mère me mettait au monde... »
Un lourd silence passa dans la pièce. Tous les enfants se savaient orphelins...
Mais Georges n’était pas homme à regarder en arrière. D’ailleurs, son ami Pierre et lui n’étaient-ils pas épuisés par cette effroyable randonnée, où ils avaient failli vingt fois retomber aux mains de leurs bourreaux ?
On avait faim.
Et une heure plus tard, devant un repas improvisé avec les réserves de la ferme, les rescapés vidaient une des dernières bouteilles, enterrées dans le jardin, et trinquaient joyeusement dans une de ces brèves escales où il n’est pas d’affligé ni de déshérité qui n’ait le cœur illuminé – si brièvement que ce soit – par le feu follet de l’espérance !
Quand tout le monde fut couché, y compris Mercier-la-Vendée, que la fatigue avait terrassé, Georges resta seul devant l’âtre, à contempler son passé dans la rivière de flammes.
Il se revit tout enfant, à ces fêtes familiales, où la religion avait sa part, et où chaque anniversaire était marqué d’un pèlerinage à sainte Anne. Entre son père, Louis Cadoudal, le riche agriculteur du Brech, et sa mère, Marie-Jeanne, née Le Bayon, la plus belle femme de la paroisse, il allumait un cierge devant l’image de la grand’mère du Seigneur.
Machinalement, il leva la tête, et retrouva, sur la tablette de bois, la statuette de la « Bonne Mère », entre un chandelier de cuivre et la conque d’un bernard-l’ermite. Plus loin, dans l’ombre, au-dessus du lit clos, où dormaient les enfants, il devina la statuette de la Vierge-Mère, en faïence de Quimper
Il se rappela qu’il l’avait offerte à sa mère, pour sa fête, le jour de l’Assomption de 1791. Il venait de quitter le collège Saint-Yves de Vannes, d’où ses maîtres avaient été expulsés, et il travaillait alors comme clerc de notaire chez un tabellion d’Auray.
Clerc de notaire !... Il ne put s’empêcher de rire en se revoyant, la plume d’oie à la main, grossoyant des actes entre les cartons poussiéreux de l’étude. Il est vrai que c’était à cette même époque que, dans les jeux du dimanche, il étonnait ses camarades par sa force herculéenne, tenant par les pattes de derrière un jeune cheval, qu’on excitait à coups de fouet, sans parvenir à lui faire lâcher prise !...
Il regarda ses mains, larges et puissantes, et songea aux étranges besognes qu’elles avaient accomplies depuis lors ! Elles avaient manié le bancal et frappé au visage les saccageurs d’églises et les pourvoyeurs du couperet. Elles s’étaient noircies de poudre, avec le pistolet d’arçon et la carabine, de Fougères à Granville, et du Mans jusqu’à Savenay. Éclaboussées de sang, elles avaient pansé des blessures et fermé les yeux des mourants.
Il frissonna...
Demain, il faudrait recommencer ! Car il ne pouvait être question de rester dans cette maison de Kerléano, où d’un instant à l’autre, les brigades de gendarmerie sauraient le repérer...
Pourtant, un autre souvenir le harcelait, devant cette cheminée de pierre où les flammes tumultueuses palpitaient et fusionnaient à l’unisson de ses pensées...
Sa main tâtonna vers son cou, et sortit une petite médaille reliquaire, que, dans un mouvement de tendresse, il porta jusqu’à ses lèvres. « Lucrèce... », murmura-t-il à mi-voix.
Il y avait à peine un an de cela. Après la défaite de Savenay, Pierre Mercier, dit Mercier-la-Vendée, son jeune camarade de guerre, était venu se réfugier à Kerléano, et sa sœur Lucrèce, dont les parents tenaient une hôtellerie à Château-Gontier, en Maine-et-Loire, avait bravé les risques du voyage, pour aller embrasser son frère, dans la maison lointaine des Cadoudal.
Elle n’avait que dix-sept ans. Mais elle était si belle, et parée d’une vertu si rayonnante pour un homme comme Georges, qui avait en lui l’appétit des choses exceptionnelles, qu’un accord immédiat s’établit entre ces deux créatures, et qu’ils se fiancèrent sans tarder, en ajournant leurs épousailles au jour de la victoire.
Cette médaille reliquaire que Georges portait à son cou était un cadeau de Lucrèce, qui lui avait juré, au moment de leur séparation, que si jamais il lui arrivait malheur, elle prendrait le voile dans un couvent d’Ursulines.
Toute la tendresse inconnue de Georges s’était concentrée sur ce souvenir et rien ne comptait plus pour ce guerrier farouche que cette jeune fille qu’il ne reverrait peut-être jamais, mais qu’il avait intégrée si pleinement à sa vie qu’il la considérait comme sa « promise » éternelle.
Deux jours plus tard, Cadoudal, à la tombée de la nuit, partait avec Mercier-la-Vendée.
Suivant les indications de l’oncle Denis, il avait trouvé le « magot » – 9 000 francs en louis d’or et en écus. Premier trésor de guerre, avec lequel il put se procurer des armes et acheter à Auray l’équipement nécessaire à sa vie de proscrit.
Il fit ses adieux à ses deux frères, Joseph et Louis, à la petite Marie-Jeanne, et les confia à la vieille servante Maryvonne, en les plaçant tous sous la protection de sainte Anne d’Auray.
Au moment de la séparation, Marie-Jeanne, dont les yeux étaient pleins de larmes, rappela son grand frère sur le seuil et lui tendit la Vierge de faïence, qu’elle avait été chercher dans la niche du lit clos.
« Emporte-la avec toi, dit-elle... Elle te protégera dès maintenant... »
Et elle ajouta, à voix plus basse : «... et à l’heure de ta mort !.. »
– Ne pleurez pas, répondit Georges, nous reviendrons ! »
Et les deux hommes, s’enfonçant dans les ténèbres, prirent le chemin de leur exil. Désormais Cadoudal serait sans domicile fixe. Il n’était plus qu’un nomade volontaire, destiné à errer de la lande marine aux tanières de la forêt, à se réfugier dans l’allée couverte d’un monument druidique, ou dans le tumulus de César.
On peut dire que c’est de cette époque – début de l’année 1795 – que date la vie fantastique de ce chouan au grand cœur, qui, pendant presque dix ans, va tenir tête, du fond de sa Bretagne, aux derniers sicaires de la Révolution, puis aux prétoriens du Consulat et aux premiers caudataires de l’Empire.
Dans cette mêlée sociale, si fortement bigarrée, où se coudoient tant de fourbes, disposés, à la première alerte, à retourner leur veste, parmi tous ces gentilshommes, dont certains sont des « nobles », dans toute l’acception du terme, mais qui défendent quand même, à la tête de leurs troupes, des domaines, des titres et des privilèges, Monsieur Georges est une pure et grande figure paysanne, une incarnation de ces hommes de la lande, mi-terriens, mi-côtiers, qui n’admettent pas l’attentat aux croyances, et qui répondent aux enrôlements arbitraires de la conscription par le soulèvement des insurgés volontaires.
« L’insurrection royaliste du Morbihan, a écrit G. Lenôtre, se distingue de la chouannerie par son caractère populaire ; partout ailleurs un gentilhomme commande les rebelles. Seul le soulèvement de la Basse-Bretagne a pour chef un homme sorti du peuple ; dans son entourage immédiat, rien que des roturiers ; aucun d’eux n’est préparé au labeur que Georges leur impose ; mais sa prodigieuse initiative les actionne.
» Peut-on imaginer ce qu’il faut d’habileté, de ruse, de prudence pour organiser une armée clandestine en un pays occupé par des troupes adverses ayant successivement comme chefs les Hoche, les Brune, les Bernadotte. Telle fut pourtant la paradoxale entreprise de Georges. Il divisa son territoire en neuf légions, comprenant chacune plusieurs paroisses, sut imposer à ses bandes un code militaire rigoureux ; il parvint même à créer un corps de cavalerie, une compagnie de canonniers, un service sanitaire...
» Le plus grand miracle de cette organisation clandestine fut l’établissement du service de la correspondance et des éclaireurs... En même temps que Chappe, les chouans ont inventé le télégraphe optique : les ailes des moulins, placées de certaines façons, parlent un langage muet qui est compris de loin...
» Georges compte partout des affidés. Il en aura dans la police de Lorient, de Vannes, de Paris, dans les administrations et les municipalités... Il aura les mendiants qui traînent dans tout le pays ; les sauniers qui vont de village en village, vendant leurs argiles ou leur sel ; ses correspondances seront plus rapides que celles confiées à la poste du gouvernement... »
Faut-il ajouter que Georges, grâce à des agents secrets, dont il assurait lui-même le recrutement, et d’anciens officiers de marine, comme le chevalier de Tinténiac (une des plus belles figures de la Chouannerie), un service clandestin de voiliers, garés dans les criques de la côte malouine, assurait les communications par mer avec Jersey et le Comité royaliste de Londres.
L’année 1795 fut marquée par la Conférence boiteuse de La Prévalaye, à Rennes, et surtout par le débarquement de Quiberon, qui se termina, faute d’une entente sérieuse entre les chefs de l’état-major, sur une des pages les plus sanglantes de l’émigration. Un message de trahison dériva Cadoudal et Tinténiac, qui disposaient alors de quatre mille fusils, du côté de Coëtlogon, où Georges, la rage au cœur, se vit berné par la perfidie d’une marquise, et recueillit le dernier soupir de Louis de Tinténiac, tombé à ses côtés, dans une embuscade.
Ce fut après la reddition de Quiberon, et l’odieux massacre des prisonniers, que Georges, ayant fait preuve, dans sa retraite sur le Morbihan devant les troupes de Hoche, d’étonnantes qualités militaires, fut proclamé, dans la lande de Grandchamp, major général des légions royalistes du Morbihan.
Puis on se dispersa, en attendant de reprendre la lutte. Cadoudal devint Gédéon, « dans la Résistance », et continua à commander une armée devenue invisible, face aux troupes casernées du Directoire.
En vérité, Georges Cadoudal attendait son adversaire. Ballotté, pendant environ trois ans, d’armistices plus ou moins plâtrés à des forfaitures imprévues, dont ses lieutenants étaient les principales victimes, le général Georges fit quelques voyages à Londres, pour essayer sans succès, de décider le comte d’Artois à venir en France, se battit à droite et à gauche, revit sa chère Lucrèce, avant d’aller parlementer – vainement d’ailleurs ! – à la conférence de Pouancé, et se trouva enfin en face de Bonaparte.
Ce dernier venait de réussir le coup de Brumaire et inaugurait cette promotion en faisant fusiller, à Verneuil-sur-Avre, un des chefs de la chouannerie normande. Louis de Frotté, avec six de ses officiers, sans respecter des conventions antérieures, et les signatures d’un sauf-conduit, qui mettait les rebelles sous la « protection » de l’armée régulière !
Pressenti par le général Brune, pour aller rendre visite à Bonaparte, qui s’était installé aux Tuileries, Georges avait des raisons sérieuses de se méfier de cette proposition. Il partit cependant pour Paris, avec le vague espoir d’une trêve qui lui permettrait de réaliser son projet de mariage avec Lucrèce, et fut reçu par le Premier Consul à la fin du mois de mars.
Entrevue mémorable, sur laquelle, malheureusement, les historiens n’ont pu recueillir que peu de détails (à cause du silence que gardèrent dans la suite Cadoudal et Bonaparte), mais qui ne laissa pas d’être sensationnelle, si l’on songe aux deux fulgurantes personnalités que représentaient le Corse et le Breton, l’aigle du Sud aux prises avec l’albatros de l’Atlantique !
Tout ce qu’on sait, d’après le récit du policier Montgaillard, c’est que le Premier Consul aurait offert à Georges le grade de général, ou bien une forte pension, avec promesse de mettre bas les armes. On conçoit que Cadoudal, qui n’avait rien d’un « vendu », se soit refusé à discuter un pareil marché, et, sans vouloir en entendre davantage, ait quitté les Tuileries presque en claquant les portes, déjà désigné à la vindicte policière comme un gibier de guillotine.
On a raconté que le même soir, Georges, ayant retrouvé Hyde de Neuville, qui l’avait aidé à dépister les argousins, se serait écrié, en déployant ses bras de Titan :
« Quelle envie j’avais d’étouffer ce petit homme entre les bras que voilà !... »
Le duel était déclaré, terrible, inexorable ! Il allait durer cinquante mois, filer, comme un contrepoint, sous la montée prodigieuse de Bonaparte, et se terminer, en 1804, devant le trône de Napoléon.
Fouché, le joueur d’échecs, était le parfait renard qui convenait au Premier Consul, pour conduire cette formidable chasse à l’homme. Un historien a écrit : « Bonaparte avait la passion, la superstition des moyens de police, comme il avait celle de la force. Soupçonneux comme tous les tyrans, il était plein de méfiance envers les sbires, et cependant ne pouvait se passer d’eux. »
À son retour de la campagne triomphale d’Italie, Bonaparte était devenu aux yeux des Français délirants « l’homme du destin ». Tout devait désormais plier devant ce triomphateur, et les atouts de Georges diminuaient singulièrement devant le général invincible dont l’étoile montait en flèche au zénith. Dès le début de juillet 1800, Bonaparte écrivait à Fouché :
« Faites donc arrêter et fusiller dans les vingt-quatre heures ce misérable Georges !... »
Mais, en dépit de l’armée de mouchards que le policier avait expédiés sur le Morbihan, et malgré les sommes promises (20 et 30 000 francs) à qui parviendrait à s’emparer du Breton, mort ou vif, on s’aperçut bientôt en haut lieu que le « misérable Georges » était un adversaire de grand format qui allait donner à ces messieurs beaucoup de fil à retordre !
Réfugié dans la presqu’île morbihannaise de Locoal, près d’Étel, au lieu dit La Forest, que chaque marée haute isolait du continent, Georges avait trouvé là un excellent observatoire pour surveiller les allées et venues de ses ennemis. À la première alerte, le chef rebelle se jetait dans un « canott » et gagnait rapidement le large. Quant aux assassins qu’on lui dépêchait, ils étaient signalés dès le départ par les réseaux de surveillance et facilement démasqués par Georges, qui les faisait exécuter sur-le-champ.
C’est au cours de cette année 1800 que deux amis de Cadoudal, Saint-Régent et Limoëlan, que le Breton avait envoyés à Paris, pour préparer l’enlèvement de Bonaparte, et rallier à la cause les partisans d’un soulèvement royaliste, eurent la malencontreuse idée de faire éclater une machine infernale devant la voiture du Premier Consul, passant rue Saint-Nicaise.
On a cru longtemps que Cadoudal avait été l’instigateur du complot. Mais il est impossible d’admettre, en raison du caractère de Georges, qu’il ait laissé à des sous-ordres la responsabilité d’un pareil attentat. D’ailleurs, en apprenant cet événement, qui compromettait le parti de l’opposition, Georges entra dans une fureur terrible contre Saint-Régent et ses complices.
« Cet imbécile-là va faire avorter tous nos projets !... » Déconcerté, Cadoudal pouvait l’être, mais sans jamais être effleuré par la pensée d’une capitulation. Pourtant, les événements qui allaient se succéder, au cours de cette année 1801, avaient de quoi faire réfléchir, et même fléchir, un guerrier de cette trempe.
Mercier-la-Vendée, le merveilleux et fidèle frère d’armes, avait été abattu, alors qu’il était porteur d’un pli pour le comte d’Artois, où Georges, pour la première fois, implorait du secours comme un homme à bout de forces. Peu de temps après, c’était Julien Cadoudal qui était attiré dans un guet-apens et fusillé à quelques centaines de toises de la maison natale. Enfin, le Concordat, en rendant toute liberté au clergé et en ouvrant de nouveau au peuple de France les sanctuaires des anciens jours, avec leurs splendeurs liturgiques, annulait une des raisons majeures de l’insurrection.
On peut dire qu’à cette époque de sa vie Georges connut une sorte de « jardin des Oliviers ». Privé de son meilleur ami, secrètement désapprouvé de certains de ses lieutenants qui ne sentaient plus l’urgence de la rébellion, traqué de toutes parts par des nuées de policiers, dont l’étau se resserrait chaque jour, Cadoudal supplia les parents de Lucrèce de laisser venir sa fiancée jusqu’à lui. Cette lettre poignante, que Georges avait signée du nom de l’« Inconsolable », resta sans effet, et le chouan magnifique, se morigénant de cet instant de faiblesse, retrouva son âme de fer, dans l’acceptation de sa solitude, remonta sur son cheval, en reprenant son temps de galop – cadence inéluctable dont un musicien romantique devait fixer plus tard le martèlement funèbre – et fonça vers le terminus que lui avait assigné l’ange Azraël.
À la fin de l’année 1803, tout était prêt pour le « coup essentiel ». C’était ainsi que Cadoudal appelait son idée d’attaquer les mameluks de Bonaparte sur la route de la Malmaison, et d’embarquer le Premier Consul pour l’Angleterre. La chose n’était pas impossible, en raison du sang-froid et de l’audace de Cadoudal, et comme il est toujours passionnant de recommencer l’Histoire, on peut se demander ce qui serait advenu, en cas de réussite, du sort de la France et de l’Europe. Mais c’est à Dieu, selon la théologie, qu’est réservée la connaissance des « futuribles ».
D’accord avec le gouvernement britannique, Georges avait fait passer en France une trentaine de conspirateurs solides et résolus, qui devaient encadrer les cavaliers attaquants au moment de l’enlèvement. Loger tous ces gaillards, dont certains portaient des noms illustres, ne fut pas chose facile, car la moindre indiscrétion pouvait être fatale. D’ailleurs, plus on examine les détails de cette conspiration, plus on s’étonne du génie qu’il fallut nécessairement à Cadoudal, non seulement pour en régler si parfaitement le mécanisme, mais encore pour passer pendant des mois et des mois entre les griffes des mouchards et les innombrables limiers de la police consulaire.
Mais le chef-d’œuvre de la conjuration fut sans conteste l’organisation de l’itinéraire entre l’Angleterre et Paris, par la falaise de Biville. C’est là que, dans le courant de l’été 1803, Georges et plusieurs de ses compagnons furent débarqués par le cutter anglais le Vencejo, que commandait le capitaine Wright. La nuit était brumeuse, et le vaisseau dériva d’abord vers le Tréport, puis revint mouiller à quelques encablures du rivage normand, pendant que le capitaine anglais conduisait lui-même, dans sa chaloupe, les conjurés jusqu’à terre.
Au pied de la falaise escarpée, de plus de cent mètres de hauteur, attendaient dans l’ombre quelques amis, dont le fils Troche, porteur d’une lampe-tempête, qui indiqua aux débarqués la manœuvre de l’estamperche, « sorte de câble amarré de deux mètres en deux mètres à des poteaux vermoulus dans une entaille de la falaise crayeuse, et qui rendait possible l’ascension jusqu’à la crête du rocher ».
Au sommet du plateau de Biville commençait la ligne de correspondance. Première étape, Guilmécourt. Puis, sept lieues plus loin (on ne pouvait cheminer que la nuit) la ferme de la Poterie, aux lisières de la forêt d’Eu. À Preusseville, la nuit suivante, Cadoudal trouva un cheval pour continuer sa route. Georges voyageait alors, sous le nom de Le Gros, avec six des principaux conjurés. Les paysans s’inquiétaient bien un peu de l’allure mystérieuse de ces « gentlemen » qui parlaient souvent à voix basse et ne circulaient que la nuit. Mais le magnétisme personnel de Georges agissait sur tous ces braves gens, même quand ils demandaient naïvement si toutes ces marches et contremarches, c’était « pour faire du mal »...
– Pourquoi faire là-dessus des brelans, répondait Georges avec sa bonhomie habituelle... Nous ne voulons du mal à personne, n’ayez crainte. Nous ne sommes ni des brigands, ni des Anglais...
Et la descente sur Paris continuait : Feuquières, Saint-Omer-en-Chaussée, Autheuil, Saint-Lubin, enfin Saint-Leu-la-Forêt, dernière étape, où Charles d’Hozier (établi à Paris « loueur de voitures ») et Bouvet de Lozier vinrent rejoindre les conjurés, et se concerter une dernière fois, avant de se disperser aux portes gardées de la capitale.
Georges monta dans le cabriolet conduit par d’Hozier, et rejoignit bientôt son premier gîte parisien : la Cloche d’or, à l’angle de la rue du Bac et de la rue de Varenne. Ah ! qu’on était loin de la rivière d’Étel ! Ici, dans cette ville bruyante et perfide, où le chouan n’était qu’un proscrit risquant sa peau, à chaque tournant de rue – tant son allure physique le dénonçait aux regards ! – le combat avait été porté dans le camp de l’ennemi. On jouait sa vie chaque jour « à pile ou face ! » Il fallait éviter jusqu’à la transmission de pensée en fuyant les regards. La plus légère défaillance pouvait lézarder tout l’édifice, et déclencher le péril de mort !
Bientôt Georges déménagea de la rue de Chaillot pour aller se terrer dans une cache de la rue Carême-Prenant. Il changeait de vêture et de nom, Larive pour ceux-ci, Couturier pour ceux-là, toujours imprenable pour les gens de police, dont l’exaspération n’avait plus de bornes. En janvier 1804, Georges avait été recevoir à la falaise de Biville le général Pichegru, accompagné de Jules de Polignac et du marquis de Rivière. On attendait aussi le Prince, mais ce fut une nouvelle déception pour Cadoudal, qui pestait au retour contre la « maffia » de l’émigration et tous ces « conspirateurs de crème fouettée »...
Cependant, le plan se précisait, au fur et à mesure que tous les conjurés se groupaient autour de Georges. Le général Moreau, Breton comme lui, mais d’une nature plus versatile, avait accepté de participer au complot.
Mais, au cours d’une entrevue, boulevard de la Madeleine, Georges s’aperçut que le général Moreau et Pichegru ne rêvaient rien moins que de s’emparer du pouvoir, si le « coup essentiel », dont lui restait chargé, se terminait par une victoire. On attendait de le voir à l’œuvre, après quoi on le débarquerait ! Une fois de plus l’ambition et l’intrigue allaient monnayer le courage d’un héros.
Aussi le soir même, Georges, quelque peu assombri, confiait à son serviteur, le chétif Jean-Marie Picot, qui lui était dévoué jusqu’à la mort :
« Je sais maintenant pourquoi je me bats... Avec la certitude d’être une victime quoi qu’il advienne... Si je gagne, j’ai contre moi ces deux généraux à plumet qui se moquent de moi, pauvre paysan breton, rustre de Kerléano, et qui me jetteront par-dessus bord, en se partageant le pouvoir... Si je perds, on me coupe la tête, et la tienne aussi !...
– Alors, répondit timidement Picot, mieux vaudrait tout abandonner et rentrer dans notre lande d’Auray... Pourquoi risquer encore notre vie à tous ?...
– Parce que j’ai donné ma parole, répondit Georges d’une voix sourde... Et puis, il est trop tard... Je me suis engagé trop à fond, sans parler des frères qu’il me reste à venger, comme Julien ou Mercier-la-Vendée... De qui aurais-je l’air vis-à-vis de tous les autres qui se cachent dans Paris, et qui attendent mes ordres ? Et que penserait de moi Lucrèce Mercier ? Je ne puis, à ses yeux, faire figure de lâche !... J’aurais honte de la revoir... Tant pis pour Moreau et Pichegru ! Araok ! C’est le cri des Bretons !... Je relève le défi. Si c’est la tempête, on verra bien... À Dieu vat !
Les dés étaient jetés. La Némésis n’avait plus qu’à tisser les fils de l’épilogue. Le mois de février 1804 marqua le début de l’effondrement. Un des affidés de Georges, un certain Querelle, chirurgien de marine, que la police avait arrêté, ne put supporter la menace de la torture (on serrait à vis les pouces des inculpés dans un chien de fusil pour les forcer aux aveux !) et révéla tout ce qu’on voulut. D’un seul coup, Savary connut par le détail tous les secrets de la conjuration, le plan de Georges, le nom de ses principaux lieutenants et les maisons de confiance de l’itinéraire de Biville à Paris.
Bientôt ce fut le tour de Picot qui, plus courageux que le chirurgien Querelle, eut les pouces brisés par les argousins. Cet enfant malingre et peureux fut moins loquace que Bouvet de Lozier, lequel, arrêté peu après, révéla, au grand émoi de l’homme des Tuileries, la participation au complot des généraux Moreau et Pichegru.
On placarda sur les murs le signalement de Cadoudal, et, comme la traîtrise est toujours contagieuse, les dénonciations affluèrent à la Tour Pointue... Pichegru, vendu 100 000 francs par son logeur fut capturé dans son lit, après une lutte homérique.
Cependant Georges restait insaisissable. Paris était devenu une gigantesque ratière, où la chasse au chouan était le roman-feuilleton du jour. On ferma les barrières ; on fouilla les tonneaux, les paniers de blanchisseuses et les corbillards, dont certains commissaires firent ouvrir les cercueils ! La ville se passionna pour ce conspirateur-fantôme qui luttait seul contre tous, et s’évaporait comme une ombre devant les forces mobilisées de la haute police consulaire...
Dans la nuit du 17 février, Georges trouva un refuge chez une petite boiteuse, la fille Hisay, dans un local attenant à la boutique d’une fruitière, où vinrent le rejoindre Joyaut, dit d’Assas, et Burban dit Barco, des « durs » ! Ils ne sortaient pas et, dans la journée, Mlle Hisay et la fille de la fruitière, âgée de quinze ans, surveillaient la boutique, qui ouvrait sur la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Le soir les jeunes filles venaient dormir dans la chambre des conjurés, dont elles étaient séparées par un rideau de lit. Émouvante chambrée que celle de ces trois proscrits gardés par deux enfants !
Le 9 mars, Joyaut, s’étant donné un peu d’air, revint au gîte, en annonçant à Georges qu’il avait déniché la cachette la plus extraordinaire de Paris. Il s’agissait de l’enseigne d’un parfumeur, nommé Caron, qui surplombait la rue du Four-Saint-Germain, et dont l’intérieur était assez spacieux pour y loger, en dépit de sa corpulence, le chef du complot.
Mais comment traverser les cordons de police pour gagner ce refuge ? On eut recours à un allié morbihannais, nommé Le Ridant, qui voulut bien se charger de venir chercher Cadoudal, en cabriolet, dès la tombée de la nuit.
Le Ridant était-il un traître ?... Ou bien commit-il, au dernier moment, une indiscrétion majeure qui mit un inspecteur sur la piste ? Toujours est-il que, lorsque le chouan, qui attendait, à l’heure convenue, déguisé en fort de la Halle, sauta sur le marchepied du cabriolet, une voix inconnue – la voix du destin ! – cria dans l’ombre « au voleur ! » et ce fut ce cri anonyme qui causa la perte du fugitif. Une poursuite commença à travers les rues obscures, mais les inspecteurs clamaient déjà le nom de Cadoudal, comme des chasseurs depuis longtemps à l’affût, – ce qui confirmerait l’hypothèse d’un guet-apens. Un des policiers nommé Caniolle se cramponna aux ressorts de la voiture, pendant que l’inspecteur Buffet saisissait le cheval par la bride, rue Casimir-Delavigne.
Devant l’imminence du danger, Georges fit feu sur Buffet pour lui faire lâcher prise, mais le cheval s’était arrêté, et le chouan, pour échapper à Caniolle, bondit hors du cabriolet et s’élança vers la rue de l’École-de-Médecine.
Georges se voyait forlancé comme un sanglier de Brocéliande, et dans l’essoufflement de sa dernière course il lui semblait entendre de lointains hallalis, la sonnerie de cor de la bête aux abois !...
C’était la fin. Au carrefour de l’Odéon, il fut reconnu par une meute d’argousins, ceinturé par plusieurs d’entre eux, malgré sa force herculéenne, et lié de cordes devant la tourbe trépignante et vociférante...
On promenait une lanterne devant son visage de loup de mer :
« C’est bien toi, Georges Cadoudal ?
– Oui, c’est moi.
– Misérable ! Tu viens de tuer un père de famille...
– Il fallait me faire arrêter par des célibataires !...
– Hou ! Hou ! À l’assassin !... »
Mais Georges, impassible, n’entendait déjà plus... Il était passé de l’autre côté. Condamné maintenant à l’immobilité et à l’impuissance, il allait vers le repos forcé qui le conduirait sans tarder à un autre.
Il se signa intérieurement... Il fut pareil au marin qui voit déferler la lame du naufrage.
Il remit son âme à l’Étoile de la Mer.
On a conservé intégralement et publié in extenso tout le procès de Georges, de ses lieutenants, et de ses complices, le détail des interrogatoires, les dépositions des témoins, le réquisitoire et les plaidoiries.
Il ressort des débats qui durèrent treize jours (du 28 mai au 10 juin) que Georges, le rival de Bonaparte (qui devenait brusquement Sa Majesté l’Empereur), fit preuve d’une bonhomie, d’une droiture, et parfois même d’un humour, qui dérivèrent peu à peu vers lui les sympathies de l’auditoire. Il ne regrettait qu’une chose, c’était d’avoir entraîné dans cette tragique aventure des amis qu’il avait peut-être fascinés et des tas de braves gens qui ne se doutaient guère qu’à lui donner asile ou lui porter secours, ils risquaient tout simplement la guillotine.
Il se remémora la prédiction du vieux mendiant. Puis il pensa à Pichegru, à qui la Convention avait décerné le titre de Sauveur de la Patrie, et qu’on avait trouvé étranglé dans sa prison ; au général Moreau, qui n’avait pas assez de présence d’esprit pour aller déloger le nouveau monarque des Tuileries, et il considéra qu’il était bien pour lui d’être immolé à la gloire d’un Napoléon, lequel n’était plus qu’un bagnard de la couronne, destiné à chevaucher sans merci vers la plus inévitable débâcle.
Pour lui Cadoudal, il volait à la mort, comme à sa plus belle conquête, qui lui assurait la possession de ses propres domaines, en le faisant sortir du rang des criminels et des esclaves !
Le Président procédait à un dernier interrogatoire, et Georges se levait au banc des accusés, au milieu des rumeurs de la foule.
« Cadoudal, avant de clore les débats, je vous demande si vous avez quelque chose à ajouter pour votre défense.
– Non, monsieur, répondit calmement le Breton.
– Maintenez-vous que vous étiez décidé à enlever Sa Majesté l’Empereur sur la route de la Malmaison ?
– Oui, monsieur.
– Où avez-vous logé à Paris ?
– Nulle part.
– Quelles sont les personnes que vous fréquentiez le plus ordinairement à Paris ?
– Personne... Je n’y connais personne...
– Où alliez-vous quand vous avez été arrêté ?
– Je me promenais...
– Au moment de votre arrestation, ne logiez-vous pas rue de la Montagne-Sainte-Geneviève ?
– Au moment de mon arrestation, j’étais dans un cabriolet, je n’habitais nulle part !...
Des rires fusaient dans l’auditoire... Le Président décida de clore les débats. Le lendemain matin, qui était un dimanche, après un jour entier de délibération, le Tribunal rentra en séance à quatre heures du matin, pour faire connaître le verdict.
Jules de Polignac et le général Moreau étaient condamnés à deux ans de prison.
Georges Cadoudal et dix-neuf conjurés étaient condamnés à la peine de mort.
Entre le jugement et l’exécution, quinze jours devaient s’écouler. Ils furent employés par les belles dames pour courir à Saint-Cloud, pour se prosterner devant le trône de l’Empereur, et obtenir la grâce in extremis des gentilshommes et des militaires. Les douze autres, qui n’étaient, – à l’exception de Coster de Saint-Victor, – que d’obscurs paysans sans titres et sans fortune, furent transférés à la prison de Bicêtre, où ils attendirent leur dernière heure.
Pourtant Georges avait été pressenti, pour signer un recours en grâce, mais quand on lui apporta la supplique adressée à Sa Majesté l’Empereur, il jeta la plume, et dit à ses compagnons, en désignant le capitaine-adjudant de place, qui s’était chargé de la démarche :
« Ces bougres-là voudraient m’avilir, avant de m’assassiner ! »
Chaque jour à Bicêtre « les douze » avaient la permission de se réunir dans la cour de la prison, une heure à l’aube, une heure avant la nuit. On y avait installé un fauteuil pour celui qui était toujours le chef. Assis autour de lui, sur des bancs, ses compagnons « l’écoutaient parler avec toutes les marques du respect et de la vénération ». Jamais il n’était question de l’échéance qui les attendait. Ils plaisantaient, en se rappelant les bons tours qu’ils avaient joués aux Bleus, ou bien ils se racontaient les légendes de la terre natale. Parfois, ils jouaient aux barres. Une fois dans les cachots, on récitait en commun la prière du soir. Georges remplaçait ici le pasteur absent, et demandait à ses compagnons d’infortune de prier pour le Roi, pour leurs amis et leurs ennemis. Et la voix montait sous les sombres voûtes comme, autrefois au foyer paternel, devant la cheminée de granit de Kerléano.
« Secourez les pauvres, les prisonniers, les affligés, les voyageurs, les malades et les agonisants !... »
Et avant de se livrer au sommeil, Georges n’oubliait jamais de baiser la médaille reliquaire qu’il portait toujours au cou, et qui lui rappelait le souvenir de sa bien-aimée Lucrèce...
Le 25 juin, avant le lever du jour, les gendarmes vinrent se présenter à Bicêtre, pour emmener les condamnés à la Conciergerie. Georges, en se préparant à monter dans le fourgon, se souvint alors que la nuit qui venait de s’écouler était celle de la Saint-Jean d’été, et des grands feux de joie sur la lande morbihannaise. Il allait donc être exécuté le lendemain de la fête du Précurseur, et subir le même supplice que lui : la Décollation. Cette pensée le réconforta.
À la Conciergerie, où l’on servit aux condamnés un repas froid « qu’ils mangèrent avec appétit », Cadoudal fit remarquer à ses camarades qu’ils étaient eux aussi dans cette prison, d’où le Roi et la Reine et tant de gentilshommes innocents n’étaient sortis que pour aller à la mort.
Coster de Saint-Victor, dont le calme était magnifique, se frappa tout à coup le front :
« Il me vient une idée... Avant ce soir, nous aurons revu Pichegru et il nous dira lui-même s’il s’est – oui ou non – étranglé dans sa prison...
– Quand même, interrompit Georges, après les propositions que m’avait faites Bonaparte aux Tuileries, je trouve un peu raide qu’il nous fasse couper le cou comme à des bandits de grands chemins !...
– C’est son affaire devant le Tribunal de l’Histoire, répondit Coster de Saint-Victor... Ce qui est certain, c’est qu’en nous livrant à la justice criminelle, on nous a mis cent pieds de gloire au-dessus de la tête !...
À ce moment, la porte s’ouvrit au grand soleil de juin et le gardien-chef annonça l’arrivée des aumôniers.
Pendant le parcours des charrettes qui se frayaient difficilement passage à travers les rues noires de foule, Georges dit à l’abbé de Keravenan, prêtre de Saint-Sulpice, dont il avait réclamé l’assistance :
« Monsieur l’aumônier, le bruit ayant couru que Réal avait l’intention de me faire accorder ma grâce à la dernière minute, je demande la faveur de passer le premier, ceci pour éviter toute équivoque, et afin de donner l’exemple... »
On arrivait à la place de Grève, au milieu des clameurs de la foule. « Que de monde pour nous regarder mourir !... » dit Georges en promenant ses regards dédaigneux au-dessus de toutes ces faces, crispées par le sadisme.
Au pied de l’échafaud, l’abbé de Keravenan demanda à Georges Cadoudal de réciter une dernière fois un Ave Maria.
Un lumineux souvenir émergea dans la mémoire du Breton. Il se revit, au seuil de la maison de Kerléano, partant pour l’aventure avec Mercier-la-Vendée, et recevant des mains de sa petite sœur Marie-Jeanne la statuette de faïence qu’il avait donnée à sa mère, l’image de la Vierge tutélaire qui protège à l’heure du trépas...
Il se mit à genoux, et commença :
« Je vous salue, Marie, pleine de grâce... »
Arrivé à la fin : « ... Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant... », il s’arrêta.
« Eh bien, lui dit l’aumônier, continuez... maintenant et à l’heure de notre mort.
– Mais, monsieur l’aumônier, répondit Cadoudal, nous y sommes !...
L’aide-bourreau poussait le chouan vers les marches. Il arracha le médaillon de son cou, le baisa une dernière fois, et le tendit au prêtre. « Pour elle !... » dit-il en montant vers la mort.
Arrivé sur la plate-forme, il se tourna vers le peuple et voulut parler. Un roulement de tambour couvrit ses paroles.
« Ce fut ainsi, a écrit son premier historien, Théodore Muret, que le général Georges entra dans la gloire éternelle...
» Il était capable de tenir sa place dans le cabinet d’un prince, aussi bien qu’au bivouac, parmi ses Morbihannais. Bonaparte voyait dans celui qui osa venir, avec quelques amis dévoués, le défier au milieu même de Paris, un ennemi plus redoutable que tel souverain d’un vaste royaume. Proclamons-le hautement : l’impartial avenir saluera dans Georges un des plus grands hommes de l’époque moderne. »
Théophile BRIANT, Les pierres m’ont dit...,
Nouvelle Librairie Celtique, 1955.