Voltaire et Chénier

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

Soyez le bienvenu, mon cher panégyriste ;

Vous faisiez de bons vers dans un siècle algébriste.

J’ai reçu votre épître, et j’en ai beaucoup ri ;

Mais de mes passions la mort m’a bien guéri.

Lorsque j’étais vivant, censeur un peu cynique,

Lois, mœurs, religion, coutumes, politique,

Je me moquais de tout sans scrupule et sans fin,

Et j’ai quatre-vingts ans sifflé le genre humain.

J’aimais à contester ce qu’on aimait à croire :

Ma muse, en ricanant, défigura l’histoire.

Je criais : Tolérance ! et ne tolérais rien.

J’ai dit beaucoup de mal, mais j’ai fait quelque bien.

Ah ! mon cher philosophe, aux fous de notre espèce

Il n’appartenait pas de prêcher la sagesse.

J’eus ce petit orgueil, je m’en suis repenti ;

Et vous voyez, confrère, un nouveau converti.

Fénelon m’a changé ; Fénelon, ce vrai sage,

Qui de l’humanité parla le doux langage,

Qui, plaignant nos travers, au lieu de les railler,

Écrivit pour servir, et non pas pour briller.

Vous avez mis, dit-on, son portrait dans un drame

Qui vous aura valu quelque belle épigramme ;

Car tel est de Paris le passe-temps joyeux,

Il se moque du bon et siffle l’ennuyeux.

Suis-je encore en crédit dans ce Paris volage,

Où j’ai joué longtemps un si grand personnage ;

Où Taconnet, Favart, Vestris et Beaumarchais,

Soutenaient mieux que moi l’honneur du nom français

Depuis que j’ai quitté mon dernier territoire,

Je n’aime plus le bruit, mais j’aime encor la gloire.

La mienne est-elle entière ? et Fréron n’a-t-il pas

Quelque heureux successeur, dont l’utile fatras

Apprenne à votre siècle, enchanté de s’instruire,

Que Voltaire est un sot qui ne sut pas écrire ?

 

 

                                     CHÉNIER.

 

Quoi ! de ma longue épître il ne vous souvient plus !

En vers dignes de vous, en vers qu’on a relus,

Je vous ai peint mon siècle, il est toujours le même.

Le Français, cet enfant qu’on amuse et qu’on aime,

Rit encore à Zadig, pleure encore à Brutus ;

En blâmant vos erreurs, il cite vos vertus.

Voltaire est notre Dieu. La brillante couronne

Qui sur son front sublime et s’élève et rayonne,

Jette un jour immortel qui nous éclaire tous,

Et fait baisser les yeux à ses rivaux jaloux.

Des rivaux ! En a-t-il ? Seul il règne, il domine

Au trône qu’il fonda sur la double colline.

Le sceptre du génie est resté dans ses mains :

Sa parole est encor l’oracle des humains,

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

Ah ! laissez les grands mots à notre Académie ;

Deux ombres, se parlant, ont plus de bonhomie.

Causons sans métaphore, et non pas sans esprit ;

Nous en avons tous deux, comme vous l’avez dit :

Soyons simples. Je vois qu’on ne l’est plus en France ;

Et la facilité, la grâce, l’élégance,

Parmi vous ont fait place à ce style tendu,

Dont frémirait Boileau, s’il vous eût entendu.

Pourquoi le prenez-vous ? Ce ton n’est pas le vôtre.

 

 

                                     CHÉNIER.

 

C’est celui de mon temps.

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

                                              Gardez l’esprit du nôtre,

Il vaut mieux. Que je plains tous vos pompeux auteurs !

Mais je plains encor plus leurs malheureux lecteurs.

Ces Messieurs en ont-ils ?

 

 

                                     CHÉNIER.

 

                                       Non. Paris, qui se blase,

Cesse enfin d’applaudir à leur sublime emphase. 

N’importe : ils ont toujours la fureur d’imprimer,

Et, pour se faire lire, ils veulent tout rimer.

Leur Apollon, grotesque en sa métamorphose,

Professe sous Cuvier, dont il gâte la prose ;

Ou, singe de Thénard qui rit de ce travers,

De carbone et d’azote épouvante le vers ;

Ou parmi les métaux, loin des sphères divines,

Se condamne, en bâillant, aux durs travaux des mines.

Nous comptons, il est vrai, comme dans votre temps,

Pour sauver notre honneur, des opéras charmants,

Des vaudevilles noirs, de nobles parodies

D’un ridicule heureux couvrant nos tragédies,

Chefs-d’œuvre consolants et toujours très courus.

Depuis que du bon goût les amis sont accrus.

On regorge à Paris de ces belles richesses

Chacun y trouve à vivre. Oh ! que d’antiques pièces

Sous un titre nouveau trompant le spectateur !

Que de vers merveilleux nés avant leur auteur !

Nous avons au Parnasse admis les lois agraires ;

Et, si les citoyens n’y sont pas toujours frères,

Les biens y sont communs : par cet heureux moyen,

La misère est à l’aise et l’esprit est à rien.

De vous le mélodrame est ignoré peut-être ?

Que je plains votre siècle ! il ne l’a pas vu naître

De ses temples nouveaux couvrant nos boulevards,

Chaque soir, aux accords des orchestres criards,

Entremêlant les sons de sa voix narcotique,

Rit et pleure à la fois la muse romantique.

Fille de la nature et rivale de l’art,

Elle agite un grelot ou promène un poignard.

Un pied sur le cothurne, un pied sur une échasse,

Elle marche en cadence, en badinant menace,

Soupire en chevrotant ; et, dans ses longs discours,

Toujours confiant tout, dissimule toujours.

Jeune, en ses ornements la vétusté se montre.

Sa pourpre de hasard, son trône de rencontre,

De leur luxe équivoque étonnent nos badauds,

Et non moins que son chant, ses diamants sont faux.

L’antique Melpomène, isolée, interdite,

Voit pourtant prospérer sa sœur hermaphrodite,

Dont les noirs souterrains, les grottes, les tombeaux

Les niais, les brigands, les geôliers, les bourreaux,

Les sièges, les combats, les tremblements de terre,

Les déluges, les feux et les coups de tonnerre,

Du génie allemand riches inventions,

Condamnent à l’oubli nos vieilles fictions :

Et nous forçant de rompre, au milieu des risées,

De la triple unité les chaînes méprisées,

Ouvrent à notre audace un champ illimité

Où le talent perdu s’égare en liberté.

Quel bonheur pour le goût, les arts, la politesse,

Si, de son temple enfin bannissant la déesse,

Sans souvenir des Grecs, sans souci des Latins,

La muse parvenue, empruntée aux Germains,

Régnait seule à son tour, et, changeant tout de face,

Aux révolutions livrait notre Parnasse !

Ces temps viendront sans doute, et je m’en réjouis ;

Car tout défunt qu’on est, on aime son pays,

On veut sa gloire. Eh bien ! que pensez-vous du nôtre ?

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

Confrère, je croyais mon temps plus fou qu’un autre.

Je vois avec plaisir que vous nous surpassez ;

Par vos neveux un jour vous serez effacés :

Plus le monde vieillit, et plus il extravague.

La Raison, froid pilote, en vain contre la vague

Défend ce grand vaisseau qui perd tous ses agrès.

Mais parlons des salons où j’eus quelques succès.

Sont-ils encore ouverts aux jeux de la Folie ?

Y portez-vous toujours la gaîté, la saillie ?

Et, causeurs séduisants...

 

 

                                     CHÉNIER.

 

                                            Oh ! nous ne causons plus ;

Nous disputons. Paris, de vos cercles d’élus,

Où brillaient l’enjouement, la finesse et la grâce,

Garde un vain souvenir qui chaque jour s’efface.

Notre goût est changé ; nos mœurs changent aussi.

Et puisqu’avec franchise on doit parler ici,

Aux désordres publics j’ai concouru moi-même :

Cherchant la liberté, mon idole suprême,

Je trouvai l’anarchie ; et mon œil assidu,

S’égarant follement dans ce pays perdu,

Crut de la liberté voir la terre promise.

J’étais un philosophe ; on conçoit ma méprise !

Loin de rétrograder, je m’avançais toujours.

Enfin, devant un trône, après de longs détours,

J’allai, Cyrus en main, aux pieds du despotisme

Prosterner le bonnet du républicanisme.

Ma fière indépendance encensa le tyran,

Et le public siffla l’Apollon courtisan.

Cela ne rend pas gai. Plein d’une humeur caustique,

Je poursuivis alors de mon fouet satirique

Mes nombreux ennemis, ardents à m’attaquer,

Et je les déchirais, au lieu de les claquer.

Ils me l’ont bien rendu. De leurs rudes morsures

Mon cœur, qui saigne encor, vous montre ses blessures.

Plaignez mon infortune.

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

                                            Écoutez, mon ami :

Sous les coups des tyrans Démosthène a gémi ;

Du Tasse emprisonné vous connaissez l’histoire ;

Voyez mourir Milton, étranger à sa gloire ;

Voyez moi-même enfin payant chez nos Français,

Par soixante ans d’affronts, soixante ans de succès ;

Racine en pleurs, fuyant les dégoûts du parterre.

Le temple du Génie est un temple de verre :

Souvent la grêle y tombe ; et le Dieu, tout froissé,

Sur son fragile autel est souvent renversé.

De quoi nous plaignons-nous ? Nous-mêmes sur nos têtes

N’avons-nous pas sans cesse appelé les tempêtes ?

Nous perdions nos talents en honteux démêlés,

Siffleurs injurieux, à notre tour sifflés.

Oh ! que j’aurais bien fait, quittant cette marotte,

D’écrire pour la gloire, et non contre Nonote !

Mais notre plus grand crime, à vous ainsi qu’à moi,

(Sitôt que l’on est mort on est de bonne foi)

C’est d’avoir maltraité, moi Rousseau, vous Delille.

Votre main de ses traits blessa l’autre Virgile ;

Jean-Jacques, incessamment par la mienne attaqué,

Descendit au tombeau malheureux et moqué,

Comme vous l’avez dit dans votre belle épître.

Jean-Jacques ! il m’est permis de rouvrir ce chapitre ;

Car j’ai depuis longtemps embrassé sans chagrin

Ce rival glorieux qui m’a tendu la main.

Et vous, à ce Delille aussi brillant qu’aimable,

N’auriez-vous pas rimé quelque amende honorable ?

Sa lyre harmonieuse enfin vous a touché.

 

 

                                     CHÉNIER.

 

Mon maître, excusez-moi : l’orgueil fut mon péché.

Je trouvais de l’abbé la musique importune,

Et contre son habit j’avais de la rancune.

Je suis mort endurci.

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

                                     Vous ne m’étonnez pas.

L’ennemi des abbés les hait jusqu’au trépas.

Pour moi, j’aimai toujours cet élégant poète,

Des vertus et des arts immortel interprète,

Semant autour de lui les bons vers, les bons mots,

De palais en palais, de châteaux en châteaux

Promenant mollement sa muse fortunée,

À la table des grands, de lauriers couronnée.

Il joue avec la vie, il se rit du malheur ;

Dans le sein de la joie il chante la douleur,

Et la mobilité de ses désirs volages

Vit dans ses sentiments comme dans ses ouvrages,

Où, par un doux contraste, il fait passer soudain

Du deuil d’un cimetière à l’éclat d’un jardin,

Du bal à la prison, d’un combat à des fêtes,

Des chants du rossignol au fracas des tempêtes,

Et du tableau des champs par la Paix habités,

Aux spectacles pompeux des bruyantes cités.

Son luth fut un présent des Filles de mémoire.

Ses jours sont du bonheur, ses loisirs de la gloire

Doué par la nature, il lui rend ses bienfaits,

Et c’est le mieux gâté des enfants qu’elle a faits.

On m’a dit qu’en vos temps de terreur et d’orgie,

Cet auteur plein de grâce et même d’énergie,

Saisi dans sa retraite, au cri de liberté,

Rudement fut conduit au fameux comité

Qui sut si bien veiller au salut de la France.

Accusé, nous daignons écouter ta défense,

Lui dit-on. N’as-tu pas, en mauvais citoyen,

De la sœur du tyran solennisé le chien ?

Tes vers adulateurs te coûteront la tête.

Eh ! reprit doucement notre aimable poète,

Quand j’aurais pour un chien rimé sur mon grabat,

Trouvez-vous là, messieurs, de quoi fouetter un chat ?

On rit : il fut absous. Quoi ! vous riez vous-même !

 

 

                                     CHÉNIER.

 

Oh ! vous m’en direz tant qu’il faudra que je l’aime.

Mais, de grâce, oublions, et vous savez pourquoi,

Des temps infortunés, si funestes pour moi.

Vous voyez ma rougeur, elle parle et m’accuse.

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

C’est pour vous un éloge, ou du moins une excuse.

Qui donc vous entraîna ?

 

 

                                     CHÉNIER.

 

                                            Vos leçons, vos écrits.

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

Dites vos passions. Vous m’avez mal compris.

Voltaire n’eut jamais ces pensers effroyables.

Il voulut bien gâter, non tuer ses semblables ;

Et, si l’un mène à l’autre en ce siècle infernal,

Périssent mes écrits, auteurs de tant de mal !

J’abjure avec horreur mes frivoles maximes,

Qui, sapant les vertus, ont enfanté des crimes.

Pourquoi, pourquoi le Ciel, arbitre de mes jours,

Ne m’a-t-il pas permis d’en prolonger le cours

Jusqu’à ces temps d’opprobre où vos Français volages,

Contre l’humanité s’armant de mes ouvrages,

D’étourdis qu’ils étaient se changeaient en bourreaux,

Et couraient, en mon nom, dresser des échafauds ?

Allez, aurais-je dit à ces Gracchus de place

Qui, du sein de la fange, élevaient leur audace

Jusqu’au trône captif, habité par l’effroi,

Et, mes vers à la bouche, osaient frapper leur Roi ;

Allez, je vous méprise et je vous désavoue,

Monstres ! ne couvrez plus mon nom de votre bouc.

Avez-vous donc pensé que l’auteur du Mondain,

S’il se moqua d’Adam, put applaudir Caïn ?

Pensez-vous que ma muse et riante et légère

Pour l’art d’assassiner renonce à l’art de plaire ?

Qu’avons-nous de commun ? Examinons-nous bien :

Le meurtre est votre Dieu, le plaisir est le mien ;

Je veux de nobles mœurs, vous m’en offrez de basses ;

Vous adorez Marat, je sacrifie aux Grâces ;

Vous brûlez les châteaux, j’aime à les habiter.

Misérables ! en vous qui pourrait me tenter ?

Chantre du luxe heureux qu’un art commode invente,

Pour vos hideux lambeaux, dont l’aspect m’épouvante,

Quitterais-je la soie et l’or et le brocard ?

À vos banquets du crime irais-je prendre part,

Et préférer, fuyant nos aimables orgies,

L’éclat de votre torche aux feux de nos bougies ?

Est-ce à vous que ma voix récitera mes vers,

Approuvés par le goût, et vantés par Boufflers ?

Qu’y pourriez-vous comprendre ? et pour moi quelle gloire

D’asseoir sur vos tréteaux les Filles de mémoire ;

D’obtenir qu’au milieu du flot populacier

L’épaisse tricoteuse et le maçon grossier,

Daignant par un gros rire accueillir mon hommage,

De civiques baisers m’enfument le visage,

Et que mes vers, par eux habillés d’un air neuf,

Après la carmagnole, amusent le Pont-Neuf !

Je hais la liberté, puisqu’elle s’encanaille.

Rentrez dans la taverne, et rendez-moi Versaille :

Rendez-moi ses plaisirs, ses fêtes, ses grandeurs,

Son sceptre de lauriers, sa couronne de fleurs,

Et son roi vertueux, et sa reine charmante,

D’une brillante cour déité plus brillante,

Et leur cortège heureux de belles, de guerriers,

Et de nos souverains les jeunes héritiers

Parés des souvenirs de mille ans de victoires,

Et la France à genoux devant toutes leurs gloires.

J’aime mieux, dans l’excès de mes justes dégoûts,

Être esclave par eux qu’être libre par vous.

Esclave ! Qu’ai-je dit ? Nation trop crédule,

Laisse là de tes fers le rêve ridicule.

Non, tu n’en portais pas ; non, ta timide main

N’eût pas brisé le joug, s’il eût été d’airain.

Rends justice à celui dont le seul tort peut-être

Fut d’abaisser le trône et de se méconnaître.

Vous, allez relever vos esprits abattus

Vers l’apôtre du bien, vers l’ange des vertus.

Rejoignez Fénelon ; que sa douce parole

Au fond de votre cœur descende et le console :

Ce cœur en a besoin. Allez : il est un Dieu

Qu’on peut nier là-bas, qu’on adore en ce lieu ;

Un Dieu qui pèse tout dans sa juste balance ;

Et son éternité nous attend en silence.

Je l’ai chanté toujours sans le connaître bien.

 

 

                                     CHÉNIER.

 

 

Voudra-t-il de Chénier ?

 

 

                                     VOLTAIRE.

 

                                          Il ne refuse rien.

Mais, à son tribunal avant de comparaître,

Purifiez vos bras rougis du sang d’un maître ;

Et, courbé sous le poids d’un juste repentir,

Protégé du pardon de l’auguste martyr,

Revenez sans frayeur, armé de ce seul titre,

Attendre votre arrêt aux pieds du grand Arbitre.

    Pour vous, mes chers Français, si brillants et si fous,

Soyez encor vous-même, et reprenez vos goûts.

Change, suis mon exemple, ô nation légère !

Souvent je t’ai donné, tant j’aimais à te plaire,

Des conseils moins prudents que tu suivis trop bien.

Je te dis d’être sage, et tu n’en feras rien.

 

 

 

Charles BRIFAUT, Dialogues, contes et autres poésies, 1824.

 

 

 

 

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