Un œil fermé, deux yeux ouverts par Notre Dame

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri BROCHET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU R. P. REY-MERMET, C. SS. R.

 

 

 

LES vieilles gens sont bien à plaindre.

Mais il y en a, je pense, qui sont plus à plaindre que les autres, et dont la vieillesse est plus digne de pitié : ce sont les vieilles gens que la misère a touchées en même temps que la vieillesse, et qui, pour résister à l’insupportable mégère, n’ont point eu l’habitude de la lutte, et plus la force de s’y accoutumer. Ainsi lui sont-ils une proie facile ; ainsi n’est-ce qu’un corps sans défense et sans résistance qu’elle déchirera de bel appétit, avec ses griffes, avec ses crocs.

En pensant aux vieilles gens, c’est à la pauvre Mariette que je pense.

Dans la grande ville, Mariette avait été une dame, une vraie dame de la société dont le mari jouissait de la considération de ses concitoyens, qui avait, sur une belle place, une maison confortable, entre cour et jardin, et trois enfants bien vifs dont elle était heureuse et fière.

Mais la grande guerre étant venue, – hélas, quelle guerre ? nous en avons tant vu qu’on ne sait plus laquelle... – elle avait perdu l’un après l’autre sa fortune, son mari et ses beaux enfants.

Mariette avait supporté coup sur coup tous les traits du sort. Pour subsister, elle avait petit à petit vendu, à des conditions désastreuses, ses plus chers souvenirs de famille, ses bijoux, son argenterie, ses meubles rares, son linge fin... Et puis, ne pouvant plus payer son loyer, elle avait cherché, pour s’abriter, un plus modeste logement, – toujours en vain –, jusqu’au jour où une amie, à la campagne, lui avait procuré deux petites pièces dans lesquelles, un beau matin, elle était venue échouer, comme un pauvre bâtiment dégréé que l’orage a secoué et la tempête désolé.

Ainsi Mariette n’est-elle plus une dame, maintenant, mais tout simplement « Mariette », une vieille femme à cheveux blancs, à la marche hésitante, qui vit de peu, et qui se doit de rendre service à l’un et à l’autre, si elle veut pouvoir compter sur l’un et l’autre aux derniers moments de la vie.

Ah, certes, les vieilles gens sont bien à plaindre, – et Mariette plus que personne.

Pourtant, dans son misérable réduit, Mariette, la pauvre femme, ne demande pas qu’on la plaigne.

C’est que, de toutes ses richesses et de toute sa fortune, Mariette a précieusement conservé ce qu’elle avait de plus précieux : une foi de petit enfant, une confiance absolue en ce Père qui est aux cieux et dont il faut que la volonté se fasse.

... Et, en même temps qu’en ce Père, – qui donne chaque jour le pain de chaque jour, – Mariette avait confiance en Notre Dame, pleine de grâce, à qui elle répétait chaque matin, chaque soir et tout au long des heures sur les grains de son chapelet : « Le Seigneur est avec vous. »

Au reste, si Mariette, pour subsister, avait dû vendre le plus clair de ses biens, il est une œuvre que les propositions les plus pressantes ne l’avaient pu contraindre à céder : un grand tableau qui représentait justement la Sainte Vierge, Notre Dame.

Aussi bien, pendu, dans un coin sombre de sa chambre, la figure souriante de la Mère de Dieu continuait-elle à veiller sur sa servante éprouvée et Mariette, chaque fois que la faiblesse humaine la tirait un peu en arrière sur le chemin de la perfection (... ou quelque diable, aussi, peut-être, la poussant) n’avait-elle qu’à lever les yeux vers la Sainte Vierge pour se sentir, selon ses besoins, fortifiée, ou consolée, et prête à dire : « Pardon, Seigneur ! » – ou, tout simplement, comme le jour de l’Annonciation : « C’est bien ainsi ; fiat ; je suis votre servante »...

Mais on nous permettra d’être curieux et de pénétrer dans l’intimité de la vieille femme, – car une bien étrange aventure doit lui arriver.

Ce matin-là, elle avait reçu la visite d’une voisine ni meilleure ni pire qu’une autre avec laquelle elle avait parlé de la pluie et du beau temps, et du temps justement incertain de ce commencement d’automne. Dans la vallée, les peupliers jaunissants, la vigne rouge et toute la gamme des ors et des cuivres à profusion répandue sur les arbres et les buissons évoquaient, dans le cadre de sa fenêtre encore ouverte, richesse fragile et vieillesse mélancolique.

– Octobre, avait dit Mariette, j’aime bien ce mois-là.

– C’est un mois triste, avait répondu la voisine.

– Un mois de semailles ne peut pas être un mois triste : c’est le plus beau temps de l’espérance.

– Oui, sans doute, si vous l’entendez ainsi. N’empêche que les chrysanthèmes de la Toussaint vont fleurir et qu’avant peu les arbres n’auront plus de feuilles.

– Le sommeil n’est pas la mort. J’aime aussi le sommeil, à cause des rêves.

– Moi, je dors mal, et j’ai peur des cauchemars.

Mais Mariette dormait bien et paisiblement chaque nuit, c’est pourquoi la nuit, le sommeil et ses rêves étaient ses amis.

La voisine avait encore dit :

– Trimer... trimer... trimer... chaque jour après un autre jour, et ainsi de suite pendant toute une vie, vous trouvez ça plaisant, vous ?

– Plaisant ? Non, avait répondu Mariette en souriant. Je trouve ça méritoire, tout simplement.

– « Méritoire » ? Qu’est-ce que ça veut dire, « méritoire » ?

– Semer... et semer... et semer... ce n’est pas plaisant non plus, voisine, surtout pour les grains qui sont semés et qui doivent pourrir en terre... Je pense au printemps, et c’est pourquoi je ne suis pas triste.

– En attendant, l’hiver vient, et le travail commande.

– Il faut voir plus loin que le temps du bois mort et de la neige.

– Le bois mort est le bois mort, et la neige aussi. Et quand le thermomètre me dira : « Je gèle à pierre fendre », je lui répondrai : « Merci du conseil, – mais j’ai l’onglée et des engelures qui en disent aussi long que toi »...

– J’en aurai aussi, certainement !

– Je crois ce que je vois, au jour le jour, et je ne me paie pas de mot, – comme vous...

– L’hiver n’est pas encore ici, et déjà vous y croyez.

– Parce que j’en suis sûre et certaine.

– ... Pas plus que du printemps, voisine...

La voisine n’avait pas insisté. Mais comme elle n’était pas mauvaise femme, tout de même, elle avait demandé à Mariette si elle n’avait besoin de rien et, sur sa réponse négative, elle l’avait quittée aussitôt.

– Ils sont tous comme ça, avait murmuré Mariette : le malheur !... le malheur !... Ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! Ils ne voient que le malheur sur terre ! Et ils ont si bien le nez dessus, – pauvres myopes, – qu’ils ne le voient même pas tel qu’il est : moins un châtiment qu’une épreuve, – à peine une épreuve, peut-être une éprouvette, – à moins que ce ne soit une grâce, ou une faveur...

Et, silencieuse, Mariette pensait à ses deuils, à son mari, à ses enfants...

Pour eux, l’hiver est fini, la peine a cessé, ils en sont au temps des chants et des fleurs...

... Elle pensait encore à sa fortune défunte et à sa misère présente...

– J’entendrai la voix de la tourterelle, et je goûterai les fruits du figuier, et je sentirai l’odeur de la vigne en fleur...

Mariette avait familiers les versets joyeux du Cantique, si familiers qu’elle n’hésitait pas à se les attribuer à elle-même.

Son regard, pourtant, en cet instant, s’était posé sur le grand tableau qui décorait le coin sombre de sa chambre.

– Notre Dame... j’ai en vous une telle confiance que je ne crains pas de tout brouiller et d’illuminer à l’occasion ma destinée des promesses qui vous sont faites : « Lève-toi, mon amie, ma toute belle, et viens ! Tu es ma colombe, et tu te tiens dans la fente du rocher, dans les enfoncements de la muraille... »

Mariette, les yeux fixés sur les yeux de Notre Dame, arrivée à ce point du texte saint, hésitait à poursuivre. Que disait donc le texte ?

– Montre-moi ton visage, et que ta voix se fasse entendre à mes oreilles car ta voix est douce et ton visage est charmant.

Muette, Mariette n’osait prononcer ces paroles...

... Montre-moi ton visage...

... Montre-moi ton visage...

– Non, bien sûr, je n’ai pas le droit de vous adresser cette prière ; oh, je sais bien que vous ne refusez pas l’occasion de vous montrer, quand le cœur vous en dit dans le creux d’un rocher, sur la montagne ou dans le champ des étoiles à des petits enfants éblouis que vous chargez de précieux messages... Mais moi... moi... J’ai dix fois leur âge et quel titre aurais-je à mériter votre visite ?...

Mariette, ce matin-là, n’en sentait pas moins une force singulière qui lui imposait de faire station comme malgré elle, devant les mots mystérieux :

Montre-moi ton visage... car ton visage est charmant...

– Il doit me suffire, Notre Dame, de voir ici votre image. Si je l’ai conservée, malgré le prix que les marchands m’en ont offert, c’est qu’elle ne me semblait pas trop indigne de vous et que l’artiste, son auteur, me paraissait vous avoir pieusement servie. Telle que vous êtes, ce matin, vous étiez, dans la chambre de ma pauvre maman, où je jouais, encore petite fille ; et puis vous avez béni mon jeune foyer ; vous avez vu grandir mes enfants ; devant vous ils ont fermé les yeux pour mieux vous voir ;... et mon cher mari... et tout... et tout... Mais vous ne m’avez pas quittée, jusqu’à ce jour où la vieille femme peut encore contempler en souriant vos traits toujours... vos traits éternellement jeunes...

... Mariette, un moment silencieuse, se prend à murmurer, d’esprit plus que de lèvres :

– Et pourtant, Notre-Dame !... Et pourtant !...

Mariette n’a pas l’audace de formuler un vœu si téméraire. Elle pense, malgré tout, que Notre Dame, en vérité, ce doit être bien autre chose que l’aimable fille de la terre qu’un cadre d’or tient prisonnière. Certains de ceux qui l’ont vue, dans une fugitive apparition, la donnent pour brillante comme le soleil ou comme la neige éclatante des glaciers, mais douce au regard, et on peut la contempler les yeux grands ouverts...

Dans le coin de la chambre, la toile sombre n’évoque rien de vivant ni d’ensoleillé ; on ne pourrait même pas lui dire : « Vous êtes belle comme la lune. »

« Montre-moi ton visage »... ose penser la vieille Mariette...

La vieille Mariette ose penser : « ... Ta voix est douce et ton visage est charmant... »

Ô, Notre Dame, la vieille Mariette, qui vous a toujours témoigné tant d’affectueuse confiance, se repent déjà de vous avoir tentée...

 

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– Mariette, lui dit la voix d’un personnage inconnu qui est entré sans que la vieille femme l’ait entendu.

– Eh ? répond Mariette en se retournant, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

– Je vous demande pardon. J’aurais peut-être dû m’annoncer. Je n’ai même pas eu le temps de le faire pour vous porter sans retard la réponse.

– La réponse ? Quelle réponse ?

– Dame ! N’avez-vous rien demandé ? reprend l’aimable messager.

– Qu’ai-je donc demandé ? Je ne vous comprends pas.

– Êtes-vous si vieille, Mariette, que vous ayez perdu la mémoire ?

– Eh, mon petit jeune homme, ou ma petite jeune fille, vous verrez quand vous aurez quatre fois vingt ans !...

– « Montre-moi ton visage, murmure l’autre, car ton visage est charmant. »

– Hein ? Mariette n’en revient pas. A-t-elle parlé si fort qu’on ait pu l’entendre de la rue ? Qui vous a dit ?

– À qui parliez-vous ?

Mariette n’ose répondre ; mais la jeune créature l’intimide et elle ne lui répondra certainement pas : « Cela ne vous regarde point »...

– Vous avez dit encore : « Et pourtant Notre Dame !... pourtant ! »

Cette fois-ci, Mariette tout émue :

– Qui êtes-vous, dit-elle ? Dites-moi qui vous êtes ?

– À quoi bon ? Ce qui vous importe seulement, c’est de connaître la réponse.

– De Notre Dame ?

– De Notre-Dame.

– La réponse de Notre Dame ?... Mariette n’en peut croire ses oreilles...

– « Dis à Mariette, puisqu’elle veut me voir, que j’accepte de me montrer à elle... »

– À moi ?

– « ... Mais à condition », continue le messager.

– Quelle condition ?

– « ... Après m’avoir vue, ses deux yeux se fermeront pour toujours. »

– Mes deux yeux ?

– Acceptez-vous la condition de Notre Dame ?

Aussitôt, sans une minute de réflexion, Mariette a pondu :

– Si j’accepte ?... Bien sûr que j’accepte ! Mes deux pauvres yeux ne sont plus fameux, mais si Notre Dame s’en contente, qu’elle les prenne, qu’elle les prenne tous deux ; comment pourrais-je acquitter dignement le prix de la faveur qu’elle consent à me faire ?

– Soyez donc heureuse, Mariette.

À peine a-t-il prononcé son dernier mot que l’envoyé de la Reine du ciel a disparu aussi vif qu’à son arrivée.

 

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Mariette, encore toute étourdie de surprise, a peine à imaginer l’évènement qu’on vient de lui annoncer. Comment cela se fera-t-il ? Elle n’y pense même pas. Une seule chose lui trotte dans la tête :

– La voir... la voir... Et puis ne plus rien voir autre sur la terre...

Ainsi qu’elle l’a dit tout à l’heure au mystérieux personnage, ses deux pauvres yeux ne sont plus fameux, et c’est un médiocre sacrifice.

Mariette, pourtant, réfléchit :

– Ne plus rien voir sur la terre...

Elle ferme les yeux.

– La nuit... le noir... Je ne verrai plus le soleil, plus les fleurs, je ne verrai plus ma fenêtre ouverte et les ébats des trois pigeons blancs de ma voisine...

Les yeux clos, Mariette s’est levée et, faisant quelques pas, elle butte dans un tabouret. Elle s’arrête et, de nouveau les yeux ouverts :

–Qui fera mon travail, et mes courses, et ma cuisine ?...

Mariette, la confiante Mariette, devient tout à coup craintive et soucieuse comme la première venue des femmes de son âge :

– Aveugle, murmure-t-elle...

Mais aussitôt :

– Notre Dame ! Oh, Notre Dame, à quoi pensé-je ? Et de quoi pourrai-je me plaindre après vous avoir vue... vous-même ?

Un temps encore.

... Notre Dame devant mes yeux... et je ne verrai plus rien d’autre...

Et voilà que, tout à coup, le visage de la vieille Mariette s’illumine malicieusement. Puis, sérieuse, comme si elle se reprochait ce sourire :

– Une mère... une vraie mère... Elle comprendra, pour sûr, et ne m’en tiendra pas rigueur... Ne plus rien voir... Il faut bien que je voie un peu pour mener mon petit ménage...

 

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Cette lumière derrière elle... Qu’est-ce que c’est ?

Et cet étrange sentiment qui, tout à coup, s’empare de son cœur... D’où vient-il ?

Mariette s’en doute. Va-t-elle se retourner tout de suite ?

– Mariette ! dit une voix si douce et si tendre que Mariette ne peut plus douter de la merveilleuse présence...

Alors, fermant de la main son œil droit, Mariette se retourne et, de son œil gauche grand ouvert, elle voit...

... Elle voit l’obscur tableau tout resplendissant dans son cadre, et, dans le vieux cadre fané, plus une figure peinte de main d’homme, mais une jeune femme vivante, si jeune, si jeune qu’on dirait une enfant, si belle et si noble qu’on dirait une reine, si radieuse qu’on la dirait née d’un rayon même du soleil.

– Notre Dame, ô Notre Dame, dit la vieille femme tombant à genoux...

Notre Dame ne répond pas. Notre Dame ne répond rien. Elle regarde Mariette agenouillée et ne semble pas mécontente de l’innocente supercherie, à croire qu’elle ne s’en est pas aperçue. Mariette, de son côté, figée dans sa contemplation, toute à sa joie, toute à sa surprise, est incapable d’unir une à une ses pensées : comme une voyante en extase elle est captive de l’étonnante vision qu’à sa requête Notre Dame lui accorde. Elle ne se demande même plus comment, ni pourquoi. Elle ne se demande même pas si la céleste visiteuse ne méritait pas de sa part une plus grande générosité. Elle est si totalement ravie, elle a le cœur si plein de cette unique présence qu’aucune prière n’y monte et ne trouve le chemin de ses lèvres.

Et cela pendant combien de temps ?...

Mais voilà que, tout à coup, elle s’aperçoit que sa main tient toujours son œil fermé et le rouge lui monte au front avec la honte et le remords.

– Eh quoi, Notre Dame ! vous si bonne, vous si belle, vous qui daignez me révéler à moi, pauvre vieille, votre surprenante bonté, votre radieuse beauté, je n’ouvre pas tout grands sur vous mes deux yeux ?

La pensée lui a traversé l’esprit comme un éclair et sa main droite aussitôt va tomber...

Hélas, Mariette... Mariette... il est trop tard...

Avant que le geste ait été accompli, le sourire de Notre Dame s’est éteint comme se sont éteints les rayons qui illuminaient son visage. Le tableau est de nouveau l’obscur tableau sur le mur sombre... et l’œil gauche de Mariette (ainsi l’a voulu Notre Dame) l’œil gauche de Mariette ne verra plus jamais le printemps sur la terre, ni les fleurs, ni les colombes dans le ciel.

Mariette, humiliée, navrée, contemple alors sa pauvre chambre avec le seul œil qui lui reste. Elle fait quelques pas, puis, se laissant tomber dans son fauteuil, elle déplore le regard qui lui reste comme un criminel repentant pleure une intolérable faute.

 

*     *     *

 

Quelques jours passèrent. Quelques semaines...

Les voisins s’étonnèrent d’abord d’une infirmité si subite. Ils conseillèrent à l’infirme de consulter un médecin et l’infirme, bien entendu, refusa d’écouter leurs conseils. Ils n’insistèrent pas.

Mais, seule à seule avec son mal, Mariette ne parvenait pas à se consoler.

– Notre Dame, gémissait-elle, Notre Dame, j’ai triché, j’ai triché, et, malgré ma tricherie, je vous ai vue aussi merveilleusement belle que si je vous avais regardée des deux yeux. Je ne méritais pas une telle faveur, et je méritais moins encore que vous ne m’en teniez pas rigueur et que vous me laissiez cet œil-là, ce méchant œil qui a refusé de vous voir face à face. Ah, Notre Dame, si vous consentiez, une fois encore, à vous montrer à moi, comme la première fois, de quel cœur je fixerais sur vous mon dernier regard ! Si vous consentiez, de nouveau, à illuminer de votre présence ma pauvre chambre, je ne détournerais pas de vous cet œil rebelle qu’il ne soit brûlé et dévoré jusqu’au fond de l’orbite. Notre Dame !... chère Notre Dame... vous revoir encore... vous revoir encore... et pouvoir racheter ma faute !...

Ainsi chaque jour, et d’heure en heure...

Ainsi Mariette se lamentait-elle.

Mais, au milieu de ses lamentations, une autre pensée se dressait, qu’elle ne cherchait même pas à chasser car elle n’y voyait pas malice et elle y trouvait adoucissement à sa peine :

– Notre Dame !... Belle Notre Dame !... pensait Mariette... vous revoir une fois encore, une seconde fois, comme la première !... Qui vous a vue une fois ne peut plus oublier la grâce de votre visage, ni la douceur de votre sourire, ni l’éclat de votre teint, ni ce qui se dégage de vous de foi, d’amour et de confiance... Vous revoir, Notre Dame, pour n’avoir plus aucune crainte, aucun regret, aucun souci de nos inquiétants lendemains. Quand j’ai pensé à mon petit ménage et à la vue qui m’était nécessaire, j’ai péché, mais j’ai agi surtout comme une folle : comme la fille du Cantique, c’est folie d’avoir peur des renards et des petits renards qui ravagent les vignes puisque, vous présente, nos vignes sont toujours en fleur...

Ainsi, d’heure en heure, chaque jour...

Ainsi Mariette priait-elle Notre Dame.

Or Notre Dame est toute bonne et nos prières trouvent toujours le chemin de sa tendresse...

Si bien qu’un soir, au moment où, sur le point de se coucher, Mariette, au pied de son lit priait une dernière fois, tout à coup, au-dessus d’elle, le vieux cadre, de nouveau, s’illumina.

Mariette poussa un cri de surprise :

Notre Dame, aussi jeune, aussi belle, la regardait en souriant.

– Notre Dame !

– Eh bien, Mariette ?

– Vous, Notre Dame !

– Ne m’as-tu pas demandé de venir te revoir ?

– ... Et vous êtes revenue, Notre Dame !...

– Puisque tu le désirais...

– M’avez-vous donc pardonné ma tricherie ?

– Et toi ? Ne crains-tu plus de ne pouvoir venir à bout de ton petit ménage ?

– Vous êtes si belle, Notre Dame !...

– Qui donc fera ta cuisine ?

– Votre voix est douce, ... oh, si douce, Notre Dame !...

– Qui fera tes courses, si tu ne peux plus diriger tes pas ?

– Quand vous parlez, c’est comme si la voix de la tourterelle se faisait entendre dans la campagne...

– Tu ne verras plus le soleil, plus les fleurs, plus ta fenêtre ouverte ni les ébats des trois pigeons blancs de ta voisine.

– Parlez encore, Notre Dame, parlez encore...

– Les yeux refermés sur toi-même, tu n’y verras plus que les visages du mari et des enfants que tu as aimés.

– Mais je saurai qu’ils vous voient, eux, Porte du ciel, Refuge des pécheurs.

– Tu reverras la grande maison de famille où tu as été heureuse.

– ... Et vous au milieu, Cause de notre joie.

– Tous tes meubles vendus, tous tes chers souvenirs, et tes bijoux, et ton linge, et ton argenterie...

– Oui, Vierge pleine de bonté.

– Tu ne verras plus, dans le noir de ta nuit, que ta pauvreté...

– Oui, Tour de David. Oui, Tour d’ivoire. Oui, Maison d’or.

À chaque question de Notre Dame, Mariette, immobile, fixant le clair visage de son œil grand ouvert, trouvait réponse et n’acceptait pas la défaite. La victoire, la seule victoire qu’elle voulait remporter sur Notre Dame était la victoire de l’amour total qui accepte d’un cœur fervent toutes les volontés de l’aimée.

– Ainsi donc c’est de bon cœur que tu cours au-devant de l’épreuve ?

– Je l’avais acceptée la première fois : je vous ai volé ce délai.

– Eh bien, Mariette, je vais te montrer que je ne déçois pas l’attente de ceux qui m’aiment.

– Merci, merci, Notre Dame...

– La Porte du ciel, le Refuge des pécheurs, la Cause de votre joie, la Vierge pleine de bonté, la Tour de David, la Tour d’ivoire, la Maison d’or est aussi la Vierge puissante et la Vierge fidèle.

– Et c’est vous, toujours vous...

– Non seulement je ne conserverai pas le souvenir de ce que tu nommes « ta tricherie »...

– Vous me pardonnez, Notre Dame ?

– Mais encore, pour prix de ton repentir et de ta confiance, je veux te laisser un témoignage de ma puissance et de ma fidélité.

– Quel témoignage, Notre Dame ?

– Regarde, Mariette, ma chère Mariette, regarde, et ne te méfie plus désormais de l’Amie qui est venue te visiter, revêtue pour toi du soleil.

 

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Mariette, la pauvre Mariette, pousse un terrible cri de joie : ses deux yeux, de nouveau, sont ouverts, et jamais devant eux, le visage de Notre Dame n’a resplendi d’un tel éclat...

– Notre Dame !... Oh, Notre Dame !...

Et puis, tout s’efface, tout retombe dans l’ombre ; le tableau sombre est dans son vieux cadre : Mariette, au pied de son lit, le contemple sans en pouvoir détourner la vue.

 

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– Eh bien, Mariette ! Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que vous êtes malade ? De chez nous je vous ai entendu pousser un cri, comme si vous aviez une attaque de je ne sais quoi...

Mariette se relève et se retourne vers la voisine de bon voisinage :

– Merci, voisine, merci de vous être dérangée. –Alors, qu’est-ce que c’est ?

– Excusez-moi : une chose extraordinaire, et je ne peux pas vous dire comment ça m’est arrivé.

– Quoi ?

– J’avais perdu un œil, vous savez...

– Oui, et on n’a jamais su d’où ça vous est venu. –Ce soir, mes deux yeux sont ouverts...

– Vous êtes guérie ?

Mariette, émue, s’approche de la voisine qui n’y comprend goutte et lui prenant les mains :

– Quand le soleil entre dans un cœur, c’est un peu comme quand il se lève derrière les collines et qu’il entre dans une chambre ; alors il fait jour... il fait jour... il fait grand jour...

 

 

Henri BROCHET, Auxerre, 1949,

d’après Les Gloires de Marie

d’Alphonse de Liguori.

 

Paru dans la revue Marie

en mai-juin 1952.

 

 

 

 

 

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