L’otage du soir de Noël

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri BROCHET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA guerre ! Ah, la guerre ! Il faut l’avoir connue chez soi pour savoir vraiment ce que c’est ! Il faut l’avoir vue, non seulement sur la page d’un journal qui vient de loin, mais à chaque heure, à chaque minute, au tournant de chaque rue, et comme dans tous les coins de sa maison. Et je ne parle pas seulement de la guerre sauvage et meurtrière qui brise les pierres et fait couler le sang, mais encore de cette affreuse mégère qui pénètre à domicile, et qui se trouve partout comme chez elle, et qui traite tout le monde comme une marchandise, bref, qui agit comme en pays conquis.

... Car voilà surtout ce que je veux dire : la guerre épouvantable, c’est celle du vaincu chez qui l’occupant vainqueur s’est installé, plus libre que chez lui, et s’adjugeant droit de vie ou de mort sur les choses et sur les gens.

Il y eut un pays, hélas, qui, pendant d’interminables mois, connut cette guerre-là, et souffrit de cette guerre-là au point de verser en silence, avec son sang, ce qui est plus amer que le sang lui-même, ses larmes.

 

*     *

 

Dans la petite loge obscure où elle était concierge, Madame Simon semblait vivre comme autrefois, médiocrement, et guère plus médiocrement qu’avant la grande catastrophe. Du moins faut-il entendre ces mots relativement aux locataires de l’immeuble qu’elle gardait et au sort de tous ses concitoyens : si ceux-ci n’avaient que peu de ruines à déplorer, ils devaient tous, sous le dur soleil de l’été comme dans la neige d’hiver, se soumettre à de longues attentes à la porte de boutiques presque vides de marchandises où, contre quelques rares billets, on leur distribuait chichement moins que ce qui était strictement nécessaire à leur subsistance. Madame Simon faisait comme tout le monde, sans se plaindre plus que ses voisins : elle avait une vie médiocre, comme ceux-ci, dans une égale proportion, et aucune raison n’eût pu justifier qu’elle bénéficiât d’un traitement de faveur.

Au reste, la petite Madame Simon n’était pas personne à se plaindre et elle avait un caractère égal et doux qui lui permettait de s’adapter facilement aux circonstances les plus déplorables sans donner l’impression d’en souffrir. Et pourtant le petite Madame Simon « en avait vu », comme on dit, dans la vie ! D’une honorable famille de commerçants aisés et qui avaient « de quoi vivre », elle avait épousé un garçon intelligent et cultivé dont le caractère avait été sa première épreuve. Et puis, son mari l’ayant brusquement quittée, elle en avait appris la mort subite dans des circonstances tragiques qu’elle ne se rappelait pas sans frémir. De ce mariage malheureux, un fils lui restait, Emmanuel, qui allait avoir vingt ans, et qui, au moins jusqu’à présent, ne lui avait donné que des satisfactions. Ah, elle en avait besoin de satisfactions et de consolations, Madame Simon ! Quand on pense qu’à la mort de ses parents elle avait hérité d’eux l’immeuble modeste dont elle était aujourd’hui concierge ! Eh oui : son mari disparu, – un malheur, paraît-il, ne vient jamais seul –, il fallut vendre l’immeuble, déménager, chercher en un pauvre logement, et accepter avec reconnaissance la proposition des nouveaux propriétaires d’occuper la loge sans lumière, au bas de l’escalier, de tirer le cordon à des locataires qui, naguère, versaient entre ses mains le montant de leur terme quatre fois par an.

Mais à quoi bon en dire davantage ?

Une brave femme qui n’a pas eu de chance vit chichement avec son fils dans une pièce sans joie, et elle ne se plaint pas de son sort.

Il faut ajouter ici que si Madame Simon accepte courageusement sa situation, c’est qu’elle n’a jamais maudit la vie, ainsi que ceux qui, successivement, suivant leur humeur, accusent la vie d’être vide et le moment ensuite responsable de toutes leurs souffrances et de toutes les catastrophes qui les ont touchés.

Elle avait même une piété toute particulière envers Notre Dame et une touchante façon de la manifester : choisissant tout au long de l’année dans une vieille boîte défraîchie les images ou les statuettes qu’elle avait collectionnées, elle les plaçait en évidence, l’une après l’autre, sur sa commode, ne négligeant pas, quand elle pouvait le faire, c’est-à-dire, le plus souvent, quand on lui faisait cadeau, de mettre devant elle une petite fleur afin de mieux honorer la Mère de Dieu. Ainsi se succédaient Notre Dame de Pontmain, ou Notre Dame de la Chandeleur, ou Notre Dame de Lourdes, ou Notre Dame de Pitié, ou Notre Dame de l’Assomption, ou Notre Dame de la Salette, ou la crèche du jour de Noël, et les autres, et toutes les autres...

Emmanuel, nous l’avons dit, était un brave garde de qui, jamais, elle n’avait eu à se plaindre. Il travaillait dans une administration, y gagnait modestement sa vie, aidait sa mère autant qu’il le pouvait, et, encore que de tempérament peu mystique, supportait sans en sourire les pieuses manies de la vieille femme.

Voilà pourtant que, depuis quelques semaines, Emmanuel prend des habitudes qui inquiètent un peu Madame Simon. Que se passe-t-il au juste ?... Celle-ci n’en sait rien et elle n’ose pas, d’abord, l’interroger d’une façon trop précise : il y a un courrier un peu étrange qui arrive à son nom, un courrier qu’il saisit aussitôt, et qu’il cache soigneusement, ou qui disparaît.

– Qu’est-ce que c’est que toutes ces lettres que tu reçois ?

– Rien, rien, ne fais pas attention...

Un jour pourtant qu’elle a été plus curieuse :

– Surtout, maman, ne parle jamais, et à personne, de ces lettres-là.

– Qu’est-ce qu’elles ont donc de si mystérieux ?

– N’en parle sous aucun prétexte. Et quand même on te demanderait si je reçois beaucoup de courrier, réponds très nettement que je ne reçois jamais rien.

Emmanuel a parlé d’un ton si sec et si ferme que Madame Simon, sans chercher à en savoir davantage, répond :

– C’est bien, mon petit. Puisque c’est si important, tu peux compter sur ma discrétion.

– C’est une question de vie ou de mort, a ajouté Emmanuel.

– De vie ou de mort pour toi ?

– De vie ou de mort : je ne puis rien te dire de plus.

La mère et le fils en sont restés là, avec, entre eux, le grand secret qu’il ne faut pas trahir.

C’est pourquoi Madame Simon s’inquiète si fort.

Ah ! la guerre, Madame Simon ! La guerre ! Cette guerre étouffante dont nous voulons sortir comme d’une chambre d’asphyxie ! Mais on n’en sort pas simplement en poussant la porte, car la porte est durement fermée et résiste à tous les efforts. Quand respirerons-nous ? D’où l’air pur nous viendra-t-il ? Qui nous permettra de reprendre notre souffle ? Ceux qui nous ont enfermés gardent jalousement toutes les issues... Partout ces murs... Partout ces portes... ces portes... ces portes...

... Et ces lettres que reçoit Emmanuel, ces lettres qui peuvent libérer, peut-être, puisqu’il s’agit de vie, mais qui peuvent tuer puisqu’elles sont gages de mort...

Ce soir là, c’est en regardant tomber la neige que Madame Simon pense à son fils. Décembre, fin de décembre, dans deux jours, ce sera Noël.

– Toutes ces lettres !... Toutes ces lettres !...

Sur la commode, il y a une image consacrée à l’Immaculée Conception. Instinctivement, les yeux de Madame Simon ont rencontré l’image. Et, tout à coup, elle pense :

– Il faudra que je prépare ma petite crèche. Oui, il faudra que je la prépare...

À peine a-t-elle pris cette décision que la porte de la loge s’ouvre brusquement.

– Pas de lettres aujourd’hui, maman ?

– Non, mon petit.

– S’il en arrive ce soir, ou demain, ou les autres jours... brûle-les aussitôt.

– Tu ne veux pas les voir ?

– Il faut que je m’en aille.

– Que tu t’en ailles ? Où ?

– Je ne peux pas t’expliquer, et je n’ai pas le temps de t’expliquer. J’en ai d’ailleurs peut-être trop perdu.

– Tu me fais peur !...

– Embrasse-moi, maman, et surtout, tu ne sais rien, rien de moi, rien de ce que je suis devenu...

– Puisque tu ne me dis rien, je ne sais vraiment rien.

– C’est mieux ainsi.

Madame Simon n’a même pas la force de pleurer tant le coup est soudain, inattendu. Elle embrasse Emmanuel de toute sa force, de toute son émotion de maman...

... Et voilà qu’Emmanuel est déjà loin.

La pauvre petite Madame Simon est là, immobile, toute seule et toute silencieuse, incapable de comprendre ce qui se passe.

Il se passe la guerre, Madame Simon, la prison fermée, qui s’ouvrira, – qui s’ouvrira, bien sûr,... – mais qui ne s’ouvrira pas toute seule...

Un grand temps, Madame Simon reste ainsi.

Et puis, tout à coup, et comme instinctivement, elle murmure :

– Notre Dame !... C’est encore un malheur qui m’arrive, certainement... Quel malheur ?... Notre Dame... quel est le nouveau malheur qui m’arrive ?...

Machinalement, elle va chercher la boîte à images. Elle l’ouvre et cherche dedans les trois modestes statuettes de plâtre bariolé. Voici saint Joseph, et l’Enfant Jésus dans sa crèche, et la sainte Vierge à genoux, en robe bleue. L’image qui était sur la commode va rejoindre dans la boîte les autres images. Et Madame Simon met à sa place l’Enfant entre sa mère et saint Joseph, puis, les regardant tous les trois :

– Une famille bien unie, mieux unie que toutes les familles du monde, avec vous, Notre Dame, tout émue d’avoir un si bon époux, et un si bel enfant. Regardez-moi, tous les trois, regardez-moi, moi qui suis toute seule ce soir. Où est mon garçon ? Où est-il parti ? Ce sont ces maudites lettres qui sont cause de tout !... Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?...

Avant même qu’elle ait pu faire un geste, trois grandes brutes sont entrées dans sa loge, trois hommes durs et mauvais qui lui donnent l’ordre de rester dans un coin et de ne pas bouger. Et les voilà qui se mettent à fouiller partout, dans sa commode dont ils bouleversent les trois tiroirs, dans son armoire, dans son lit, sous son lit, sous son matelas, dans la cheminée... sous son évier, dans son petit fourneau... partout... partout...

– Qu’est-ce que vous faites, messieurs ?

– Assez, la vieille. Ne fais pas l’étonnée.

– Je vous jure que je n’ai rien à me reprocher. Je n’ai jamais fait de mal à personne.

– Tu en sais plus long que ça, et si nous voulions te forcer à parler, tu chanterais une autre chanson.

– Je ne comprends pas, messieurs, je vous assure.

– Et si nous te parlions un peu de ton fils, tu ne comprendrais peut-être pas ?

– De mon fils ?

Aussitôt, Madame Simon se rappelle : « Et surtout, tu ne sais rien, rien de moi... » Et elle a assez de force pour conserver une mine paisible et calme.

– Mon fils est un bon garçon : de quoi pourrait-on bien l’accuser ?

– Les lettres ? Où sont les lettres ?

– Je ne sais pas de quelles lettres vous voulez parlez.

Un des hommes, regardant Madame Simon sous le nez, insiste :

– Depuis combien de temps en recevait-il ? Combien par jour ?

– Je vous répète que je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

Ils sont deux qui la regardent, fixement.

– Tu ne veux pas avouer ?

– Avouer quoi ?

Il y a tant de naturelle candeur dans les paroles de Madame Simon que les deux argousins la regardent d’abord en silence, puis :

– C’est une vieille bête.

– On n’en tirera rien.

– Le garçon a tout mis à l’abri. Mais il parlera, lui.

– Allons, venez, vous autres ; puis, avant de sortir, de nouveau vers Madame Simon : Quant à toi, ne bouge pas d’ici jusqu’a nouvel ordre.

– Bien, messieurs, répond Madame Simon d’une voix soumise.

 

*     *

 

Madame Simon murmure : « Tu ne sais rien... rien de moi... » Un temps, puis :

– Je ne sais rien, c’est vrai, je ne sais rien ; Emmanuel... où es-tu ? Qu’es-tu devenu ?

Un quart d’heure plus tard, on frappe discrètement à sa porte. Un visiteur, sans doute, qui demande l’étage d’un locataire.

– Entrez.

– Madame Simon, s’il vous plaît.

– C’est moi.

Le jeune homme est entré, a fermé la porte doucement, puis :

– C’est de la part d’Emmanuel.

– D’Emmanuel ?

– Chut ! Pas si haut, Madame Simon. Je ne fais qu’entrer et sortir : ce que j’accomplis là est trop dangereux.

– Parlez vite, mon garçon.

– La police d’occupation lui a mis la main dessus.

– Sur Emmanuel ?

– Ne cherchez pas à comprendre. Ne cherchez pas à savoir comment je l’ai vu, ni où je l’ai vu, ni rien de rien.

– Est-ce que c’est grave, balbutie la pauvre femme ?

– J’aime mieux vous dire que ce n’est pas une plaisanterie et que, quand on est tombé dans leurs pattes et qu’ils ont besoin d’un otage...

– Ils ne l’ont pas tué, au moins ?

– Pas encore.

– Pas encore ?

– Je veux dire qu’il ne faut pas jeter le manche après la cognée. C’est tout de même grave, et Emmanuel m’a chargé de vous prévenir pour que vous ne l’attendiez pas avant...

– Avant quoi ?

– Il a ajouté : que la mère pense à mes recommandations, et qu’elle prie pour moi, parce que j’en aurai besoin.

Tremblante d’émotion, Madame Simon répond, d’une voix basse :

– C’est bien, monsieur, c’est bien, je vous remercie.

– Ceci fait, au revoir, parce, que je suis repéré, moi aussi.

Et le jeune homme, disparaissant prestement, laisse Madame Simon à sa stupéfaction douloureuse.

– Ainsi donc le voilà arrêté...

Elle pense :

– Les lettres... C’est sûrement à cause de ces lettres... On m’avait dit qu’il y a des gens qui résistent à l’armée de l’occupation en faisant quelque chose comme de l’espionnage... Est-ce que je sais, moi ?... je ne comprends rien à tout ça... Et il faut être si méfiant quand on se lance dans ce chemin là qu’on ne doit en parler à personne, même pas à une maman qui peut malgré soi avoir un mot malheureux... Ô Emmanuel ! Si tu m’avais vue tout à l’heure en face de ces trois grands gaillards, tu aurais compris que tu pouvais avoir confiance en moi... Une maman... une maman... on peut toujours avoir confiance en sa maman...

Tout en monologuant, Madame Simon, dans le jour qui tombe, s’est tournée vers la commode où trône sa pauvre crèche.

– Une maman, murmure-t-elle encore...

... Et c’est Notre Dame qu’elle regarde, d’abord machinalement, toute à son angoisse maternelle. Mais voici que son regard fixé ne quitte pas la Mère de Jésus, et, après l’avoir regardée, elle la voit :

– Une vraie famille, tous les trois, et vous Notre Dame, si fière d’être la mère de cette famille-là...

Madame Simon, tout en parlant, s’approche de Notre Dame :

– Emmanuel a été arrêté, Notre Dame, et on dit que la police d’occupation est sans pitié pour ceux qu’elle a pu saisir. Sûrement, à l’heure où je vous parle, Emmanuel est en prison. Ô, Notre Dame ! Faites qu’il ne lui arrive rien de mal...

Madame Simon réfléchit à ce que lui a dit le jeune camarade inconnu :

– Ils ne l’ont pas encore tué... Pas « encore »... Est-ce qu’ils vont en arriver là ? Ah, il n’a pas besoin de me demander de prier pour lui, Notre Dame ! J’ai trop confiance pour ne pas me tourner aussitôt vers vous. Il ne faut pas le laisser en prison, Notre Dame ; c’est trop grave, et c’est trop dangereux. Quand je pense à son camarade, qui l’a vu et qui a pu venir ensuite jusqu’ici, où a-t-il pu le voir sinon en prison ? Il a donc pu s’en évader ? Pourquoi pas Emmanuel ?

Dans la tête de la pauvre vieille, cette tête si calme et d’ordinaire si placide devant le malheur, tout tourne et les pensées les plus folles se succèdent.

– Notre Dame !... Notre Dame !... Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?... Qu’est-ce qu’il faut que je vous dise ?... Après vous avoir dit : « Sauvez mon fils », je ne puis que vous le répéter sur tous les tons et ce sera toujours la même musique... Sauvez mon fils, Notre Dame !... Sauvez mon fils !... Sauvez mon fils !...

Ainsi, toute la nuit, sans sommeil, épiant tous les bruits de la rue, Madame Simon implore-t-elle Notre Dame de Noël.

Et puis arrive le lendemain ; quelques flocons de neige tombent encore. Les besognes matérielles occupent le corps et les membres de Madame Simon sans distraire son esprit tendu vers une seule imploration : « Sauvez mon enfant, Notre Dame !... Sauvez mon enfant !... »

Le soir descend encore sur la même affreuse incertitude.

Emmanuel, lui, n’a pas pu s’évader. Emmanuel, dans une impitoyable prison, attend le caprice sanglant des maîtres de l’heure.

– Notre Dame ! Notre Dame ! C’est ce soir, pour de bon, que votre Fils va naître et que votre longue attente, enfin, va être comblée. C’est ce soir, sur le coup de minuit, que vous déposerez entre l’Âne et le Bœuf, dans une pauvre mangeoire, votre Enfant Dieu. Je vous vois, Notre Dame, à genoux devant lui, si paisible et si saintement joyeuse que j’en ai le cœur serré.

Depuis vingt-quatre longues heures, dans sa pauvre tête, tout tourne, tout tourne, tout tourne comme en un monstrueux manège de fête de mort.

– « Pas encore » il n’est « pas encore » mort !... Mais demain, Notre Dame, demain, est-ce qu’il ne sera pas trop tard ?

Madame Simon, les yeux gonflés de larmes, le pouls battant de fièvre, n’est plus l’indifférente et la placide en qui tous les malheurs avaient trouvé le Fiat des cœurs résignés. C’est, aussi bien, que contre tous ses malheurs passés, rien ne pouvait être entrepris, rien n’avait pu se dresser en obstacle, et l’acceptation est facile quand l’acceptation est la seule réponse possible aux coups de l’épreuve.

Ce soir, il en est tout autrement.

– « Pas encore »... « Pas encore ». Notre Dame, vous ne permettrez pas qu’il tombe sous les balles de ses assassins ! Notre Dame !... Notre Dame !...

Et voici que la vieille femme se sent tout à coup engagée dans une lutte d’où dépend la vie ou la mort de son fils. Que ne ferait pas une mère acculée à livrer une telle bataille ? Elle sait – la foi le lui dit –, que si elle est elle-même incapable de gagner seule la victoire, il en est une qui est toute puissante et qui peut, d’un coup, tout sauver...

Celle-là, qui a tout pouvoir, restera-t-elle muette, épouvantablement muette jusqu’à l’heure où tout sera perdu, et tout espoir inutile ?

– Notre Dame ! Ô Notre Dame ! Ce soir, écoutez-moi bien : je ne suis plus cette pauvre petite Madame Simon qui se contenterait de vous rendre hommage devant les figures humaines que vous proposez à notre dévotion. Je ne puis plus me contenter, ce soir, de mes petits « Je vous salue Marie » des jours de paix. Nous sommes en guerre, Notre Dame, en guerre, entendez-vous, en vraie guerre, et il y a des gens qui tombent tous les jours, il y a tous les jours des enfants qui deviennent orphelins et des femmes qui perdent leur cher compagnon d’existence. Moi, ce soir, ce soir, c’est mon fils qui est en danger. Que diriez-vous, Notre Dame, si votre Fils vous était ravi, et si vous le sentiez sur le point de verser, d’un coup, tout son sang ? Il y a le vendredi saint... oui... je sais... et ce jour-là, vous êtes pour moi Notre Dame de Pitié... Mais nous n’en sommes pas encore là ; ce soir, ce soir, Notre Dame, c’est Noël, c’est le jour de la Nativité, un jour de joie que les cloches du temps de paix carillonnent à minuit. Un Fils dans la joie, Notre Dame, ne savez-vous pas ce que c’est, même s’il est un petit Dieu de rien du tout couché dans la paille, comme le petit d’un animal ? Attendez, Notre Dame ! Attendez !...

... Que faites-vous, Madame Simon ?

Que faites-vous ?

Voici que, de la mangeoire où il repose, Madame Simon ôte l’Enfant, et elle laisse la mangeoire vide entre saint Joseph et Notre Dame.

– Vous voyez ce que je fais, Notre Dame ? Oh ! ne craignez rien, je ne vais pas, ainsi qu’un soudard commandé, écraser cette belle fleur qui est née de votre sein ! Si je prends votre Fils, ce n’est pas pour le mettre à mort !... « Pas encore » a dit l’autre ! « Pas encore » ! J’ai confiance en vous et j’ai la certitude que mon garçon est encore sain et sauf ! Mais il est en prison, Notre Dame, et son horrible absence n’est pas imaginable à celle qui n’en a pas souffert. Voyez, Notre Dame, le bel enfant, qui est votre enfant, je ne lui fais rien de plus, je ne lui fais rien de moins que ce qu’on a fait à mon enfant, qui s’appelle Emmanuel aussi, comme le vôtre. Comme le mien fut entraîné je ne sais où j’entraîne le vôtre et je ne vous dirai pas où je le mets. Ne me traitez pas de folle, Notre Dame : la folie de l’amour, c’est sur la croix qu’elle est née et tout ce que je fais ici c’est par amour que je le fais, par amour de mon fils, que je veux sauver...

... Et Madame Simon, d’un pas rapide, et sans hésiter, sort dans la nuit et, au milieu de la cour de l’immeuble, elle va poser l’enfant de plâtre sur le froid tapis d’épaisse neige.

Quand elle revient dans sa loge, Madame Simon ne sait plus quoi dire à Notre Dame, lui ayant dit tout ce qu’elle avait sur le cœur, et n’ayant plus qu’une chose à faire : attendre la réponse.

 

*     *

 

À la même heure, dans la cellule sombre où Emmanuel, rompu de fatigue, après avoir été passablement malmené par ceux qui l’avaient arrêté, se sentait gagné par le sommeil, une main se posa sur son bras et, – il ne savait d’où venait cette voix –, une voix lui dit :

– Emmanuel, viens, viens vite...

Emmanuel se leva, surpris, et la porte de sa cellule étant ouverte, il sortit sans être inquiété par personne. Il suivit un long couloir, et il lui sembla que ses pas n’y faisaient aucun bruit. Au bout du couloir, une porte, de nouveau, s’ouvrit : la rue était devant lui, toute blanche. Il entendit la même voix qui lui dit :

– Va. Tu es libre.

– Libre ? murmura Emmanuel... Est-ce que je rêve ?

Mais non. Emmanuel ne rêve pas : la neige est froide sous ses pieds et il reconnaît bien la rue, et la place qui est au bout, et cette rue encore au bout de la place...

 

*     *

 

Un coup de sonnette : Madame Simon se lève et elle va tirer le cordon au locataire attardé.

– Maman ! Maman ! C’est moi !

– Toi, mon petit, toi !

Madame Simon, tout d’abord, serre entre ses bras son grand fils retrouvé et puis, répétant simplement : « Toi, mon petit ! Toi !... » elle le regarde longuement avec de grands yeux où l’étonnement se tempère d’une ineffable joie : la joie de ce général d’armée qui a bien manœuvré et qui est fier d’avoir remporté la victoire.

À la pendule de Madame Simon, les douze coups de minuit commencent à sonner.

– J’ai bien prié, tu sais ! Tant prié et si bien prié que Notre Dame m’a comprise. Attends un peu.

Madame Simon, laissant son fils un moment seul, quitte sa loge et elle revient avec l’Enfant Jésus couvert de neige.

– Merci, Notre Dame, merci, dit-elle en déposant l’Enfant dans la crèche. Je savais bien qu’entre mamans nous nous comprendrions : maintenant, nous allons pouvoir partager ensemble la joie de Noël.

 

 

 

Henri BROCHET, Auxerre, 19 juillet 1949.

 

Paru dans la revue Marie en novembre-décembre 1949.

 

 

 

 

 

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