La Fleur-de-Neige

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BRONNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois, bien loin, dans un pays que l’on nomme la Norvège, une mère qui n’avait pour tout bien qu’une pauvre chaumière et un mignon enfant.

La chaumière les protégeait à peine ouverte de tous côtés, misérable au-dedans comme au-dehors et lorsque, l’hiver, l’ouragan soufflait furieusement chargé de toutes les glaces du Nord, la pauvre hutte tremblait dans ses blocs neigeux.

L’enfant était frêle, tout frêle, blond, et ses beaux yeux bleus semblaient des coins de ciel au travers de nappes de nuages.

Parfois dans ces yeux passaient des visions étranges, c’était comme des formes blanches et très pures, ombres des rêves qui s’y reflétaient ; des mirages de paysages célestes avec des reflets d’or et d’azur, une teinte de l’infini inaccessible ou plutôt un peu de la blancheur de la robe des anges.

Et la mère dans les nuits silencieuses contemplait avec effroi le sourire subtil qui fleurissait sur les lèvres de son fils ; il lui semblait qu’au-delà, dans le rêve de l’innocent, passaient et repassaient des êtres mystérieux qu’elle ne pouvait connaître, mais qu’elle craignait parce qu’ils lui prenaient la seule partie de la vie de son enfant qu’elle ne pouvait atteindre : son sommeil.

Farouchement elle surveillait ce repos, épiait le mouvement des paupières et de la respiration, les sourires des petites lèvres, et n’osait s’endormir de crainte que les êtres inconnus ne lui prissent son enfant.

Un soir qu’elle était plus fatiguée que de coutume, car toute la journée elle avait travaillé au bois, elle s’’endormit penchée sur le berceau.

Aussitôt, sur les ailes du vent, par les ouvertures du plafond, surgit une bande de formes blanches et charmantes qui entourèrent l’enfant mignon. L’un baisa doucement les paupières de l’endormi qui bientôt ouvrit les yeux. Il ne parut nullement surpris de l’étrange chœur qui l’entourait, au contraire leur tendant les bras, il les embrassa tour à tour joyeusement comme de bons amis de jeux qu’on voit tous les jours et qu’on retrouve avec plaisir.

– Eh bien, Iwan, dit le plus beau et le plus grand d’entr’eux, celui qui portait inscrit sur la poitrine le nom de l’enfant, eh bien, Iwan, est-ce aujourd’hui que tu viens avec nous ? Le temps est plus doux, l’air est pur et sans nuage, tout est calme et au ciel l’azur est éclairé par la lune. Viens donc, nous te guiderons vers la reine du pays que nous habitons, vers son fils et les anges ses frères ; viens, enfant des hommes, trop beau pour rester parmi eux ; nous te bercerons dans les airs mollement, et sans fatigue nous te déposerons chez nous. Viens, viens.

L’enfant sourit, mais secoua sa petite tête.

– Non, dit-il, non, mon bon Ange, je ne puis partir, tu le sais bien. Que ferait-elle sans moi, seule ici, où personne ne l’aime, où elle n’aime que moi ? Si du moins je pouvais l’emmener.

– Enfant, dit l’ange gardien, je ne puis disposer de la vie de ta mère, un autre ange la préside et Dieu son maître et le mien ne lui a pas encore permis de la rappeler ; tu dois donc la quitter ; mais là-haut, tu retrouveras une autre mère glorieusement belle, douce, bonne et qui t’aimera autant que ta mère de la terre.

– Autant, dit l’enfant, oh non !

– Et puis, continua l’Ange, toujours tu resteras avec nous, nous courrons ensemble dans des plaines plus blanches que celle-ci, dans des steppes immenses où la neige brille au point de sembler parsemée de poussière d’or. Tu n’auras plus froid comme ici, là-bas la neige est tiède et parfumée, on s’y couche avec délice, on s’y plonge et le jour on y rêve comme la nuit.

Viens, tu trouveras dans notre pays le plus beau des enfants, Celui que nous adorons tous et qui porte une robe d’azur et une couronne d’étoiles. Nous laisseras-tu partir seuls ?

– Oui, je ne puis quitter ma mère, revenez encore dans mes rêves, mais partez sans moi.

– Hélas, Iwan, nous ne reviendrons plus, voici bientôt venir la saison où beaucoup d’enfants montent vers Dieu, et les anges mes amis doivent leur servir de cortège.

– Je ne les reverrai plus ; mais toi ?

– Pourquoi te parlerais-je des cieux, enfant de la terre qui les dédaigne.

– Mais j’en mourrai.

– Nul ne meurt sans l’ordre de mon Maître.

– Vous perdre, vous que j’aimais comme j’aurais aimé mes frères terrestres si Dieu m’en avait donnés, puis-je quitter ma mère ?

L’ange gardien resta silencieux et songeur, ses frères se préparèrent à partir et l’enfant pleurait.

Tout-à-coup, dans son sommeil, la mère endormie tressaillit : l’une de ses mains s’étendit comme pour éloigner les ravisseurs et de l’autre elle pressait l’enfant sur son sein.

– Vous voyez, dit Iwan, je ne puis la quitter.

Tous les anges baissèrent la tête, tour à tour ils vinrent lui donner le baiser d’adieu, puis l’ange gardien s’approcha et dit :

– Au revoir, fils des hommes, souffre donc et pèche contre ton Dieu, au revoir, mais dans longtemps.

– Mon frère ! s’écria l’enfant.

– Viens, dit l’ange.

– Oh, un instant encore, laisse-moi embrasser ma mère, ma pauvre mère.

Il l’embrassa tendrement, longuement, posant sur le visage de l’endormie ses petites lèvres bleuies, puis il dit :

– N’emporterai-je rien de cette terre ?

– Non, tout ce qui vient d’ici-bas souillerait notre royaume.

– Rien, des cheveux de ma mère...

– Pas même. Si tu veux absolument emporter quelque chose, en passant par la steppe, nous descendrons un instant sur la terre et là tu pourras cueillir la Fleur-de-Neige.

– La Fleur-de-Neige ?

– Oui, elle naît dans la neige, et la neige la fait vivre, c’est elle aussi qui la recueille après les quelques minutes qu’elle peut vivre ; seule la Fleur-de-Neige parmi toutes les fleurs de la terre est assez blanche, assez pure pour entrer avec toi dans les cieux.

Ils s’envolèrent ensemble.

Et sur terre alors, la mère s’éveilla...

Ses yeux restèrent hagards et ses bras se raidirent ; son fils n’était plus là ; puis soudain elle bondit au dehors.

Mais la plaine immense, immense et blanche, s’étendait au loin, froide et désespérément silencieuse.

La mère courut, courut longtemps par la steppe, demandant son fils aux neiges et aux glaçons, aux martes et aux zibelines, aux renards bleus des solitudes.

Mais les glaçons restaient muets, les martes et les zibelines se sauvèrent et les renards montrèrent les dents.

La mère allait, allait toujours, priant, suppliant dans la plaine, mais la plaine n’a pas d’échos et le vent du Nord emportait dans ses bras les supplications, bien loin, bien loin, dans les pays du Soleil où personne ne connaissait la mère et l’enfant des pays froids.

La pauvre femme meurtrie et désespérée se coucha dans la neige et voulut mourir.

Mais il advint que l’Ange du Froid, parcourant avec sa suite ses immenses domaines de Norvège, passa près du corps étendu sur la neige.

– Hé ! femme, dit-il, que fais-tu là sur aussi froide couche, le bois manque-t-il dans mes forêts pour te chauffer et ton père ne t’a-t-il pas appris à tailler des maisons dans la glace, es-tu donc seule au monde, sans époux, sans enfant ?

– Hélas ! répondit la pauvre femme, je suis veuve depuis longtemps et cette nuit même des êtres inconnus m’ont ravi mon enfant.

– Ton enfant, comment le nommais-tu ?

– Iwan, mon haut Seigneur.

– Iwan, serait-ce lui que nous avons rencontré tantôt avec une bande d’esprits célestes, cherchant dans la plaine la Fleur-de-Neige ?

– Oh ! mon bon seigneur, dites-moi où je puis le retrouver.

– Il avait des cheveux blonds et les yeux bleus, son corps était bien frêle.

– C’était lui, mon bon Seigneur, rendez-le-moi, exigez tout ce que vous voudrez, j’obéirai, je serai votre bien, mais de grâce, rendez-moi mon enfant…

– Femme, écoute. Je ne puis te le rendre. Je ne suis que l’Ange du Froid et je sers Dieu ton maître ; c’est de lui que dépend ton fils. Mais je sais qu’avant de partir pour le grand Royaume, les anges qui forment cortège à la nouvelle âme doivent cueillir avec elle la Fleur-de-Neige.

Or, la seule qui croisse maintenant en ces plaines est loin, bien loin d’ici ; elle ne peut fleurir que par une nuit pure et calme, lorsque là-haut la lune brille dans toute son éclatante pâleur.

Femme, je sais où croît la Fleur-de-Neige et je puis te promettre que la nuit prochaine tu reverras ton fils.

J’exigerai peu de chose de toi.

Je suis las de porter toujours le même manteau blanc et je crois que la pourpre m’’irait bien. Donne-moi donc assez de sang pour le teindre tout entier ; donne aussi tes cheveux pour attacher les limiers de ma meute et tes dents pour me faire des sifflets d’ivoire.

Ne crains-tu pas de te défigurer et de t’affaiblir en me payant ?

– Non, Seigneur, pour retrouver son fils, une mère a toujours assez de forces, voici mes dons et baisse-toi que je baigne ton manteau.

Le sang coula longtemps car le génie était haut et son manteau bien large ; quand il fut pourpre la mère dit :

– Si tu es content, tiens ta promesse.

Le génie dit :

– Prends avec toi ce Renard bleu, c’est mon meilleur ami, suis-le, il te conduira vers ton fils ; mais marche vite, car la route est longue et la nuit proche.

Ils coururent, coururent longtemps par les sentiers de la plaine immense ; les renards vont vite, mais les femmes marchent lentement, fussent-elles des mères, et la neige était si froide et le chemin si long.

Le Renard bleu la pressait cruellement et elle, exténuée, maîtrisant sa douleur, allait toujours, murmurant à travers sa bouche dégarnie le nom de son fils.

La nuit vint bientôt majestueuse dans sa grandeur, non pas noire et sinistre, mais superbe dans sa demi-clarté, et au ciel la lune se leva.

Ils couraient toujours.

– Sommes-nous encore loin, dit la mère, je me sens défaillir.

– Deux pas encore et tu verras la Fleur-de-Neige.

Elle fit un dernier effort, quand le Renard lui dit :

– C’est ici.

Au travers de la neige surgissait une tige frêle et d’une délicatesse exquise ; une corolle d’une éclatante blancheur la couronnait et au-dedans des grains d’or scintillaient à la clarté des étoiles.

– La fleur vient de s’ouvrir, dit le Renard, ton fils viendra bientôt.

– C’est bien, dit la mère, je vais attendre.

Elle se coucha sur la neige et, tenant dans sa main la tige lancéolée, comme si elle craignait qu’elle ne s’échappât, elle murmura.

– Viens, maintenant, mon Iwan, je te reprendrai des mains de tes ravisseurs, viens, mon fils, je ne lâcherai pas la Fleur-de-Neige et quand tu voudras la cueillir, je t’envelopperai de mes bras et de mon amour, et je te garderai pour moi, pour moi seule.

Elle n’attendit pas longtemps.

Une musique divinement douce emplit les airs, des frôlements mystérieux s’épandirent et toute la blanche escorte de la petite âme descendit sur la neige.

– Iwan, mon enfant....

– Oh ! ma mère, ma chère chérie.

– Tu ne me quitteras plus, dis, oh ! dis-moi que tu ne me quitteras plus.

– Jamais, jamais, ma mère.

– Iwan, dit l’ange.

– Laissez-le-moi, laissez-le-moi, dit la pauvre femme, pourquoi voulez-vous me le ravir, il n’est pas à vous, il est à moi, à moi, c’est mon fils, oui mon fils, mon fils, mon fils...

– Mère égoïste, dit l’ange, écoute :

Tu peux reprendre ton fils, mais sache ce que tu lui prépares : il est frêle et maladif, sa jeunesse sera languissante et pénible, il souffrira de la faim, du froid, de la misère ; un jour, il te perdra et restera seul, abandonné, malheureux ; puisse-t-il alors ne pas offenser son Dieu. Espères-tu, femme, que ton amour de mère lui tiendra lieu de tout et vaudra le royaume de mon Maître ?...

Tandis que l’ange parlait, la mère courbait la tête sur son fils qu’elle soutenait d’une main, et de l’autre gardait toujours la Fleur-de-Neige pour qu’on ne lui ravît pas avec elle son enfant.

Alors, d’un geste immensément grand, elle baisa au front la petite âme et, arrachant la corolle immaculée, elle la tendit à l’ange avec son fils.

Et blanche s’envola vers l’azur la bande céleste avec le nouvel ange et la fleur :

Sur terre la mère pleurait.

Oh ! Fleur-de-Neige et Fleur d’amour de mère, quelle est la plus blanche et la plus pure ?

 

 

 

Charles BRONNE.

 

Paru dans La Flandre littéraire,

artistique et mondaine en 1897.

 

 

 

 

 

 

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