Le lever du soleil et le syllabaire du bon Dieu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BROUGHAM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une matinée du mois de mai, M. de Voltaire fait demander au jeune M. le comte de Latour s’il veut être de sa promenade (trois heures du matin sonnaient). Étonné de cette fantaisie, M. de Latour croyait achever un rêve, quand un second message vint confirmer la vérité du premier. Il n’hésite pas à se rendre dans le cabinet du patriarche, qui, vêtu de son habit de cérémonie, habit et veste mordorés et culotte d’un petit gris tendre, se disposait à partir : « Mon cher comte, lui dit-il, je sors pour voir un peu le lever du soleil : cette Profession de foi d’un vicaire savoyard m’en a donné envie. Voyons si Rousseau a dit vrai. »

Ils partent par le temps le plus noir ; ils s’acheminent ; un guide les éclairait avec sa lanterne, meuble assez singulier pour chercher le soleil !

Enfin, après deux heures d’excursion fatigante, le jour commence à poindre. Voltaire frappe des mains avec une véritable joie d’enfant. Ils étaient alors dans un creux. Ils grimpent assez péniblement vers les hauteurs ; les quatre-vingt-un ans du philosophe pesant sur lui, on n’avançait guère, et la clarté arrivait vite. Déjà quelques teintes vives et rougeâtres se projetaient à l’horizon. Voltaire s’accroche au guide, se soutient sur M. de Latour, et les contemplateurs s’arrêtent sur le sommet d’une petite montagne.

De là le spectacle était magnifique : les rochers du Jura, les sapins verts se découpant sur le bleu du ciel entre les cimes ou sur le jaune chaud et âpre des terres, et au loin des prairies, des ruisseaux ; les mille accidents de ce suave paysage qui précède la Suisse et l’annonce si bien ; enfin la vue qui se prolonge encore dans un horizon sans bornes, et un immense cercle de feu empourprant tout le ciel.

Devant cette sublimité de la nature, Voltaire est saisi de respect ; il se découvre, se prosterne, et quand il peut parler, ses paroles sont un hymne : « Je crois, je crois en Toi ! » s’écrie-t-il avec enthousiasme ; puis, décrivant avec son génie de poète et la force de son âme le tableau qui réveillait en lui tant d’émotions, au bout de chacune des véritables strophes qu’il improvisait : « Dieu puissant, je crois ! » répétait-il encore.

Mais le témoin de cette scène disait que Voltaire se releva ensuite vivement, secoua la poussière de ses genoux, et, reprenant sa figure plissée, ajouta quelques irrévérencieuses paroles contre la religion Révélée.

 

 

 

Lord Henry BROUGHAM,

La vie des hommes de lettres et de science

qui se sont distingués sous le règne

de George III, 1845.

 

 

 

 

 

 

 

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