La croix sanglante

 

CHRONIQUE POLONAISE DE L’AN 1296

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au comte Léon de Patek de Prawdzic.

 

 

Le gain de notre étude,

c’est en être devenu

meilleur et plus sage.

MONTAIGNE.

 

 

I

 

 

Le jour du mardi gras, 5 février 1296, entre Posen et Ragosno, deux ou trois heures après midi, chevauchaient sur la route couverte d’un épais tapis de neige six ou sept cavaliers armés de toutes pièces, et qui semblaient peu pressés d’arriver au but de leur voyage ; car, malgré le vent qui soufflait par rafales et la neige qui tombait en abondance, ils allaient au pas.

Les deux chefs, que l’on reconnaissait à leur costume, avaient baissé la visière de leurs heaumes d’acier poli, visière grillagée de façon à permettre de respirer et de voir, mais à travers les trous de laquelle on ne pouvait discerner les traits. Ils devaient être jeunes et robustes, car ils portaient avec aisance jambards et cuissards de fer ciselé ; leurs casques n’avaient ni cimier, ni plumet, ni couronne, et leurs tabarts, au lieu d’être écussonnés de leurs armes, étaient, l’un de gros drap bleu bordé de queues de renard, l’autre d’étoffe noire garnie de bandes de zibeline. À l’arçon de leurs selles, de forme turque, pendaient le fléau d’armes, le framard à lame large et courte dans son fourreau de cuir et la guisarme à double tranchant.

Derrière eux venaient un page revêtu d’un léger corselet ajouré serrant sa taille flexible, sur lequel flottait un manteau de peau d’agneau, et un soudard cuirassé de buffle, sorte de géant qui écrasait de son poids énorme un beau cheval esclavon, alezan brûlé à crinière flottante. Enfin trois Cosaques, vêtus de touloups de fourrures et coiffés du bonnet à pointe de cuivre, fermaient la marche.

En ce temps-là, le royaume de Pologne venait de traverser des crises politiques et sociales (la chose existait, sinon le mot), qui avaient failli le conduire à sa perte. Depuis de longues années, les ducs qui s’étaient partagé les débris de ce pays, jadis uni sous le sceptre d’une même dynastie, mettaient en gage leurs domaines, s’inféodaient aux chevaliers teutoniques, se soumettaient à l’empire allemand qui tendait à absorber peu à peu l’État vaste et magnifique gouverné par la dynastie des Piast.

Sans le zèle énergique des évêques et des prêtres, dont les efforts défendaient la nationalité menacée, la Pologne eût disparu longtemps avant qu’un grand crime en consommât le partage.

L’État, dirigé par un souverain titulaire sans autorité et privé de la souveraineté nationale, n’offrait qu’un ramas discordant d’éléments hétérogènes, de lois, de droits et de juridictions, opposés et se heurtant ; la hiérarchie épiscopale soutenait seule son existence et maintenait son unité, qu’elle avait fondée, qu’elle constituait et que la religion conservait.

Sous le roi Leszek le Noir, la Pologne fut livrée au désordre, attaquée à la fois par les ducs russes, les Lithuaniens et les Tatars, désolée par la famine et la peste. Boleslas V et Henri le Probe se succédèrent après des compétitions terribles. Les prétentions de Griffine, veuve de Leszek, et de Wradislav Lokétek mirent à feu et à sang le malheureux royaume. Enfin, après un interrègne de six ans, les seigneurs polonais élurent pour roi le dernier rejeton de la branche aînée des Piast, Przémislas, duc de Gnesne et de Posnanie, alors âgé de trente-huit ans.

Le pape Boniface VIII accorda alors au nouveau souverain le titre de roi que ses prédécesseurs avaient perdu depuis deux siècles par l’excommunication de Boleslas II.

Il fut sacré par l’archevêque de Gnesne, en présence des évêques et des hauts barons.

Les deux voyageurs que nous avons abandonnés pour écrire cette courte digression historique étaient Jean de Brandebourg, margrave d’Anhalt, et l’électeur Othon le Long. Ils se rendaient sans doute à Ragosno, où la cour de Przémislas s’endormait dans les délices des fêtes et les parodies belliqueuses des tournois, au moment même où les chevaliers teutoniques tentaient une nouvelle invasion en Pologne.

Les nobles seigneurs devisaient à voix discrète, marchant botte à botte ; ils parlaient un latin barbare, pour dépister la curiosité de leurs gens. Le soudard au pourpoint de buffle ne prêtait, lui, aucune attention à leurs discours. Il laissait errer son regard vague, où s’allumait parfois un éclair de férocité, sur la campagne nue et déserte, et parfois soulevant une gourde ventrue accrochée par une chaînette à sa ceinture, il lampait une gorgée du cordial qu’elle contenait.

Mais le page Daniel, tout récemment sorti du couvent de Csenstochowo, où les moines de Saint-Paul le voulaient garder, quoiqu’il fût orphelin, sans père ni mère et sans fortune, se tenait à l’affût et écoutait les chevaliers, qui ne se doutaient point que ce jeune garçon de seize ans épiait leurs moindres paroles et les comprenait.

« Croyez-vous, disait le margrave à son compagnon, neveu comme lui du roi Przémislas, croyez-vous que le kniaz Jean soit exact au rendez-vous ?

– Par la barbe de l’abbé de Tyniek, maître de cent villages et de cinq villes ! s’écria l’électeur Othon, il n’y saurait manquer. N’a-t-il pas, tout ainsi que nous, une injure à venger ? Et le duc de Lenkzyça, notre ami Lokétek, ne lui a-t-il pas promis de payer ses dettes ?

– Marché de Judas, repartit Jean de Brandebourg. Moi je ne vends pas le sang de mon oncle ; et si je veux sa mort, c’est parce qu’il a mérité...

Sancta Maria ! compagnon, n’y gagneras-tu rien ?

– Rien, que la joie de punir un criminel, et de venger une femme innocente, répondit le margrave avec l’accent d’une implacable rancune. Si Lokétek m’offre de l’or, je le lui jetterai à la face ! des domaines, je ravagerai les terres et j’incendierai les châteaux. Le prix du sang porte malheur. Le kniaz Jean, qui trahit Przémislas pour de l’argent, nous trahirait de même pour de l’argent.

 – Conte-moi l’histoire ! reprit l’électeur. Tu es aussi bon clerc que bon capitaine, par l’évêque Stanislas que Boleslas le Hardi fit occire méchamment. »

Le margrave se retourna sur sa selle : déjà le page avait détourné son regard, et pour donner le change se divertissait à charger à coups de houssine le géant taciturne qui cheminait à ses côtés.

« Holà ! Daniel, fils de louve ! cria Brandebourg, ne t’avise pas d’assommer Jasna de Malborg. J’en ai besoin. »

Et revenant à l’électeur, qui grommelait à la file une demi-douzaine de jurons pittoresques, il poursuivit en langue latine :

« L’histoire est courte. À peine âgé de dix-huit ans, mon oncle Przémislas épousa Luitgarde, fille de ce duc de Mecklembourg qu’on surnommait le pèlerin. Elle était belle, douce et pieuse, entends-tu, mécréant ? Elle valait son pesant d’or, et l’empereur en aurait pu faire une impératrice. La Vierge Marie en a fait plus : une martyre. Przémislas passait sa vie à chasser le loup ; il s’enivrait, et quand il rentrait, les bras rouges jusqu’au coude du sang des bêtes fauves, il battait Luitgarde, que je vénérais comme une sœur aînée, et qui m’aimait comme un frère. Malheureusement Dieu n’envoya pas d’enfant à la bonne duchesse, et son infâme époux, qui voulait un fils pour continuer la race du paysan Piast, la fit étouffer par de vils esclaves, au château de Posen, dans la nuit du 5 au 6 février 1283. J’ai fait serment, sur le cadavre de ma blonde amie, de punir le meurtrier. Ainsi ferai-je.

– Margrave, l’histoire est jolie : je connaissais mon oncle, et j’avais entendu parler de sa première épouse. Comment Waldemar de Suède a-t-il donné sa fille Richisse à ce tueur de femmes ?

– Voilà Ragosno ! dit Brandebourg en se dressant sur les étriers.

– Tu le frapperas sans pitié, n’est-ce pas ? demanda Othon le Long, d’un ton cauteleux.

– Que non pas ! Armes de chevalier ne font pas office de bourreau. J’emmène Jasna de Malborg pour accomplir la besogne, et je lui ai fourni à cet effet deux couteaux de boucher. Si l’un se rompt, l’autre taillera la chair royale.

– Jasna le sait ?

– Fi donc ! me livrerais-je à cet esclave ? Daniel nous précédera chez le roi ; nous entrerons, toi, le kniaz, et moi. Malborg nous suivra comme un chien fidèle. Je lui dirai de tuer : il tuera.

– Sans discuter. Mais s’il apprend qu’il est chez le roi de Pologne ?

– Lorsque j’ordonne, il obéit. Si je lui disais de démolir la cathédrale de Krakovie, il userait ses ongles sur les pierres pour les desceller. Il est sourd à toute voix autre que la mienne. Cette brute est le fils de ma nourrice : nous avons bu le lait au même sein, et lui ordonné-je de me percer d’outre en outre qu’il n’hésiterait pas. »

Les tours élevées, les clochers, les remparts de Ragosno, surgissaient, dessinés par la neige en traits brillants sur le ciel d’un gris sombre, à deux cents pas en avant de la cavalcade. La nuit approchait : il fallait se hâter, car bientôt les portiers allaient clore portes et poternes, et nul n’entrerait plus dans la ville.

Daniel, fort pâle, essuyait la sueur qui baignait son front candide : il avait surpris un secret mortel ; devait-il trahir son maître, ou trahir le roi ?

 

 

 

II

 

 

La chambre du roi, de forme ronde, était située dans la tour maîtresse du château de Ragosno. L’on y arrivait en suivant une longue galerie où se succédaient appendues aux parois, entre des panoplies d’armes et des trophées d’étendards, les statues grossièrement taillées des neuf premiers princes de la famille des Piast. En apparence aucune autre porte que le large portail cintré, fermé par une tapisserie, n’y donnait accès. Mais un escalier secret, ménagé dans l’épaisseur de la muraille, la faisait communiquer avec l’étage inférieur, et de là, par des issues nombreuses, avec les appartements des officiers et des magnats.

Or, ce même soir du mardi gras, le roi Przémislas, ayant bu plus que de coutume (et de coutume il s’enivrait), reposait sur son lit sous un baldaquin empanaché, dont l’ombre protectrice cachait ses traits, grossis et défigurés par les excès de la table.

Auprès de lui, la reine Richisse était assise dans un grand fauteuil orné de sculptures, placé à l’angle d’une cheminée où brûlaient d’énormes bûches.

La blonde fille de Suède, vêtue d’une tunique et d’un surcot d’écarlate garnis d’hermine, jetait des regards timides sur la couche royale.

Elle s’efforçait de contenir les tumultueux ébats de sa fille, la princesse Élisabeth, enfant de huit ans, qui babillait et riait gaiement, parfois troublée, lorsque sa mère lui montrait d’un geste furtif son père endormi, parfois épouvantée, lorsque son regard rencontrait une des colossales armures debout sur des socles, entre les gros piliers tors qui soutenaient la voûte peinte en rouge et constellée d’étoiles d’or. Des torches de résine, fichées dans un candélabre de fer forgé à cinq branches, répandaient une lueur éclatante dans cette salle d’un aspect sévère.

La reine, rêveuse, les mains jointes, évoquait le souvenir joyeux de ses années d’enfance. Elle souriait à sa fille, elle souriait à ses pensées, et cependant des larmes perlaient à ses paupières, pleurs de regrets, pleurs de honte.

« Mère, dit l’insoucieuse enfant, demain sera fête encore, je pense ? Me prendrez-vous sur vos genoux, pour que je voie les chevaliers courir dans la lice, pour que j’entende les pokoioviec (pages) chanter les dumki de l’Ukraine et les dainas de Lithuanie ?

– Demain, c’est jour de pénitence, ma mignonne. Demain nous irons à l’église, où le prêtre, qui est l’homme de Dieu, nous mettra de la cendre au front, pour nous rappeler que, poussière, nous devons retourner à la poussière.

– Mère, dit la petite princesse à voix basse, ce soir après le repas, j’ai fait comme les autres demoiselles : j’ai puisé dans la coupe où sont écrits ces mots : Corda fidelium, une cuillerée de lait et je l’ai jetée derrière moi par-dessus mon épaule. En tombant les gouttes de lait ont dessiné la figure d’une couronne.

– Oh ! tais-toi », dit la reine suppliante.

L’enfant, d’abord effrayée, se tut, puis elle chanta doucement, en effeuillant sur la pierre du foyer une branche de buis, l’invocation que les jeunes filles chantent la veille de Saint-André, pour que l’apôtre leur fasse voir en songe l’homme qu’elles épouseront.

 

            Swiaty Andreiu

            Ja na tébé lon sieiu

            Daj mené znaty

            Zkim budy zberaty 1.

 

Le roi dormait. Parfois un reflet de torches illuminait l’ombre où le plongeaient les draperies d’écarlate où étaient brodés en argent l’effigie de la Vierge de Czestochowa, l’aigle de Mazovie, le griffon de Poméranie, le lion de Pologne, et sur des bandes de soie, la devise royale en caractères d’or : Reddidi ipse suis victricia signa Polonis.

Des clartés soudaines, empruntant leurs fugitifs rayonnements aux métaux précieux, éclairaient le roi, qui gisait renversé sur une peau d’ours blanc. C’était un colosse aux membres herculéens, au visage majestueux : une barbe épaisse, des cheveux très longs, d’un blond fauve, encadraient ses traits déformés par l’ivrognerie, contractés par une expression de cruauté qu’il gardait jusque dans le sommeil.

Au chevet du lit une épée s’appuyait ; sous le dais, une croix de bois où était suspendue une image du Christ, aussi en bois peint ; le corps sacré du Rédempteur apparaissait blanc sur la croix noire.

« Mère, dit tout à coup la petite Élisabeth, je veux dormir. »

La reine la prit sur ses genoux.

« Mignonne, répondit-elle, il faut attendre que notre seigneur le roi soit éveillé, pour lui demander le baiser de paix et sa bénédiction. Qui veillerait sur notre seigneur le roi, sinon son épouse et sa fille ? Les dwozanin (courtisans), les renkodajny (chevaliers d’honneur) sont encore en fête. Prions !

– Prions ! » murmura l’enfant.

Elle prononça d’une voix suave l’invocation de la fête des Dziady 2 :

Gaydis pas gaydis ; wil nus pan andros 3.

La reine Richisse frissonna. Qui donc, en cette royale demeure, était menacé de mort, que l’innocente fille proférait ces paroles funèbres ? Pourquoi le lait de la veille des Cendres avait-il promis une couronne à Élisabeth ?

Le marszalek (majordome) entra dans la chambre, et s’inclina devant la reine :

« Gracieuse dame, dit-il, trois hauts barons se présentent pour saluer notre seigneur le roi.

– Przémislas dort !

– Je l’ai dit, gracieuse dame. Ils m’ont répondu qu’ils attendraient le réveil du roi en devisant avec Votre Sérénité.

– Qui sont-ils ? demanda la reine, irritée de cette résistance, mais qui n’osait congédier ces puissants barons, uniques soutiens du trône déjà chancelant.

– Ce sont, reprit le majordome, Brandebourg, margrave d’Anhalt, l’électeur Othon et le kniaz Jean, neveu de notre seigneur le roi. Ils sont accompagnés d’un écuyer et d’un page.

– C’est bien nombreuse compagnie ! » objecta la reine soucieuse.

Elle ajouta, le front penché :

« Qu’ils entrent ! »

Le majordome introduisit les trois chevaliers, fiers et beaux, sous leurs armures.

Le soudard géant, Jasna de Malborg, les suivait, ivre d’hydromel, le poing fermé sur le manche de son coutelas.

Le page Daniel s’élança en avant, et fléchit le genou devant la reine, qui salua froidement les neveux du roi, courbés devant elle :

« Monseigneur dort, dit-elle en montrant le lit.

– Tant mieux ! repartit rudement l’électeur.

– Madame, prenez garde ! cria Daniel.

– Ah ! serpent », rugit le kniaz Jean.

Et de son poing fermé armé d’un gantelet de fer il assena un coup violent sur la tête du jeune garçon, qui tomba évanoui.

L’électeur saisit la reine par le bras et la cloua sur son siège, tandis que le margrave la bâillonnait, et que le majordome, complice des conspirateurs, emportait l’enfant royal par l’escalier dérobé.

Le roi dormait encore, de ce lourd sommeil de l’ivresse.

Le margrave poussa Jasna de Malborg en avant, et du doigt indiquant la poitrine nue de Przémislas :

« Frappe ! dit-il ; un seul coup.

– C’est le roi !

– Wradislas Lokétek est roi de Pologne ; celui-ci est déchu. Frappe ! »

Le soudard dégaina ; il leva le bras, la lame étincela.

Soudain Przémislas ouvrit les yeux. Il s’empara de son épée. Mais les trois seigneurs se jetèrent sur lui, et, quoiqu’il se défendît vaillamment, parvinrent à le maintenir.

Malborg lui plongea son couteau dans le cou ; le sang jaillit, noir et fumant.

Przémislas trempa sa main dans le sang et l’appliqua sur le visage du kniaz Jean, qui recula épouvanté.

L’œuvre de mort était accomplie.

La reine, inanimée, gisait sur les dalles, enveloppée dans sa robe d’écarlate ; le roi assassiné s’étendait, rigide, sur son lit, d’où le sang coulait goutte à goutte ; Daniel était évanoui aux pieds de la souveraine.

« Le tuerai-je ? dit le farouche Othon, en tirant à demi sa dague du fourreau et montrant le jeune homme.

– Il n’a rien vu, laisse-le vivre », répondit le margrave.

Les meurtriers renversèrent le candélabre de fer sur le brasier qui flamboyait dans l’âtre. Puis ils s’enfuirent par l’issue secrète, abandonnant le corps de leur victime, qu’ils n’osèrent point regarder.

 

 

 

III

 

 

Le dimanche des Rameaux 1296, une foule immense couvrait les rues et les places de Ragosno. Devant le porche de l’église, encore paré de guirlandes faites de branches de sapin, se dressait une estrade tendue de serge noire. Sur l’estrade, on voyait un cercueil entre les planches duquel le roi Przémislas reposait pour l’éternité.

Autour du cercueil, les offrandes funèbres : de l’argent dans une serviette, et dans quatre coupes faites chacune d’une corne d’auroch, du blé, de la farine, du sel et de l’ambre. Enfin, attaché à la hampe du drapeau national dont les plis flottaient au vent, le grand crucifix de bois, jadis suspendu sous le baldaquin du lit royal, apparaissait, image de Celui qui est appelé le vainqueur de la mort.

En face de l’estrade il y avait un échafaud tendu de serge rouge, et d’où le bourreau, vêtu de rouge, debout à côté d’un billot et appuyé sur le manche d’une hache, dominait la multitude.

Au-dessous de l’estrade, à quelques pas des soldats qui gardaient le roi mort, un groupe de bourgeois de Ragosno discourait sur l’évènement du jour. De temps à autre ils s’interrompaient pour regarder le prêtre qui lisait, auprès du catafalque, l’office des morts.

« C’est le père Isiaslaf qui en a eu l’idée, s’écria le riche pelletier Kasimir ; c’est à lui que la justice devra de pouvoir punir le criminel.

– Moi j’arrive d’Allemagne, et je ne sais rien, sinon que le roi Przémislas a été assassiné, déclara un marchand vêtu du costume mazovien, en drap vert et blanc. On m’a parlé à Posen de l’épreuve que doivent subir les accusés et je suis venu. Enrichissez mon esprit, bonhomme Kielincé, dit-il en s’adressant à un vieillard, qui portait la houppelande jaune fourrée de peau noire de la corporation des orfèvres.

– Volontiers, répondit celui-ci. Vous savez donc que le roi Przémislas fut assassiné dans la nuit du 5 au 6 février dernier, au château de Ragosno ?

– Oui, et devant notre dame la reine Richisse, présentement disposée à se faire nonne pour la plus grande gloire de Dieu.

– Or donc, au dire du petit page Daniel, qui fut trouvé aux pieds de notre dame la reine évanouie, les quatre personnages introduits en la chambre du roi, ce soir-là, étaient Jean de Brandebourg, margrave d’Anhalt, Othon le Long, le kniaz Jean, et un certain aventurier, homme de sac et de corde, nommé Jasna de Malborg. Lequel frappa le roi ? Nul au monde ne le sait. Le margrave et l’électeur ont pu se soustraire à la justice du roi Lokétek, lequel, bien qu’ayant innocemment profité du régicide, puisqu’il vient d’être élu roi de Pologne, a juré de poursuivre, sans trêve ni relâche et sans merci, les meurtriers de son prédécesseur. Le kniaz Jean et Malborg, faits prisonniers à l’instant même où ils allaient échapper, se chargent l’un l’autre, déclarant, le kniaz, que c’est Malborg qui a frappé, Malborg, que c’est le kniaz Jean. De telle sorte que, désespérant d’arriver à la vérité, le père Isiaslaf, confesseur de notre seigneur Lokétek, a conseillé de faire comparaître les deux accusés devant le conseil du feu roi, et là de leur faire prêter le serment, la main étendue sur la dépouille mortelle de la victime 4.

– Le coupable, c’est Malborg ! s’écria le pelletier Kasimir.

– C’est le kniaz Jean ! s’écria avec feu le staroste Zapoliho, et la preuve, c’est que la main vengeresse de Przémislas s’est marquée en traits sanglants sur le visage de ce misérable.

– C’est Malborg, la brute, l’esclave de Brandebourg.

– C’est le kniaz Jean !

– Vous vous trompez !

– Vous en avez menti !

– Hé ! compaing, te ferai-je avaler mon poignard de la pointe à la garde ?

– Et le margrave a disparu ?

– Sans doute ! Il est retourné dans son pays d’Allemagne. Quand donc tous les Polonais offriront-ils chaque jour à Dieu la prière qui débarrasse des Allemands ?

– Nous allons donc voir venir le kniaz et Malborg ? demanda le marchand mazovien. Et si l’un et l’autre prêtent serment qu’ils n’ont pas tué Przémislas ?

– On attendra que Jean de Brandebourg et l’électeur viennent se jeter dans la gueule du loup, répondit Kielincé. Mais tout porte à croire que l’un des deux a manié le couteau.

– Et s’il se parjure ?

– Peut-on prendre en vain à témoin le nom du Seigneur notre Dieu, même pour sauver sa vie ? s’écria Kasimir d’un ton indigné. Le coupable avouera.

– Les voici ! les voici ! » vociféra la multitude, au milieu d’une clameur immense qui s’éleva vers le ciel.

En effet, une compagnie de soldats débouchait à l’entrée de la principale rue de Ragosno, escortant deux hommes revêtus d’une simple chemise de toile, et qui marchaient, tremblants de froid, soutenant un gros cierge de cire entre leurs mains enchaînées.

L’accusateur les précédait ; le petit Daniel en habit de deuil, accompagné de plusieurs officiers de la couronne, et suivi des quatre juges qui avaient prononcé la peine capitale contre le meurtrier du roi Przémislas, quel qu’il fût.

Le kniaz Jean, pâle et défait, avait peur. Cet appareil solennel, cette foule, ce catafalque dressé vis-à-vis de cet échafaud l’épouvantèrent. Le géant Malborg montrait un visage allègre ; il cheminait, le nez au vent, la mine joyeuse, se dandinant à l’instar de ces ours privés que l’on conduit de foire en foire.

Ils montèrent les degrés de l’estrade, où les attendait le père Isiaslaf, qui se leva à leur approche. Les murmures, les cris, les appels de la foule cessèrent tout à coup. Au tumulte, succéda un morne et majestueux silence.

La grande place de Ragosno présentait un spectacle magnifique, entourée de vieilles maisons, les unes robustes comme des forteresses, les autres bâties en bois comme les isbas de Russie. À toutes les fenêtres apparaissaient des visages humains ; des grappes d’enfants se suspendaient aux toits ; les voiles des femmes se déployaient et flottaient à la cime des tours.

L’église, toute neuve avec son porche à l’ogive pure, avec sa flèche inachevée qui s’élançait, ajourée et svelte, dans le ciel bleu, montrait sa blanche façade entre deux bouquets de gigantesques mélèzes, d’un vert sombre, émergeant d’un massif de houx aux feuilles luisantes.

Contraste émouvant ! sous l’azur immaculé de la voûte céleste, devant cette belle église enguirlandée de verdure, ces maisons où la neige durcie sur les corniches dessinait de bizarres arabesques, en présence de cette multitude accourue de toutes parts, ces deux échafauds, l’un noir, où trônait un cadavre ; l’autre, rouge, où se pavanait le bourreau.

Les accusés gravirent lentement les neuf marches qui conduisaient à l’estrade ; le page Daniel s’agenouilla auprès du cercueil, derrière lequel se rangèrent les officiers de la couronne et les juges.

La voix grave du père Isiaslaf s’éleva, puissante et sonore, dans le silence qui planait sur la foule.

Elle disait :

« En présence du Dieu qui nous voit, nous entend et nous juge, sur les restes périssables du monarque assassiné et dont le sang crie vengeance, la justice va prononcer. C’est au témoignage de Dieu qu’elle en appelle. Évoquez le mort, il parlera. »

Le kniaz Jean s’approcha, pâle et défait. Il étendit la main sur le cercueil et dit :

« J’ai conspiré la mort du roi ; ce n’est pas de ma main qu’il a reçu le coup fatal. J’en prends Dieu à témoin. »

Il s’écarta, laissant la place à son complice.

Jasna de Malborg, fanfaron, le sourire aux lèvres, redressant avec effort sa taille élevée, dit à son tour :

« Je jure que ce n’est pas de ma main que Przémislas le Posthume a reçu le coup de la mort ! »

Un grand cri l’interrompit. Les juges, épouvantés, reculèrent. Le père Isiaslaf se jeta à genoux, et Malborg, frémissant, éperdu, accablé de terreur, ouvrit les bras, et comme s’il eût été foudroyé, se renversa en arrière et tomba sur les fers aigus des hallebardes que portaient les gardes.

Ô prodige sans pareil ! Ô terrible manifestation de la justice divine ! Du crucifix de bois, attaché à la hampe du drapeau national, de grosses gouttes de sang jaillissaient, enveloppant d’une pourpre éclatante le corps de Jésus, coulant sur le bois sacré, ruisselant sur les tentures noires.

Rien n’arrêtait ce sang, vermeil et fumant, que suintait ce bois inerte, desséché.

« Miracle ! cria la foule, en une clameur immense, miracle ! »

Les juges, émus, n’osèrent prononcer la sentence. Mais le petit Daniel, se relevant, cria au bourreau de sa voix claire :

« Le Christ a parlé ! Jasna de Malborg est coupable. Swientok, fais ton office ! »

Le bourreau vint chercher sa proie ; Jasna de Malborg avait le corps déchiré par vingt blessures. Le bourreau chargea cet homme sur ses épaules, l’apporta pantelant sur l’échafaud, le coucha sur le billot, et d’un seul coup de hache fit voler sa tête.

Le crucifix sanglant fut porté à l’église dans les plis du drapeau. La foule s’écoula silencieuse.

Ainsi fut découvert l’assassin du roi Przémislas par un miracle souvent renouvelé durant le moyen âge.

 

 

Charles BUET, Guy Main-Rouge, 1899.

 

 

 

 



1 « Saint André, le jour de ta fête je sème le lin ; fais-moi savoir avec qui je le cueillerai. » (Dialecte de Podlachie.)

2 Jour des morts.

3 Le coq après le coq, l’un après l’autre.

4 Il est bon de remarquer que si ces sortes d’épreuves ont parfois pu être pratiquées à des époques reculées, et en des pays encore plongés dans l’ignorance et la superstition, l’Église les a toujours blâmées et interdites.

 

 

 

 

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