Ewen ar Gwénédour

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Setu aman eur gaoz ha na eus enhi gaou

Nemet eur gir pe daou.             

 

Voici un conte dans lequel il n’y a de mensonge

Qu’un mot ou deux.            

(Dicton breton)

 

 

À Mme Ernest Hello.

 

 

I

 

COMMENT EWEN DÉCLARA QU’IL VOULAIT TOUT SAVOIR

 

 

Au pays de Bretagne, sur les terres de M. l’évêque de Quimper, dans un petit village nommé Coatzmeur, au pied des montagnes Noires, il n’y avait, en la veillée de Noël, l’an 1518, qu’une seule maison qui fût éclairée, et toutes les autres étaient noires, sombres, silencieuses, par cette raison que les huit ou dix familles du hameau, réunies chez Fanch Koz, tenancier du seigneur de Guergarello, lequel voyageait en France, attendaient le moment de se rendre à l’église de la paroisse, distante d’une demi-lieue, pour ouïr la messe de minuit.

Au temps où le pays de Bretagne avait ses ducs, c’était au manoir de Guergarello que se réunissaient les vassaux du bon seigneur.

Mais depuis bien des années déjà Mme la duchesse Anne avait, en épousant le roi de France, auquel elle apportait en dot l’héritage de Noménoé, prononcé le mot fameux :

« Qui qu’en grogne ! »

Et tous les gentilshommes de la vieille Armorique, bien qu’ils ne cessassent point de grogner, n’osaient grogner trop.

Quelques-uns, séduits par les récits merveilleux qu’on faisait des fêtes données à la cour du jeune roi François, quittèrent leurs manoirs et ne revinrent plus, car il fallut vendre les terres pour avoir d’aussi beaux habits que les Français de France.

Or donc, ce soir-là, après l’Angélus, chez Fanch Koz, – vieux François, – s’assemblait nombreuse et joyeuse compagnie.

D’abord, au coin de l’âtre, où brûlait une énorme souche de chêne, sur laquelle on avait jeté quelques gouttes d’eau bénite avant de l’allumer, la maîtresse de céans, dame Marc’harit, se prélassait dans un fauteuil fait de quatre planches bien rabotées ; auprès d’elle, sur un escabeau, la mignonne Barbaïc, sa fille unique, appuyait sa tête chargée de cheveux blonds sur les genoux de sa mère.

En face d’elle, Ar Floc’h, le sonneur de cornemuse, caressait d’une main distraite la panse rebondie de son instrument.

On le nommait le gentil bossu, car bien qu’il eût un aimable visage, que deux yeux bleus éclairaient d’une gaieté sereine, une bosse déformait son dos ; sa taille exiguë, ses membres grêles eussent peut-être fait rire les enfants, qui sont sans pitié, s’il n’avait eu la plus douce voix du monde pour chanter les soniou et les gwerziou.

Il venait, au surplus, d’achever le premier couplet de la ballade de la Petite mineure :

 

            Ar vinorez a Draon-al-Lann

            ’D-eus goulennet gwelet he mamm

            Gwelet he mamm ha Kornz ont-hi

            Gant ar c’heuz brai e doa d’ezhi 1.

 

Mais on le pria de ne pas achever, la veillée de Noël ne devant point être consacrée par de bons chrétiens à des distractions profanes.

Ce fut l’avis d’Yvonne, la fileuse, et des pastoures Marianne et Anne-Marie, et de Tugdual, le gardeur d’oies, sous l’approbation tacite du bûcheron Rio, d’Hervéou, l’ancien archer du feu duc François ; de Kervinihy et de Kernaham, écuyers de noblesse, très fiers de porter le K barré.

Ces respectables personnages utilisaient, du reste, leurs loisirs à manger des châtaignes cuites sous la cendre, qui provoquaient de fréquentes libations d’un cidre excellent, dont une douzaine de pichets couvraient la grande huche à pétrir le pain, qui servait aussi de table.

Seul Ewenn Ar Gwénédour n’avait rien dit.

La quinzième année d’Ewenn s’accomplissait cette nuit même ; son front gardait la pure candeur de l’enfance, mais une étrange ardeur enflammait ses yeux verts de mer, où se reflétait une volonté puissante, et dont le regard profond inquiétait.

Une abondante chevelure noire, lustrée, se massait en longues boucles sur ses tempes, encadrant ses joues fraîches comme une pomme d’api.

Sa physionomie exprimait une extrême douceur voilée de mélancolie, et cette vague insouciance des rêveurs toujours plongés dans la vie factice.

Ewenn Ar Gwénédour était un pauvre orphelin, nourri par charité au logis de Fanch Koz, auquel il rendait peu de services, n’étant point assez robuste pour travailler aux champs, faire des fagots en forêt ou manœuvrer le pressoir à la récolte des pommes.

En automne, il gaulait les noix et les châtaignes ; au printemps, il menait paître les brebis sur la lisière des routes ; l’été, il portait le repas aux moissonneurs.

L’hiver, Kervinihy, écuyer de noblesse, lui apprenait ce qu’il savait de blason, en bribes confuses, et Kernaham, son compaing, lui montrait à manier l’épée, tandis que le vieux Hervéou, qui jadis avait su lire, lui donnait les premiers éléments de cette science ardue et difficile.

Donc Ewenn était à quinze ans un beau garçon bien ignorant et bien sage, studieux, rêveur, dévoré d’ambition, et qui voulait, au dire d’Hervéou, sortir de l’ornière.

« Savez-vous, dit tout à coup un métayer pour rompre le silence qui pesait sur la compagnie, après la chanson d’Ar Floc’h et les murmures des fillettes ; savez-vous que le Sonnihic, du hameau de Saint-Pierre-Villarouët-sur-Tual, s’est établi au pays de Rohan ? Il y a là trois grandes foires : la Noyal, la Houssaye et la Brolade, où se vendent plus de trois mille chevaux, dès que le receveur de la vicomté a levé son gant devant tout le monde. »

Un pâtour se hâta d’interrompre le conteur :

« À votre santé, not’ maître, lui dit-il en lui passant le pichet où il venait de boire. Le cidre est dur cette année, et la neige tombe dru dehors... Qui nous contera une belle histoire pour égayer la veillée de Noël, puisqu’on n’a pas voulu du sône d’Ar Floc’h ?

– Qu’il nous dise un gwerz 2, appuya Hervéou.

– Dame Marc’harit, l’aventure des laveuses de nuit de la mare aux fées ?

– Yvonne, la complainte du béni Guénolé ?

– Barbaïc, ma chérie, le conte des revenants du Bois-Brûlé ?

– Kernaham, la rencontre de la brouette de la mort dans la lande de Saint-Guern ?

– Yaume, la vision des Korrigans ?

– Josselin, la chronique du grand monsieur saint Yves, lequel fut avocat et ne vola point, et qui alla en paradis, où il est resté, parce que monsieur saint Pierre n’y a point trouvé d’huissier pour l’en faire déguerpir. »

Ces apostrophes se succédèrent à la défilée, pendant que les hommes tarissaient à franches lampées les pichets de cidre, en se faisant l’un à l’autre, gravement, cet aveu dépouillé d’artifice :

« Le cidre est dur cette année ! »

Sur quoi le chœur des voix sonores, vibrantes, graves, sourdes, aiguës, nasillardes, gutturales, reprit sur un ton uniforme :

« Pour dur, cette année, le cidre est dur !... Mais voici que la neige tombe, et peut-être qu’il y aura des pommes... »

Barbaïc laissa tomber un regard tendre sur Ewenn, qui la contemplait, en frôlant de son pouce les cordes d’une lyre vermoulue :

« Ewenn, dit-elle de sa voix harmonieuse, c’est à vous qui êtes un savant de nous conter une légende de Noël.

– Un savant, Barbaïc ? Vous le pensez, vraiment ? Je ne sais rien, hélas !... et je voudrais tout savoir.

– Humph ! tu préfères un assaut d’escrime aux leçons de dom Corentin, qui t’apprend à peindre des lettres, en dépit de l’art nouveau d’écrire des livres avec de petits morceaux de bois, fit observer Kervinihy.

– Je t’enseignerai, dit à son tour Kernaham, ce que signifient en champ de sinople ou d’azur, trescheurs, bande bretessée, points équipollés et croix alaisée.

– Fils, murmura le vieux Fanch, l’esprit de l’homme n’est point apte à savoir toute chose, et désir de science fut cause de la chute de nos premiers parents.

– Barbaïc, interrogea l’hôtesse, a-t-on donné aux bêtes double ration de provende et de sel ? Il faut honorer aujourd’hui les premiers courtisans de notre sire Jésus !

– Oui, mère, et même on a préparé pour l’ânon, que nous mènerons à la messe, un beau chanfrein de feuillages, avec force rubans. »

Dix ou douze enfants, aux mines éveillées, qui s’ébattaient bruyamment dans un coin de la vaste salle, chantaient justement le noël de l’ânon.

« Je pense, reprit Marc’harit, qu’on mettra tous les sabots des enfants devant la cheminée, et qu’il y aura pour tous un présent ?

– Certes, bonne mère, tout est préparé, même le paquet de verges pour Joannie, qui vagabonde à travers les landes, au lieu d’étudier à l’école de dom Corentin... À chacun sa mesure, et tous seront contents !

– En Brabant, disait Hervéou, on mange à celte heure du gruau bénit, et en Limbourg, des glands doux. J’ai fait la guerre par là, et je m’en souviens même... »

On l’écoutait avec plaisir, mais de grandes rasades emplissaient jusqu’au bord les gobelets d’étain ; Yaume, Jacques, Mathurin et les deux écuyers de noblesse mettaient à profit le répit que leur donnaient les gens loquaces.

« Et toi, Barbaïc, fit Marc’harit, qui lissa du bout des doigts les blondes tresses de sa fille, es-tu allée, cierge en main, voir au fond du puits la figure de ton mari ? »

La fillette rougit et coula un regard sur Ewenn, qui songeait ; puis doucement :

« Oui, mère, je l’ai vu, répondit-elle.

– Est-il blond ou brun ? demanda la sémillante Yvonne ? Moi, je ne vais pas à la messe. Il faut que je reste ici pour puiser, au coup de minuit, l’eau qui guérit les fièvres. »

La lumière d’une des torches de résine pétillait :

« Ne laissez pas éteindre une seule des torches, ordonna Fanch Koz ; ce serait un signe de mort pour l’un de nous.

– Sommes-nous tous présents ? » interrogea Marianik, qui branlait sa tête chenue en remuant le pied par l’habitude, car elle filait au rouet d’un bout de l’année à l’autre, hormis les dimanches et fêtes, depuis cinquante ans.

Elle compta du doigt les personnes présentes et poursuivit :

« Issa, la sorcière, manque. Veillez à ce qu’elle ne promène pas son rouet dans le village ; ce sortilège rendrait stériles tous nos arbres à fruits. »

Rio, lequel n’avait encore rien dit, s’adressa au petit Ewenn, qui discutait à voix basse avec Ar Floc’h, le joueur de cornemuse :

« À quoi penses-tu, Ewenn ? lui demanda-t-il. On dirait qu’au lieu d’être né en ce jour de Noël, il y a quinze ans, – et ce fut mon père qui te porta sur ses bras à l’église pour être baptisé, – on dirait que tu naquis en plein novembre, miz duff, le mois noir !... »

Le jeune homme secoua la tête, et, d’une voix pénétrante :

« À quoi je pense, ami Rio ? s’écria-t-il. Je pense qu’il est parmi les heureux de ce monde des hommes qui peuvent satisfaire tous leurs désirs, et qu’il est des pauvres par trop chargés de misères...

– Et toi, de quoi te plaindrais-tu ?

– C’est vrai ! repartit le jeune homme avec amertume, de quoi me plaindrais-je ? N’ai-je pas famille, fortune, avenir, moi, l’orphelin de charité ?... moi qui espérais...

– Qu’espérais-tu, Ar Gwénédour ?

– Rien pour moi, tout pour les autres ! Je voudrais savoir lire couramment, en toutes sortes de langues, comme dom Corentin ; je voudrais, comme lui, savoir écrire en lettres d’or et d’azur le saint Évangile de Notre-Seigneur,... et connaître enfin tout ce qu’enseignent dans les villes, à des milliers d’enfants de mon âge, des moines qui ne sont pas toujours enfermés entre les quatre murs de leurs monastères... En un mot, Rio, Hervéou, Kernaham, et vous, Kervinihy, je voudrais savoir.

– Oh ! Vierge sainte ! fit Marianik étonnée. C’est là ton ambition, mignon Ewenn ? Alors, au lieu de venir avec nous à l’église, rends-toi aux ruines de l’abbaye de Saint-Guénolé. Chaque année, au coup de minuit, un moine sort de son tombeau, ce moine même qui avait commis tant de péchés dans sa vie. Son ange gardien présenta au tribunal du ciel beaucoup de livres des Évangiles que ce moine avait copiés et recopiés durant toute sa vie. L’ange obtint que pour chaque lettre un péché serait effacé. Or le nombre des lettres se trouva plus élevé que celui des péchés, et Dieu envoya le pécheur en purgatoire, où il doit rester jusqu’au jour où, par son intervention, un homme prendra l’habit religieux...

– Mais je ne puis être prêtre, objecta Ewenn naïvement, puisque je veux épouser Barbaïc. »

Tous ses auditeurs se mirent à rire ; Barbaïc, confuse, cacha son visage empourpré dans le giron de sa mère.

« À savoir si Barbaïc voudra de toi, garçon ! » déclara Fanch Koz.

Le Gwénédour répondit résolument :

« Aujourd’hui non ; mais quand je serai noble, savant et riche !... Dites-moi, Marianik, cette apparition...

– Hé ! mon fils, aurais-tu le courage d’y aller ?... Le moine blanc t’enseignerait alors ce qu’il faut faire pour devenir, comme tu le disais tantôt, noble, savant et riche !

– J’y vais ! dit Ewenn, qui se leva.

– Prends garde ! lui cria Kernaham, c’est tenter Dieu ! »

Fanch Koz cita la sentence bretonne :

« Neb a vev en doujanz, Doue, a varvo en he garante ;

Celui qui vit dans la crainte de Dieu mourra dans sa grâce ! »

– Je crains Dieu, dit Ewenn, et le diable aussi, ajouta-t-il en faisant le signe de la croix. Mais je vais à la rencontre du moine blanc sans intentions mauvaises, et s’il me donne le moyen de devenir noble, savant et riche, c’est à ma chère Barbaïc que j’offrirai ces dons merveilleux...

– Présomption ! murmura Tugdual, le gardeur d’oies, en haussant les épaules.

– Bon courage ! » dit Kernivihy.

Le chœur des Yvonne, des Marianik, des Anne-Marie, des Marianne, glapit funèbrement :

« Pauvre garçon ! qui court à sa perdition certaine ! »

Et le chœur grave des Mathurin, Jacques, Yvon, Rio, Hervéou, enchérit :

« Pauvre cher garçon !... C’est égal, pour dur, il est dur cette année ! j’entends le cidre. »

Et tous les gens de Coatzmeur, vassaux du sire de Guergarello, s’unirent en une seule troupe pour vociférer :

« C’est la vérité, il est dur !... Mais Dieu sauve le gentil Ewenn des pièges du Mauvais ! »

Le gentil Ewenn ne s’inquiétait guère de ces doléances.

Il endossa rapidement sa peau de bique par-dessus sa veste et ses grègues, en rabattit le capuchon sur ses cheveux, et suspendit à son cou la courroie de cuir qui retenait sa lyre ; puis il prit son bâton ferré.

Jetant alors un regard dédaigneux sur la vaste salle, vivement éclairée par la flamme de l’âtre et par les torches fumeuses, qui jetaient des reflets rouges sur les meubles, trouant de clartés bizarres les ombres noires, égayant les visages tous tournés vers lui, l’adolescent s’avança vers Barbaïc.

Celle-ci, un peu pâle, mais fière et résolue, se leva et lui tendit la main :

« Ewenn, lui dit-elle de sa voix suave, quand vous le pourrez, vous m’apporterez l’anneau des fiançailles ; en attendant, voici la bague que je vous donne pour engager ma foi. »

Elle prit les ciseaux qu’une chaînette d’argent retenait à son tablier, coupa une mèche de ses cheveux, la tordit et la noua autour du poignet d’Ewenn avec le galon de laine bleu de son corsage.

Cette action hardie souleva quelques murmures, et le vieux Fanch Koz dit à Ewenn :

« Ma fille fait à sa tête, garçon ; mais moi je ferai à la mienne. Au lieu d’aller courir les aventures, tu ferais mieux de venir à la messe avec nous.

– Père, j’assisterai à la messe de l’aurore et à la messe du jour, et pendant que je subirai mon sort dans les ruines de l’abbaye, ma Barbaïc priera pour moi. »

Ayant ainsi parlé, Ewen Ar Gwénédour salua la compagnie à la ronde, sourit à Barbaïc la blonde, et sortit.

 

 

 

II

 

COMMENT EWENN PASSA DIX ANS DE SA VIE À TOUT APPRENDRE

 

 

Tandis que Kernaham et Kernivihy, écuyers de noblesse, et Tugdual, le gardeur d’oies, et le bûcheron Rio trinquaient gaiement avec l’archer Hervéou ; que les pâtours et les métayers buvaient à larges lampées le cidre, un peu dur, mais droit en goût ; tandis que le sonneur de cornemuse, Ar Floc’h, apprenait aux enfants un beau noël gaélique, Ewenn le Gwénédour courait à sa destinée, comme l’avait dit la vieille Marianik.

Il eut bientôt laissé derrière lui la dernière chaumine du hameau, une misérable hutte où, la veille encore, grelottait sur la paille cette pauvre Marianik, amenée par Ewenn au foyer de Fanch Koz, qui souriait maintenant à la flamme claire de l’âtre, et dont la charité du vieux Breton garderait désormais la vieillesse à l’abri de la misère.

Ewenn jeta un regard dédaigneux sur le toit effondré, les murailles crevassées, l’enclos plein de ronces ; puis il eut aux lèvres un joli sourire.

Cette cabane est déserte pour jamais, se dit-il ; Marianik la fileuse ne souffrira plus du froid ni de la faim. Acte charitable donne bon courage !

Il dévala sur un chemin rocailleux, encaissé entre deux talus où croissaient de vigoureux ajoncs que çà et là dominait le tronc difforme d’un saule étêté. Bientôt il fut à l’entrée de la lande, au bout de laquelle s’élevaient les ruines de Saint- Guénolé.

Oh ! qu’elle était sombre et triste, cette nuit de Noël !

Au lieu de ce bleu profond et velouté des belles nuits d’hiver, de cet azur que poudroient d’étincelles de diamant les astres semés à profusion dans l’immensité, le ciel se revêtait d’un linceul de nuages opaques, d’où tombaient en spirales drues des tourbillons de neige.

Et la campagne disparaissait sous un suaire blanc qui effaçait les contours et les angles, changeait les formes et déconcertait le regard.

Les arbres rabougris qui bordaient la lande semblaient couverts d’un réseau d’épaisse dentelle, et des perles de givre diapraient les flexibles rameaux des aulnes.

Près des échaliers, les gros pommiers trapus semblaient des monstres fantastiques aux tentacules énormes rayés de blanc et de noir, et les vieux chênes dépouillés, des spectres à la taille démesurée.

Pas un bruit ne troublait le morne silence, pas même le cri strident de l’orfraie ou le funèbre hululement du hibou.

Les ruisseaux, figés sous un miroir de glace, ne murmuraient plus sur les cailloux, et les petits oiseaux, blottis sous de fragiles abris de mousse, dormaient, attendant que la voix sonore des cloches leur donnât le signal du Gloria.

La plaine s’étendait, vaste et nue, zébrée de grandes ombres noires, et çà et là un pan du manteau immaculé luisait, comme si quelque furtif rayon de lune l’eût argenté.

Sur les côtés de la lande, mais au loin, se dressaient les masses noires des bois, ensevelis de ténèbres, et le chemin coupait en biais ces terrains dénudés, à peine visibles sous la neige, malgré les touffes d’orties et de chardons qui le bordaient.

Ewenn cheminait paisiblement.

Ses veux hardis et calmes sondaient l’obscurité ; de son bâton ferré il frappait les arbustes ; il chantait à demi-voix un noël du vieux temps.

L’enfant ne tremblait pas dans cette solitude, et le silence lourd de cette nuit ne pesait point â son cœur intrépide.

Il avait, cet heureux de quinze ans, la bravoure sereine des consciences pures.

Il ne craigne ni de voir surgir devant lui tout à coup des fantômes agitant des bras décharnés sous le drapeau pourri, ni de voir fulgurer la prunelle sanglante des loups en quête d’une proie.

II ne pensait pas plus aux korrigans dansant en rond sur l’herbe flétrie, qu’à ces terribles lavandières qui tordent au bord des ruisseaux le linceul des morts, et dont la seule vue présage une fin prochaine.

Le vent n’apportait point à son oreille le grincement aigre de la brouette de la Mort et la monotone mélopée des errants de nuit, ces êtres mystérieux qui peuplent le monde quand le soleil est couché.

Il allait droit devant lui, songeant à Barbaïc la blonde, un peu, mais plus encore à ce qu’il apprendrait bientôt de ce moine défunt qui sortait de son tombeau pour recruter un homme au service de Dieu.

Noble, riche et savant !

Dans quelques instants peut-être il aurait obtenu ces trois dons...

Et il marchait plus vite, et la lande se déroulait sous ses pas, comme si le chemin se fût allongé devant lui.

Au centre de la plaine s’élevait une de ces constructions mystérieuses léguées par les druides à l’Armorique, un dolmen gigantesque.

Sur la roche serpentait une guirlande de lierre, et la mousse croissait où le sang humain avait coulé.

Par un phénomène étrange, la neige ne séjournait pas sur ce bloc cyclopéen ; dès qu’elle l’effleurait, elle fondait en minces gouttelettes ; et le feuillage du lierre, les tailles de la pierre luisaient, émergeant de cet océan de blancheur qui noyait tout, épargnant de ses atteintes l’autel sacré.

Là, disaient les superstitieux habitants de Coatzmeur, résidaient des êtres surnaturels qui dansaient à l’abri du rocher, et sacrifiaient aux dieux renversés par le Christ les malheureux égarés dans la lande.

Là s’accomplissaient des mystères redoutables.

C’était un lieu maudit.

Le jour on s’en détournait, et nul durant la nuit n’eût osé s’aventurer aux alentours du monument druidique.

Ewenn lui-même eut peur, lorsqu’il vit de loin cette masse que ne diaprait aucun flocon de neige, surgir, solitaire et majestueuse, du sein du steppe désolé.

Il s’en approcha avec défiance, craignant quelque diabolique méchanceté de ces lutins qui dansent devant les pauvres voyageurs, les épouvantent par leurs grimaces (car le diable est un sinistre bouffon), et finissent par leur tordre le cou.

Heureusement il ne vit rien, sinon l’ombre gigantesque du dolmen qui s’étalait sur la neige, du milieu de la plaine à la lisière d’un petit bois de chênes qu’il devait maintenant traverser pour atteindre les ruines de Saint-Guénolé.

Ici encore les ténèbres étaient plus profondes, et ce n’était plus des lutins, farfadets, korrigans, lavandières et fantômes que le Gwénédour avait peur, mais des loups affamés qui rôdent sous les vieux arbres, en quête d’une proie à dévorer.

Le petit Breton serra plus fort son pen-bas dans sa main nerveuse, et son pas devint plus rapide.

Il fit le signe de la croix en passant devant le dolmen, tourna plusieurs fois la tête, comme s’il eût voulu braver les êtres mystérieux qui hantaient le lieu maudit, et s’engagea sous bois.

Son pied heurta une souche couchée en travers du sentier ; le choc arracha un long gémissement à la lyre suspendue aux flancs d’Ewenn.

La maîtresse corde résonna gravement, et les petites cordes grincèrent.

Ce fut comme un cri de détresse.

Ewenn se mit à courir.

En ce moment, la brise apporta les vibrations lointaines de la cloche sonnant la messe de minuit ; puis soudainement une autre cloche répondit à cet appel.

Le son de celle-là n’était pas clair, sonore, éclatant, comme les volées joyeuses de l’autre, mais, au contraire, sec, fêlé, strident, et la voix de l’airain n’éveillait point les échos endormis.

Le jeune garçon demeura frappé de stupeur.

Qui donc à cette heure, en ce jour, osait faire retentir le bronze, muet depuis deux siècles ?

Qui ébranlait ces cloches, encore suspendues au sommet du clocher de l’abbaye, mais auxquelles personne n’avait touché depuis le jour, d’exécrable mémoire, où l’Anglais avait porté la torche dans la maison du Seigneur ?

Ewenn arriva enfin au terme de son voyage.

Devant lui s’élevaient des masses confuses ; tout à coup la neige cessa de tomber.

Une brusque rafale, une saute de vent déchira les nuages, et par le trou qui se fit dans le ciel s’échappa un rayon de lune dont la blafarde lueur illumina un moment ce qui restait de Saint-Guénolé.

Une terreur superstitieuse envahit l’adolescent.

Une fois encore il se signa en fermant les yeux.

Puis il se hasarda à examiner l’endroit où il se trouvait.

Ce n’étaient que décombres et ruines ; des pans de mur, debout, noirs encore des traces fuligineuses de l’incendie ; des amas de pierres que la ronce enveloppait de son lacis d’épines ; de hautes fenêtres en ogive, aux rosaces délicates, sans vitraux ni verrières ; de grêles colonnettes rayant le vide noir de leur fût svelte et blanc ; des statues décapitées, des tronçons de moulures, des corniches brisées.

Les chauves-souris, effarouchées dans leur pesant sommeil par le bruit des pas, voletaient lourdement, et des engoulevents pépiaient, perchés sur la cime des voûtes lézardées ou blottis dans des niches obscures.

Les tintements de la cloche emplissaient le cloître désert d’une sauvage harmonie.

Ewenn, pâle et les cheveux hérissés, eut une inspiration subite.

Pour commander à l’effroi qui faisait perler la sueur à son front, il prit sa lyre et frôla les cordes d’une main tremblante.

Puis, d’une voix altérée, mais pure et fervente, il chanta les premières strophes du Magnificat :

« Mon âme glorifie le Seigneur.

« Parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante... »

Saisi d’une religieuse émotion, il redevint peu à peu maître de lui-même, et de sa voix puissante et douce, raffermie, accentua fermement la sublime poésie de l’hymne de la Vierge.

Quand il eut achevé, un grand silence se fit.

L’orfraie, les oiseaux nocturnes se taisaient, les chauves-souris, pendues par grappes aux corniches, ne remuaient plus.

Et la brise apportait les notes gaies du carillon de Noël.

Ewenn eut une pensée pour dame Marc’harit et Barbaïc, qui entraient en ce moment à l’église, et pour la vieille Marianik, qui filait son rouet en esprit au coin de l’âtre, surveillant la marmite.

Minuit sonna longuement.

Ewenn tressaillit.

Un bruit léger se fit.

L’enfant vit devant lui, subitement, un moine vêtu de blanc, avec le scapulaire noir sur sa robe, et le capuchon rabattu sur la tête. Une barbe argentée descendait à flots sur le froc ; les yeux brillaient d’une clarté vive sous des sourcils buissonneux ; une expression d’austère tristesse régnait sur le visage, qui n’inspirait point la crainte, mais le respect.

Après avoir contemplé un moment l’apparition, Ewenn fit le signe du chrétien, et fut rassuré en voyant que le moine ne s’évanouissait pas en fumée, car le signe de la croix ne chasse que le démon.

« Homme de Dieu, dit-il alors en ôtant son bonnet, d’où sortez-vous et que voulez-vous de moi ? »

Le moine ne dit rien.

« Homme de Dieu, avez-vous besoin de prières ? »

Même mutisme.

« Homme de Dieu, en ce jour où Jésus est né, si un pauvre pécheur peut quelque chose pour le salut de votre âme, dites-le, je le ferai. »

Une voix grave et sourde, qui paraissait sortir, non point de la bouche du moine blanc, mais des entrailles de la terre, et qui, bien qu’elle fût distincte, semblait venir des profondeurs d’un abîme, répondit enfin :

« Oui, j’ai besoin que les chrétiens implorent pour moi la miséricorde divine. Ewenn le Gwénédour, tu veux être noble, savant et riche. La noblesse est dans ton cœur, la richesse est dans ta main ; fais ton devoir et travaille, ces biens te viendront par surcroît.

– Mais le savoir ? ne put s’empêcher d’interrompre Ewenn, qui tremblait que son espérance fût déçue.

– Tu veux savoir ?... Hélas ! toute science humaine est vaine qui ne s’applique pas à la glorification du saint nom de Dieu !

– J’aime Dieu, je veux le servir, dit le gars, étonné lui-même d’être si hardi.

– Rien ne s’acquiert sans peine, poursuivit le moine blanc. Tu as reçu les dons du Saint-Esprit, sache en profiter ; mais, parce que tu as été secourable, et que tu as exercé au nom de Dieu la vertu de charité, une grâce spéciale te sera accordée. Soulève la pierre tombale qui gît à l’ombre de cette croix, ajouta l’âme en peine en montrant du geste une table de granit aux arêtes frustes ; tu trouveras sous cette pierre une pièce d’or, une seule : prends-la. Tant que tu seras sage, honnête et craignant Dieu, elle se renouvellera constamment et d’elle-même dans ton escarcelle. Va, pars sur l’heure, sans regarder en arrière ; tu entendras les trois messes de Noël à la prochaine paroisse. Dix jours de marche te mèneront à Bourges, et tu commenceras là ta vie d’écolier, que tu poursuivras d’université en université, jusqu’à ce que tu sois las d’étudier et d’apprendre. Et quand tu jugeras que tu sais assez, si tu n’as pas trouvé le bonheur, tu reviendras au village natal : riche, si tu as su gagner la richesse ; noble, si tu as pu gagner la noblesse, et savant, si tu as mis à profit les enseignements de tes maîtres.

– Serai-je heureux ? interrogea Ewenn, qu’une indicible mélancolie envahit à ces paroles qui lui promettaient la réalisation de ses rêves.

– Tu sauras par toi-même si la science donne le bonheur !

La voix allait s’affaiblissant peu à peu. L’apparition s’effaçait lentement. Elle ne fut bientôt plus qu’une forme indécise, puis un nuage, puis une vapeur diaphane, et disparut enfin.

Ewenn souleva la pierre : une pièce d’or brillait dans la poussière. Il s’en empara.

Alors, dominé par une peur affreuse, par une angoisse terrible, abandonnant sa lyre sur le sépulcre qu’il venait d’ouvrir, il s’enfuit.

 

 

 

III

 

COMMENT EWENN DEVINT LE DOCTEUR DES DOCTEURS

 

 

Aux fêtes de Pâques de l’an 1519, il n’était bruit, aux écoles de l’université de Bourges, que d’un écolier tout nouvellement arrivé, qu’on présentait comme un prodige de mémoire et surtout comme un modèle de sagesse.

On le nommait Ewenn, et plus communément le Breton, son nom gaélique étant difficile à bien prononcer.

On le voyait chaque matin assister dévotement à la messe en l’église Saint-Pierre-le-Guillard, près de laquelle il logeait chez une vieille bonne femme, la Solange Bonnet.

Jamais il n’entrait à la taverne. Il ne hantait point les joyeux compagnons qui couraient les lieux de « fraische beuverie » et se divertissaient aux clabauderies, bombances, frairies, chants et danses, qui sont menus plaisirs d’écoliers.

Toujours vêtu simplement de la robe de drap bleu fourrée de poil, il ne recherchait point les ajustements frivoles, dédaignait les rubans, passementeries, cannetilles et broderies, dont ses frères en gaie science ne se faisaient faute de parer leurs atours.

Il faisait l’aumône comme un bon chrétien, allant de sa personne visiter les pauvres et les malades, sachant donner avec sa piécette d’argent la parole amicale et le sourire compatissant qui mettent le baume au cœur des malheureux

On ne l’entendit médire de qui que ce fût, non plus que tenir propos légers ou futiles devisettes.

Il travaillait avec acharnement, assistant aux cours de la première à la dernière minute, et, bien avant dans la nuit, la clarté de sa lampe rougissait le châssis de papier huilé dont l’unique fenêtre de sa chambrette était close en guise de vitrail.

Cette existence austère d’Ewenn ar Gwénédour ne fut pas, dès le premier abord, du goût de messieurs les écoliers, ses confrères,

La jeunesse n’aime guère une conduite qui censure la sienne par l’exemple des privations.

On essaya de détourner le Breton de son obstination tenace au labeur ardu des études philosophiques ; on le voulut entraîner, et, comme il résistait, quelques méchants garnements s’avisèrent de lui jouer de mauvais tours.

Mais ils n’en furent pas les bons marchands, comme on dit.

Le Breton, fort calme et d’une angélique douceur quand on lui baillait la paix, s’émut et se fâcha quand on prétendit le malmener.

Et comme un jour on lui avait par trop échauffé les oreilles, il joua des poings et du bâton, soutint l’assaut d’une douzaine d’agresseurs, distribua maint horion, et fut enfin laissé tranquille, parce qu’on reconnut que ce garçonnet, petit et délié, avait des muscles d’acier sous sa peau blanche, et qu’il était aussi peu endurant qu’intrépide, avec toute sa bonne humeur et sa placidité.

Ewenn, avec les éléments de la philosophie, apprit à Bourges les principes du droit romain, ainsi que les coutumes, les lois, les usages du pays latin.

Il étudiait en même temps la poésie et l’éloquence profane, Horace et Sophocle, Cicéron et Démosthène.

Souvent, lorsque le professeur descendait de sa chaire, l’écolier s’approchait de lui, et tous deux se mettaient à deviser de mythologie ou préparer des notules, scolies et variantes, pour en orner le texte d’un auteur favori qu’ils se proposaient de faire imprimer plus tard en Sorbonne, si la docte Faculté les y daignait autoriser.

L’étudiant du XVIe siècle, on le sait, jouissait de nombreux privilèges.

Aucun propriétaire ne pouvait refuser de lui louer une chambre, dût-il même expulser un plus ancien locataire. Il pouvait contraindre également, sous caution, un maquignon à lui louer un cheval.

Il avait le droit de faire taxer son logis, à Paris, par deux magistrats, en vertu d’une bulle de Grégoire IX ; à Montpellier, par le juge parvi sigilli, en vertu d’une ordonnance du roi Charles IV.

Si le bruit du marteau d’un forgeron, dit Audin, de la roue d’un tourneur ou du chant d’un ouvrier, habitant sous un toit commun, empêchait l’élève de travailler, il pouvait faire donner congé à son voisin incommode, comme écrivent Barthole et Platea, et comme fit Pierre Rebuffi à l’égard d’un tisserand qui logeait à Montpellier, près du collège de Vergier, et qui, levé avec le coq, chantait si haut, qu’il étourdissait tous les professeurs. Ce privilège d’éviction s’étendait jusque sur le manipulateur d’odeurs capables de nuire à la santé de l’étudiant.

L’écolier était exempt de tous services envers l’État ; il pouvait récuser tel de ses examinateurs qui lui était suspect ; il ne payait aucun salaire à ses maîtres, non plus que le moindre impôt à l’État ; si on l’offensait, le coupable était poursuivi d’office, et ses livres étaient insaisissables. Il jouissait de tous les droits civils de la ville où il étudiait, et même, à Paris, par décret d’Innocent IV, il ne pouvait être excommunié.

Avant de se rendre à Paris, où il comptait compléter ses études, Ewenn ar Gwénédour voulut visiter quelques-unes des universités des provinces de France.

Après avoir subi à Bourges les plus brillants examens, il se rendit à Toulouse, la plus ancienne université de France après celle de Paris, fondée par le pape Grégoire IX, en 1223, et où les professeurs possédaient le privilège d’être enterrés avec les éperons, l’épée au côté, l’anneau d’or au doigt.

Il alla ensuite à Montpellier, université également établie par un pape, Nicolas IV, en 1209 ; il y étudia spécialement la médecine.

Il apprit, entre autres choses merveilleuses, que l’on guérissait la léthargie en attachant une truie dans le lit du malade ; qu’un mélange de chair de lièvre, d’œufs de fourmi et d’huile de scorpion provoquait la fièvre dans les cas d’apoplexie, au dire de Gilbert d’Angleterre. Il fut des premiers à s’inspirer des préceptes d’hygiène de l’école de Salerne.

Ewenn passa ensuite à Cahors, à Aix, création des papes Jean XXII et Alexandre V ; puis à Valence, où le dauphin Louis avait institué des écoles ; puis à Nantes, et enfin à Avignon, où pour la première fois il chaussa des souliers rouges, caligae rubrae.

Il vint ensuite à Paris, dont l’Université, soixante-dix ans plus tôt, avait reçu la réforme salutaire du cardinal d’Estouteville, évêque de Maurienne.

Depuis sept ans, Ewenn ar Gwénédour travaillait avec une si rude ardeur, qu’il fut admis sans peine à la collation des différents grades ; il fut donc reçu maître ès arts, bachelier en théologie, docteur en théologie après la soutenance des quatre thèses, docteur in utroque jure. Il soutint avec éclat la thèse aulique, puis la resumpte, et il eut le droit de porter au doigt l’anneau de topaze, de revêtir la robe d’écarlate et le chaperon d’hermine.

Il ne se contenta point de ces titres.

II passa les examens de physiologie, d’hygiène, de pathologie, discuta plusieurs aphorismes d’Hippocrate, commenta les thèses quodlibitaires après la Saint-Martin, soutint pendant le carême la thèse cardinale, et fut déclaré, à la Saint-Louis, docteur en médecine.

Une fois nanti de ces précieux diplômes, au lieu de professer à son tour ou d’écrire quelque beau livre, soit contre les hérétiques, soit sur l’histoire des anciens âges, le Gwénédour parcourut les plus célèbres universités de l’Europe, passant plusieurs mois dans chacune d’elles, et se pénétrant des doctrines particulières qu’on y enseignait.

Il alla donc à Oxford, à Cambridge, en Angleterre ; à Upsal, en Suède ; à Salamanque, en Espagne ; à Prague, en Hongrie ; à Florence, à Pavie, à Pise, en Italie ; à Coimbre, en Portugal ; à Cologne, Heidelberg, Erfurth et Ingolstadt, en Allemagne.

Partout un grand renom de savoir l’accompagnait. On l’avait surnommé le Docteur des docteurs ; on exaltait son mérite, on l’accablait de louanges.

Lui, cependant, ne s’en montrait pas plus orgueilleux.

Mais il s’abreuvait des satisfactions que donne la science ; jamais il n’était rassasié ; il dévorait toutes les productions nouvelles ; il ne cessait d’étudier que pour prier ou dormir ; encore n’accordait-il au sommeil que trois heures chaque nuit.

Et plus il se plongeait dans l’élude absorbante, plus il comprenait que la science qu’on peut acquérir n’est que l’intime partie de celle qu’on n’acquiert jamais, et il se répétait avec amertume le mot de Socrate :

« Ce que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien ! »

Que ne savait-il pas cependant ?

Il savait à fond l’Abacus de Léonard de Pise (Fibonacci), où ce savant du XIIIe siècle détermine les règles de l’algèbre, dont il devait la connaissance aux Arabes, et les traités de mathématiques de Lucas de Burgo, de Jérôme Cardan, de l’Allemand Christophe Rudolph, qui venait d’inventer les signes algébriques, et de maître Nicolas Chuquet.

Il avait étudié la géométrie dans tous les auteurs grecs, Pythagore, Anaxagore de Clazomène, Euclide, et la mécanique dans Archimède.

L’astronomie lui avait révélé tous ses secrets, les observations des Chaldéens, des prêtres égyptiens, de Thalès, de Méton et d’Euctémon. Ces deux derniers, on le sait, observèrent le solstice d’été 432 ans avant Jésus-Christ.

Il se pénétra des recherches de l’école d’Alexandrie, où brillèrent Aristille, Timocharis, Aristarque de Samos ; Hipparque, qui découvrit la précession des équinoxes ; Sozygène, et enfin Ptolémée.

Il n’ignorait rien des découvertes d’Aboul Wefa, de Bagdad.

Mais Copernic, jeune encore, n’avait pas encore publié son admirable ouvrage De revolutionibus orbium caelestium, et l’astronomie n’était, par conséquent, basée que sur de fausses théories.

Il savait en hydraulique ce que Ctésibius et Héron d’Alexandrie lui avaient appris ; mais, en alchimie, il avait épuisé toute la sève des grands maîtres : Geber, Rhazès, Avicenne, Averroès, Roger Bacon, Albert le Grand, Arnaud de Villeneuve, Raymond Lulle, Jean de Meung, l’auteur du Roman de la Rose ; Basile Valentin et Paracelse.

En philosophie, il avait approfondi tous les systèmes connus de son temps, la cosmogonie de Bérose, la doctrine ésotérique des Égyptiens, le sabéisme, l’histoire de Sanchoniaton, les sentences des sept Sages de la Grèce, les écoles ionique, atomistique, pythagorique, cyrénaïque, Platon, Aristote, la physiologie de Zénon, et, dans le monde chrétien, les grands philosophes du moyen âge : Jean Scott, Gerbert, Anselme d’Aoste, Lanfranc, Abailard, Guillaume d’Occam, Henri Goetals et Richard Middleton, Gerson, Clemang, Thomas a Kempis, Pierre d’Ailly.

Pour tout dire, le petit orphelin du village de Coatzmeur, au diocèse de Quimper, le pauvre vassal du pauvre sire de Guergarello, l’enfant recueilli par la charité de Fanch Koz et le protecteur de la vieille Marianik, était devenu un doctor solemnis, un doctor christianissimus, le plus fameux et le plus illustre des savants de son siècle, s’il n’eût constamment et par humilité refusé de briller au premier rang.

Or, un beau jour, Ewenn le Gwénédour disparut de Venise après y avoir soutenu le plus merveilleux tournoi oratoire auquel eût assisté la ville des doges, et l’on supposa généralement que, craignant le courroux de messeigneurs les inquisiteurs d’État pour avoir peut-être hasardé quelque proposition dangereuse, il s’était enfui, ou que le saint-père Clément VII l’avait mandé à Rome pour y jouter contre ses académies de savants.

 

 

 

IV

 

COMMENT, APRÈS AVOIR TOUT APPRIS, EWENN S’EN REVINT ET DÉCOUVRIT QU’IL NE SAVAIT RIEN

 

 

C’était le soir d’un beau jour d’automne. Le soleil arrivait au terme de sa carrière, et ses feux embrasaient de pourpre et d’or l’horizon, où il disparaissait derrière les montagnes, dardant ses derniers rayons d’un incomparable éclat dans le ciel d’un bleu limpide.

Un voyageur atteignait à ce moment le sommet d’une côte.

De là il découvrait, enfoui sous les chênes verts aux puissantes ramures, le coquet village de Coatzmeur, avec ses toits de chaume verdoyants de mousse et brodés de ravenelles, avec le clocher neuf de sa petite église, dont la flèche fleuronnée dépassait la cime des arbres, élevant dans le ciel un coq brillant comme un point d’or.

Cet homme était bien jeune encore, et pourtant ses traits ravagés gardaient une expression d’austère gravité.

Maigre, les épaules voûtées, bien que d’apparence robuste, il avait le visage de la pâleur mate des gens qui ne vivent pas au grand air. Ses longs cheveux noirs, qui encadraient ses joues de boucles épaisses, se mêlaient de fils d’argent.

Il allait à pied, péniblement appuyé sur le bâton de cornouiller que les gens de Bretagne appellent pen-bas, et qui devient en leurs mains une arme redoutable. Il paraissait d’ailleurs, accablé de fatigue.

Son équipement consistait en grègues de drap noir, avec une soubreveste de même étoffe, à revers de toile bise.

À son chapeau une plume déformée pendait tristement, et sa cape, de couleur amadou, témoignait de longs et loyaux services.

Un joyeux sourire éclaira sa figure lorsqu’il aperçut les maisonnettes de Coatzmeur ; puis son regard se porta sur la vaste lande désolée, qui ceignait d’une ligne sombre la lisière des grands bois, que la masse d’un dolmen druidique tachait à son milieu, et au-delà de laquelle, derrière un rideau de saules et fleurs, s’élevait, majestueuse encore dans ses ruines, l’antique abbaye de Saint-Guénolé.

À cette vue, le voyageur ôta son chapeau, comme s’il eût salué le sol natal ; puis il s’agenouilla, baisa la terre et fit une courte prière.

Il descendit un sentier qui courait sur la pente, entre deux haies fleuries d’églantines et d’aubépines, où la viorne s’enlaçait en guirlandes empanachées, lorsqu’il vit venir à lui un homme à la blonde chevelure flottant à la brise, et qui cheminait en jouant sur la cornemuse un sône plaintif.

Le voyageur s’arrêta et sourit :

– Dieu te donne la bonne vesprée, Ar Floc’h, mon ami ! dit-il au sonneur de cornemuse, fort étonné d’être salué de cet inconnu, et qui lui répondit en branlant la tête :

– Merci, mon homme, qui que tu sois, et va bien vite chez ma commère Yvonne boire un verre de cidre, – cette année, il est dur, mais droit en goût ! – car tes pieds sont bancs de poussière et tu dois venir de loin.

– De bien loin, Ar Floc’h, puisque tu ne m’as pas reconnu. À demain donc, et je te payerai cher le plus solennel de tes gwerziou. »

L’étranger continua sa route, laissant le brave ménestrel tout pensif.

Au bas de la colline, deux hommes se promenaient bras dessus, bras dessous, non point vêtus du sayon et des braies, mais ayant le justaucorps armorié et les chausses bouffantes, et sur la tête une toque garnie d’un plumail.

Le jeune homme vint à eux et leur tendit la main droite, s’étant découvert de la gauche.

Bonjour, Kernaham, écuyer de noblesse, dit-il à l’un. Bonjour, Kervinihy, écuyer de noblesse, dit-il à l’autre. M’est avis que vous ne m’attendiez pas. Où fera-t-on, ce soir, la veillée ?

– L’homme, répondirent-ils tous deux ensemble, nous n’aimons pas beaucoup ceux qui arrêtent les gens au passage, et notre nom n’est pas de ceux qui tombent de la bouche d’un vagabond sans être précédé du titre de messire. Allez droit devant vous, chez Marie-Anne, le premier logis à gauche, sous un grand vieux noyer qui date du bon duc Pierre ; notre commère vous baillera une verrée de cidre, dont vous avez grand besoin. Il est droit en goût cette année, mais un peu dur ! »

Ils passèrent avec majesté, continuant leurs devis et fauchant les fleurettes du pré du bout de leurs houssines.

Le voyageur s’éloigna en poussant un soupir.

Un bûcheron sortait du bois, courbé sous le poids d’une énorme fascine.

« Est-ce vous, Rio ? Voulez-vous que je vous aide à porter votre fardeau, mon vieux ? C’est lourd, ces bûches de hêtre ?

– Assez lourd pour vos mains blanchettes, mon maître ! Mais Rio n’a pas encore la septentaine, ses épaules sont solides. Vous verrez ! Venez avec moi jusqu’à ma demeure, et la Guillemette, ma femme, nous versera à chacun notre plein gobelet de cidre. Il est fort, cette année, et droit en goût !...

– Un peu dur ! interrompit l’autre.

– Dur ! qui vous l’a dit ? Ma foi jurée, c’est un peu vrai ; mais n’importe, nous trinquerons.

– Merci, Rio. Ce soir, à la veillée, nous causerons, nous deux ! »

Le village n’était plus qu’à cent pas.

Sur le revers d’un fossé, une douzaine de petits gars s’ébattaient, et le soleil faisait de leurs boucles blondes des auréoles dorées à leurs visages roses.

À la vue de l’étranger, ils cessèrent leurs jeux et se rangèrent en file sur le chemin, leurs pieds nus dans la poussière, et leurs voix argentines clamèrent le charitable :

« Dieu vous garde et vous conduise, vous qui allez sous l’œil de Dieu !

– Bonjour à vous, mes petits, et à vos anges gardiens », dit le voyageur avec un affectueux sourire.

Il appela du doigt l’aîné de la bande, un garçonnet de sept ans à l’œil bleu, hardi et mutin.

« Comment t’appelles-tu ? » lui demanda-t-il.

L’enfant bravement répondit :

« J’ai nom Guénolé, par la grâce de Dieu.

– Et ton père ?

– Tugdual.

– Ah ! Tugdual,... le gardeur d’oies. Eh bien ! petit, me veux-tu conduire à la maison de Fanch Koz ?...

– Le vieux François ? Messire, on l’enterra à la Noël dernière ; il n’est plus de ce monde, et Dieu ait son âme en paix ! »

Le voyageur se découvrit et se signa :

« C’était un noble paysan, dit-il d’une voix attristée, et un bon chrétien, charitable aux pauvres. Dieu le reçoive en son paradis ! »

Il essuya des larmes qui coulaient sur ses joues, et il reprit :

« Veux-tu me conduire à la maison de Barbaïc ?...

– Barbaïc ? interrompit l’enfant. Je ne connais dans tout Coatzmeur qu’une femme, filleule de sainte Barbe...

– Justement, c’est chez elle que je veux aller.

– Alors c’est chez nous, dit joyeusement l’enfant, car Barbaïc, c’est ma mère ! »

L’étranger suivit l’enfant et l’embrassa à peines lèvres, rouge d’émotion.

Puis une expression d’indicible mélancolie se répandit sur son visage, et ses mains, lorsqu’elles eurent lâché le petit Guénolé, tremblaient bien fort.

Il se remit en marche, précédé de l’enfant qui ne cessait de le regarder en tournant la tête, et suivi de toute la bande, qui courait en chuchotant.

Bientôt ils arrivèrent à une chaumière neuve, au chaume jaune, moiré des fleurs blanches du liseron, qui grimpait sur la façade et mêlait ses lianes grêles à des fleurs et des feuillages de toutes sortes.

Un joli courtil s’étendait devant ce logis propret ; des poules picoraient sur le tas énorme de paille amoncelé sous des arbres, des chats se poursuivaient sous les hangars ; où séchait la provision de bois pour l’hiver.

Un panache de fumée bleue ondoyait au-dessus de la cheminée.

Devant la porte, un paysan déchargeait un âne des sacs de blé qu’il portait, et sur le seuil une jeune femme se tenait debout, un enfant dans ses bras, une fillette attachée à sa cotte, et souriant à son mari, qui revenait du marché voisin.

L’étranger, de l’échalier du jardin, s’écria :

« Je vous salue, Barbaïc, et vous aussi, Tugdual, et toute la compagnie !... »

Barbaïc regarda.

« Ewenn ! s’écria-t-elle.

– Ah ! dit Ewenn, vous êtes la seule à m’avoir reconnu, Barbaïc ! »

Il vint à elle et embrassa les enfants, tandis que l’honnête Tugdual lui souhaitait cordiale bienvenue.

Entre ces braves gens, nul embarras.

Chacun avait choisi son lot, et nulle trace de regrets n’existait, non plus que la sombre colère.

Quand ils eurent échangé quelques bonnes paroles d’amitié, Tugdual alla quérir dans la cave un pichet de cidre, remplit trois verres, puis choquant le sien contre celui d’Ewenn :

« Ami Ewenn, dit-il, bois ; il est un peu dur, mais droit en goût !...

– Êtes-vous heureux ? demanda Barbaïc.

– Je suis savant, mais non point noble ni riche, ma chère. Pierre qui roule n’amasse pas mousse. J’ai étudié tout ce que les hommes enseignent, et je n’en sais pas plus long que votre petit Guénolé, qui ne sait que son catéchisme. Et vous, Barbaïc, êtes-vous heureuse ?

– Oui, Ewenn. Je vous ai attendu un an ; puis, voyant que vous ne reveniez pas, j’ai rendu ma promesse de fiancée à l’autel de la Vierge Marie, et pour obéir à mon père Fanch Koz et à ma mère Marc’harit, – Dieu les ait en son giron ! – j’ai épousé le brave Tugdual. Il y a neuf ans de cela. Il est bon mari...

– Et vous êtes une bonne femme, Barbaïc, une bonne femme et une bonne mère...

– Sans être riches, nous avons notre suffisance. Le bon Dieu nous a envoyé un enfant chaque année, et plus il en viendra, plus nous serons contents.

– N’en faites pas des savants, mes amis. Qu’ils restent paysans, qu’ils sachent aimer Dieu, l’honorer et le servir. »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Un mois plus tard Ewenn ar Gwénédour entrait comme novice dans un monastère, où il vécut une longue vie, entièrement consacrée à écrire des livres pour la gloire de Dieu, et où il mourut dans un âge avancé, sans avoir jamais revu le moine blanc, dont il avait tiré l’âme du purgatoire.

 

 

 

Charles BUET, La légende du mont Pilate et autres contes, s. d.

 

 

 



1  « La mineure de Traon-al-Lann a demandé à revoir sa mère et à lui parler, tant elle éprouvait de douleur de sa perte. »

2  Sône, chant joyeux ; gwerz, chant guerrier.

 

 

 

 

 

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