Guy Main-Rouge

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BUET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Madame la vicomtesse Alix de Janzé, née Choiseul-Gouffier.

 

 

PATRICE.                  

Tiennette ! Tiennette ! la légende

de Main-Rouge.                            

TIENNETTE.                

Il y avait une fois, dans le château

même où nous sommes...              

CHARLES BUET, le Prêtre.     

 

 

 

 

I

 

 

D’une cloche fêlée qui sonnait en la neuvaine de Noël

sans que personne tirât la corde ou fît mouvoir le battant.

 

 

Si vous aimez ces belles chroniques du moyen âge, toutes pleines de chevaliers bardés de fer, de gentes châtelaines en surcot d’hermine, de pages aux blonds cheveux bouclés, d’écuyers et de nains, de palefrois et de haquenées...

Si vous aimez les donjons à oubliettes, les manoirs branlants à mâchicoulis et à barbacanes, les douves tapissées d’herbes folles, les préaux gazonnés, les tours trapues, les créneaux et les meurtrières...

Si le moyen âge de convention, composé de toutes pièces par les romanciers et les poètes, a séduit votre imagination.

Si enfin vous croyez aux sorciers, aux stryges, aux goules, aux revenants, – allez dans mon beau pays de Savoie, tout parsemé de ruines féodales, de châteaux construits comme des nids d’aigles au sommet des rocs, de forteresses démantelées où de splendides écussons, frustes, élimés, timbrent l’ogive des porches profonds.

Allez en Savoie ! Dans ces vallées alpestres, aussi poétiquement belles que les glens d’Écosse, plantées de forêts ombreuses, arrosées de torrents blancs d’écume, on vous contera comment saint Jacques enchaîna et mit sous le joug un ours, qu’il força à labourer sa terre, – lequel ours n’était autre que Satan...

On vous contera la légende de la dame blanche de Salins, qui institua le pain de mai ; celle du mille et unième pont bâti par le diable ; celles du farfadet des Urtières, des verpillons de Saint-Julien, des cloches du lac de Sainte-Hélène, et cent autres aussi véridiques, desquelles, au surplus, la morale est facile à déduire.

Le soir, à la veillée, dans l’étable où les ménagères filent au rouet, où les vieilles tricotent, où les hommes travaillent le bois de fayard en sabots, en écuelles, en pauches, en mortiers à sel, tandis que les vaches rousses et les grands bœufs blancs ruminent sur la litière, on narre ces légendes jolies que recueillent force archéologues et menus savants, pour les alourdir de textes, citations, chartes, documents, parchemins, exhumés à grand tapage de la vénérable poussière où dorment les fastes du temps jadis.

Est-ce donc en Savoie que j’ai trouvé cette chronique de Main-Rouge ? Peut-être. Je n’ose affirmer, par crainte et respect de messieurs les archéologues et antiquaires, lesquels me sommeraient de fournir preuves, manuscrits, originaux et palimpsestes ; de quoi je serais fort empêché. Il est certain que je n’en ai vu trace dans aucun livre, pas même dans le très judicieux, très complet et très amusant recueil de traditions populaires publié par feu mon ami Antony Dessaix.

Mais l’histoire vaut une préface.

Pendant le funeste hiver de 1870, en plein mois de décembre, je passais quelques jours chez un ami d’ancienne date, qui habite dans un repli des Alpes, au sommet d’un escarpement de rochers, un ancien prieuré bâti tout auprès d’un joli village.

On ne s’amusait guère en ce moment-là. Tous les hommes valides étaient à l’armée, et nous attendions nous-mêmes qu’on nous appelât sous les drapeaux. Chaque jour, le valet de ville, au petit chef-lieu de la province, venait languissamment afficher de lamentables dépêches, autour desquelles s’amassait la foule : mères éplorées, veuves en deuil, tristes jeunes filles, vieillards assombris et moroses.

On apprenait alors que quatre uhlans avaient emporté sans coup férir une ville de cinquante mille âmes, que trois artilleurs avaient écharpé un mulet prussien, que dans un engagement trois ennemis avaient été blessés ; et toujours, pour conclure, cette phrase fatale : « Les troupes, dont le moral est excellent, se replient en bon ordre ! »

Il y eut aussi l’aventure des cercueils de drap d’or, et le voyage bizarre de cet homme, inconnu la veille, qui s’en allait en ballon à la recherche du gouvernement, et qui, chargé de fourrures, ayant bon feu, bon gîte et le reste, faisait héroïquement, tout seul, des pactes avec la victoire ou avec la mort.

Et dans les campagnes presque désertes les femmes se désolaient, les vieux soupiraient en songeant aux victoires de l’ancien temps, les enfants pleuraient leurs pères envoyés à l’ennemi, sans pain, sans feu, sans vêtements, et qui se battaient sans espoir.

On avait donc désappris le rire ; on vivait dans les angoisses de l’incertitude, les regrets amers de l’impuissance, la colère indignée et la douleur inconsolée. On oubliait le jour écoulé, on ne rêvait plus au jour à venir. Attendre, attendre encore, et savourer l’âpre jouissance de la déception : telle était l’existence pesante de ceux qui restaient au foyer.

Ce soir-là, nous étions cinq ou six autour de la table hospitalière d’Alphonse.

Un grand feu pétillait dans l’âtre. La lampe éclairait la nappe bise, les faïences à fleurs vertes, les gobelets de verre moulés ; et le vin clairet, dans les carafes, avait des reflets ambrés.

Mais aucun des convives n’était gai : ni Alphonse, dont le fils aîné gisait sur un grabat d’ambulance ; ni le curé, dont les neveux se désespéraient au fond d’une forteresse de la Silésie ; ni le professeur Danne, en deuil de son frère le chirurgien ; ni le maire du village et son adjoint, qui venaient d’obérer la commune d’une grosse dette.

On causait des récentes dépêches ; on commentait les journaux.

La guerre ! la guerre ! et toujours la guerre !...

Qu’importait le reste ?

Et nous avions honte d’être là, au chaud, les coudes sur la table, avec cette odorante soupe aux choux qui fumait dans la soupière d’étain, avec ce vin léger, frais et piquant, tandis que là-bas nos soldats, les pieds nus dans la neige, l’onglée aux doigts, guettaient sous les grands bois dépouillés quelque horde d’envahisseurs.

Le repas touchait à sa fin, lorsqu’un pas pesant retentit sur le plancher du corridor. Et de la cuisine vinrent de grandes exclamations, des voix étonnées, des rires sonores. Puis la porte de la salle s’ouvrit, et mon père parut sur le seuil, en habit de chasse, botté et harassé de fatigue.

« Tiens ! s’écria notre hôte, heureux de la diversion que cette visite imprévue apportait dans notre causerie ; tiens ! par quel hasard ?... à cette heure ? par ces chemins ? Qu’arrive-t-il donc ?

– Il arrive, mon cher ami, que le conseil de révision se réunit demain, dès le matin, et qu’un gendarme est venu porter l’ordre à mon fils de s’y rendre : on lève la garde nationale mobilisée...

– Diable ! ça va mal...

– Très mal. Aussi n’ai-je pas hésité : j’ai pris le train, et je suis venu à pied de la station.

– Deux lieues ?

– Deux pour venir, et deux pour m’en retourner ; car, si nous voulons prendre le train de onze heures, il faudra partir dès que j’aurai soupé. Les chemins sont impraticables aux voitures, et je ne me soucie pas d’arpenter à pied les vingt kilomètres qui nous séparent de la ville. »

On se récria. Il y avait des lits au prieuré. Je pouvais bien partir seul. En somme, le conseil de révision n’attendait que moi... Et quels que fussent les raisonnements et les objections de mon père, il fut décidé qu’il coucherait chez Alphonse et reviendrait à la maison le lendemain.

Il y consentit, lorsque le curé et le maire eurent déclaré qu’ils m’accompagneraient à la station. La route était couverte de neige. Je connaissais mal le pays, et je pouvais m’égarer dans les marais.

« Vous n’auriez, dit le curé en riant, qu’à rencontrer un loup ou deux !

– Voire un ours », ajouta l’adjoint.

Le maire, d’un ton mystérieux :

« C’est aux approches de la Noël qu’on entend la cloche fêlée de Main-Rouge, et que le chevalier à la main sanglante erre dans la campagne. »

Ces mots me donnèrent un frisson de terreur. Je ne suis pas de ceux qui croient que les hommes sont soustraits à l’action du monde surnaturel.

Nous partîmes donc, après de copieuses libations d’un punch aromatique, destinées à combattre le froid.

C’était une de ces nuits d’hiver, très noires, où le ciel ressemble à un immense drap mortuaire, çà et là piqué d’une paillette d’argent. La terre, avec son linceul de neige immaculée, soulevé de boursouflures molles, rayé d’une ombre grise dans les creux, offrait une vaste étendue blanche et blafarde ; les arbres chargés de flocons, les buissons ensevelis, avaient l’aspect de fantômes.

Le torrent coulait à pleins bords dans son lit hérissé de roches, et ses eaux fangeuses, bouillonnant en flots d’écume, rayaient d’un ruban noir la plaine toute blanche, entourée de montagnes bizarrement déchiquetées en arêtes et en pics.

Un silence morne régnait, parfois interrompu par le huement strident d’une chouette à demi gelée ou l’aboi rauque d’un chien endormi dans une étable et subitement éveillé par nos voix.

Car nous causions, tout en marchant d’un pas allègre. Le paysan portait un falot allumé, qui traçait devant nous un orbe de lumière. Le curé, la soutane retroussée, allait rapidement, sans plus se soucier de la neige, où il enfonçait jusqu’aux genoux.

Le val que nous traversions est sauvage, bordé de petits bois de sapins d’un côté, et de l’autre, descendant par une pente rapide, obstruée de broussailles et de ronces, jusqu’à la rive caillouteuse de la rivière.

À la cime d’un escarpement dénudé, auquel on n’accède que par un étroit sentier taillé dans le granit, je vis tout à coup se dresser un amas de ruines : des pans de murs tailladés, une tour largement éventrée, un monceau de décombres couronné d’un arceau en ogive. Ces pierres luisaient dans la nuit ; la neige en dessinait les lignes étranges.

Le maire dit ce seul mot :

« Main-Rouge ! »

À ce moment nous nous taisions tous les trois, impressionnés par la tristesse morne des choses extérieures.

Et soudain je me sentis pâlir, parce que j’entendis, déchirant l’air, un son lamentable, sec, sinistre, le tintement d’une cloche fêlée, – d’abord étouffé, puis prolongé, puis éclatant.

Et le maire, faisant le signe de la croix, murmura :

« La cloche fêlée de Main-Rouge ! »

Le curé, sans manifester le moindre étonnement, psalmodia d’une voix haute, un peu altérée :

De profundis clamavi ad te, Domine : Domine, exaudi vocem meam !...

Et il récita tout le psaume.

J’avais peur. Je n’osais lever les yeux vers les ruines du manoir, et je sentais la bise âpre glacer sur mon front la sueur qui l’inondait. Mais je voulus, comme il convient, prendre la chose en plaisanterie ; et, surmontant mon émotion, je demandai :

« Il y a donc une cloche dans ce nid de hiboux ?

– Oui, dit le maire, une cloche fendue et sans battant.

– Et qui frappe sur le bronze ?

– Qui ?...

L’accent de mon ami me parut assez ironique.

Il poursuivit :

« Ne raillez pas les choses que vous ne pouvez ni comprendre ni expliquer, intervint le curé. Vous autres, gens de Paris... »

Et ces mots furent prononcés avec une inexprimable moquerie.

« Vous ne croyez à rien, ou plutôt vous feignez de ne pas croire. J’aime les légendes, et je recueille volontiers celles que répandent les traditions populaires. Il y a quinze ans que je suis dans cette paroisse. Tous les ans, pendant la neuvaine de Noël, j’ai entendu conter celle de la cloche fêlée de Main-Rouge...

– Mais enfin, qu’est-ce que la cloche fêlée de Main-Rouge ? et qu’est-ce que le chevalier à la main sanglante ? »

Nous sortions du val. Il nous restait une lieue à faire avant d’atteindre la gare ; et le curé, au long de cette lieue, me narra la légende pittoresque à laquelle ce premier chapitre a servi de préambule.

 

 

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II

 

 

Pourquoi le sire de Champlaurent ne s’en allait pas

guerroyer avec le bon comte Vert.

 

 

En l’année de l’Incarnation de Notre-Seigneur 1365, sous le pontificat du pape Innocent VI, Louis V étant empereur, Jean le Bon roi de France et prisonnier des Anglais, la comté de Savoie appartenait à Amédée VI, qui venait de recevoir les titres de prince et de vicaire perpétuel du saint Empire, et qu’on avait surnommé le comte Vert, depuis le célèbre tournoi du Vernay. Il avait alors quatorze ans. On le vit dans la lice « couvert d’armes vertes, le haut plumail sur le casque vert, le destrier orné d’un caparaçon vert à grosses campanes d’argent. »

Ce prince chevaleresque, bien qu’il prît part à toutes les guerres de ses voisins, aimait les fastueux divertissements de son époque. Il fut, après le sacre du roi Jean à Reims, de ce fameux voyage d’Avignon pour lequel on avait embauché tous les félibres, tous les troubadours de Provence et de Languedoc, et qui « ruina chaque chevalier pour dix ans, chaque vilain pour trente et plus ».

Quand l’Empereur vint à Chambéry recevoir l’hommage féodal du comte de Savoie, il fut « conduict en la grande salle du chasteau, où on l’assit pour le repas. Amé le Verd et ses barons, disent les Grans Chroniques de Savoie, le servoient chevauchant de grands et braves coursiers, et portoient les viandes, dont aucunes estoient dorées : y avoient jà ceste fontaine de vin blanc et cleret qui ne cessoit ny nuict ny jour de jeter vin ».

Durant ce règne, où la chevalerie fut en grand honneur, où les nobles couraient tous les champs de bataille, où la cour du prince le suivait partout, se déplaçant à grands frais, il ne restait dans les châteaux juchés à la cime des rocs que les seigneurs trop pauvres pour faire bonne figure parmi leurs pairs, ou trop sages pour se mettre sur les épaules les prés et les moulins de leurs pères, ainsi que le devait reprocher, deux siècles plus tard, à ses contemporains, le chroniqueur Brantôme.

Hauts barons et vavasseurs, escortés d’écuyers et de pages, à la tête de leur bande d’archers, d’arbalétriers et d’argoulets, allaient de tournoi en tournoi. Pour la guerre, ils convoquaient l’host de douze lances.

Or, parmi les nobles de Savoie qui vivaient dans leur manoir au lieu de suivre le glorieux étendard du comte Vert, se trouvait Guy le Féal, seigneur de Champlaurent, dont l’absence avait été souvent remarquée, à ce point que les sires de Capré, de la Chambre et de Menthon, grands amis de son père défunt, dirent un jour devant le prince :

« Il faut que cette race des le Féal soit éteinte, ou que la baronnie soit tombée en quenouille ! »

Hélas ! la baronnie de Champlaurent n’était point tombée en quenouille : c’était pis !

Feu Gilbert, troisième du nom, père de Guy, – car chez ces le Féal les aînés de la maison portaient alternativement les prénoms de Gilbert et de Guy, – ayant naguère suivi à la croisade le dauphin abdicataire du Viennois, Humbert II, mourut à Rhodes, le même jour que la dauphine, non pas comme ses aïeux, la lance au poing, la cuirasse au dos et le heaume en tête, mais sur un grabat d’hôpital, entre deux cadavres de pestiférés.

Il ne laissait d’autre postérité qu’un tout petit enfant, né dans la nuit de la Toussaint au jour des Morts, à l’heure même où des mercenaires, conduits d’Italie en France par un condottiere, mettaient à sac et pillage le manoir de Champlaurent.

Ce pauvre petit Guy, venu au monde à la lueur de l’incendie et baigné dans le sang avant de recevoir l’eau sainte du baptême, garda l’impression physique de ces évènements sinistres. Et dame Godelive, sa mère, frappée elle aussi d’une impression ineffaçable, éleva l’enfant dans l’horreur de la guerre, du sang et des armes.

À vingt ans, Guy le Féal était donc un grand jeune homme pâle, émacié, frêle et délicat. Jamais un frais coloris de rose n’avait adouci la pâleur mate de ses joues. Ses yeux, d’un bleu sombre, brillaient au fond de l’orbite cave, sous le trait subtil et arqué de sourcils dont le noir de jais contrastait étrangement avec le ton morbide de la peau et l’éclat doré des cheveux blonds, se déroulant en longues boucles.

Inhabile aux exercices du corps, faible, sujet à des accès d’une maladie bizarre, qui le plongeait dans un marasme affreux, Guy le Féal n’était qu’un doux et tendre rêveur, mieux fait pour frôler de ses doigts effilés les cordes d’un luth, pour chanter d’une voix tendre des tensons et des virelais, pour feuilleter distraitement le parchemin des volumes enluminés, que pour parader sur un coursier enharnaché de velours et de plumes ou se battre à la tête d’un escadron, l’acier miroitant du plastron sur la poitrine et les lambrequins d’azur et d’argent voltigeant sur le casque damasquiné.

Il n’aimait point les déduits de la chasse. Jamais on ne le voyait, le faucon chaperonné sur le poing, voler aux hérons des marais, ni courre, en justaucorps de buffle, sur un noble palefroi à chanfrein de fer, le cerf et le daim.

Il vivait solitaire dans sa tour, entouré d’instruments de musique et de livres, au grand désespoir de son écuyer, Leufroy le Féal, vieillard octogénaire, qui restait seul vivant et sans postérité d’un rameau éloigné de la maison de Champlaurent.

Même il eût fait un mauvais moine ; car il fallait alors de ces apôtres à la parole ardente qui prêchaient au coin des bornes, et qui, ne redoutant pas le fracas des batailles, couraient le monde à la suite des armées.

Ce Guy n’avait ni force, ni volonté, ni puissance, et ne subissait d’autre influence que celle d’êtres aussi faibles que lui.

La veuve de Champlaurent, dame Godelive, n’était pas, en effet, une de ces robustes et fières châtelaines de l’âge de fer, qui gouvernaient leur maison comme une bastille, et leur seigneurie comme un royaume.

On ne la voyait point chevaucher sur les routes, en habit de chasse, escortée d’une troupe nombreuse de cavaliers ; ses mains délicates ne maniaient que l’aiguille, et non le couteau à poignée de corne de cerf ; elle ne ressemblait enfin ni à la vaillante Clorinde ni à l’intrépide Bradamante, ces héroïnes dignes de porter les éperons d’or des chevaliers.

Dame Godelive vivait obscurément en son logis, filant sa quenouille ou brodant sur le fin canevas, en fils d’or, d’argent et de soie, les croix, fasces, pairles, quintefeuilles, trescheurs, huchets, badelaires et animaux héraldiques des cent vingt écussons de son pennon généalogique.

Hormis filer et broder ou dénombrer les alliances de son parage avec des lignées illustres, la bonne dame ne savait rien, si ce n’est prier Dieu et le servir.

Elle ne perdait mie son temps en joyeusetés profanes, récitant ses oraisons quand d’aventure elle restait seule, ou se faisant lire par Jacquelin Gaucher quelque savant Epitome de moine, conservé en sa librairie, avec deux ou trois riches manuscrits sur vélin, depuis la mort du chapelain damp Ildefonse, endormi en la paix du Seigneur le jour de la Saint-Michel 1359.

Les pauvres qui venaient, chaque matinée, querir la soupe au grand portail du donjon, et que la noble baronne se glorifiait de servir de ses propres mains, sachant aussi dire à chacun cette parole douce qui double le prix de l’aumône, la voyaient toujours en deuil de son époux et maître : une robe de serge noire, un surcot de drap composaient tous ses atours, avec le long voile d’étamine posé sur la cornette blanche des veuves. Et sur les plis de la jupe se détachait en émaux brillants le blason des Champlaurent : de sinople au gril d’or, à la bande de gueules brochant sur le tout.

Ce Jacquelin Gaucher, qui lisait parfois à la châtelaine une page ou deux des livres sacrés, n’appartenait pas au sang des le Féal.

Des bonnes gens du village, un matin, quinze années en çà, le trouvaient sous le baptistère. Et comme dame Godelive voulait à son cher petit Guy, encore enfantelet, un compagnon aimé, elle adoptait l’orphelin et l’élevait auprès de son fils, croyant qu’elle lui donnait un frère.

Mais quel frère mauvais et pervers !

Jacquelin Gaucher, frêle et pâle comme Guy, déguisait sous une hypocrisie précoce une âme profondément corrompue.

Il réchauffait dans son cœur tous les serpents de l’envie, jalousait l’ami des primes heures de sa vie, enviait ses biens, son nom, son titre féodal, détestait sa mère pour tous les bienfaits qu’il en avait reçus.

Avare et cupide, il thésaurisait les angelots d’argent que dame Godelive, aux jours de fête, lui donnait ; et tandis que Champlaurent vidait son escarcelle entre les mains des pauvres, chercheurs de pain, mendiants et loqueteux, lui feignait de se dépouiller pour cette populace, et mettait sa monnaie en lieu sûr.

Souventefois il descendait au village, en la mâle compagnie de soudards, vagabonds de passage, palefreniers d’écurie et autres gens de franches lippées, avec lesquels humant le piot dans les tavernes, il s’enivrait de façon honteuse, passant des nuits à jouer aux dés, voire aux tarots égyptiaques, tout ainsi que brelandier de Bohême, ou bien à entendre chansons et devis déshonnêtes, qu’il retenait mieux que prêches et sermons.

Or dame Godelive, qui chérissait cet ingrat, ignorait, pour son malheur, ces vices que le galant dissimulait avec habileté.

Elle le grondait parfois pour des étourderies de garçonnet espiègle ; mais elle souriait tout aussitôt et calmait le jeune homme par un tendre propos, dit avec la bonté maternelle.

Elle ne voyait pas que peu à peu son Guy se plaisait à discourir avec Gaucher seul à seul, et sortait souvent du manoir à la nuit tombée, malgré les ordres sévères du cousin Leufroy.

Celui-ci, tout vieux bonhomme qu’il était, savait commander et se faire obéir. Malgré les cheveux blancs et les rides, il avait encore la figure martiale.

À ses épaules voûtées, la casaque de buffle et le haubergeon d’acier ne pesaient pas plus qu’un tabart de velours ; et, bien qu’il eût mis l’épée au clou en atteignant la septantaine, il maniait encore d’une main ferme l’estoc et l’épieu, daguant un cerf d’un seul coup et brisant force lances sur la quintaine, sans jamais faire virer le mannequin sur son pivot.

Leufroy le Féal avait charge de tutelle sur le jeune seigneur Guy.

Dame Godelive s’en remettait à lui d’exercer les droits seigneuriaux ; il percevait dîmes et redevances, péages, lods, cens, aubaines et le reste. Il rendait la justice et jugeait les procès : à la fois sénéchal, majordome et mestral.

On l’aimait beaucoup, on le craignait un peu. C’était un homme juste, franc, bon aux faibles et aux petits, mais rude aux forts et de difficile composition.

Depuis longtemps il se méfiait de Jacquelin Gaucher, et n’attendait que la belle occasion de le prendre au piège, comme on y prend le renard en maraude.

Quand enfin nous aurons pourtraicturé la Josephte, chambrière de madame, vieille corpulente, accorte, d’humeur gaie, dont la langue n’avait pas une seconde de repos du lever au coucher du soleil, été comme hiver, d’une Pâque à l’autre ; et Tiennet, page de monseigneur, petit brunet aux yeux de braise, malin autant qu’un singe, leste comme un écureuil, rieur à égayer une cour de parlement, nous aurons fait ample connaissance avec toute la famille le Féal.

Car, pour le menu fretin, écuyers, varlets, valetons, couteliers, archers, queux, pastours, lavandières, fileuses, galopins de cuisine et buandières, encombrant les salles basses, il convient d’avouer que nous n’en avons cure.

 

 

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III

 

 

Comment dame Godelive voulait marier messire

Guy le Féal son fils, et le rendre heureux malgré lui.

 

 

Or donc un soir d’automne, à l’heure où le soleil étend une écharpe d’or sur les cimes rougeâtres des Alpes, dame Godelive et toute sa maisonnée prenaient le frais sur la haute plate-forme du donjon de Champlaurent ; car c’était jour de dimanche, et l’on devisait, après vêpres, en attendant le souper.

La châtelaine, assise sur un escabeau, tout auprès de la couronne de créneaux dentelés qui ceignait la tour, appuyait son coude sur la margelle de pierre, et de là laissait errer son regard sur la vallée.

Ses longues manches, doublées de menu vair, pendaient jusqu’à terre ; la bise agitait le voile attaché à son hennin grillagé d’argent ; sa main droite jouait distraitement avec les cordons de son aumônière.

Auprès d’elle Tiennet, Josephte, debout, se parlaient à voix basse, amènement : le page, tout fier de sa jaquette verte, armoriée du gril d’or ; et la chambrière, imposante avec ses cottes de futaine rouge et son vaste escophion aux ailes plusieurs fois repliées.

La bonne vieille n’interrompait ses propos que pour réciter dévotement une patenôtre, à seule fin de ne point laisser sa langue sécher dans sa bouche, et alors le gentil garçonnet lançait de petites pierres aux corbeaux qui tournoyaient dans l’air en noires escouades.

À l’autre bout de la plate-forme, près de l’échauguette, messire Guy, rêveur, les bras croisés sur la poitrine, ses beaux yeux bleus grands ouverts, demeurait absorbé dans une mélancolique rêverie.

Son pourpoint et ses chausses d’écarlate dessinaient ses formes sveltes. Une chaîne d’or soutenait à son col une médaille précieuse ; une dague mignonne, suspendue à sa ceinture d’orfèvrerie, battait sa cuisse ; enfin il avait de ces longs souliers à poulaine recourbée qu’on portait déjà à la cour de France.

Le vieil écuyer, Leufroy le Féal, allait et venait du touron à l’échauguette, faisant sonner le pas sur les dalles de grès. Bien qu’il fût déjà de l’autre siècle, il avait grande mine, se redressait robustement, et portait avec aisance la cuirasse de buffle, les jambards et brassards d’acier, le flamard à la large lame et le gorgerin ; car un véritable soldat n’abandonne jamais son harnois de bataille.

Sauf dame Godelive, qui pourtant n’était pas de poétique nature, aucun de ces gens-là ne regardait l’admirable site qu’on découvrait du haut de ce nid d’aigle.

D’abord le châtel, masse imposante de pierre brunie par les années, avec ses tours et ses tourelles percées de meurtrières et d’ogives, ses courtines reliant les corps de logis, les mâchicoulis suspendus au-dessus des poternes, les toits aigus, d’ardoises papelonnées et sommés de girouettes seigneuriales.

D’en haut l’on voyait aussi le préau, son pavé cerclé d’herbes folles, son puits à puissante armature de fer forgé.

La fumée des cuisines ondoyait sur le toit des communs, tapissés d’un lierre épais, égayés par des guirlandes fleuries de clématite ; et par delà, entre deux saillies du rempart, un petit jardinet penchait sur la douve pleine d’eau saumâtre ses corbeilles de fleurs.

Le manoir couvrait tout le plateau, et semblait faire corps avec le massif de granit qui le supportait, rocher abrupt taillé à larges pans, sans autre broderie que des touffes maigres de saxifrages poussées dans les creux. Il commandait la vallée, assez étroite, et dominait le village de Champlaurent, bâti sur la pente de la montagne, au-dessous d’une forêt de chênes et de mélèzes.

Là-bas le torrent bondissait, noir, moiré d’écume, entre ses rives bordées de saules. Des champs jaunis, des prairies où paissaient vaches et brebis, des bois de trembles au feuillage argenté, s’étendaient entre l’eau fangeuse de la montagne vêtue de broussailles, dont la cime, ciselée en pics aigus, se profilait dorée sur le bleu sans tache d’un ciel de septembre.

En ce jour de fête, on ne voyait point les vassaux de la baronnie épars dans les terres, labourant à la charrue. Les seuls pâtours menaient leurs bêtes au pré.

Les autres, assemblés autour de l’église, dont le clocher brillait sur les frondaisons sombres des châtaigniers, s’occupaient des affaires de la commune, tandis que les ménagères, au cimetière parsemé de croix, allaient de tombe en tombe parler aux morts qu’elles avaient chéris.

Mais où donc se tenait Jacquelin Gaucher, gai compagnon du petit baron Guy, qu’il manquait à cette réunion de famille ?

Était-ce pour cela que dame Godelive fixait les yeux sur la route poudreuse côtoyant le torrent ? pour cela que le noble Guy rêvait silencieux, et que le vieux Leufroy, les sourcils froncés et l’air rébarbatif, arpentait d’un pas impatient la terrasse de la tour de guette ?

Le vent déroulait à plis en spirales la bannière verte de Champlaurent, tout comme si la maison eût été en joie et liesse. Pourtant le page étourdi ne riait que du bout des lèvres ; Josephte entrecoupait d’oraisons ses devis diffus, prolixes, pérorant à tort et à travers.

Tout d’un coup le vénérable écuyer, s’arrêtant net au pied d’un mât où flottait la banderole à deux pointes, proféra d’un ton colère cette exclamation :

« Par les doigts de monsieur saint Jean-Baptiste !... »

À quoi Josephte effarouchée répondit par cette oraison jaculatoire, murmurée avec ferveur :

« Benoît Joseph, époux de madame la Vierge, m’assistez-vous ? »

Le page baissa le nez sans mot dire, puis défripa les plis de sa jaquette ; et dame Godelive, détournant la tête, haussa les épaules, soupira et joignit les mains.

Guy le Féal seul ne bougea mie, et continua son rêve, les yeux ouverts, comme si un enchanteur invisible l’eût mué en statue.

Alors sa mère l’appela :

« Guy, mon fils ! »

Il ne répondit pas.

« Le malheureux enfant, reprit-elle, ne voit ni n’entend !... Ah ! ce sont là présages funestes !... Voici que sonne la vingtième année. »

Leufroy le Féal s’avança vers le seigneur :

« Champlaurent, lui dit-il avec rudesse, m’est avis que ma très honorée dame vous a appelé ! De mon temps, les fils pratiquaient la vertu d’obéissance.

– Oui, Guy, mon Guy chéri, ajouta la châtelaine d’une voix aussi douce qu’une caresse, il me plaît que vous veniez près de moi. »

Le jeune homme parut enfin s’éveiller du songe qui l’obsédait. Il décroisa ses bras, et, s’adressant au vieillard :

« Cousin Leufroy, prononça-t-il d’un ton décidé, m’est avis, à moi, que vous commencez à perdre le respect. Je suis aîné de famille, chef de nom et d’armes. »

Il sourit à dame Godelive, et d’une voix tendre :

« Pardonnez-moi, madame ma mère ; je réfléchissais. »

Il vint auprès de la bonne dame, tout attendrie de le voir si ferme et si courtois. Il fléchit le genou, et livra sa tête blonde au baiser maternel.

« Et à quoi réfléchissiez-vous, mon Guy ? poursuivit-elle après l’avoir embrassé. Votre méditation était donc bien profonde ? Avez-vous pensé à ce que je vous ai demandé, mon cher enfant ?

– À quoi, madame ma mère ?

– Je demande si peu ! Où est Jacquelin Gaucher ? »

La Josephte se signa d’un signe rapide :

« Benoît Joseph ! monseigneur va, pour le coup, se mettre en fureur. Jamais on ne vit querelle en ce château...

– Laissez-moi écouter, Josephte », l’interrompit le petit Tiennet.

Il ajouta sans plus de révérence :

« Trop parler nuit ! sauf respect. »

Le jeune sire de Champlaurent prit la main de sa mère et la porta à ses lèvres :

« Jacquelin Gaucher, répondit-il, est dehors pour mon service, et j’ai vingt ans d’âge.

– Il est dehors depuis l’aube du jour, fit observer Leufroy le Féal sévèrement. Il n’a point requis mon congé. Et vous êtes encore en tutelle, Champlaurent ! Quel est votre service qui oblige un chrétien à manquer messe et vêpres un jour de dimanche ? Vous avez péché contre Dieu, la mère Église, votre dame et moi.

– Suis-je un enfant qu’on mène à la baguette ? objecta Guy, pâle de colère. Je suis le maître.

– Non ! dit la châtelaine en se levant. Où la mère commande, le fils ne peut qu’obéir. Et puisque vous vous obstinez, Guy, Jacquelin Gaucher sera châtié d’importance.

– Et défense est faite à vous comme à lui, insista Leufroy le Féal, de sortir du manoir sans la permission de madame. Si vous êtes le maître, vous devez à vos gens le bon exemple. Toutefois ce n’était point à vous de le dire si haut. Je suis votre cadet par le sang, mais votre aîné par l’âge. Les jeunes fronts se courbent devant les cheveux blancs. Il y a un demi-siècle que je sers ceux de votre nom, qui est le mien. Vous l’avez oublié, Champlaurent. C’est ingratitude ! »

Et le vieillard, après avoir prononcé cette mercuriale, que Guy le Féal écouta en souriant avec dédain, alla s’asseoir dans l’embrasure de l’échauguette, en homme qui ne veut plus être importuné.

La faible châtelaine adoucit par une caresse furtive la sévérité de la semonce ; et le jeune seigneur, la mine railleuse, mais les poings serrés, n’osa riposter.

Il y eut un moment de silence ; puis dame Godelive reprit, appuyant sa main blanche sur l’épaule de son fils :

« Nous allons demain à Combefort, Guy. »

Il tressaillit violemment.

« Ô mère ! s’écria-t-il, ne vous ai-je pas dit ?...

– Enfant ! Qui donc, si ce n’est moi, penserait à ton bonheur ? Ne viens-tu pas de rappeler que tu as l’âge. Puisque tu es le maître, il faut une autre maîtresse que moi en ce manoir, plus jeune, plus avenante. Hélas ! je suis triste, et bientôt vieille. La joie du logis, c’est une épouse laborieuse et soumise, de mignons enfantelets en qui les aïeux se sentent revivre.

– Laissez-moi donc, ma mère, prendre femme à mon gré.

– Es-tu dans la voie de perdition, mon tout aimé ? Cécile de Combefort...

– Ma mère, je n’aime point Cécile de Combefort.

– L’as-tu jamais vue ? Tu l’aimeras.

– La demoiselle de Combefort trouvera un mari à son choix parmi les barons de Savoie. Fût-elle plus belle que Cécile Passerose, plus riche que la fée Morgane, plus savante que tout un moutier de moines... »

Champlaurent s’animait en parlant, et ses doigts crispés tourmentaient le pommeau de sa dague.

« Et pourquoi cette opiniâtreté ? s’écria enfin la châtelaine d’un ton courroucé. Cécile de Combefort est la fille du frère d’armes de votre père. Elle revient de France, où madame la reine Jeanne de Bourbon l’éleva. Sa mère est une Blonay, race antique s’il en fut. Elle est apparentée à la plus vaillante noblesse. Enfin elle vous apporte en dot, dans son tablier, trente écus d’or !

– Peu me chaut !

– Elle n’a pas vu fleurir encore les violettes de son quinzième printemps. Elle est plus belle que Passerose : une bouche vermeille, les yeux pers, la chevelure cendrée ; ressemblant enfin à cette image de madame sainte Agnès que je garde en mon oratoire.

– Je ne veux pas.

– Beauté est trésor périssable, richesse prend trop de place en paradis, noblesse oblige par devers Dieu ! Mais Cécile est la plus douce et pure damoiselle qu’il y ait à vingt lieues à la ronde, simplette, aimable, pieuse, charitable, et d’un courage égal à sa patience. Une fille d’élection !...

– Que ne la donnez-vous à Gaucher !

– Mon fils, dit sévèrement la dame de Champlaurent, voici qui passe les bornes ! Votre étrange obstination mérite le blâme. Par ainsi je ne conseille plus, j’ordonne. Nous partirons demain pour Combefort, et quand vous aurez vu Cécile...

– Je refuserai encore, ma mère. Ce n’est pas elle que je veux épouser, mais bien Yseult de Rochenoire, qui me fit son chevalier à la Saint-Jean passée, au tournoi de Montmélian.

– Pauvre Guy !...

– Et Gaucher, parti ce matin sur mon coursier Priam, lui porte à cette heure ma bague de fiançailles. »

La châtelaine étendit la main, montrant l’orée du vallon.

« Il faut donc qu’Yseult de Rochenoire soit bien près d’ici, dit-elle avec amertume, car voici que Gaucher revient !

– Ah ! » fit Champlaurent, qui se pencha stupéfait entre les créneaux.

On voyait, en effet, à quelque cent pas, au bord de la rivière, un cavalier accourant au galop de son cheval.

La nuit venait. Il n’y avait plus, au sommet des montagnes, qu’un pâle reflet d’or. Le ciel se teignait d’un azur plus foncé, et déjà sur l’horizon le croissant d’argent, voilé de légères vapeurs, se levait lentement.

L’ombre planait sur les forêts, noircissant les feuillages verts, le velours des mousses, l’herbe des champs ; le torrent brillait comme une lame d’acier, entre ses rives tordues en méandres ; les chaumières effaçaient leurs murailles blanchâtres et leurs toits jaunâtres dans les brumes du crépuscule, et le préau, tout enténébré, semblait un immense gouffre sans fond.

L’Angélus vint à sonner au clocher de la paroisse. La cloche vibrait encore, éveillant les mille échos de la tranquille vallée.

Alors châtelain, seigneur, écuyer, page et chambrière, de même que le curé en son presbytère, les vassaux en leur logis, vieux et jeunes, grands et petits, se mirent à genoux, et récitèrent la prière angélique et le bel Oremus qui la clôt.

Comme ils se relevaient pour descendre à la salle où le souper était maintenant servi, le son du cor retentit par trois fois de l’autre côté de la douve.

Leufroy donna un coup de sifflet retentissant. Alors, après un moment de silence, on entendit les chaînes du pont-levis cliqueter, la herse grincer dans ses rainures. Des pas résonnèrent sur le pavé du préau.

Gaucher monta tout droit à la tour.

Leufroy, dès qu’il le vit déboucher sur la plate-forme, couvert de poussière, la mine contrite et humiliée, lui voulut aussitôt parler. Mais dame Godelive fit signe à l’écuyer de se taire. Il obéit.

Elle-même interrogea l’adolescent.

« Votre lettre ? dit-elle d’un ton bref.

– Parle ! » ordonna tristement Guy le Féal, qui comprit bien qu’un malheur advenait.

Gaucher prit un carré de parchemin dans son escarcelle, et le rendit à son seigneur :

« Messire, dit-il d’une voix qui, malgré lui, décelait une joie secrète du coup qu’il allait porter, je n’ai pas eu besoin d’aller plus loin que le Bourg-Évescal ; car j’y rencontrais les gens de M. de Miolans revenant au château, tous en habits de fête. Et les ayant interrogés pour savoir d’où ils arrivaient si joyeusement en grande compagnie, l’écuyer du comte me répondit qu’ils venaient d’accompagner leur maître à Chambéry, où s’étaient célébrées, la semaine d’avant, les noces de M. Nantelme de Miolans, neveu du comte, avec la damoiselle de Rochenoire. »

À ces mots, Guy le Féal fit un grand cri et tomba évanoui sur les dalles.

 

 

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IV

 

 

Comment le sire de Champlaurent, trompé par son compaing

et cuydant tromper madame sa bonne mère, se pipa lui-même.

 

 

La nuit même où Guy de Champlaurent apprenait les épousailles d’Yseult de Rochenoire et s’évanouissait en accusant l’altière damoiselle de trahison, dame Godelive députait l’espiègle Tiennet en ambassadeur auprès du baron de Combefort, à cette fin de solliciter un atermoiement de huit jours.

Pendant une longue semaine, le jeune seigneur, en proie à une fièvre dévorante, fut accablé de tristesse. Mais comme on l’avait séparé de Gaucher, qui battait furieusement les buissons d’alentour et chassait la perdrix, épuisant chaque matin son carquois plein de flèches, son humeur s’adoucit peu à peu. Il passa successivement par toutes les phases de ce mal si souvent décrit par les poètes : fureur, courroux, dépit, ressentiment, indifférence, mépris et résignation ; et, la semaine écoulée, le charmant visage d’Yseult aux opulentes tresses noires lui apparaissait au travers d’un nuage, dans les brumes de l’oubli, avouait-il lui-même.

Puis il songea à la vengeance, et le bon jeune homme ne savait qu’un moyen de se venger de la perfide qui l’avait dédaigné : lui donner une rivale préférée. De lui-même il exposa donc avec timidité à sa mère la convenance de renouer des projets qu’il croyait à vau-l’eau, mais préservés de toute atteinte, grâce à la ferme prévoyance, à la sagesse prudente de la châtelaine.

Il fut donc résolu que l’on partirait pour Combefort, à la seule condition que Jacquelin Gaucher serait du voyage ; et le dernier mardi de septembre, après la messe, par un beau soleil d’automne, clair et chaud encore, une cavalcade imposante descendait la pente rapide conduisant au manoir.

En tête chevauchait, le faucon sur le poing, selon son privilège de dame noble, la veuve de Champlaurent, qui montait une belle haquenée blanche. Un sarrau de serge noire cachait les plis de son ample robe blasonnée.

À sa gauche, le vieux Leufroy, droit en selle, toquet empanaché sur le front, mais armé de toutes pièces, portait superbement encore son armure, dont le poids faisait fléchir les reins de son destrier, parvenu déjà à l’extrême vieillesse des animaux de sa race.

Venaient ensuite, gais, dispos, d’humeur joviale, discourant ensemble de faits d’armes et de riants souvenirs, le baron Guy et son ami Gaucher, suivis à peu de distance du page Tiennet et de la Josephte, celle-ci poussant de grands hélas ! sur sa mule rouge enharnachée de pompons, grelots, cannetilles et panaches.

Une nombreuse escorte de gens, à la livrée armoriée du gril d’or sur champ de sinople, fermait la marche, précédant les mulets aux bagages, chargés de provisions confitureries, tonnelets de vin et de cervoise, tout ainsi que si l’on entreprenait une expédition en pays infidèle.

Il fallait trois heures de chevauchée pour gagner le château de Combefort, et la châtelaine comptait y dîner aux approches de l’Ave Maria de midi.

La troupe s’égrenait sur la route étroite qui suivait les sinuosités du torrent, dont l’eau glauque, diaprée d’argent, miroitait aux rayons clairs du soleil matinal.

Varlets, valetons, arbalétriers, échangeaient force joyeux devis et menus propos, en humant l’odeur aromatique des sapinières ; d’aucuns accolaient fréquemment la gourde pendue au cordon de leur ceinture ; d’autres lançaient des cris ou de bruyants éclats de rire, se divertissant à éveiller par leurs clameurs les échos prolongés de la montagne.

La vallée allait s’élargissant en un vaste cirque, entourée de rochers à pic, de collines aux croupes rebondies, premières assises des hautes Alpes couronnées de neige. Et la pourpre automnale rougissait déjà les buissons ; les pins à la verte pyramide, les cyprès noirs se mariaient aux bouleaux et aux frênes jaunis. Et dans les prés il n’y avait plus d’autres fleurs que la colchique violette, la gentiane bleue, le bouton d’or tremblant au bout de sa tige frêle.

Des vignerons cueillaient le raisin mûr sous les pampres, chantant à pleine voix, au grand plaisir du maître, – car bouche qui mord à la chanson ne mord pas à la grappe, – et tandis que les belles filles aux calottes de drap rouge, aux jupes de mise-laine à plis raides, vendangeaient, les garçons apportaient le raisin dans des hottes d’osier à la gerle, où de vieux hommes l’écrasaient à grands coups de pilon. Et tout autour des barils déjà remplis, des enfants enguirlandés de lierre et des fillettes couronnées de grappes vermeilles dansaient la ronde et la farandole.

Parfois messire Guy et son compaing Gaucher restaient en arrière, n’ayant nul souci de dame Godelive et de son écuyer, qui cheminaient paisiblement, désormais rassurés sur les fantaisies et caprices du petit baron revenu à l’obéissance.

Du moins le croyaient-ils, car, s’ils eussent écouté les deux amis, ou si quelque follet, farfadet ou lutin, en croupe sur leurs palefrois caparaçonnés d’écarlate, fût venu murmurer à leurs oreilles ce que disait Jacquelin Gaucher au sire de Champlaurent, ils n’eussent pas hésité à rebrousser chemin plutôt que d’exposer leur dignité à de sanglants affronts.

« Foi de moi ! cher Guy, mon gentil seigneur, disait en effet ce Gaucher d’une voix adoucie à dessein et du ton insinuant d’un subalterne parlant à son maître, on vous mène à ces épousailles comme une brebis à la bergerie, et vous n’êtes mie étonné d’être contraint au mariage, tout ainsi que fils de monarque fiancé dès le berceau à princesse en ses langes ! Vous êtes pourtant sire de haut parage, seigneur en vos logis et domaines, et point ne conçois-je que preniez à yeux fermés la dame que vous a choisie ce vieux fol de Leufroy... Encore n’est-ce rien, pourrez-vous bellement répondre un NON très court, très vibrant et très sonore à vénérable et discrète personne révérend dom Berthold, abbé des bénédictins de Chandor, qui bénira l’anneau. Mais on complote de nous séparer ; et moi, le menin de votre enfance, le page fidèle et l’ami dévoué, je m’en irai guerroyer chez les infidèles, païens et Turcs de Mahomet, tandis que vous festoierez ès cours d’amour et châtellenies de notre redouté comte Amé le Vert !... On m’exilera de votre baronnie, en jetant cinq ou six doublons, angelots, voire blanc-douzains, au fond de mon escarcelle ; et adieu va ! pauvre Jacquelin, enfant sans père, fils de tout le monde, trouvé sous le bénitier d’une église ! »

Et tout en psalmodiant cette longue jérémiade, que le généreux Guy écoutait en donnant des marques de colère, Jacquelin Gaucher faisait mine d’essuyer une larme, encore qu’il eût la paupière sèche.

Le sire, avec un accent aussi fort courroucé que celui du méchant garçon était dolent, répondait :

« Par la croix blanche de Savoie !... et par le gril de saint Laurent que mon trisaïeul avait sur sa rondache à la conquête du saint Sépulcre ! ne crains rien, mon Gaucher, des malicieux conseils et perfides avis de mon cousin Leufroy. Il est de mon sang, homme noble, écuyer sans reproche ; mais, par la barbe de monseigneur mon père ! s’il tente de rompre le lien d’amitié qui m’unit à toi, mon cher compagnon, mon frère, c’est lui que je chasserai de ma baronnie... Ou bien nous irons tous deux auprès du bon roi Charles de France, qui rassemble grand’foule de chevaliers pour chasser l’Anglais du royaume de la fleur de lis. Et s’il plaît à Dieu, nous conquerrons, sous la bannière dudit sieur roi, bon profit, bonne renommée, sans compter les éperons d’or et le collier de chevalerie.

– Certes ! certes ! vraiment !... riposta le jeune homme d’un air de doute presque offensant, peut-être en serait-il ainsi si vous aviez ombre de moustache entre le nez et la bouche..., si vous aviez cuirasse au dos, armet en tête... ; mais vous ne commandâtes oncques, mon doux seigneur, et la dame votre mère a la gouverne de tout votre bien !...

– Ah ! Gaucher, il est malséant de mettre en ce débat le nom de ma chère mère...

– Oh ! gracieux seigneur Guy, cuydez-vous que je la veuille du tout offenser ? En pareil cas, tel pense poindre qui se fiert. Non, non, les saints m’assistent ! ma très honorée dame est avenante et miséricordieuse. Elle vous aime, vous l’unique rameau de l’arbre des le Féal : votre volonté sera sienne, pourvu qu’elle ne prête mie l’oreille aux propos insidieux de ce loquace Leufroy, tant acharné contre vous.

– Gaucher, Leufroy, s’il ne se tait, encourra mon ire, désormais sans pardon. Par ainsi, bannis le souci qui te mord. De Leufroy je fais mon affaire. Il est le Féal : moi aussi, et son aîné, par la grâce de Dieu ! Je ne veux autour de moi que fronts courbés.

– Ce néanmoins, ne courberez-vous pas le vôtre devant la damoiselle de Combefort, qui tout à l’heure ceindra le tortil ?

– Il y a, dit la Sagesse, beaucoup de chemin entre la coupe et les lèvres.

– La damoiselle est mignonne, poursuivit Gaucher. Elle est en la prime fleur de sa jeunesse, et ses beaux yeux noirs épandent lumière brûlante.

– Cécile de Combefort n’aura point le servage de mon cœur. Ains me suis-je promis de choisir moi-même et de ma seule volonté celle dont le blason s’accolera au mien.

– Ah ! cher seigneur, n’est-ce point péché que de faire accordailles sous projet de les rompre un jour à venir ?

– Pourquoi m’y force-t-on ? Ma mère ne m’a souri que ce jourd’hui, et pendant sept jours elle m’a refusé le baiser au front que chaque soir j’implore avec sa bénédiction !... Sept jours séparé de toi, seul avec ce mauvais petit Tiennet, bon à chanter les répons au lutrin, ou cette grosse Josephte, vrai moulin à paroles qui ne s’arrête jamais !... Sept jours !... Il fallait en finir..., et quand j’aurai dit à Combefort, notre allié...

– Que vous refusez sa fille, interrompit Gaucher, ce sera la guerre allumée entre Champlaurent et Combefort. Mieux vaut dissimuler encore, et... plus tard... Tout vient à point à qui sait attendre.

– Mentir ! s’écria messire Guy en fronçant le sourcil.

– Foi de moi ! répliqua Gaucher d’un ton peiné, mentir est péché qui répugne. Risquez donc l’aventure, mon maître ; et si Combefort assiège votre donjon, vous aurez de bons archers pour le défendre.

– Il faut donc que je mente ! car je ne veux non plus engager mes vassaux dans une querelle qu’épouser cette Cécile, si fort attachée au cœur de ma mère. Tu me verras jouer mon rôle, compaing !

– À quoi servent si vieilles gens sur terre ? s’écria Gaucher en montrant Leufroy, qui se retournait sur la selle pour leur sourire. Celui-là ne serait-t-il pas mieux en paradis, après avoir estocadé septante années durant ? »

Ce Jacquelin Gaucher n’avait pas, en vérité, méchant visage ; et, si les yeux sont le miroir de l’âme, ses yeux à lui étaient un miroir trompeur : car leur prunelle vert de mer avait un regard net, pur et franc. Ses lèvres rouges savaient sourire ; et ses joues, au lieu de la jaunâtre lividité des traîtres, – faccia senza colore, faccia di traditore ! – se teignaient d’un frais incarnat.

Sous les boucles luisantes de ses cheveux noirs, son front se dessinait intelligent, hautain.

Ses larges épaules, ses membres musculeux dénotaient une force peu commune. Enfin, si sa jaquette bleu céleste à passements d’argent, ses chausses d’estame couleur gris de souris, son toquet de velours à plumes, lui donnaient la prestance élégante d’un riche damoiseau, son ceinturon de fer, soutenant dague et miséricorde, son gorgerin damasquiné, ses gantelets d’acier, et l’estoc pendu à l’arçon de sa selle trahissaient les goûts soldatesques d’un apprenti capitaine.

La cavalcade arriva un peu avant midi au revers du manoir de Combefort. Ce n’était point un château, mais une simple maison forte, assez vaste, carrée, avec une tourelle à chacun des angles ; de surplus, crénelée et bien défendue par une large douve, pleine jusqu’aux bords d’une eau saumâtre.

Au delà s’étendait une forêt, qui montait de la plaine à la montagne, atteignant au rempart de rochers nus et roux soutenant le plateau supérieur.

L’écuyer de Champlaurent saisit le cor qu’il portait en bandoulière et sonna trois appels.

Aussitôt le pont-levis s’abaissa, et le sire de Combefort en personne, ayant derrière lui son écuyer, son majordome et tous ses serviteurs, parut sur le seuil en habits de fête.

Darne Godelive mit pied à terre, et après elle Guy, qui l’avait rejointe, puis toute la compagnie. On laissa les chevaux aux soins des gens d’écurie, et, le cortège s’étant engagé sur le tablier de bois tendu par de grosses chaînes, les souhaits de bienvenue et les compliments d’arrivée s’échangèrent, entre le vieux chevalier et ses hôtes, avec toutes les formes du cérémonial minutieux prescrit par l’étiquette.

Il y eut force révérences, galanteries, saluts et harangues. Après quoi, dame Godelive mit sa main sur le poing du chevalier, Guy prit le pas derrière ce couple, suivi de Leufroy, de Gaucher, et tout ce monde pénétra dans le manoir. Alors le pont, se relevant lentement, vint s’appliquer sur le porche.

L’attente de la châtelaine de Champlaurent ne fut nullement trompée. La table était mise dans la salle d’honneur ; table large et longue, en forme de T, couverte d’une nappe de fine toile, de tranchoirs taillés dans un pain blanc, de fourchettes à deux pointes, de cuillers d’étain, de gobelets d’argent. Une salière à compartiments, sculptée comme une cathédrale, s’élevait en face de la chaise seigneuriale à dosseret.

Au bas bout, on avait tendu un drap blanc, en guise de nappe ; les gobelets étaient de terre, les écuelles et les cuillers de bois.

Mais tous les serviteurs s’asseyaient à la table du maître, parce qu’ils faisaient partie de la famille, et que le mot domestique signifiait alors homme de la maison.

Les cors sonnèrent une fanfare à l’entrée des nobles convives, et Guy de Champlaurent vit alors debout auprès du père abbé de Chandor, dom Berthold, la mignonne enfant qu’on lui destinait pour épouse.

Elle lui parut si belle, avec sa modeste robe de laine blanche, son voile retenu sur ses cheveux d’or par un chapel de roses, qu’il en demeura tout ébahi. Elle gracieusement le regardait, sérieuse et calme, souriante. Mais dom Berthold fit la moue en remarquant l’allure arrogante de Gaucher, qui osait prendre le pas sur son seigneur.

Guy murmura quelques paroles de courtoisie, puis il prit place à côté de Cécile ; car Combefort s’asseyait auprès de dame Godelive, ravie de l’aspect réjouissant de ce couvert, où s’entassaient à profusion les quartiers de venaison, les pièces de gibier, les rôtis fumants.

Le révérend abbé demanda à Dieu de bénir ces dons de sa munificence, et le repas fut servi.

Les pages versaient la cervoise, l’hypocras, le vin ; l’écuyer tranchant découpait les viandes ; le majordome, la chaîne d’argent au col, surveillait le service ordonné avec pompe.

Et peu à peu une gaieté bruyante régna, tempérée cependant par la présence du moine, qui parfois réprimait d’un geste les propos trop hardis. Guy, se cachant de Jacquelin Gaucher, qui s’en mordait les lèvres de dépit, causait à demi-voix avec la gente Cécile ; et celle-ci, un peu timidement, lui répondait sans trop d’embarras, tout comme si elle eût retrouvé en cet aimable fiancé un ami de longue date.

Ainsi donc commença dans la joie cette journée qui devait finir dans les larmes.

 

 

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V

 

 

Où, par deffaut de sagesse et bon sens, les conseils pernicieux

d’un mauvais et méchant jouvencel menèrent le sire de Champlaurent.

 

 

Le dîner, suivant la coutume, se prolongea très avant dans l’après-midi. Il y eut entremets de musique ; des bohémiens de passage dans la vallée, hébergés par les grangers de Combefort, jouèrent du rebec et de la viole. Puis un jongleur montra tous les tours de son métier, et enfin quelques fillettes du village chantèrent une complainte dialoguée.

[Il est profondément regrettable que le texte de cette complainte se soit perdu. Mais nous avons tout lieu de croire que le sujet en était le mariage du saint comte Humbert III, qui eut quatre femmes, avec Faydide de Toulouse, fille d’Alphonse, laquelle fut baptisée dans les eaux du Jourdain.]

Après ce spectacle, durant lequel furent vidées plus de vingt pintes de vin blanc d’Hermillon, sucré au miel, aromatisé d’épices, arrosant un demi-cent de tartes aux épinards garnies de coriandre, dame Godelive se retira, emmenant avec elle dans son retrait celle qu’elle considérait déjà comme sa bru, et qu’elle se proposait de chapitrer amènement, la fillette se trouvant orpheline de sa mère.

Dom Berthold, à son tour, prit congé à cette fin de réciter l’office de l’archange saint Michel, dont se célébrait la fête en ce jour du 29 septembre. Quand donc il n’y eut plus que des hommes dans la salle, Gaucher vint rejoindre Guy, mélancolique assez, un peu étourdi d’ailleurs par le fumet des victuailles, l’abondance des vins et le grand tapage que menaient toutes ces bonnes gens.

Mais le bonhomme Combefort, au lieu de prendre à partie le petit baron, un peu jeunet pour lui tenir tête, convia Leufroy le Féal aux prouesses bachiques. Justement le sommelier montait des caves, portant une cruche à panse rebondie, où depuis un demi-siècle vieillissait en paix un généreux vin des côtes du Rhône, contemporain d’Édouard le Libéral, qui se battit si vaillamment à Mons-en-Puelle.

Comme ainsi soit que le vin est le lait des hommes à barbe blanche, Leufroy le Féal, très expert dégustateur, en outre dévot ami de la dive bouteille, n’eut garde de refuser le joyeux défi de son hôte. Il souleva à deux mains une pesante coupe mise devant lui pour faire honneur à son grand âge, admira la rubiconde couleur du breuvage, en subodora les parfums subtils, et finalement but d’une franche lampée, tout prêt à recommencer pareil exploit.

De fait, il y revint, de telle sorte que la cruche fut bientôt séchée comme la route après un grand vent. Et dès lors, humant de temps à autre une gorgée d’hypocras, le seigneur de Combefort et sire Leufroy continuèrent à s’entretenir paisiblement des aventures du temps jadis, tandis que les camériers allumaient les cires et que les souillardes de cuisine entassaient de grosses souches de fayard dans l’immense cheminée aux énormes landiers.

Car le soleil n’éclairait plus les vitraux coloriés, et l’on venait de renouveler pour la veillée la jonchée de paille étendue sur les dalles en guise de tapis.

Depuis longtemps Jacquelin Gaucher guettait d’un œil jaloux les impressions diverses reflétées tour à tour sur le doux visage de Guy le Féal, tantôt illuminé d’un rayon de joie intime, tantôt soucieux et triste. Il l’arracha soudain aux délices de sa muette et profonde rêverie en lui disant avec un accent d’une moqueuse ironie :

« Mon gentil seigneur n’est du tout résolu à rompre les accordailles, ce semble-t-il ? Ce regard languissant, flamme des yeux diamantins de damoiselle Cécile, a fondu la glace, bouclier de votre cœur ; et vous voici incertain encore, mais soupirant, voire décidé à sacrifier l’ami de votre enfance. Foi de moi ! que ne parlez-vous net, messire Guy ? Je m’en irai tout seul par delà les monts ; et quand je reviendrai, si je reviens, il y aura nombreuse famille au logis, issue de ce beau mariage. »

Champlaurent fit un geste de colère.

« Mon Gaucher, dit-il gravement, tu es bien hardi en paroles avec ton maître ; et si je n’étais que ton seigneur, je me fâcherais. Nous pouvons nous battre, puisque tout enfant trouvé est réputé gentilhomme. Je ne veux pas briser l’amitié qui me lie à toi.

– Donc vous mettrez demain l’anneau bénit au doigt de Cécile, désormais ma dame et suzeraine ?

– Ma mère aurait tant de chagrin si je...

– Certes ! étant encore pupille, vous n’avez point le droit de commander, et voici que la baronnie de Champlaurent est en quenouille. C’est une veuve qui tient la bannière, et ce sera bientôt une baronne de quinze ans.

– Tais-toi, Jacquelin ! Par le gril de saint Laurent, tu me veux induire à mal par ta damnable moquerie.

– Que nenni, mon beau seigneur. Je prétends seulement vous faire céans mes adieux, et partir dare-dare de ce manoir ensorcelé. Je n’ai pas un poil de barbe au menton ; mais s’il prenait fantaisie à ma très honorée dame de me bailler la Josephte pour épouse, ou quelque chambrière, suivante ou vilaine de Combefort, peut-être perdrais-je, à l’instar de vous, la vaillantise de la refuser. Or il me déplairait fort de me soumettre ; car lorsque j’ai promis et juré ma foi, je garde la foi jurée, et j’ai mis en ma devise : TANT QUE JE VEUX ! »

Durant ce débat, le bonhomme Combefort et le bonhomme Leufroy s’étaient assis en de grands fauldesteutils garnis d’oreillers, coussins et carreaux, sous le manteau de la cheminée, où pétillait un feu clair. Et là les pieds appuyés aux chenets, et regardant à la vive lueur de la braise les beaux lévriers allongés, le museau sur les pattes et les pattes dans les cendres, ils poursuivaient leur colloque, discourant des belles aventures d’antan.

Peu à peu Gaucher s’éloignait de la table. Il repoussait son escabeau, si bien que lorsqu’il se leva, aux derniers mots qu’il dit, il se trouvait auprès de l’embrasure profonde d’une fenêtre, et c’est là que Guy le suivit.

Les serviteurs avaient achevé leur besogne. Hanaps, aiguières, bassins d’argent, se rangeaient maintenant en bon ordre sur les dressoirs de poirier massif, ouvragés comme un retable d’autel. Les faïences brillaient entre des coupes de verre ; les brocs d’étain reluisaient sur la planche, à la clarté d’un gros cierge de cire qui jetait d’étranges reflets sur les personnages des tapisseries tendues aux murailles.

Il n’y avait plus dans la salle immense que les deux vieillards assoupis auprès de l’âtre, et sous l’ombre d’une épaisse courtine, près de la verrière, qui mettait sur eux les reflets de pourpre et d’azur de ses fragments encastrés de plomb, les deux jeunes gens, muets et pâles dans le silence morne de cette veillée.

Au dehors parfois le pas lourd d’un homme d’armes résonnait sur le pavé sonore ; mais aucun autre bruit ne troublait ce logis endormi, et bientôt la cloche du couvre-feu allait tinter, signal de la prière du soir.

Alors Guy, sortant subitement de la torpeur douloureuse où l’avaient plongé les railleries âpres et les vaniteuses déclamations de Gaucher, dit à cet enfant mauvais et pervers, comme s’il eût été alors tenté par le pire génie :

« Que faut-il donc faire, Jacquelin, pour triompher des volontés qui s’acharnent à dompter la mienne ? que faut-il faire pour conquérir ma liberté, pour vivre heureux sur les routes, au grand air, sans conseiller ni tuteur ? »

Jacquelin Gaucher étendit la main et montra du doigt, un doigt au bout duquel scintillait un ongle carminé, le vieux Leufroy soulevant son vaste hanap. Et d’un ton bas, strident, avec un sifflement de vipère, il proféra ces mots horribles :

« Tuer cet ivrogne, et fuir !

– Le tuer ! s’écria Guy, pâlissant davantage encore. Il a été le protecteur de ma faiblesse, il m’a eu tout petit dans ses bras et sur ses genoux, il m’a bercé au récit des gloires de ma maison, il a défendu mon foyer, il a été le bouclier de la veuve et l’épée de l’orphelin.

– Je le sais. Mais sa volonté prime la vôtre, mais il vous impose une alliance qui vous rebute, mais il a mépris de votre ignorance, orgueil de votre obéissance.

– Il est de mon sang.

– Vous avez droit de haute et basse justice.

– Il a des cheveux blancs.

– Il a bien assez vécu ; huitante années pèsent sur sa tête chauve.

– Tais-toi, serpent ! Je veux fuir... Je t’emmène. Quelques besants aux valets d’écurie, au portier, nous feront ouvrir les portes. Nos selles, nos chevaux, que tout soit prêt dans une heure. Le couvre-feu sonné, nous partirons, et l’aurore de demain illuminera notre chemin à dix lieues de ce manoir. »

Jacquelin Gaucher répondit avec un sang-froid moqueur :

« J’ai vidé ma bourse ès mains du coutelier de Combefort. Nos montures nous attendent au revers de la douve. J’ai la clef d’une poterne. Votre argentier vous a nanti d’écus bien trébuchants, et nous trouverons d’honnêtes lombards en la juiverie de Chambéry qui vous prêteront de bonnes sommes sur le gage de votre honneur.

 – Eh bien ! fit le baron avec un mouvement de joie, tu as tout prévu. Nous sommes libres. Pourquoi trancherais-je le fil des jours de ce pauvre homme, qui a déjà un pied dans le tombeau ?

– Parce que, répondit le perfide Gaucher lentement et d’un ton délibéré, parce que ce pauvre homme vous fera courir sus par toute la valetaille de Champlaurent et de Combefort ; parce qu’il a juré par le chef de monsieur saint Jean-Baptiste que vous resteriez en sa tutelle tant que la camarde l’oubliera.

– Fol ! tu te joues de ma colère.

– Parce qu’enfin le vieux drille a mis sous sa calotte de fer que vous épouseriez la dolente Cécile, assurant ce triste baron, idoine seulement à humer le piot, que ne résisteriez oncques à sa volonté.

– Par le gril de saint Laurent, je prouverai que je suis le maître ! s’écria enfin Guy, affolé par ces incessantes répliques dont son ami le harcelait, et qui lacéraient son cœur d’enfant timide et présomptueux, comme les flèches barbelées des banderillos piquent, dans l’arène, le poitrail musculeux des taureaux.

– Le maître ! » gronda une voix indignée.

Les deux jeunes gens tressaillirent ; d’une main ferme Leufroy le Féal soulevait la tapisserie, et redressant avec majesté sa taille robuste, il fixait un regard sévère sur ceux qui l’outrageaient si brutalement.

« J’ai tout entendu, poursuivit Leufroy, accablé de tristesse et laissant voir, en s’effaçant, le sire de Combefort endormi au coin du feu d’un lourd sommeil. J’ai entendu ce serpenteau conjurer la mort de ton meilleur, de ton unique ami. Et toi, Guy le Féal, tu l’as écouté avec une lâche complaisance. Traître et félon ! Par saint Jean le Précurseur du Fils de Dieu, vous avez péché l’un et l’autre ; l’un et l’autre vous serez châtiés. Toi, Guy, tu seras jugé par tes pairs, les bannerets de Savoie, qui sauront dire si un vil meurtrier est digne de la chevalerie.

– Vous oseriez !...

– J’ai honte pour toi. S’il restait dans tes veines une goutte de notre sang, tu aurais déjà troué la gorge de ce mécréant à coups de dague.

– Je vous défends...

– J’ai connu ton aïeul et l’aïeul de ton père. J’ai combattu soixante ans sous leur bannière. Quand je parle, tais-toi ! Mais toi, Gaucher, sans père ni mère, trouvé sous le bénitier d’une église et nourri par charité, je ne sais à quoi tient que je ne te fasse brancher à un chêne. »

Le courroux calme et méprisant de ce grand vieillard, qui parlait d’une voix lente, concentrée, et qui tremblait d’horreur, épouvantait Guy le Féal, mais aussi l’exaspérait.

Il haussa les épaules, furieux, les dents serrées.

« Laissez-moi passer ! murmura-t-il en posant la main sur le pommeau de sa dague.

– Vous ne sortirez d’ici qu’avec le congé de votre mère et sous l’escorte de vos gens, messire. Où voulez-vous aller ? Ont-ils mérité cet affront, la noble et pure jeune fille que notre sollicitude vous a choisie pour compagne, et ce chevalier sans reproche dont vous trahissez l’hospitalité ? Ce serait à faire trancher la nappe devant vous en signe d’infamie ! Guy ! mon cher Guy, poursuivit le vieillard d’une voix émue et joignant les mains avec un geste de supplication, ne commettez pas cette action déloyale. Songez à votre nom, symbole d’honneur et de prud’homie ; songez à votre mère, qui tant vous chérit. N’écoutez pas les faux avis de ce misérable enfant jaloux qui vous perd.

– Laissez-moi passer ! » ordonna Guy, sombre et farouche.

Leufroy pencha la tête sur sa poitrine. De grosses larmes jaillirent de ses yeux flétris et coulèrent sur ses joues. Puis il ploya le genou péniblement. Il ouvrit ses bras tremblants à cet enfant aveuglé par la colère ; et d’une voix douce comme celle d’un père attendri, avec un accent qui eût touché le cœur d’un homme :

« Ô mon cher Guy, balbutia-t-il, au nom du ciel, écoutez-moi. J’abdique entre vos mains toute l’autorité que me conféra solennellement le feu baron votre père, mon parent et mon seigneur, quand il confia votre berceau à ma garde. Je ne suis plus le tuteur qui ordonne, je suis l’ami qui prie, le vieillard qui implore.

– Assez ! dit le jeune seigneur, excité par un regard de railleuse insolence que lui darda Jacquelin Gaucher ; assez, vieil homme ! J’ai dit : Je veux. »

Il fit un pas en avant, le poing levé pour écarter Leufroy le Féal.

« Vous ne passerez pas ! reprit celui-ci avec une soudaine énergie. Décidément vous êtes un enfant rebelle, et qu’il faut traiter en enfant et en rebelle. »

Élevant la voix, il appela :

« Holà ! sire de Combefort, mon hôte, à l’aide ! à la rescousse !

– Ah ! cria le baron Guy, le sourcil froncé, le visage blême de fureur, prends garde, cousin. J’ai dit : Je veux ! Tais-toi ! sur l’âme de mon père, tais-toi ! »

Mais déjà le sire de Combefort s’éveillait, et tout somnolent, les yeux mi-clos, il cherchait à son côté sa fidèle épée, accrochée dans sa gaine au dossier du siège.

Gaucher se pencha à l’oreille de Guy, murmurant :

« Tu es lâche ! tu n’oses pas ! »

Alors Guy, affolé de colère, fou, hors de lui, sachant à peine ce qu’il faisait, Guy tira son poignard du fourreau. La lame jeta un éclair bleuâtre à la lueur rouge de la braise.

Leufroy recula. Mais déjà l’arme meurtrière s’abattait sur sa poitrine. Un nouvel éclair raya l’espace. Il y eut un gémissement lamentable et profond, puis le fracas lourd d’un corps tombant sur les dalles, un bruit mat, un jaillissement de sang.

Et sur la pierre blanche un ruisseau de pourpre fumant, tordu en méandres bizarres, qui coulait pesamment.

« Fuyons ! » prononça la voix altérée de Gaucher, livide d’épouvante.

Combefort, debout, regardait avec stupeur ce cadavre encore agité par les suprêmes convulsions de l’agonie. Ses lèvres tremblantes ne pouvaient articuler un son.

Jacquelin Gaucher s’élança d’un bond sur le seuil de la porte, et là se retourna pour appeler son maître et l’entraîner dans sa fuite. Il vit l’assassin se jeter éperdument sur le corps inerte de sa victime, l’enlacer, le soulever, en poussant des cris terribles.

Il comprit alors qu’il avait perdu la partie, que sa proie lui échappait, qu’il ne lui restait à lui qu’une faible chance de salut.

Il eut un geste de désespoir. Il vociféra :

« Guy ! »

Mais Guy n’entendait rien, ne voyait rien, ne voulait rien voir et rien entendre.

Jacquelin disparut. Sans doute, il atteignit la poterne ; sans doute, il put traverser la douve, et il trouva les chevaux de l’autre côté ; car on entendit bientôt les fers des sabots sonner sur la terre sèche, et tout à coup le hurlement de la vigie :

« Qui vive ? »

Puis tout retomba dans un morne silence, interrompu soudain par les sanglots de Guy de Champlaurent, agenouillé près de l’homme qu’il venait de tuer.

Ces lamentations, ces pleurs, le galop du cheval, l’appel de la guette, jetèrent l’alarme dans la maison. Il se fit un grand tumulte dans les couloirs, les corridors, les salles ; des pas pressés retentirent dans les escaliers en pas de vis.

Soudain les portes du réfectoire tournèrent sur leurs gonds. La dame de Champlaurent apparut, suivie de son page, de sa chambrière qui gesticulait en pérorant, d’une foule de serviteurs. Elle demeura anéantie en présence de ce douloureux spectacle.

Le vieux Leufroy, étendu sur les dalles, ses cheveux blancs épars autour de son front comme une auréole d’argent, des rigoles de pourpre coulant ; Guy, prosterné, atterré ; Combefort, muet d’effroi. Et les cires épandaient une lumière triste sur ces tristes figures et ces tristes choses.

Dans la plaie béante à la poitrine du vieux oscillait encore la dague du seigneur, et tout aussitôt dame Godelive comprit ce qui s’était passé.

La malheureuse mère ne put qu’exhaler ce cri : « Mon fils ! »

Elle s’affaissa pantelante entre les bras de la Josephte.

Alors devant tous ceux qui étaient là immobiles, paralysés par une terreur inexprimable, Guy le Féal, sans oser lever les yeux sur sa mère inanimée, arracha l’arme de la blessure d’où le sang sortait à gros bouillons. Il trempa sa main droite dans ce sang, et d’une voix saccadée, qui redoubla la frayeur de ceux qui l’entendaient, il proféra ces mots :

« Par ce sang que j’ai versé, moi, le meurtrier de cet innocent, je jure de ne laver cette main sanglante qu’après une pénitence de vingt années. Et Dieu me fasse miséricorde. »

Il se releva la main teinte d’un rouge vermeil ; des gouttes de rubis scintillaient au bout de ses doigts.

Il marcha droit devant lui sans regarder personne, et personne n’osa l’arrêter. On s’écarta sur son passage comme si son contact dût être funeste, et il sortit de la salle laissant derrière lui une traînée de sang.

 

 

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VI

 

 

D’un pèlerin qui suivait à toutes les batailles le comte Vert de Savoie

dans sa croisade contre le Turc, et de la disparition soudaine d’icelui.

 

 

En ce temps-là, par l’effet de la corruption des mœurs, des querelles intestines et des discordes religieuses, la puissance des empereurs grecs d’Orient allait déclinant sans cesse, et déjà l’on aurait pu prévoir la fatale issue de la décadence byzantine, qui devait, un siècle plus tard, faire de la métropole de Constantin la Stamboul des khalifes, et l’asservir au terrible Mahomet II.

Le croissant menaçait la croix, sinon la croix romaine, tout irradiée d’une lumière pure dont rien n’altère l’éclat, du moins la croix schismatique, défigurée par l’hérésie, mais toujours symbole du nom chrétien.

Jean Paléologue, l’empereur, voyait croître l’audace des musulmans, qui faisaient des progrès constants autour de sa capitale, s’avançaient peu à peu dans ses États, et préparaient une invasion que les princes d’Europe déjouèrent de longues années durant, mais qui se fit tout à coup irrésistible, à l’heure où l’empire grec se débattait et défaillait dans une agonie sans grandeur.

Amurat Ier venait de succéder à son père Orchan, et déclarait qu’Andrinople, conquise par son frère Soliman, serait le siège de sa domination en Europe, comme Pruse l’était en Agie. Des conquêtes magnifiques faites en terre sainte et dans tout le Levant par les princes chrétiens, depuis Godefroy de Bouillon, baron du Saint-Sépulcre, jusqu’aux Lusignan, souverains de la belle île de Chypre, il ne restait que des débris.

La grande idée religieuse du moine Pierre l’Ermite, la grande idée politique des rois, tels que saint Louis de France et Richard Cœur-de-Lion d’Angleterre, sombrait en de misérables compétitions.

Le mouvement grandiose qui avait poussé les peuples du Nord à renverser la loi jusqu’alors fatale dans l’histoire, en absorbant les peuples d’Orient, au lieu de se laisser envahir par eux, s’arrêtait soudain ; l’islam, d’abord refoulé en Asie, s’apprêtait à fondre sur l’Europe, et commençait la marche lente mais sûre qui le devait amener sous les murs de Vienne, d’où, pour le chasser, il faudrait un jour le génie et l’ardent courage d’un Sobieski.

Paléologue, épouvanté de son isolement et de sa propre incapacité, promit alors d’abjurer le schisme et de ramener dans le giron de l’Église tous ses sujets, si le pape consentait à prêcher une croisade pour susciter des défenseurs au sceptre et au diadème impériaux.

C’était un Français qui tenait le siège de Pierre Urbain V, moine enlevé du cloître de Saint-Victor de Marseille pour ceindre la tiare. Il ne vit dans les promesses de l’empereur qu’un moyen de réconcilier les Latins et les Grecs : pensée profonde qui, en se réalisant, ouvrait plusieurs siècles plus tôt à la civilisation catholique l’Orient enténébré, et qui, si elle se fût réalisée, supprimait les luttes formidables dont nous ressentons encore le contrecoup.

Le pape, qui régnait à Avignon, fit appel aux monarques de la chrétienté ; mais la plupart, se méfiant des paroles du Grec, pour avoir pâti de la mauvaise foi de ses prédécesseurs, ne se soucièrent nullement de s’armer pour la cause de Paléologue. Le roi de France, le roi de Chypre et le comte de Savoie furent les seuls qui répondirent au vœu du pontife.

Seulement, Charles V avait les Anglais à combattre, et l’expédition tentée sur l’Égypte par le Cypriote Pierre d’Antioche, avec l’aide des Vénitiens et des chevaliers de Rhodes, n’aboutit qu’à la prise d’Alexandrie, où ils ne purent se maintenir. Quant à Amédée VI de Savoie, il s’occupa de former une armée. Les comtes de Genève et de Chalon, les seigneurs de Seyssel, de Grandson, de la Chambre, de Villette, et autres chevaliers savoyards, s’enrôlèrent sous sa bannière. Son beau-frère, Galéas Visconti, duc de Milan, lui fournit un corps de cavalerie. Enfin il réunit les grandes compagnies, ramassis de brigands sans foi ni loi, dont il importait de purger l’Europe ; il les mit sous le commandement d’un chef qui se faisait appeler l’Ami de Dieu et l’Ennemi des hommes.

Cette armée se rassembla à Venise. Amédée nolisa à ses frais des galères vénitiennes, génoises, marseillaises, et procéda à l’embarquement de ses troupes.

Or, parmi les nombreux étrangers qui vinrent alors se ranger sous l’étendard à la croix blanche, on remarqua un chevalier qui portait une armure entièrement noircie, sur laquelle se détachaient en métal poli des coquilles de pèlerin.

Ce chevalier, d’une stature peu élevée, qui paraissait peu robuste, avait bien, pendues à l’arçon de sa selle, la longue épée à deux mains et la masse d’armes hérissée de pointes, mais il ne portait ni la dague au côté ni la lance.

On le voyait chevaucher tenant au poing la crosse ornée d’une gourde, signe distinctif des pèlerins. Il gardait sur la tête son casque fermé, dont il ne relevait jamais, devant qui que ce fût, la visière au grillage serré ; il n’ôtait jamais non plus le gantelet de fer qui couvrait sa main gauche, nerveuse, fine et blanche autant que celle d’un damoiseau.

Toujours silencieux, il n’adressait la parole à personne. Aucun écuyer, coutelier ni page ne l’escortait. Il vivait à l’écart, sobrement, ne mangeant que du pain, ne buvant que de l’eau.

Comme on était assez accoutumé à ces mystérieuses allures de gens qui s’en allaient outre-mer faire pénitence de quelque scélératesse, et demander l’absolution d’un crime aux lieux mêmes où s’accomplit l’acte sublime de la Rédemption, nul curieux ne s’avisa d’interroger cet inconnu. Son secret fut respecté.

Il s’embarqua à bord d’un navire qui portait le comte Vert, avec lequel il eut, dès que l’ancre fut levée, un entretien dont aucune parole ne transpira.

La flotte côtoya la Dalmatie, la Morée, Négrepont, et se dirigea sur Gallipoli, qui fut prise rapidement. Le chevalier au gantelet fut un des premiers à l’assaut. Mais on vit avec étonnement qu’il n’attaquait point les ennemis, et se bornait à se défendre avec sa masse d’armes ou son flamard, écrasant les boucliers ou fauchant les hampes des piques.

Et quand la ville fut prise, il reposa son épée flamboyante sur son épaule et courut à l’église, appuyé sur son bâton à gourde.

En arrivant à Constantinople, Amédée apprit que l’empereur Paléologue, étant allé implorer le secours du roi de Hongrie à Bude, avait été arrêté au retour par le Crâle de Bulgarie, qui le retenait prisonnier à Widdin. Il remonta aussitôt avec sa flotte la côte occidentale de la mer Noire, afin de rendre la liberté à l’impérial captif.

Il prit d’assaut Mésembrie, Lasile, Lemona, Warna, se fit rendre sans rançon Jean Paléologue, et revint avec lui à Constantinople, où il fut proclamé le sauveur de l’empire.

Mais, tout en continuant le cours de ses victoires, il ne tarda pas à s’apercevoir de la méfiance et de l’antipathie des Grecs. Et bientôt il fut découragé par l’ingratitude de l’empereur, qui, loin de le seconder dans ses opérations, retombait dans sa mollesse et son inaction, et l’abandonnait sans aide, sans argent, à ses propres forces.

Il résolut donc, avec un amer regret, de revenir en Europe. Il dut contracter un emprunt pour solder ses mercenaires, et partit enfin, après avoir sommé Paléologue d’accomplir sa promesse.

Avant que le comte Vert s’embarquât, le chevalier au gantelet eut avec lui une nouvelle entrevue. On le vit entrer chez le prince, revêtu de son armure noire ; on l’en vit sortir sous la bure de mendiant, enveloppé d’un ample froc de couleur grise, mais le heaume en tête et la visière rabattue.

Il alla suspendre ses armes dans une église ; et n’ayant désormais pour soutien et pour défense que le bâton de pèlerin, cet homme singulier, dont tout le monde ignorait le nom, prit passage sur une galéasse vénitienne qui faisait voile pour Jaffa.

Depuis lors on n’en entendit plus parler.

Or ce pèlerin, en qui l’on a déjà reconnu Guy le Féal, seigneur de Champlaurent, au pays de Savoie, ne souleva la grille qui cachait son visage que lorsque ses yeux purent voir s’estomper en gris clair sur l’azur sombre des flots la côte de Syrie.

En mettant le pied sur la terre de Palestine, il enleva la lourde masse de fer qui meurtrissait son front. Nul désormais ne le reconnaîtrait, et il pourrait accomplir son vœu, sans être inquiété par aucune rencontre inopinée.

Depuis ce temps-là et durant de longues années, on vit ce pèlerin errer dans toute la Palestine, allant à pied d’un endroit à l’autre, de Bethléem à Nazareth, de Jérusalem au lac de Tibériade, du lac Asphaltite au mont Sinaï.

Il parcourut tous les lieux saints, les déserts, les bourgades, les villes où se sont accomplis les mystères de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il se baigna dans le Jourdain, et but au puits de la Samaritaine. Il passa des nuits dans la vallée de Josaphat, des journées au Golgotha, se traînant sur les genoux le long de la voie douloureuse, priant avec des flots de larmes au jardin des Oliviers, ou absorbé dans une extase muette au sommet du mont de l’Ascension.

Il couchait sur la dure, il jeûnait tous les jours de l’année ; et quand on lui demandait pourquoi il s’était imposé une si cruelle pénitence, il répondait que ce ne serait pas assez de toute une existence humaine, consacrée aux macérations et aux souffrances, pour expier le crime vivant en lui, et que rien ne pouvait effacer dans sa mémoire, ni larmes, ni oraisons, ni repentir, ni remords.

Dans les monastères, les ermitages, où parfois il s’arrêtait pour sanctifier par le repos un jour de fête, son humble attitude, sa ferveur, la sincérité de ses élans vers Dieu, édifiaient la foule qui l’observait.

Puis enfin, après s’être enfermé quarante jours auprès du saint Sépulcre, dans une retraite si austère qu’il faillit succomber à l’excès des mortifications, il repartit sur l’ordre d’un saint religieux, qui lui déclara que, s’il ne mettait un terme à son exil, il pécherait par orgueil.

Dix ans s’étaient écoulés, lorsque, ramené par une tartane génoise, il revint à Constantinople reprendre, dans l’église où il les avait laissées sous la garde de Dieu, ses armes de chevalier.

Il revêtit de nouveau l’armure noire à demi rouillée ; il ceignit le ceinturon d’acier, coiffa du casque sans lambrequins ni panache ses cheveux presque blancs.

Dès lors il erra à travers l’Europe, seul, morne, portant le secours de sa vaillance aux opprimés, aux faibles, aux pauvres, et mendiant son pain sur la route. Neuf années encore se passèrent ainsi.

Là-bas, au château de Champlaurent, malgré cette longue, si longue absence, on l’attendait encore, et chaque jour, du haut de la plate-forme du donjon, la mère passait des heures à épier les gens qui cheminaient sur le pavé du comte.

Dame Godelive avait pris de l’âge. De grosses nattes de cheveux blancs se tordaient sous sa cornette de veuve et sa longue robe noire à bordure d’hermine, sans broderie ni écusson, flottait sur son corps amaigri.

Depuis le jour fatal où le fils de ses entrailles était parti sans demander ni recevoir le baiser maternel, on n’avait plus vu sourire les lèvres flétries de la châtelaine ; mais souvent on voyait des larmes emplir ses yeux, inonder ses joues décolorées.

Elle vivait, espérant contre toute espérance. Elle ne savait plus que prier et pleurer.

Autour d’elle, tous ceux qu’elle avait aimés étaient morts.

Morte la Josephte, la fidèle servante dont le babil égayait jadis la maison ! mort ce page Tiennet, si espiègle et si gai !...

De tous ceux qui avaient connu Champlaurent, il ne restait que Cécile, sa fiancée, orpheline, et qui attendait avec la veuve le retour de son cher Guy.

Cécile de Combefort n’était plus la fillette rieuse, aux traits délicats, au fin sourire...

 

 

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VII

 

 

Comment le sire de Champlaurent troqua son nom de le Féal

contre le nom de Main-Rouge et prit des armes à enquerre.

 

 

Le bon comte Vert de Savoie étant mort à Saint-Étienne-en-Pouille, son corps fut mis avec des aromates dans une caisse de cyprès et embarqué sur un grand navire de l’espèce appelée panfile.

Ludovic de Savoie, Richard Musardi, Jean de Paris et beaucoup d’autres gentilshommes l’accompagnaient. Frère Deifilio et un autre frère priaient pour l’âme du défunt.

Après une grosse tempête ils touchèrent à Albenga et débarquèrent à Savone, d’où le corps fut transporté à Hautecombe en Savoie, où il devait être enterré.

C’était le 10 du mois de juin 1382.

Le lac du Bourget, à l’aspect si triste d’ordinaire, était sillonné par une foule de barques portant des gens de toute espèce et de toute condition, les uns appelés par leurs fonctions, les autres attirés par la curiosité qu’inspire la mort des puissants de la terre qui ont été à la hauteur de leur fortune.

Prélats, moines, chevaliers, écuyers, pages, conseillers, de robe longue, juges, soldats, valets, gens du peuple, tous se dirigeaient vers cette sombre et triste abbaye de Hautecombe, encore enveloppée dans l’ombre que projetait la montagne du Chat.

L’église pouvait à peine contenir les barons, les officiers de la cour et de l’État, les étrangers illustres, parmi lesquels on comptait les ambassadeurs des plus grands princes de l’Italie.

Tendue entièrement de noir, toute parsemée d’écussons aux armes de Savoie, éclairée par des centaine de flambeaux et de torches, ayant au milieu un catafalque couvert de drap d’or armorié, l’église gothique présentait un aspect qui inspirait la terreur et la piété ; et ce bras puissant du comte Vert, si admiré dans les tournois, si redouté à la guerre dans l’Orient et dans l’Occident, et ces paroles dictées par un noble orgueil, par lesquelles il avait coutume de dire qu’on parlerait plus de lui que d’aucun prince de sa famille, semblaient s’élever et se faire entendre au-dessus de cette petite pierre qui recouvrait tant de gloire et de puissance.

L’archevêque de Tarentaise, assisté par d’autres évêques et prélats, officiait.

À l’offrande, on présenta à l’autel un étendard avec l’image de la vierge Marie ; deux chevaux couverts des bannières de saint Georges ; deux autres, de celles de saint Maurice.

Le prince de la Morée offrit l’épée du défunt en la tenant par la pointe. Deux cavaliers offrirent le bouclier aux armes de Savoie ; d’autres cavaliers, le cimier, le gorgerin et deux étendards de guerre.

On présenta encore à l’offrande un cheval caparaçonné, monté par un sergent vêtu d’une armure complète, et représentant la personne de monseigneur le comte défunt.

Vinrent ensuite d’autres cavaliers portant la bannière de Savoie, un pennon, un étendard ; puis le cheval de tournoi, avec les armes de Savoie en argent battu, monté par un sergent, le casque en tête et une épée brisée à la main.

Il se présenta encore un sergent armé, un faucon sur le casque, montant un cheval de joute, avec des caparaçons portant la devise : VIRES ACQUIRIT EVNDO, entrelacée de colliers et de lacs d’amour, et trois chevaux avec la même devise.

Enfin, quatre hommes vêtus de noir, montés sur quatre chevaux couverts de noir, et portant des bannières noires indiquaient comment avaient fini les grandeurs humaines que l’on avait représentées dans les offrandes précédentes [1].

Or, parmi les nombreux gentilshommes qui assistaient aux obsèques célébrées avec tant de magnificence, il en était un qu’aucun des seigneurs de cette illustre compagnie ne reconnaissait.

Bien qu’il fût encore dans la force de l’âge et qu’en l’étudiant de près on ne pût lui donner plus de quarante ans, sa chevelure était d’une entière blancheur, et contrastait singulièrement avec son teint hâlé, bruni, presque olivâtre.

Ses tempes dégarnies luisaient, malgré un réseau de rides, comme de la nacre ; ses yeux, noyés de larmes, s’éteignaient sous les sourcils raides, et sa bouche, aux lèvres très rouges, gardait le pli accusé qui trahit la lassitude et l’amertume de la douleur.

Son vêtement de drap noir, à franges et galons d’argent, indiquait son rang ; mais il n’avait aucune arme à sa ceinture de cuir blanc.

Et enfin, sa main gauche se cachait sous un gant en peau de daim ; un gantelet de fer à larges rebras couvrait sa main droite.

Cet inconnu priait avec une extrême ferveur.

Il vint à l’offrande, comme tous les autres, et déposa auprès du lit funèbre où le comte Amédée dormait l’éternel sommeil une rondache voilée d’un crêpe noir, qui laissait voir un écu ainsi blasonné : de sinople au gril d’or, à la bande de gueules brochant sur le tout.

Quelques vieux seigneurs froncèrent le sourcil.

« Quel est cet étranger ? » demanda l’aîné de la Chambre au sire de Menthon.

Et la Tour d’Irleins ajouta :

« Est-il possible que ce soit là ce jeune le Féal qui tua son écuyer, et que nul n’a revu depuis vingt années ? »

Un troisième dit :

« Le meilleur moyen de le savoir, c’est de le lui demander.

– L’autre serait donc un imposteur ? fit observer la Baume-Montrevel.

– Cette histoire de le Féal m’a toujours paru très étrange. On ne connaissait pas l’enfant. Ma parente, dame Godelive, sa mère, le voulut marier contre son gré à la petite Cécile, fille de mon vieux compaing Combefort.

– Et ce page, cet enfant trouvé, qui fut mêlé à cette noire aventure ? »

Les propos hostiles allaient croissant dans les groupes. Le respect dû au saint lieu empêcha cependant qu’on ne s’occupât trop du gentilhomme au gantelet de fer.

Mais à l’issue de la cérémonie, sur l’étroit parvis de l’église, entre le porche de l’abbaye et la berge du lac, l’homme en habits de deuil fut entouré de tous ces vaillants.

Se voyant l’objet de la curiosité générale, il s’arrêta, les regarda tous d’un air altier.

Le maréchal de Savoie, auquel son grand âge et sa haute dignité donnait droit d’interroger tout homme noble, ayant salué l’inconnu avec courtoisie, lui demanda à voix haute :

« Qui êtes-vous, messire ? Pourquoi avez-vous pris place dans nos rangs ? »

L’autre, avec fierté, modestement néanmoins et d’un ton de déférence, répondit :

« Je me suis mis avec mes pairs, selon mon droit, monsieur le maréchal : je suis Guy le Féal, seigneur de Champlaurent.

– On ne ment pas devant un cercueil », murmura le comte de la Chambre.

Le maréchal Étienne de la Baume-Montrevel reprit d’un ton sévère, interpellant Guy, qui sentit alors monter le rouge de la colère et de la honte à sa face :

« Il y a donc, beau sire, deux barons de ce nom ? car Guy le Féal, seigneur de Champlaurent, heurtait hier à la porte de mon logis. Je l’ai vu. Il m’a parlé. Il revient des contrées lointaines où règne le Vieux de la Montagne, duquel il fut captif... »

Guy l’interrompit vivement.

« Celui-là, cria-t-il, en a menti par la gorge, et j’en appelle au jugement de Dieu. Je suis le Féal, vous dis-je. Que ce misérable imposteur ose donc se montrer ! »

Il s’interrompit tout à coup.

« Jacquelin Gaucher !... » murmura-t-il frémissant et devenant pâle.

Puis, tout haut, s’adressant à ceux qui l’entouraient :

« Monsieur le maréchal, poursuivit-il, et vous, messeigneurs, vous plaît-il m’aider à confondre ce larron d’honneur ? On ne saurait tromper l’œil et le cœur d’une mère. Je sais que la mienne, par la grâce de Dieu, est encore de ce monde. Je la quittai méchamment vingt années en çà. Je suis parti imberbe et tout jeunet. Me voici grisonnant, ridé, vieilli : n’importe ! Ma mère n’hésitera pas à me nommer son fils. Et de plus, j’ai une preuve. »

Un jeune chevalier s’approcha de Guy, dont la fière prestance, l’accent résolu, la voix chaude et sincère, le visage ouvert, avaient déjà gagné tous les cœurs.

« Je suis Othon de Grandson, lui dit-il : me voulez-vous pour frère d’armes, le Féal ? »

Et d’autres vinrent se ranger auprès du premier baron de Vaud, si bien qu’au bout d’un instant il comptait quarante amis, des plus nobles parmi les chevaliers de la comté savoyarde.

« Messieurs, dit Guy, je vous remercie. Il y a des chambres et des lits en mon manoir de Champlaurent. Qui me croit, me suive ! Il faut partir sans retard. Je ne veux pas que ce mécréant me vole un seul des baisers de ma mère ! »

Quelques heures après cette scène, une troupe de cavaliers chevauchaient sur la route de Maurienne, suivait la rive de l’Isère jusqu’au lever du soleil, traversait le val du Gellon à son extrémité, dépassait Aiguebelle, et arrivait enfin, le lendemain des obsèques du comte Vert, au pied de l’escarpement de rochers que dominaient les tours et les courtines de Champlaurent.

À l’instant même où cette cavalcade brillante et nombreuse s’arrêtait au village, où les chevaliers mettaient pied à terre pour gravir les rampes taillées dans le roc, le pont-levis du manoir s’abaissait pour livrer passage à un voyageur escorté de deux serviteurs, et dont les montures, fumantes de sueur, reposaient déjà sur une fraîche litière en l’étable du Gril de saint Laurent, hôtellerie tenue par un ancien coutelier de Combefort.

 

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Dame Godelive et damoiselle Cécile, assises toutes deux sur des escabeaux dans l’embrasure profonde d’une fenêtre gothique, brodaient un manteau de velours paonné pour la Vierge noire de Myans.

Leur silence, leur attitude pensive et recueillie, leurs vêtements sombres, contrastaient avec les reflets d’émeraude et de turquoise de la riche étoffe où leurs doigts fuselés brodaient en paillettes d’argent des M et des croix tréflées, et aussi avec le gai soleil qui, dardant ses flèches dorées à travers le vitrail historié d’emblèmes et de devises, illuminait d’arabesques pourprées la retraite où la veuve et la fiancée passaient de longues heures de la journée.

Des images pieuses, un beau missel ouvert sur un pupitre sculpté, un doulcemer incrusté d’ivoire, ornaient ce réduit, tendu de verdures flamandes, pratiqué dans une tour ronde, suspendue en encorbellement à l’angle du manoir.

De là on voyait au loin serpenter dans la vallée et suivant le lit du torrent la route poudreuse bordée d’aunes et de hêtres ; mais on n’entendait aucun des bruits de la maison, ni le sifflet du majordome ni le va-et-vient des gens dans le préau.

Dame Godelive avait bien vu passer, dans un tourbillon de poussière, la cavalcade emportée au galop des chevaux. Mais celui qu’elle attendait devait venir seul.

Et même l’attendait-elle encore, après une absence si prolongée ? Peut-être à cette heure le dernier le Féal de Champlaurent dormait-il sous l’herbe grasse d’un champ de bataille.

« Ma mie, dit-elle en essuyant une larme perlant à ses cils, ô ma mie, je voudrais savoir où va cette belle compagnie qui vient de passer là-bas sur le chemin. Il y a, certes, des parents à nous qui traversent la vallée, et qui regardent avec dédain ce donjon sans bannière où s’enferme la douleur d’une mère, orpheline de son fils. Ils ne viennent plus, comme autrefois, s’asseoir à notre table et dormir sous notre toit... Le malheur est donc une contagion, qu’on s’écarte ainsi de ceux qui souffrent ?

Cécile, toujours belle, non plus de la fine et délicate beauté de l’enfant, mais de la beauté grave, épanouie, sereine des vierges de la Bible ; Cécile, reposant sur le velours sa main blanche pleine de fils d’or, leva sur la vieille châtelaine un doux regard d’amour :

« Sommes-nous donc si esseulées, madame ma mère ? dit-elle. N’avons-nous pas, avec nos anges gardiens, les amis invisibles, le souvenir tout à la fois amer et suave de l’absent ?

– Hélas ! mon Guy est-il encore de ce monde ?... Il a grandement péché ; mais c’est pour les plus grands pécheurs que le sang du Sauveur a coulé sur la croix. Puisque Dieu est le Père de miséricorde, les hommes ne peuvent-ils pardonner ? Moi qui ai tant souffert par lui, j’oublie son crime, j’oublie ses fautes. Hélas ! je ne voudrais pas mourir sans l’avoir revu... »

Cécile offrit son front pur au baiser de dame Godelive.

« Madame ma mère, il reviendra, dit-elle, tout pour vous, tout pour moi, s’il plaît à Dieu ! »

L’huis de chêne tourna lentement sur ses gonds ; la portière de haute lisse, fut soulevée, et le pas lourd du majordome de Champlaurent sonna sur le seuil.

Ce personnage, tout de noir vêtu, corpulent et la chaîne au col, se montra, effaré, affairé.

« Qu’est-ce, Perrinet ? demanda la bonne châtelaine, laissant là sa broderie.

– Ma gracieuse dame...

– Hé bien, Perrinet ?

– Vous n’avez pas entendu ?

– Quoi donc, Perrinet ?

– Le son du cor !

– Le son du cor ?... Se peut-il qu’un chevalier errant requière place au feu et à la chandelle ?

– Ah ! dame, ce n’est pas...

– Mais parlerez-vous, Perrinet ?

– Un voyageur.

– Qui m’apporte des nouvelles de Guy ?... »

Dame Godelive se leva, jetant là pièce de velours et paillettes de métal, et s’avança, le visage épanoui, vers le vieillard, qui reprit de sa voix lente et de son ton monotone :

« Un voyageur, maigre, pâle, bruni par le soleil, accompagné de deux Maures, Morisques, Sarrasins ou nègres d’Éthiopie, je ne sais pas au juste.

– C’est lui ! Seigneur mon Dieu ! c’est lui !... Madame la Vierge m’assiste ! Guy !... Guy !... Cécile, voici que votre fiancé revient de lointaines contrées, où jamais neige ne tombe. »

Une voix mâle et vibrante retentit dans l’appartement voisin, criant :

« Ma mère !... ma mère !... »

Sans doute cette voix sonna étrangement aux oreilles de damoiselle Cécile de Combefort, car, au lieu de s’élancer vive et joyeuse, oubliant tout dans l’ineffable bonheur de ce retour inespéré, elle pencha la tête anxieusement sur sa poitrine, et, comprimant d’une main les battements de son cœur, elle éleva vers le ciel un regard de supplication.

La voix répéta, sonore, mais trop ardemment peut-être :

« Ma mère ! ma mère ! »

Et un homme entra dans le retrait, les bras ouverts, et reçut, défaillante sur son sein, la pauvre vieille femme que l’émotion assassinait.

« Mère ! mère ! »

Ce cri n’eut pas d’écho dans le manoir ; mais à travers les couloirs et les corridors, portée par les voûtes qui la répétaient à l’infini, la sonnerie du cor chanta sa fanfare.

« Qu’est-ce ? » dit l’intrus en se redressant.

Dame Godelive, appuyant à ses épaules ses mains tremblantes, le regardait, le contemplait, balbutiant dans la stupeur de sa joie :

« Guy ! mon Guy ! ô mon cher Guy, mon enfantelet ! ô le premier et le seul né de mes entrailles, est-ce toi ? est-ce toi que je revois ? est-ce toi que mes pauvres mains touchent, que mes pauvres yeux dévorent, que les tressaillements de mon cœur attirent ? toi ! mon doux trésor, mon bien, ma vie, le soutien de ma vieillesse calamiteuse, toi qui viens recueillir mon soupir de la dernière heure. Ô mon Guy ! »

Mais, tout en bégayant ces mots et bien d’autres que sa langue et ses lèvres ne pouvaient articuler, elle n’embrassait pas ce grand et beau cavalier, à la prestance robuste, au large et puissant sourire, qui n’osait point tendre ses joues à la bouche maternelle, et qui laissait voir sur son front comme un pli imperceptible d’ironie et de souffrance.

Dame Godelive ne lui donna point le premier baiser.

On entendit le pont-levis s’abaisser avec fracas sur ses piles, la herse grincer dans ses rainures, le fer des chevaux bruisser sur le tablier ; puis ce fut un grand tumulte sous les voûtes, des cris, des appels, des rires : ce tapage roula dans les pas-de-vis avec des grondements de tonnerre, enfla, s’éteignit, recommença brutal, âpre, sourd, prolongé, strident, éclatant.

L’homme qui appelait dame Godelive : « Ma mère ! » parut se troubler.

Mais il ne s’enfuit pas. Blême, les sourcils formant une seule ligne droite entre ses yeux et son front, moite de sueur, il attendit, anxieux, silencieux, comme frappé d’un coup de foudre.

Alors, du bas de l’escalier, dominant le murmure des autres voix, une voix retentit appelant :

« Ma mère ! ma mère ! »

Puis une clameur dans les salles désertes, aux échos enfin éveillés :

« Mère ! mère ! »

Et plus haut, plus haut encore, ce cri montait haletant, éperdu, effrayant d’intensité.

Cécile, un angélique sourire sur ses lèvres roses, était maintenant debout, la main tendue. Et la plus pure félicité resplendit dans ses prunelles limpides.

L’homme fléchit le genou devant dame Godelive, qui l’examinait avec une sorte d’effroi.

« Mère ! mère ! »

Ceux qui arrivaient purent alors voir un spectacle admirable : un homme, un ouragan, précipité dans le retrait, enlacé, embrassé avec une frénésie d’amour par la mère, dont le cœur parlait enfin.

L’autre, l’imposteur, prosterné, glacé d’épouvante.

Et Cécile, transfigurée, belle à ravir les anges.

Et sur le seuil, dans la salle, au delà de la portière arrachée de ses tringles, le maréchal de Savoie, raide dans son tabart chargé d’armoiries énormes, ayant derrière lui toute une foule de seigneurs, nu-tête, silencieux, qui s’inclinaient avec un muet respect.

Quel pinceau serait assez hardi pour essayer de peindre une pareille scène ? et quelle plume la décrirait ? Le cœur parlait ce langage qu’aucune langue humaine ne saurait traduire, et tous ceux qui étaient là vécurent un moment de cette vie surnaturelle dont la mort est l’aurore.

Lorsque Guy le Féal se releva, radieux, un bras autour du cou de sa mère, et sa main dans la main de sa fiancée, il vit à ses pieds Jacquelin Gaucher, plus froid qu’un marbre, immobile.

Il laissa tomber sur lui un regard de pitié.

« Monsieur le maréchal, dit-il, je savais bien qu’un cœur de mère ne se trompe jamais ! »

Il reprit :

« Mais je vous ai promis une preuve. Holà ! majordome, prenez cette lime pendue au clou, et limez ce bracelet de fer rivé à mon bras. »

Tandis que le vieillard obéissait, Guy poursuivit :

« Ma mère, monsieur le maréchal, et vous tous, messieurs mes pairs, vous savez que je commis naguère un crime abominable en mettant à mort Leufroy le Féal, mon parent et mon bienfaiteur. Depuis le jour où cette main frappa le coup mortel, elle fut revêtue de ce gantelet. En aucune occasion je ne l’ai ôté, et vous allez voir sur cette main meurtrière le sang séché d’une victime innocente de la haine. »

Il fit un signe à Gaucher :

« Lève-toi, Jacquelin Gaucher, dit-il. Je t’avais deviné. Je t’ai reconnu. Je ne te reproche rien. Tu vas sortir libre de ce manoir où tu apportas la honte et le deuil en échange de tant de bienfaits. »

La lime avait fait son office.

Le gantelet tomba, et l’on vit la main, non pas noire, brûlée, sèche, mais rouge, vermeille, comme imbibée de sang, comme si à l’instant même elle se fût trempée dans le sang ; et ce fut un cri de stupeur à la vue de ce prodige, que tout un chacun put constater.

« Voilà ma preuve, dit Guy le Féal de Champlaurent. Ai-je menti ? »

 

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Ce que devint Jacquelin Gaucher, la chronique ne le rapporte pas.

Il est probable que, suivant l’usage de ce temps de foi, il alla faire pénitence dans quelque monastère, et qu’il mourut au fond d’un cloître, sous l’habit d’un fils de Bernard ou de Bruno.

Quant à Guy le Féal, Amédée, septième du nom, comte de Savoie, et la régente Bonne, sa mère, voulurent, pour perpétuer à jamais le souvenir de sa faute et de la terrible expiation qu’il en avait consentie, qu’il substituât désormais à ses armes une main de gueules en champ de sable, qui est un écu à enquerre, et sans l’écarteler du gril d’or en champ de sinople.

La tradition populaire consacra cette substitution en donnant à Guy le nom de Main-Rouge, sous lequel il vécut de longues années.

C’est du mariage de Guy le Féal de Main-Rouge et de Cécile de Combefort que descendit la maison des marquis de Champlaurent, éteinte il y a peu d’années en la personne du dernier ministre catholique de Charles-Albert, premier roi constitutionnel de Sardaigne.

 

 

Charles BUET, Guy Main-Rouge, 1899.

 

 

 

 



[1] Ce très curieux récit des funérailles du comte de Savoie est emprunté par l’auteur de cette légende au très savant ouvrage du chevalier Louis Cibrario, Économie politique du moyen âge. C’est un tableau de mœurs qui mérite d’être placé parmi les épisodes divers qui ont inspiré cette chronique, œuvre de pure imagination, à l’exception des détails historiques, rigoureusement exacts.

 

 

 

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