Dialogue des morts

 

BOILEAU ET HUGO

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Georges BUGNET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Boileau. – Je suis bien aise de vous retrouver, mon cher Hugo. Depuis longtemps je ne rencontre, dans nos demeures éternelles, que des âmes férues de sciences, physiques, chimiques, génétiques, eugéniques, économiques, et Dieu sait quoi ! Les derniers arrivants, bien qu’étant débarrassés de leurs corps, ne savent parler que de crise des marchés, production et surproduction, distribution des richesses terrestres, confort moderne, mécanisme, chômage, enfin d’un infinité de choses où, de mon temps, on était fort ignorant. Il me vexe, au milieu de ces âmes, d’avoir à demeurer muet. Une chose me console : c’est que, dans ces nouveaux problèmes, personne ne semble voir beaucoup plus clair que moi.

Hugo. – J’avoue, mon cher Boileau, que, comme vous, je me sens un peu dépaysé parmi nos nouveaux venus, et je suis bien aise de vous rencontrer. Ouvriers d’une même œuvre, le grand art d’écrire, si parfois nous différons d’opinion, nous pouvons du moins nous comprendre.

Boileau. – Veuillez me pardonner. Si, comme le fait à peu près tout le monde, vous entendez parfaitement mes écrits, je n’en saurais dire autant des vôtres.

Hugo. – La cause en est dans le progrès de la langue française, progrès qui vint d’un plus large épanouissement de la pensée humaine. Ayant des idées nouvelles, il nous fallut de nouvelles façons de les exprimer.

Boileau. – Vingt fois déjà vous m’avez donné cette explication, sans me jamais convaincre. Je persiste à soutenir que vous n’avez rien épanoui du tout. Vous avez inventé des choses, oui, et avec ces choses, des mots. Mais des pensées, mais des idées, par ma foi, je n’en ai point découvert de nouvelles. Je suis tout prêt à concéder qu’auprès de la vôtre ma façon d’écrire manque d’éclatant coloris. Du moins, elle est solide, durable. Quantité de mes vers sont encore cités comme proverbes. Combien, des poètes de votre siècle, en peuvent-ils dire autant ?

Hugo. – Vous êtes bien, mon cher Boileau, toujours la même âme : autoritaire et sans ménagements. Pour moi, depuis ma mort, je suis beaucoup moins vigoureux. Tout de même, nous, les romantiques, avons aperçu quelque chose où vous, les classiques, étiez demeurés aveugles. L’idée étant neuve, il nous fallut, pour la bien rendre, un style neuf. Et c’est de là que provient notre principal désaccord.

Boileau. – Je vous entends. Vous voulez parler de ce fameux « sentiment de la nature ». Eh bien, puisque nous avons l’éternité devant nous, rien que je sache ne nous empêche de discuter cela pendant quelques moments.

Hugo. – Je ne m’y refuse pas. Mais comment pourrez-vous discuter d’une chose où vous n’avez jamais rien compris ?

Boileau. – Hé ! Je ne demande qu’à m’instruire, à trouver, grâce à vous, ce plus large épanouissement de la pensée dont nous, les classiques, étions si dépourvus. Çà ! Donnez-m’en quelque exemple.

Hugo. – J’ai tellement écrit sur ce sujet que mes souvenirs sont un peu diffus et je ne sais pas bien au juste quelle citation serait la plus propre à me faire clairement entendre.

Boileau. – Ma mémoire à moi est restée fort bonne. Vous avez écrit :

 

      Pleurez sur l’araignée immonde, sur le ver,

      Sur la limace au dos mouillé comme l’hiver...

 

Est-ce là ce que vous appelez le sentiment de la nature ?

Hugo. – En partie. Vous y pouvez percevoir cette universelle pitié pour les créatures...

Boileau. – Fort bien. Seulement, ce n’est point neuf. Longtemps avant vous, m’a-t-on dit, Saint François d’Assise écrivait ainsi, mais mieux. Car enfin, voyons, si vous pleurez sur le dos mouillé de cette pauvre limace, ça le lui mouillera encore davantage. Mon ami, Jean de La Fontaine, qui aimait fort les bêtes, ne vous eût jamais pardonné un arrosage si mal placé.

Hugo. – Mais, là-dedans, c’est l’idée qu’il faut voir.

Boileau. – Je la vois, cher Hugo. Mais je la vois en bon classique, c’est-à-dire avec le sens commun. Et, comme tout homme raisonnable, quand je trouvais des limaces, ce qui était surtout dans mes laitues, je n’ai jamais songé à leur mouiller le dos de mes pleurs. Non, là-dessus, inutile d’essayer de me convertir à l’épanouissement de la pensée humaine. Je le regrette pour les romantiques : les hommes aujourd’hui continuent, comme les classiques, à juger que les insectes nuisibles sont nuisibles, et qu’il les faut détruire. Parlons d’animaux plus nobles. Vous avez publié, dans votre Légende des Siècles, un beau poème où les fiers lions parlaient aux rois farouches. Puis Dieu intervient, fait aux lions, pour les calmer, un discours qui se termine ainsi :

 

      Sachez que je suis là. J’abaisse et j’humilie ;

      Je tiens, je tords, je courbe, et je lie et délie

      La vague adriatique et le vent syrien ;

      Je suis celui qui prouve à tous qu’ils ne sont rien ;

      Je suis toute l’aurore et je suis toute l’ombre ;

      Je suis celui qui sème au hasard et sans nombre,

      Et qui, lorsqu’il lui plaît, donne des millions

      D’astres au firmament et de poux aux lions.

 

J’ai trouvé cela fort bien dit. Pourtant il m’a semblé que le véritable « sentiment de la nature » demanderait quelques lignes de plus, à peu près dans ce genre :

 

      Et l’on vit, à partir de ce même moment,

      Les lions se gratter interminablement.

 

Hugo. – Monsieur Despréaux, vous devenez tout à fait impertinent. Si vous continuez sur ce ton...

Boileau. – Je pourrais en effet citer bien d’autres exemples tirés de vos ouvrages pour montrer que votre sentiment de la nature animale est de la plus haute fantaisie et que vous n’avez rien de commun avec notre Jean de La Fontaine. Lui, en quelques mots, nous peignait lapins, hérons, loups, singes, chats, renards, enfin quantité de bêtes, avec plus de vie, de pénétrante vérité qu’aucun romantique y parvint jamais. Non, pas même votre Leconte de Lisle. Pour superbes que soient ses tableaux, ils ne représentent que des apparences. On n’y voit point au delà de la surface. Ce sont des choses, non point des pensées ; non point du sentiment, mais des sensations. Cela s’adresse à l’imagination, point du tout à la raison.

Hugo. – Soit. Mais enfin, dans la nature, il n’est pas que des animaux. Vous, les classiques, avez-vous jamais su lever les yeux aux vertigineuses étoiles ? Avez-vous jamais prêté l’oreille à l’ouragan farouche, aux âpres frissonnements de la forêt ténébreuse, aux sinistres rumeurs de l’océan vorace, aux spectres hagards qui hantent les antres formidables parmi les monts aux fauves cimes ?

Boileau. – Pas beaucoup. Les spectres et nous étions peu familiers. Pour nous, la vie raisonnable, celle de l’homme qui pense, paraissait domaine suffisamment vaste. J’estime encore que c’eût été perdre notre temps que de nous amuser à noircir page sur page pour décrire à des lecteurs, qui ont des yeux pour les voir, une foule d’objets extérieurs, et détourner ainsi les âmes loin d’occupations plus sérieuses et plus profitables.

Hugo. – Par là, mon cher Boileau, vous admettez donc que vous ne connaissiez pas le sentiment de la nature.

Boileau. – Je n’admets que ceci : que nous n’avons point cru bon de l’exprimer longuement. De là à l’ignorer, c’est une autre affaire. Un écrivain de mon siècle a dit fort brièvement :

 

      J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois.

 

Pour un classique, ce n’est point si mal, n’est-ce pas ?

Hugo. – Oui, La Fontaine, mais lui seul, savait ainsi goûter

 

      Les forêts, les eaux, les prairies,

      Mères des douces rêveries.

 

Boileau. – Pardonnez-moi, mon cher Hugo. Si vous aviez lu plus attentivement mes ouvrages, vous sauriez que le vers que je viens de citer fut écrit par moi, dans mon épître à Lamoignon.

Hugo. – Ah, bah !...

Boileau. – Vous n’en revenez pas. Mais voilà : la plupart d’entre vous ne connaissez nos œuvres qu’à travers des opinions toutes faites. Tel ou tel critique ayant déclaré, pour rehausser sa propre époque, que nous n’entendions rien à ceci ou à cela, on le répète sur tous les tons. – Pas le sentiment de la nature ? Mais qui donc, parmi vous, a jamais écrit phrase plus pleine de sentiment et de pensée que celle-ci : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye... » ? Qui donc a su trouver plus de noblesse et de simplicité que notre Pascal pour sentir et faire sentir la véritable réalité du monde, sa majesté et son mystère ? Lorsqu’il passe de l’infiniment grand à l’infiniment petit, détruisant d’avance, d’un rayon de son génie, cet atome sur quoi votre science crut pouvoir poser une base définitive, qui peut le lire sans éprouver les émotions et les pensées les plus naturellement humaines ?

Hugo. – Ce n’est pas précisément cela que nous entendons par sentiment de la nature.

Boileau. – Je le sais parbleu bien. Mais à qui la faute si nous ne nous comprenons plus en parlant français ? Depuis Jean-Jacques, qui eut le malheur de faire trop tard ses études latines, vous avez tellement déformé la langue que, maintenant, ce sont les mots qui vous tiennent lieu des choses. Depuis Rousseau, ce que vous avez cultivé, ce n’est pas le sentiment, c’est la sensation physique de la nature ; et souvent pas même cela, mais tout au plus des manières, des poses convenues, des attitudes que vous jugiez élégantes. Inférieurs aux classiques païens de la Grèce et de Rome qui, sous les merveilles du monde, percevaient quelque chose de surhumain, des forces divines, vous avez, à la place des dieux, posé chacun votre petit moi, le gonflant comme une baudruche. Et de là naquirent : la nature à la Rousseau, la nature à la Chateaubriand – et celle-ci ne manque pas trop de vérité, – la nature à la Byron, la nature à la Lamartine, la nature à la Hugo, la nature à la Vigny, la nature à la Leconte de Lisle, la nature à la Zola, enfin la nature à toutes les sauces, mais à peu près toujours : la nature simple ornement d’un moi énorme. De sorte qu’à présent, au lieu de considérer l’homme dans la nature, vous regardez la nature dans un homme. Chacun se croit tenu d’avoir sa petite nature à soi, bien vide d’idées fortes et de sentiments vrais, mais bien pleine de sensations, aussi physiques qu’il est possible, et de mots à tintamarre qui n’atteignent point la pensée mais qui frappent fort et l’oreille, et tous les nerfs. Ce n’est plus de la raison, ce n’est plus du vrai, ce n’est plus de la sincérité, c’est du maquillage. Vous êtes devenus pareils à ces femmes qui, déchues de leur beauté naturelle, se croient forcées, pour réparer des ans l’irréparable outrage, d’avoir recours à toutes sortes de faux attraits. Votre littérature n’est plus virile, elle est efféminée. Je dirais même qu’elle devient puérile.

Hugo. – Ne vous emportez pas, monsieur Despréaux. Quoi que vous en pensiez, nous avons cependant produit quelques œuvres qui, après tout, ne sont point un déshonneur pour la langue française.

Boileau. – Je le concède. Vous avez, parfois, fait de vraiment belles choses. J’avoue que, par certains côtés, vous nous surpassez. Prenez garde néanmoins que vos beautés véritables sont illustrées surtout par les humaines valeurs qu’elles renferment et non point précisément par la matière dont nous discutons : le sentiment de la nature. Vos romantiques ne s’élèvent à la grandeur que lorsqu’ils reviennent à l’esprit classique ; je veux dire : à la pensée raisonnable, solide, durable, et à la sincérité du cœur. Ce n’est point parce qu’un homme a l’œil plus perçant et voit mieux les objets extérieurs qu’il en devient plus homme. C’est lorsqu’il comprend plus clairement, plus franchement, soi-même ; et, en soi, ce qui est proprement humain, sa conscience.

Hugo. – Voir ensemble en soi et hors de soi me semble préférable.

Boileau. – Sans doute. Mais peu ont un esprit assez fort pour le pouvoir faire sans danger ; peu l’ont assez juste, assez pénétrant, pour maintenir l’essentiel au-dessus de l’accident. Vos ouvrages attestent qu’à trop observer autour de soi la raison s’y égare. Le dehors fait oublier le dedans. De notre temps, nous pensions que l’intelligence est bornée. Après nous, on se voulut persuader qu’elle deviendrait sans bornes. On se mit sérieusement à l’assaut de l’infini. Vous étiez pourtant avertis, et depuis longtemps, de l’inévitable résultat. Pascal, entre autres, après avoir contemplé l’infiniment grand et l’infiniment petit, vous disait : « Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature, comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. – C’est une chose étrange qu’ils ont voulu connaître les principes des choses, et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet... Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument... Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et, si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle... Nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante, pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. »

Hugo. – Comme vous le pouvez voir dans mes ouvrages, mon cher Boileau, mes idées sont fort différentes de celles de votre Pascal. Je ne l’ai d’ailleurs jamais beaucoup lu. Il me donnait mal à la tête. Mais enfin, si nous l’avions écouté, l’immense registre de la profonde et mystérieuse nature nous serait à jamais demeuré fermé. Sans Rousseau, qui rouvrit les portes, nous aurions sans doute longtemps continué à nous enfermer dans la vie factice des salons.

Boileau. – Je vous demande pardon, mon cher Hugo. Celui qui a ouvert les portes du grand large sur le monde extérieur, qui est allé s’y promener en s’occupant de l’homme encore bien moins que Rousseau, celui qui révéla à votre Jean-Jacques tout le parti que l’on pouvait tirer des beautés de la nature, celui à qui réellement vous devez vos nouvelles routes, c’est quelqu’un que vous estimez, et à juste titre, un classique : le classique Georges-Louis Leclerc, qui fut fait comte de Buffon. S’il en est un qui, le premier des modernes, sut examiner et sentir la nature, toute la nature, s’il en est un qui fut poète, et très grand poète, en prose, au sens où vous l’entendez aujourd’hui, c’est lui. Auprès du magnifique Buffon, Rousseau n’est qu’un pauvre cœur malade. Loin de voir le monde tel qu’il est, il tenta de le transformer suivant sa personnelle conception, le couvrit de son propre moi, prenant ses émotions et ses rêves pour de l’externe réalité. Et, à sa suite, vous avez imité et dépassé toutes ses plus invraisemblables faussetés. Un paysage devint triste, parce que vous étiez triste ; ou simplement parce qu’il vous convenait de prendre une attitude de romantique tristesse. Si vous étiez joyeux, la terre entière, et les étoiles mêmes, en rayonnaient, en tressaillaient d’allégresse. Voyons, voyons, mon cher Hugo, croyez-vous sincèrement qu’une forêt puisse éprouver de la mélancolie parce qu’elle se trouve là quand ça vous prend ? Croyez-vous vrai que, comme un homme, la nature souffre et pleure ; qu’une sombre montagne se mette à frissonner d’émoi religieux parce qu’au-dessus d’elle se lèvent les étoiles ?

Hugo. – Ce n’est peut-être pas bien vrai, mais c’est un sentiment poétique.

Boileau. – Ah, voilà ! Pourvu qu’il soit poétique et, dans votre jargon nouveau, cela signifie tout simplement, au fond, pourvu qu’il vous émeuve, peu vous importe qu’un sentiment soit vrai, ou qu’il soit un mensonge. Eh bien, nous, les classiques, préférerons toujours l’émotion qui sort de la vérité, même partielle, à celle que nous tend le mensonge.

Hugo. – Vous êtes évidemment, monsieur Despréaux, dans l’un de vos pires accès de mauvaise humeur. Brisons là. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

 

(À défaut du fidèle Brossette)

 

Georges BUGNET.

 

Paru dans Les Idées en 1935.

 

 

 

 

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