Dialogue de Caïn et de Satan

 

 

                                        CAÏN.

 

Je vis seulement pour mourir bientôt, et je ne vois rien

Pour me rendre la mort haïssable qu’un penchant inné,

Un odieux, pénible, dominant et toujours invincible

Instinct de vie, et que j’abhorre et hais, presque autant que je

Me méprise. Pourtant je ne puis le vaincre tout à fait.

Donc, hélas ! je vis. Que je voudrais n’avoir jamais vécu !...

 

                                      LUCIFER.

 

Tu vis, et tu dois vivre pour toujours, mais ne pense pas

Que la terre, qui n’est que ton vêtement extérieur, est

L’existence... Elle cessera tôt d’être, et tu ne seras

Pas moins que tu ne l’es à présent...

Il se pourrait que tu deviennes semblable à nous.

 

                                        CAÏN.

 

Et vous ?

 

                                      LUCIFER.

 

Nous, nous sommes éternels...

 

                                        CAÏN.

 

Mais avec ta puissance étonnante, qu’es-tu ?

 

                                      LUCIFER.

 

Un être, qui aspira à être Celui qui te créa,

Et ne t’eût pas fait l’homme malheureux que tu te dis...

N’ayant pas réussi à être Dieu, je ne voudrais être

Que ce que je suis. Il a vaincu, ce Tyran, donc qu’il règne !

 

                                        CAÏN.

 

Qui ?...

 

                                      LUCIFER.

 

Le Créateur de ton père et de la terre.

 

                                        CAÏN.

 

Et du Ciel,

Et de tout ce qu’ils contiennent ; c’est ce que j’ai entendu

Ses Séraphins chanter, et c’est aussi ce que dit mon père.

 

                                      LUCIFER.

 

Bah ! ils disent... ce qu’ils doivent chanter et dire sous peine

D’être ce que moi je suis, et ce que tu es, pauvre humain,

Des esprits puissants et des hommes forts.

 

                                        CAÏN.

 

Et qu’est-ce que c’est ?

 

                                      LUCIFER.

 

Des êtres osant se servir de leur immortalité,

Des êtres qui osent regarder le Tyran Tout-Puissant

En sa face éternelle, et lui dire très fièrement que

Son mal n’est pas le bien. S’il est donc vrai qu’il nous a créés,

Comme Il le dit, ce que je ne sais pas, ni ne crois en rien,

Mais s’Il nous a créés, Il ne peut défaire son oeuvre.

Nous sommes tons immortels. Voire ! Il l’a même ainsi voulu

Pour qu’il puisse nous torturer. Bien ! qu’Il le fasse ! Il est grand.

Mais dans Sa grandeur éclatante, Il n’est pas plus heureux que

Nous dans notre amer conflit. La bonté ne devrait pas faire

Le mal, et qu’a-t-Il fait autre chose que le mal ? Mais qu’il

Reste assis sur Son trône immortel, Lui, triste et solitaire,

Créant des mondes sans nombre, pour rendre l’éternité

Un peu moins ennuyeuse à Son immense existence morne,

Sa solitude non partagée à jamais par nul être.

Qu’il entasse sans cesse orbe sur orbe, ah ! qu’il reste seul,

Ce Tyran indéfini, mais cependant indissoluble.

S’Il pouvait s’anéantir, cela serait le meilleur don

Qu’Il eût jamais fait. Qu’Il continue à régner sur les mondes,

Qu’Il se multiplie dans Sa misère énorme et profonde !

Nous, Esprits et hommes, au moins nous sympathisons ensemble,

Et souffrant de concert de durs maux, nous rendons nos angoisses

Innombrables mais bien plus supportables, en dépit de Lui,

Par la douce sympathie illimitée de nous tous

Avec nous tous. Mais Lui, si misérable dans Sa hauteur,

Sans repos, dans son immuable misère, est obligé

De créer et de recréer... (peut-être créera-t-Il

Dans les siècles à venir Un Fils de Lui-même, comme Il

T’a donné un père, et s’il arrive qu’il agit ainsi,

Sois-en certain, ce Fils sera sacrifié pour le monde.)

 

                                        CAÏN.

 

Tu me parles-là de choses qui depuis longtemps flottent

En rêves à travers ma pensée, et je ne pouvais pas

Faire accorder ce que je voyais et ce que j’entendais.

Mon père et ma mère me parlent souvent, confusément,

De serpents, de fruits et d’arbres, et je vois, en peine, au loin,

Les portes de ce qu’ils appellent leur Paradis chéri,

Gardées par de fiers Chérubins, aux glaives flamboyants,

Qui nous en excluent, eux et moi, mais, hélas ! je sens le poids

Du labeur quotidien et du penser constant ; je regarde

Autour d’un monde où je ne semble être presque rien, avec

Des pensers confus, qui surgissent forts en moi, comme s’ils

Pouvaient maîtriser toutes choses ; mais je pensais en moi

Que cette misère n’appartenait qu’à moi.

Ma propre Adah.

Ma bien-aimée, ah ! elle-même ne comprend pas non plus

L’idée qui m’accable tant. Oh ! jamais jusqu’à présent

Je n’ai rien rencontré qui pût sympathiser avec moi.

C’est bien ! Je préfère m’associer avec des Esprits...

 

 

 

Lord BYRON.

 

Traduit de l’anglais par sir Tollemache Sinclair.

 

 

 

 

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