Le tailleur de Melrand

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

François CADIC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À dix lieues à la ronde, on n’aurait pas rencontré une aiguille aussi fine et aussi vive que Joson Le Bibénér, le maître tailleur du bourg de Melrand. Il semblait que la besogne lui fondait entre les mains. On avait plaisir à le voir enfiler les perles et accrocher le velours aux robes des femmes coquettes, agrémenter de fils de couleur les vestes blanches des gars. Assis à l’orientale sur son coussinet, sa tabatière à queue-de-rat à côté de lui, la chanson aux lèvres, il coupait, il taillait, il cousait. Cependant, il n’était content qu’à moitié, Joson. C’est que plus il en faisait, plus il lui en restait à faire. On eût juré que tout Melrand s’était donné le mot pour l’accabler de travail. Il en perdait le sommeil, il en perdait même l’appétit, et cela le contrariait beaucoup car, ainsi qu’un tailleur qui se respecte, il était un peu gourmand par nature.

Pour se donner le change, il avait recours à sa chère tabatière à queue-de-rat, et il prisait, il prisait, il se mettait du tabac jusque dans les yeux. Peine perdue : la besogne n’avançait pas pour autant. À la longue, il avait fini par prendre en dégoût sa tabatière à queue-de-rat elle-même.

« Si le diable ne me sort pas de là, déclara-t-il un jour, je n’ai plus qu’à prévenir Job Le Ribottour, notre fossoyeur, de creuser ma tombe.

Le diable ! Tailleur, tu as dit le diable ? » gronda soudain une voix derrière son dos.

Joson se retourna et il aperçut, sur sa fourche, un grand Lucifer qui le regardait avec des yeux pétillants de malice.

« Tu as besoin de mes services, j’en suis sûr, continua le tentateur. Je suis prêt à t’obliger. Parle, que désires-tu de moi ?

Eh oui, sans doute, répliqua Joson, perplexe et quelque peu effrayé de cette visite inattendue, mais, mais...

Allons ! avoue donc que tu as peur, reprit le diable. Je te croyais plus hardi, Joson Le Dibénér. »

Il touchait Joson par son côté faible.

Peur, moi ! s’écria-t-il. En vérité, vous ne me connaissez guère.

Plus que tu ne penses, Joson. Connu ou pas, néanmoins, que me demandes-tu ?

Du secours pour achever au plus tôt la tâche qui m’a été imposée et à laquelle je ne saurais suffire seul.

Des ouvriers ! Tu en auras tant que tu en voudras. L’enfer est plein de tailleurs. Cinq cents, mille, si tu l’exiges. Le diable, va, est plus obligeant qu’on ne le prétend, mais il ne travaille pas sans salaire.

– Quel salaire vous faut-il ?

Ta personne, lorsque l’année sera échue.

– Ma personne ! C’est beaucoup.

Ah ! bah ! Un tailleur ! »

Joson réfléchit un instant.

Convenu, déclara-t-il, envoyez-moi vos damnés.

Le diable lança un coup de sifflet si strident que le coq de cuivre de la tour de Melrand se pencha, saisi d’émoi. On entendit comme un bruit de tempête et, aussitôt, on vit accourir une multitude de personnages à figures grimaçantes qui paraissaient sortir des fissures du sol, chacun une aiguille à la main. Jamais semblable procession de tailleurs n’avait défilé. Il en venait de tous côtés. Moutons de Pontivy, Pourlets de Guéméné, jusqu’à des Babistouls de Gourin, des Gallos de Ploërmel et des Têtes de sardines de la côte, pour la plupart petits bonshommes aux jambes grêles et tordues, avec des bosses sur le dos et des yeux méchants dans la tête.

« Bon sang de bonsoir ! murmurait Joson, y en a-t-il des tailleurs en enfer ! Avec ces gars-ci, du moins, le travail ira bon train. »

Il ne s’agissait pas, en effet, de perdre son temps.

« À l’œuvre ! » cria-t-il. Toutes les aiguilles à la fois se mirent à mordre dans le drap.

Les tailleurs bretons avaient, entre eux, un langage de convention qu’ils sont les seuls à comprendre.

Il avait été entendu avec le diable que Joson prononcerait seulement cinq mots en ce langage : court et lent et fait, ce qui signifie coudre entièrement un drap.

« Court et lent et fait ! » répétait-il à chaque coup d’aiguille qu’il donnait et, toutes les fois que la formule tombait, chacun de ses diligents auxiliaires répondait par cinq mille coups d’aiguille. En un clin d’œil, la besogne fut terminée. Le lendemain, les ouvriers étaient encore à l’œuvre puis, le surlendemain, dès le lever du soleil. « Court et lent et fait ! » criait sans cesse Joson, l’aiguille en l’air et, à l’instant même, chacun des mille damnés avait pointé ses cinq mille coups.

On conçoit que, à ce train-là et avec de tels ouvriers, la fortune de Joson était complète, au bout de l’an. La paroisse de Melrand ne suffisait plus à son activité et il avait été contraint de chercher de l’ouvrage jusque dans les paroisses voisines.

Or, au bout de l’année, lorsque la dernière minute du 365e jour fut sonnée, voici que Joson Le Dibénér qui, sur son coussinet, cousait à son habitude, sans songer à mal, vit apparaître le grand Lucifer.

« Ai-je tenu parole ? demanda celui-ci.

Oui, en vérité, monseigneur, répondit le tailleur, et je suis plus riche maintenant que n’importe quel minour de Melrand.

Allons ! Tant mieux. Il est juste que je réclame, à mon tour, mon salaire.

Parfaitement. Accordez-moi néanmoins un instant encore pour achever ces braies et piquer ces guêtres.

Je n’ai rien à te refuser, Joson ! »

Et le diable, l’air bon enfant, s’assit, sans plus de façon, sur le trépied qui était planté au milieu de la braise du foyer. Il alluma une pipe. Du coin de l’œil, le pauvre tailleur l’observait et priait tous les saints du paradis de lui prêter secours. On aurait juré que ses doigts s’étaient subitement paralysés. Il allait si lentement, lui l’ouvrier actif et laborieux, que les guêtres et les braies n’avançaient pas. Son visiteur donnait déjà des signes d’impatience. Bientôt, il éclata.

« Assez plaisanté, tailleur, s’écria-t-il à la fin. On ne se moque pas de la sorte de Lucifer ! Tu achèveras ta besogne en enfer. »

Et là-dessus, saisissant Joson dans ses griffes de fer, il l’entortilla comme un chiffon avec ses braies, ses guêtres, son fil et ses aiguilles dans le drap qui enveloppait le coussinet et le jeta sur son dos.

Il avait dépassé la dernière maison du bourg et il marchait à pas pressés par la route qui conduit au Blavet quand, tout à coup, il s’arrêta, l’oreille aux aguets. Des voix de femmes parvinrent jusqu’à lui, avec accompagnement des battoirs qui marquaient la cadence. « Et pan ! pan ! pan ! Landerinette et pan ! pan ! pan ! Landéridé ! »

C’était le lavoir communal, autour duquel les femmes du pays avaient l’habitude de se réunir en tribunal de dernière instance, pour juger les évènements, noircir les réputations et blanchir leur linge.

Il déposa avec précaution son fardeau au milieu de la route et, sur la pointe de ses pieds fourchus, il s’engagea dans un champ et se cacha derrière un talus, d’où il pouvait suivre la conversation.

« Bonne affaire, murmurait-il, bonne affaire, j’ai souvent fait d’excellentes pêches en ce lavoir. Je suis sûr d’y rencontrer une commère pour tenir compagnie à mon tailleur. Cela l’empêchera de s’ennuyer et, à eux deux, ils formeront un couple des mieux assortis. »

À ce moment arriva un incorrigible buveur qui en avait pris pour son compte, Mataù Chistr, le charpentier du bourg. L’année avait été abondante en cidre et, dame ! Mataù en avait absorbé autant qu’il était possible d’en mettre sous un chapeau rond. Aussi n’était-il plus trop sûr de ses jambes et voyait-il trouble.

Les obstacles, paraît-il, exercent sur les buveurs une attirance singulière. Mataù s’en fut heurter le fardeau du diable au milieu du chemin et faillit tomber de tout son long. Un sourd gémissement lui répondit et il entendit une voix qui criait, lamentable :

« Au secours ! Au secours ! Ou je vais au diable !

– Qui donc est  ? demanda-t-il, subitement dégrisé.

Joson Le Dibénér, ton voisin et ton compère !

– Et qui t’a jeté en ce sac ?

Le grand Lucifer lui-même qui m’emmène en enfer !

– Hé bien ! Compère, foi de Mataù Chistr, il ne te tient pas encore aujourd’hui ton Lucifer et je ne veux pas manquer l’occasion de lui jouer un tour. J’ai plus d’un compte à régler avec lui ! »

Ce disant, le charpentier ouvrit le paquet et rendit la liberté à son voisin. Puis il appela son chien : « Ici Guèndu ! » et l’enferma à sa place.

Le diable, pendant ce temps, était demeuré à son poste d’observation... mais il en avait été pour ses frais. Ce jour-là, en effet, était précisément jour de grande buée au couvent et le lavoir, au lieu d’être garni de commères, était entouré de religieuses et de novices qui, en frappant du battoir, récitaient pieusement leur chapelet. Impossible de jeter une vilaine pensée dans ces têtes-là ni de tirer une mauvaise parole de ces langues de femmes dévotes.

Il s’en retourna donc, grinçant des dents, remonta son fardeau sur ses épaules et partit au galop. Un grognement significatif, suivi bientôt d’un aboiement furieux, ne tarda pas à distraire son esprit des bonnes sœurs blanchisseuses.

« Oui, oui, Joson, gronda-t-il. Tu es un maître comédien. Tu pleurais, il y a un instant. Tu aboies à la façon d’un chien maintenant. Continue, si ça t’amuse. Tu paieras double pour les Ave Maria des nonnes. »

Tous les chemins conduisent à Rome, dit-on, et même en enfer. Le grand Lucifer finit par arriver à la porte de sa demeure. Il heurta le lourd battant et la prison souterraine s’ouvrit béante, montrant ses mystérieuses horreurs, des essaims de damnés divisés en catégories de supplices, suivant leurs péchés, et des groupes de démons qui dansaient des rondes cabalistiques, au milieu des flammes, et chantaient des chansons effrayantes, sans rythme ni mesure, qui auraient donné le mors aux dents à un cheval boiteux.

Quand on vit entrer le maître, il y eut un moment d’arrêt dans cette étourdissante cacophonie.

« Que nous apportez-vous dans votre sac ? lui demanda-t-on.

Ce que j’apporte ? Le salaire des tailleurs d’ici qui ont travaillé avec tant d’activité pendant un an au service de Joson Le Dibénér, le maître tailleur du bourg de Melrand. Voici Joson Le Dibénér lui-même ! »

Il dénoua le sac, le secoua et, devant la cour infernale surprise, apparut un chien-loup énorme, Gùendu, le vaillant compagnon de Mataù Chistr.

« Décidément, Joson ! s’écria le diable, je te savais comédien ; je ne te croyais cependant pas de force à te changer en chien. Reste chien si tu le veux ; nous ne t’en garderons pas moins en notre compagnie, ne fût-ce que pour nous payer nos acomptes. »

Gùendu ne l’entendait pas de la sorte. D’un bond, il avait sauté dans la fournaise. Or, en sentant le feu monter de chaque côté, voilà qu’il fut saisi d’un accès de rage folle. Il se mit à hurler plus fort que les damnés et à mordre les mollets des démons et de Lucifer lui-même. Comme de juste, aucun d’entre eux ne portait ni guêtre, ni culotte. Aussi, les dents du terrible molosse y prenaient-elles en pleine chair, faisant jaillir le sang.

Un concert d’imprécations s’abattit sur lui. Tout le monde se précipita pour lui ouvrir la porte, et Lucifer le jeta dehors, en criant :

« Hé ! va donc, Joson Le Dibéner, retourne à ton Melrand. Désormais, je le jure, aucun tailleur n’entrera ici ! »

Le diable fut fidèle à son serment. À l’entrée de l’enfer, une pancarte fut apposée : « Les tailleurs ne sont plus admis en ce lieu ! »

Et depuis lors, assure-t-on, aucun d’entre eux n’a pénétré dans la prison ténébreuse. Gùendu, le chien de Mataù Chistr, le charpentier de Melrand, leur a valu ce privilège inappréciable.

 

 

François CADIC.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de loups-garous en Bretagne,

textes réunis par Julie Trévily, Éditions Alan Sutton, 2011.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net