Une colombe et un corbeau

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry CALHIAT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

La vieille Anaïs était bien la plus étrange et la plus désagréable servante de curé qu’on eût jamais connue. Laide, boiteuse et bossue, elle avait autant de défauts au moral qu’au physique ; mais elle les rachetait un peu, il faut le reconnaître, par un dévouement sans borne et une fidélité à tonte épreuve. C’est là ce qui la maintenait depuis vingt-cinq ans chez le bon abbé Marieu, curé de Roquebrune. Elle était rarement aimable pour les hôtes qui venaient assez fréquemment lui demander à dîner pendant la semaine, et recevait assez mal les mendiants qui frappaient à tout instant à sa porte. – « Si je les laissais faire les uns et les autres, disait-elle, ils nous mangeraient vivants, et à la fin de l’année, nous n’aurions pas un sou de reste. » On voit par là qu’elle se prenait pour une partie intégrante du presbytère, et il n’est pas sûr qu’elle n’ait pas quelquefois fait des réponses comme celles-ci : « Nous ne baptisons que le dimanche, nous ne disons pas la messe pour vingt sous. »

Anaïs était donc une puissance dans le petit village de Roquebrune. Seul le curé semblait ne pas s’en apercevoir. D’ailleurs, il croyait faire assez en la mettant à sa place, quand l’occasion se présentait. Devant lui elle se montrait assez humble, mais quand il n’était plus là, elle reprenait aussitôt ses airs de prépondérance et d’autorité. On les lui faisait parfois expier, mais rien ne la corrigeait.

Pour se moquer d’elle, un curé du voisinage lui joua un jour le tour suivant. Il passait au presbytère pour rendre visite à son confrère, et l’ayant trouvé absent, il s’assit un instant, pour se reposer de sa course.

Or, pour cela faire, il ne trouva rien de mieux que de causer avec la servante qui, par hasard, ce jour-là, était d’assez bonne humeur.

– Dites-moi, Anaïs, commença notre visiteur, y a-t-il longtemps que vous êtes ici, chez M. Marieu ?

– Monsieur le curé, il y aura vingt-cinq ans à la saison des châtaignes, dans trois mois.

– Ah ! et dans ce long espace de temps, votre maître ne vous a donné aucun pouvoir ?

– Et quels pouvoirs devait-il m’accorder ?

– Les pouvoirs que nous accordons toujours à nos vieilles servantes.

– Mais je ne sais pas de quoi vous me parlez.....

– Comment ! votre curé ne vous a pas encore octroyé vos pouvoirs ? S’il ne l’a pas fait, il a manqué à tous ses devoirs !

– Encore une fois, je ne sais pas de quoi vous me parlez.

– Eh bien ! je vais vous tout expliquer, Anaïs ; écoutez bien : Après cinq ans de service, une servante de curé a le droit de faire l’eau bénite ; après dix, elle peut faire le pain bénit ; après quinze, elle peut asperger le peuple à l’église et après vingt, elle a le droit de baptiser.

Voilà vos pouvoirs ; et quand votre maître rentrera, je vous engage à les lui réclamer énergiquement.

– Vous pouvez y compter ; je le ferai dès ce soir.....

Le soir, en effet, il y eut une scène au presbytère. Anaïs profita du moment où elle servait son maître à table pour réclamer ses droits, et elle le fit avec une indignation convaincue qui amusa singulièrement le curé. Celui-ci comprit bientôt qu’il avait eu pendant son absence la visite de son confrère voisin qu’il savait facétieux, et il se contenta de répondre à sa trop crédule servante que ses pouvoirs étaient toujours les mêmes, que l’ancienneté ne pouvait les accroître, et qu’après tout, elle n’aurait jamais chez lui que le droit de fouetter les chats, de mettre les chiens à la porte, de casser les noix, et de faire bien la soupe.....

– Si cela ne vous suffit pas, ajouta-t-il, vous n’avez qu’à le dire ; vous réclamerez vos gages et vous irez chercher où vous voudrez un curé qui vous donne vos pouvoirs rêvés !

La leçon était dure, Anaïs parut la comprendre ; mais, comme le naturel chassé revient au galop, elle se garda bien de renoncer à toutes ses prétentions, et souvent encore, surtout quand le maître était absent, on la vit, malgré tout, faire des embarras au presbytère de Roquebrune.

Allez donc corriger les vieilles servantes de curé, quand elles sont laides, boiteuses et bossues, et que d’ailleurs elles ont pour elles d’être l’incarnation vivante du dévouement ! Vous feriez plutôt remonter le torrent vers sa source ! Vous obtiendriez plutôt qu’un chien apprit toutes les langues et qu’un lapin parlât le volapük.

Malgré ses nombreux défauts mis en relief par ce portrait, Anaïs possédait, hâtons-nous de le répéter, de précieuses qualités qu’il fallait proclamer à l’occasion.

Elle portait jusqu’au scrupule le sentiment du devoir, et s’il l’avait fallu, elle aurait poussé jusqu’à l’héroïsme le culte de la fidélité. Elle avait reçu ces heureux instincts de ses vieux parents qui étaient morts au service du marquis de Roquebrune, qui avaient traversé sans forfaire à l’honneur, les horreurs de la Révolution, et qui lui avaient communiqué de bonne heure leur amour pour tout ce qui était bien. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais dans son âme simple et sauvage, elle avait emmagasiné d’excellents principes chrétiens et moraux qui étaient le catéchisme de sa vie.

Or, dans sa mémoire, surnageaient de curieux souvenirs de la grande période révolutionnaire, elle les racontait dans un patois assez barbare, mais quelques- uns n’étaient pas sans charme et sans intérêt ; de ce nombre était celui que je vais redire sous ce titre : Une colombe et un corbeau.

 

 

 

II

 

 

Rien n’est beau comme la silhouette du vieux château de Roquebrune, vu à la distance de quelques kilomètres. On dirait un décor de théâtre monté pour un drame du moyen âge. C’est un vrai nid d’aigle bâti sur un rocher à pic qui, à une hauteur de quatre-vingts mètres, surplombe merveilleusement sur une brume et tranquille rivière bordée de grands peupliers. – Œuvre hardie et magistrale, il orne le paysage, comme une gravure à l’eau forte illustre un livre luxueusement édité. – Or, c’est sous les dépendances de ce château qu’avaient vécu les parents d’Anaïs comme bardiers du seigneur du lieu, et c’est dans les murs de ce même castel que se passent les principales scènes de notre histoire.

Nous sommes au cœur de la Révolution. La République que la vieille servante appelait fureteuse dans les armoires avait depuis longtemps commencé ses exploits.

Le marquis de Roquebrune, attaché, comme tous ceux de sa race, à son Dieu et à son roi, ne pouvait échapper à la loi des suspects. Il était le bienfaiteur du pays, le père des pauvres, la providence des malheureux ; mais n’importe : il était noble, il avait dans ses veines du sang de croisé, et dans son âme des pensées de gentilhomme ; il devait expier tout cela.

Il espérait pourtant qu’il ne se trouverait autour de lui personne capable de le dénoncer ou de le trahir. Mais il se trompait. Car ce fut le forgeron du village qui se chargea de le livrer à la vindicte sociale.

Ce forgeron s’appelait le Cassil, mais dans le pays, on l’avait surnommé Fierabras, parce qu’il était robuste et fort, et plus tard on ne devait le connaître que sous le sobriquet de petit Robespierre. Avait-il des instincts sanguinaires comme le grand Robespierre ? Faisait-il comme lui des rêves de tyrannie ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il était le frère de lait du marquis ! Il avait, enfant, sucé le même lait que lui, et ce souvenir qui aurait dû, ce semble, lui inspirer reconnaissance et amour, ne lui suggérait, paraît-il, que haine et ingratitude. La nature produit des monstres, et le Cassil était du nombre.

Quand il put compter sur l’impunité, il ne se cacha pas pour annoncer qu’il monterait au château, et qu’il aurait bientôt réglé le compte de la couvée qui y nichait. C’est lui qui se chargeait de déplumer les oiseaux, et de mettre en cage le mâle et la femelle. Par ces mots, il désignait le marquis, sa femme et ses enfants. – Et si par hasard l’un d’eux, quel qu’il fût, faisait la moindre résistance, son sort serait bientôt réglé ; il serait sans miséricorde et sans merci, précipité du haut de la galerie du château dans la rivière qui coulait au bas du rocher. – Ainsi, ajoutait-il, seront vengés tous les vilains qui, jadis, furent condamnés à ce supplice par les cruels seigneurs de Roquebrune.

Ces sinistres projets émurent le père d’Anaïs, le bon et fidèle Blaise Ninorque qui vint un soir trouver son maître et lui dit, les larmes aux yeux : « Partez vite, avec Mme la marquise, et laissez-moi les enfants, je m’en charge ; je sais comment je les sauverai. »

Le marquis ne crut pas devoir résister à ce conseil, et pendant la nuit, suivi d’un serviteur courageux et dévoué, il prenait, avec sa femme, la route d’Espagne. Quant aux enfants, qui étaient trop petits pour rien comprendre au drame qui se jouait, ils suivirent Blaise dans sa maison enfumée, et ce n’est que là qu’ils apprirent qu’ils passeraient plusieurs mois sans voir leurs parents partis pour un long voyage. Le complot de sauvetage avait été bien mené ; car le lendemain, de bonne heure, Robespierre, accompagné de deux ou trois ouvriers de sa trempe, se présentait au château, et trouvait envolée la couvée qu’il espérait prendre au nid.

Déçu dans la plus chère de ses furieuses espérances, il se vengea sur les serviteurs et les meubles, fit quelques arrestations dans la domesticité, et saccagea brutalement la demeure seigneuriale. Il fallait bien que la bête fauve laissât sa bave sur son passage.

Le forgeron passa donc plusieurs jours à piller le château, et quand il eut fini son immonde besogne, on le vit se reposer au soleil, heureux et fier d’avoir été, disait-il, l’exécuteur dans le pays de la vengeance nationale.

En attendant, les émigrés passaient la frontière et leurs enfants étaient cachés dans une grotte troglodytique, pratiquée dans la roche même sur lequel s’élevait le château, mais peu connue des habitants de la contrée. C’est là que Blaise leur apportait tous les jours leur nourriture ; c’est là que la bonne Annil, sa femme, veillait sur eux, avec la tendresse d’une vraie mère, et c’est là que, fidèlement gardés par la Providence, ils attendaient l’heure de la délivrance.

Cette heure fut longue à venir : mais enfin elle sonna an jour, et alors tout rentra dans l’ordre d’autrefois. Le marquis se vit de nouveau maître de son château, et il put y passer encore de longs jours, avec ses enfants qui, instruits par le malheur, firent tout à la fois sa consolation et sa gloire. En arrivant, il déclara qu’il ne voulait rien savoir du passé ; il pardonna à tous ses ennemis, même à Robespierre ; et il ne se vengea de leurs horribles méfaits que par la bienfaisance et la charité, il montrait par là son âme vraiment stoïque et vraiment chrétienne.

Il se contenta de réparer dans son vieux manoir délabré les ruines opérées par les hommes farouches de 93, et il poussa même la magnanimité jusqu’à employer les ouvriers de la démolition comme ouvriers de la restauration. Le Cassil seul ne répondit pas à son généreux appel ; il gardait toujours ses vieilles colères contre les nobles ; il se disait le pontife de la Révolution à Roquebrune ; il respectait, en homme austère, le langage amphigourique du passé : il ne disait jamais en parlant des jours de la semaine que primedi, duodi, tridi, etc., il appelait ces jours par leur nom nouveau : primevère, platane, asperge ; il savait, en un mot, tous les mystères du calendrier révolutionnaire, et ses principes lui faisaient un devoir de ne pas acquiescer aux propositions du ci-devant marquis. D’ailleurs son règne n’avait pas été de longue durée ; il s’était rendu odieux à ses compatriotes par ses instincts de petit tigre, et Dieu lui-même semblait avoir voulu le punir de ses crimes, en lui envoyant des infirmités précoces ; mais rien ne devait le corriger. Il paraissait né pour la révolte, et tandis que le marquis, toujours bon et toujours compatissant, passait dans le pays pour l’ange du bien, le forgeron, toujours enfiellé et toujours haineux, passait, lui, pour le démon du mal.

Ils ne vivaient pas loin l’un de l’autre, et cependant ils ne se virent jamais. Le château, l’église et le village ne faisaient en quelque sorte qu’un : car l’église n’était que l’ancienne chapelle du château ; et le village s’était jadis élevé, peu à peu, suivant l’usage du moyen âge, autour de la demeure féodale. On aurait dit une ruche d’abeilles symétriquement placée autour d’un point central. Les maisons étaient bâties autour du vieux rocher, et le château, qui dominait la crête, commandait à tout : aux habitations, au bourg et à la vallée.

Le marquis, aurait pu, ce semble, rencontrer quelquefois Robespierre dans l’une des petites rues qu’il traversait pour se rendre dans la campagne ; mais l’irréconciliable vivait dans une absolue réclusion, soit que ses infirmités le retinssent à son foyer, soit que sa rage contre la société l’empêchât de sortir. Pour le voir, il fallait entrer chez lui, et notre gentilhomme n’avait jamais eu le courage d’y pénétrer. N’avait-il pas assez fait, en oubliant son infâme conduite et en laissant même en sa possession les meubles, les fauteuils et les objets d’art qu’il avait volés au château, au moment de la grande tourmente, et au milieu desquels il avait l’impudence de se prélasser ?

Sa charité ne pouvait aller plus loin. Il lui envoyait encore quelquefois des secours, déguisés, par le curé de la paroisse... C’était tout ce qu’il pouvait et voulait faire pour cet ingrat qui, cent fois, aurait mérité la prison ou la corde. Si encore le vieux criminel était monté au château, repentant, pour demander pardon de ses forfaitures, il eût été complètement gracié ; le seigneur aurait embrassé le forgeron comme son frère ; mais puisque celui-ci voulait rester fidèle à ses principes de sotte rancune et de haine irraisonnée, il fallait l’abandonner à son sort. – Une légende raconte qu’un jour le diable se plaignait au bon Dien de ce qu’il ne lui pardonnât jamais son péché : « M’en as-tu jamais demandé pardon ? » lui répondit le Seigneur. – Le marquis ne pouvait être meilleur que Dieu lui-même. Il devait laisser le révolutionnaire encroûté dans son impénitence et sa malédiction. Ce sera là toujours le châtiment de l’orgueil, dans l’autre monde et dans celui-ci.

Les deux frères ne se virent donc jamais, et ils durent mourir sans s’être rencontrés une seule fois. – Or, ils moururent à un jour de distance, mais dans des conditions bien différentes : le marquis, qui s’éteignit le premier, fit la mort d’un prédestiné ; et le forgeron qui le suivit de quelques heures, eut la fin d’un damné. – Le gentilhomme mourut avec l’Eucharistie et le pardon sur ses lèvres, entouré des siens qui le pleurèrent amèrement ; et le révolutionnaire trépassa avec la bave et le blasphème aux lèvres, abandonné de tous, même de ses meilleurs amis, qui ne purent voir en cet homme maudit qu’un envoyé de l’enfer.

Mais ce n’est pas tout. Il se produisit alors un phénomène étrange, qui étonna et émerveilla en même temps la population de Roquebrune.

Aussitôt que le marquis eut rendu le dernier soupir, on vit une colombe toute blanche voleter sur le clocher de l’église, l’ancienne tour du château ; et lorsque le forgeron eut expiré, un corbeau noir et croassant vint tenir compagnie à la colombe.

Ce fut là, pour le peuple, une intervention divine, une révélation providentielle ; la colombe était l’âme du marquis ; le corbeau, l’âme de Cassil. Et la chose parut d’autant plus vraie que la colombe disparut, lorsque le corps du marquis eût été déposé dans sa tombe, et que le corbeau resta seul sur le clocher jusqu’à ce que le forgeron eût été enterré à son tour.

Puis, on ne vit plus rien. Ce prodige ne se reproduit plus à Roquebrune ; mais il a donné lieu à une charmante légende. Dans le pays, on croit encore que lorsque nous mourons, notre âme paraît devant Dieu sous la forme d’une colombe ou d’un corbeau, suivant qu’elle est bonne on méchante, pure ou coupable.

Anaïs était convaincue de la chose, comme d’un article de foi. Elle n’avait pas vu le phénomène, mais elle tenait l’histoire de ses parents qui ne mentaient pas ; et personne ne serait venu lui dire que c’était un conte de vieille fée.

Aussi, quand elle parlait d’un coquin, d’un chenapan, ou d’un libre-penseur, elle ne manquait jamais de s’écrier : « Oh ! pour celui-là, quand il mourra, on verra à coup sûr un corbeau voler sur le clocher ! » Quand il s’agissait, au contraire, d’un saint homme, d’un bon chrétien, d’un prêtre zélé, elle ne manquait pas de répéter : « Pour celui-là, on verra certainement une colombe planer sur le clocher, quand le bon Dien rappellera son âme à lui. »

 

 

 

III

 

 

Telle est l’histoire que racontait la vieille Anaïs aux femmes qui venaient parfois passer la soirée avec elle, au presbytère, autour du feu de sa cuisine.

Mais cette histoire eut un jour un épilogue que n’a jamais su la vieille servante du curé de Roquebrune.

Il y avait, en ce jour-là, conférence ecclésiastique à la cure. Les curés, réunis en assez grand nombre, avaient, dans la matinée, traité les questions dogmatiques, morales et canoniques imposées par le programme épiscopal ; ils s’étaient mis à table à midi, pour les agapes fraternelles qui suivent toujours la conférence, et, le café pris, ils causaient entre eux des tristesses du présent, des espérances de l’avenir, et de ces mille petits riens qui font les frais de la plupart des conversations ici-bas.

Tout à coup quelqu’un raconta la légende de la colombe et du corbeau, et aussitôt, le malin doyen, prenant la parole, comme chef de la conférence, posa gravement la question de savoir quelle forme aurait l’âme d’Anaïs quand elle paraîtrait devant Dieu. – La question amusa beaucoup l’assistance, et donna lieu à une foule de réponses aussi bizarres que drolatiques. – La vieille était loin d’être sympathique à tous les curés présents, pour qui elle était parfois passablement hargneuse ; et quelques-uns se vengèrent en prétendant qu’à sa mort, son âme s’en irait dans l’autre monde sous la forme d’une chouette ou d’une orfraie.

Cette âme était, à leurs yeux, trop brave et trop bonne pour devenir un corbeau ; mais ils ne pouvaient pas non plus admettre qu’elle devînt une blanche colombe !

Elle avait tant de défauts, tant de caprices ! Elle était si désagréable, si antipathique dans sa vie ordinaire.

La discussion fut longue, vive, intéressante. Elle fut même riche en bons mots, en saillies fréquentes, en fusées étincelantes de verve et d’esprit.

Elle était d’ailleurs digne de couronner un dîner de conférence ecclésiastique. Dans un concile, au moyen âge, on a discuté la question de savoir si les femmes avaient une âme ; dans une réunion de prêtres, au XIXe siècle, on pouvait bien s’arrêter quelques instants à discuter la question de savoir si l’âme d’une vieille servante haïssable serait colombifiée ou non.

Quelle fut la conclusion ? Je crois qu’il n’y en eut pas. Mais l’avis qui prévalut fut celui du doyen, qui résuma très spirituellement les débats, et les termina par ces mots : « À mon sens, dit-il, Anaïs ne doit être à sa mort ni colombe ni corbeau ; elle ne méritera, je crois, ni cet excès d’honneur ni cette indignité ! ! Elle devra s’estimer bien heureuse, étant bâtie comme elle l’est au moral et au physique, de s’en aller dans l’autre monde sous la forme très consolante d’un vieux pigeon pattu. »

On rit beaucoup de cette réponse sentencieuse, et l’on se sépara. Le juge qui l’a prononcée est mort depuis longtemps. Anaïs aussi. Comment a-t-elle fini ? Je l’ignore, mais je sais que toutes les fois que la conférence ecclésiastique se réunit à Roquebrune, on n’oublie pas d’y raconter l’histoire de la colombe et du corbeau. Elle est faite pour amuser plusieurs générations de curés dans ce village..... et ailleurs.

 

 

Henry CALHIAT.

 

Paru dans la Revue de la

Suisse catholique en 1890.

 

 

 

 

 

 

 

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