Des nouvelles de l’autre monde
par
Dom Augustin CALMET
On me dit dernièrement à Valogne, qu’un bon prêtre de la ville qui apprend à lire aux enfants, nommé M. Bezuel, avait eu une apparition en plein jour, il y a dix ou douze ans. Comme cela avait fait d’abord beaucoup de bruit à cause de sa réputation de probité et de sincérité, j’eus la curiosité de l’entendre conter lui-même son aventure. Une dame de mes parentes qui le connaissait, l’envoya prier à dîner hier 7 janvier 1708, et comme d’un côté, je lui marquai du désir de savoir la chose de lui-même, et que de l’autre, c’était pour lui une sorte de distinction honorable d’avoir eu en plein jour, une apparition d’un de ses camarades, il nous la conta avant le dîner sans se faire prier, et d’une manière assez naïve.
FAIT
En 1695, nous dit M. Bezuel, étant jeune écolier d’environ quinze ans, je fis connaissance avec les deux enfants d’Abaquene Procureur, écoliers comme moi. L’aîné était de mon âge, le cadet avait dix-huit mois de moins ; il s’appelait Desfontaines : nous faisions nos promenades et toutes nos parties de plaisir ensemble, soit que Desfontaines eût plus d’amitié pour moi, soit qu’il fût plus gai, plus complaisant, plus spirituel que son frère, je l’aimais aussi davantage.
En 1696, nous promenant tous deux dans le cloître des capucins, il me conta qu’il avait lu depuis peu, une histoire de deux amis qui s’étaient promis que celui qui mourrait le premier viendrait dire des nouvelles de Son état au vivant ; que le mort revint et lui dit des choses surprenantes. Sur cela, Desfontaines me dit qu’il avait une grâce à me demander, qu’il me le demandait instamment : c’était de lui faire une pareille promesse, et que de son côté, il me le ferait ; je luis dis que je ne voulais point. Il fut plusieurs mois à m’en parler souvent, et très sérieusement ; je résistais toujours. Enfin, vers le mois d’août 1696, comme il devait partir pour aller étudier à Caen, il me pressa tant, les larmes aux yeux, que j’y consentis Il tira dans le moment, deux petits papiers qu’il avait écrits, tout prêts, l’un Signé de son sang, où il me promettait en cas de mort, de me venir dire des nouvelles de son état, l’autre où je lui promettais pareille chose. Je me piquai au doigt, il en sortit une goutte de sang, avec lequel je signai mon nom ; il fut ravi d’avoir mon billet, et en m’embrassant, il me fit mille remerciements.
Quelque temps après, il partit avec son frère. Notre séparation nous causa bien du chagrin ; nous nous écrivions de temps en temps de nos nouvelles, et il n’y avait que six semaines que j’avais reçu de ses lettres, lorsqu’il m’arriva ce que je m’en vais vous conter.
Le 31 juillet 1697, un jeudi, il m’en souviendra toute ma vie, feu de M. de Sortoville, auprès de qui je logeais, et qui avait eu de la bonté pour moi, me pria d’aller à un pré, près des Cordeliers, et d’aider à presser ses gens qui faisaient du foin ; je n’y fus pas un quart d’heure, que vers les deux heures et demie, je me sentis tout d’un coup étourdi et pris d’une faiblesse ; je m’appuyai en vain sur ma fourche à foin, il fallut que je me misse sur un peu de foin, où je fus environ une demi-heure à reprendre mes esprits. Cela se passa, mais comme jamais rien de semblable ne m’était arrivé, j’en fus surpris et je craignis le commencement d’une maladie. Il ne me resta cependant que peu d’impression le reste du jour ; il est vrai que la nuit, je dormis moins qu’à l’ordinaire.
Le lendemain à pareille heure, comme je menais au pré M. de Saint-Simon, petit-fils de M. de Sortoville, qui avait alors dix ans, je me trouvai en chemin, attaqué d’une pareille faiblesse ; je m’assis sur une pierre, à l’ombre. Cela se passa, et nous continuâmes notre chemin ; il ne m’arriva rien de plus ce jour-là et la nuit, je ne dormis guère.
Enfin, le lendemain, deuxième jour d’août, étant dans le grenier où on serrait le foin que l’on apportait du pré, précisément à la même heure, je fus pris d’un pareil étourdissement, et d’une pareille faiblesse, mais plus grande que les autres. Je m’évanouis et perdis connaissance ; un des laquais s’en aperçut. On m’a dit qu’on me demanda alors qu’est-ce que j’avais, et que je répondis : « J’ai vu ce que je n’aurais jamais cru. » Mais il ne me souvient ni de la demande ni de la réponse ; cela cependant s’accorde à ce qu’il me souvient avoir vu alors, comme une personne nue à mi-corps, mais que je ne reconnus cependant point. On m’aida à descendre de l’échelle. Je me tenais bien aux échelons, mais comme je vis Desfontaines, mon camarade, au bas de l’échelle, la faiblesse me reprit, ma tête s’en alla entre deux échelons et je perdis encore connaissance. On me descendit et on me mit sur une grosse poutre qui servait de siège dans la grande place des Capucins ; je m’y assis, je n’y vis plus alors M. de Sortoville ni ses domestiques, quoique présents ; mais apercevant Desfontaines vers le pied de l’échelle qui me faisait signe de venir à lui, je me reculai sur mon siège comme pour lui faire place, et ceux qui me voyaient mais que je ne voyais point, quoique j’eusse les yeux ouverts, remarquèrent ce mouvement.
Comme il ne venait point, je me levai pour aller à lui ; il s’avança vers moi, me prit le bras gauche de son bras droit, et me conduisit à 30 pas de là, dans une rue écartée, me tenant ainsi accroché. Les domestiques, croyant que mon étourdissement était passé et que j’allais à quelques nécessités, s’en allèrent chacun à leur besogne, excepté un petit laquais qui vint dire à M. de Sortoville que je parlais tout seul. M. de Sortoville crut que j’étais ivre, il s’approcha, et m’entendit faire quelques questions et quelques réponses qu’il m’a dites depuis.
Je fus près de trois quarts d’heure à causer avec Desfontaines. « Je vous ai promis, me dit-il, que si je mourais avant vous, je viendrais vous le dire. Je me noyai avant-hier à la rivière de Caen, à peu près à cette heure-ci j’étais à la promenade avec tels et tels, il faisait grand chaud, il nous prit envie de nous baigner, il me vint une faiblesse dans la rivière, et je tombai au fond. L’abbé de Ménil-Jean, mon camarade, plongea pour me reprendre, je saisis son pied ; mais soit qu’il eût peur que ce ne fût un saumon parce que je le serrais bien fort, soit qu’il voulût promptement remonter sur l’eau, il secoua si rudement le jarret qu’il me donna un grand coup sur la poitrine et me jeta au fond de la rivière, qui est là fort profonde. »
Desfontaines me conta ensuite tout ce qui leur était arrivé dans la promenade, et de quoi ils s’étaient entretenus. J’avais beau lui faire des questions, s’il s’était sauvé, s’il était damné, s’il était en Purgatoire, si j’étais en état de grâce, et si je le suivrais de près, il continua son discours comme s’il ne m’avait point entendu et comme s’il n’eût point voulu m’entendre.
Je m’approchai plusieurs fois pour l’embrasser, mais il me parut que je n’embrassais rien. Je sentais pourtant bien qu’il me tenait fortement par le bras et que lorsque je tâchais de détourner ma tête pour ne plus le voir, parce que je ne le voyais qu’en m’affligeant, il me secouait le bras, comme pour m’obliger à le regarder et à l’écouter.
Il me parut plus grand que je ne l’avais vu, et plus grand même qu’il n’était lors de sa mort, quoiqu’il eût grandi depuis dix-huit mois que nous ne nous étions vus. Je le vis toujours à mi-corps et nu, la tête nue avec ses beaux cheveux blonds et un écriteau blanc entortillé dans ses cheveux sur son front, sur lequel il y avait de l’écriture, où je ne pus lire que ces mots : In & c.
C’était son même son de voix ; il ne me parut ni gai ni triste, mais dans une situation calme et tranquille. Il me pria, quand son frère serait revenu, de lui dire certaines choses pour dire à son père et à sa mère. Il me pria de dire les sept psaumes qu’il avait eus en pénitence le dimanche précédent, qu’il n’avait pas encore récités. Ensuite, il me recommanda encore de parler à son frère, puis il me dit adieu, s’éloigna de moi en me disant « Jusques, jusques », qui était le terme ordinaire dont il se servait quand nous nous quittions à la promenade pour aller chacun chez nous.
Il me dit que lorsqu’il se noyait, son frère, en écrivant une traduction, S’était repenti de l’avoir laissé aller sans l’accompagner, craignant quelque accident. Il me peignit si bien où il s’était noyé et l’arbre de l’avenue de Louvigni où il avait écrit quelques mots, que deux ans après, me trouvant avec le feu chevalier de Gotot, un de ceux qui étaient avec lui lorsqu’il se noya, je lui marquai l’endroit même, et qu’en comptant les arbres d’un certain côté que Desfontaines avait spécifié, j’allais droit à l’arbre et je trouvais son écriture. Il me dit aussi que l’article des sept psaumes était vrai, et qu’au sortir de confession, ils s’étaient dit leurs pénitences. Son frère me dit qu’il était vrai qu’à cette heure-là, il écrivait sa version, et qu’il se reprocha de n’avoir pas accompagné son frère.
Comme je passai près d’un mois sans pouvoir faire ce que m’avait dit Desfontaines à l’égard de son frère, il m’apparut encore deux fois avant dîner, à une maison de campagne où j’étais allé dîner, à une lieue d’ici. Je me trouvai mal ; je dis qu’on me laissât, que ce n’était rien, que j’allais revenir. J’allai dans le coin du jardin. Desfontaines m’ayant apparu, il me fit des reproches de ce que je n’avais pas encore parlé à son frère et m’entretint encore un quart d’heure sans vouloir répondre à mes questions.
En allant le matin à Notre-Dame-de-la-Victoire, il m’apparut encore, mais pour moins de temps, et me pressa toujours de parler à son frère, et me quitta en me disant toujours : « Jusques, jusques », et sans vouloir répondre à mes questions.
C’est une chose remarquable, que j’eus toujours une douleur à l’endroit du bras qu’il m’avait saisi la première fois, jusqu’à ce que j’eusse parlé à son frère. Je fus trois jours que je ne dormais pas de l’étonnement où j’étais. Au sortir de la première conversation, je dis à M. de Varouville, mon voisin et mon camarade d’école, que Desfontaines avait été noyé, qu’il venait lui-même de m’apparaître et de me le dire. Il s’en alla, toujours courant chez les parents pour savoir si c’était vrai. On en venait de recevoir la nouvelle, mais par un malentendu, il comprit que c’était l’aîné. Il m’assura qu’il avait lu la lettre de Desfontaines, et il le croyait ainsi. Je lui soutins toujours que cela ne pouvait pas être et que Desfontaines lui-même m’était apparu. Il retourna, revint, et me dit en pleurant : « Cela n’est que trop vrai. »
Il ne m’est rien arrivé depuis, et voilà mon aventure au naturel. On l’a contée diversement, mais je ne l’ai contée que comme je viens de vous le dire. Le feu chevalier de Gotot m’a dit que Desfontaines est aussi apparu à M. de Menil-Jean. Mais je ne le connais point, il demeure à 20 lieues d’ici, du côté d’Argentan, et je ne puis en rien dire de plus.
Dom Augustin CALMET,
Dissertation sur les revenants en corps, les excommuniés,
les oupires ou vampires, brucolaques, 1751.
Repris dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,
de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,
Édition établie par Francis Lacassin,
Éditions Robert Laffont, 2000.