Le petit Auvergnat

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jeanne CAMPAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un beau soir d’été, l’abbé de ***, sous-précepteur des princes, petit-fils de Louis XV, sortait à minuit du château de Versailles pour se rendre chez lui, dans la rue Satory. Il passait la dernière grille des cours de ce palais, lorsqu’une voix sonore lui fit entendre le chant de la bourrée d’Auvergne.

Né dans cette province, l’abbé de *** éprouva cette douce émotion que produisent toujours les airs dont les sons nous rappellent notre jeunesse et le pays qui nous a vus naître. Il dirigea donc presque involontairement ses pas vers le lieu d’où partait cette voix : il vit un jeune commissionnaire assis près de la fontaine de l’avenue de Sceaux ; il y puisait de l’eau dans une tasse de bois, tandis qu’il tenait de l’autre main un bon morceau de pain sur lequel était placé du lard.

Heureux et satisfait de ce frugal repas, il chantait à tue-tête sa chère bourrée ; il croyait entendre encore les musettes des bergers de sa montagne, et cet air charmait son cœur comme il avait touché celui de l’abbé. Le plus brillant clair de lune fit à l’instant remarquer au protecteur que le ciel envoyait à cet enfant, la fraîcheur de son teint, la beauté de ses traits, et le caractère de gaieté et de douceur qui se remarquait dans toute l’expression de sa physionomie.

– Tu parais bien heureux, lui dit l’ abbé.

– Hé ! mais, monsieur l’abbé, je suis content, lui répondit l’enfant ; j’ai fait une bonne journée ; il y a eu un grand repas dans une maison de la ville, le cuisinier m’a pris pour l’aider à laver la vaisselle ; j’ai eu un bon dîner, ce morceau de pain et de lard pour mon souper, et vingt-quatre sous en argent. Je ne suis pas si bête d’aller riboter au cabaret avec mes vingt-quatre sous ; cette eau est bonne et fraîche ; je soupe là, et je vais aller me coucher sans toucher à ma pièce d’argent.

– C’est fort bien, mon ami, mais n’aimerais-tu pas à servir dans une bonne maison ?

– Oui dà, monsieur l’abbé, mais je ne connais personne ici, il n’y a que six mois que je suis à Versailles. Je suis honnête garçon, je le sais, moi ; mais cela ne suffit pas ; il faut encore que d’autres gens le sachent, pour répondre de moi.

– Eh bien, je veux t’éprouver, lui dit l’abbé de ***, viens me trouver demain à dix heures du matin. Il lui indiqua sa demeure, et partit avec l’idée qu’il avait rencontré, par le plus grand hasard, un enfant tel qu’il en désirait un pour aider son domestique.

 

Le jeune Auvergnat fut très exact à se rendre à l’heure prescrite chez l’abbé qui lui demanda le nom de son village, lui indiqua le jour où il pouvait revenir, lui fit quelques autres questions, et sut qu’il était neveu d’un maître d’école, qu’il lisait assez bien, et même écrivait passablement. Le curé de la paroisse dans laquelle était né cet enfant répondit qu’il appartenait à de fort honnêtes gens, qu’il était doux, sage et laborieux, que monsieur l’abbé pouvait, en toute sûreté, le prendre à son service.

Voilà donc le petit Auvergnat débarbouillé, peigné et revêtu d’un petit habit de livrée. Le ciel lui avait donné pour protecteur un de ces hommes amis de l’humanité et constamment occupés d’assurer le bonheur de ceux qui dépendent d’eux. Le bon abbé voulut entendre lire cet enfant. Il remarqua que, tout en épelant encore quelques mots difficiles, il saisissait le sens de ce qu’il lisait ; il le fit écrire, et trouva qu’il était disposé à avoir une belle main. Il eut alors la bonté de lui donner un maître. Le jeune Auvergnat, actif, intelligent, ne perdait pas une minute dans l’exercice de ses devoirs, et l’abbé ne passait pas dans son antichambre sans le trouver occupé à écrire, à lire, à calculer : son écriture devint très belle ; alors son généreux patron voulut bien étendre son éducation ; il lui fit étudier la langue française par principes, lui fournit des livres ; enfin, au bout de trois ans, l’abbé de *** trouva dans son petit Auvergnat le secrétaire le plus actif et le plus intelligent : il parla de cet enfant à M. le duc de la Vauguyon, gouverneur des princes. Depuis longtemps le duc désirait avoir un valet de chambre qui, sans être traité en secrétaire, fût capable d’écrire sous sa dictée à son réveil, et demanda à M. l’abbé de *** le jeune homme qu’il avait pris plaisir à former.

L’abbé regretta beaucoup ce serviteur qu’il appelait son petit compatriote ; mais, supérieur à ce sentiment d’égoïsme qui nous fait préférer notre utilité aux intérêts de ceux dont il faut se séparer pour les rendre heureux, l’abbé céda son jeune Auvergnat à M. le duc qui, peu de temps après, récompensa le zèle et le talent de ce jeune homme en lui donnant une charge lucrative dans l’intérieur d’un des princes. Cette charge fut bientôt suivie de plusieurs autres. J’ai vu cet homme à cinquante ans : il possédait une jolie mise et avait un fort bon carrosse ; sa fortune ainsi accrue, il plaçait successivement toutes ses économies dans les mains d’un de ses amis, banquier à Paris. Ce banquier fit une banqueroute qui ne laissa pas le moindre recours à ses nombreux créanciers. M. L... n’était plus cet enfant résigné, content d’un frugal repas ; la longue habitude de l’aisance avait même été suivie de celle du luxe. Il perdait par cet évènement quinze mille livres de rentes : cependant il lui restait encore une jolie maison bien meublée, et dix ou douze mille livres de revenu que lui valaient ses charges. Il n’avait point eu d’enfants d’une femme aimable et douce qui le rendait parfaitement heureux. Un seul instant de retour vers le temps où la fortune était venu le prendre soupant auprès de la fontaine, eût pu le rendre raisonnable et prolonger son bonheur ; mais il fallait supprimer son carrosse, cesser d’inviter beaucoup de monde à sa table, et l’infortuné n’eut point le courage de supporter un semblable revers. Toute la ville de Versailles connaissait son origine : lui seul, pour son malheur, en avait totalement perdu le souvenir. Cet orgueil avait même effacé de son cœur la reconnaissance qu’il devait au bon abbé de *** ; celle qu’il aurait dû, chaque jour, adresser à la divine Providence, si puissamment protectrice de sa jeunesse.

L’oubli de ces louables sentiments, celui des lois divines qui défendent aux hommes de disposer de leur vie, le portèrent au plus blâmable désespoir. Il prit dans son secrétaire un pistolet de voyage, et se brûla la cervelle.

 

 

 

Jeanne CAMPAN.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1826.

 

 

 

 

 

 

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