Nidda
TRADITION UGERNOISE
par
Jules CANONGE
Ce que les bruits de la nature contiennent de souffrances cachées, de plaintes mystérieuses, qui jamais le saura, quelle poésie pourrait l’exprimer ?
Ainsi, je rêvais au bord d’un lac en écoutant les murmures du vent dans les roseaux. J’avais entendu les gémissements de la mer qui vient expirer sur la grève, le tonnerre des avalanches, le gazouillement des ruisseaux, le roulement continu des cascades, les soupirs de la brise À travers les saules, le frémissement des peupliers ou des bouleaux à la chevelure argentée ; j’avais écouté les joyeux pétillements de l’âtre qui flamboie, et les grondements par lesquels se trahit le travail souterrain des volcans ; mais, jamais, aucun bruit ne m’avait surpris et captivé autant qu’au bord de ce lac ce murmure du vent dans les roseaux ; il me semblait entendre le gémissement, la plainte vague de quelque âme en peine ; je me penchai pour mieux recueillir ces harmonies errantes, et, bientôt, je m’aperçus qu’elles ne faisaient que passer dans les grandes herbes. D’où venaient-elles ? Il me sembla que c’était de la surface du lac. J’écoutai mieux ; le silence de la nuit favorisant mon attention, l’ouïe acquit chez moi une finesse de perception qui me révéla d’étonnants mystères. Ces murmures, ce n’étaient pas des bruits vagues, mais des paroles articulées avec une prodigieuse douceur, et ces paroles sortaient du calice entrouvert des Nénuphars épanouis au bord du sombre miroir des eaux. Je regardai ces fleurs avec étonnement ; je ne me souvins pas d’en avoir jamais vu d’aussi belles ; leurs pétales s’ouvraient et se fermaient comme des lèvres humaines ; suivant que ce qu’ils prononçaient était languissant ou vif, on voyait s’y dessiner des inflexions molles ou rapides. Chaque fleur avait une voix, et cependant toutes ces voix n’en formaient qu’une ; j’écoutai mieux encore, et voici ce que chantait la voix merveilleuse :
« Le soleil venait de se plonger sous l’horizon tout inondé de ses flammes ; l’air n’était plus animé par la chanson des moissonneurs ; les glaneuses elles-mêmes liaient la gerbe recueillie avec peine et s’acheminaient vers leur retraite. Une seule, la plus charmante, la plus jeune et la plus faible, continuait ses recherches et trouvait encore, là où les autres n’avaient plus trouvé. Et celles qui s’en allaient chuchotaient entre elles : – Il faut que cette inconnue soit bien pauvre pour continuer ainsi, jusqu’à la nuit, un travail dont on se lasse si vite.
– Il faut vraiment qu’elle soit sorcière, car ses yeux découvrent des épis là où les autres ne voient que du chaume.
– Cela n’est pas étonnant, dit avec mystère la plus âgée, n’avez-vous pas remarqué que le coin de son tablier est toujours mouillé ?... C’est à cet indice que l’on reconnaît les Ilses, filles ou servantes des esprits aquatiques qui habitent le fond des lacs ou des grandes rivières ; ma mère m’a souvent raconté leurs sortilèges. Aussi la terreur me prend chaque fois que cette inconnue vient se mêler à nos travaux. »
Ce qu’ajouta la vieille, je l’ignore ; mais ses compagnes frissonnèrent et hâtèrent le pas, en l’écoutant, comme si le diable était à leur poursuite.
Cependant la jeune glaneuse continuait ses recherches ; lorsqu’elle eut complété sa seconde gerbe, elle cueillit des joncs quelle entremêla de bleuets, de coquelicots, de scabieuses et de renoncules champêtres. Avec ces joncs et avec ces fleurs, elle tressa deux liens brillants et forts, de longueur inégale. À l’aide du plus court, elle réunit ses deux gerbes ; avec l’autre elle les assujettit sur ses blanches et délicates épaules ; puis, elle porta la main au bas de son tablier pour le relever ; mais, ses doigts ayant rencontré le coin qui était toujours humide, ainsi que l’avait remarqué la vieille glaneuse, un frémissement d’angoisse agita tout son être ; sa tête se pencha ; des larmes s’échappèrent de sa paupière tristement baissée, pareilles à ces gouttes brillantes qui tombent d’un fruit blessé par le fer ; un long gémissement souleva son sein et sortit, de ses lèvres pâlies, un de ces gémissements qui contiennent et révèlent tout un passé douloureux..... puis, elle s’éloigna rêveuse et suivit, d’un pas chancelant, le sentier qui conduisait au lac.
La brise des nuits, s’étant déployée, lui apporta soudain les cadences d’une flûte lointaine... à ce son, la jeune fille releva la tête, un sourire de bonheur anima ses lèvres ; son visage se colora d’une de ces vives rougeurs qui rendent confuses les jeunes âmes, car les mystères les plus intimes sont trahis par elles. À mesure que la glaneuse s’avançait, les sons de la flûte devenaient plus distincts et se déroulaient avec une langueur de plus en plus passionnée ; cette passion se reflétait en éclairs de bonheur sur les traits de celle qui écoutait ; soudain le chant cessa ; la jeune fille s’arrêta pâle et le regard plein d’inquiétude ; ses lèvres qui avaient commencé de sourire restèrent entrouvertes, immobiles, puis se serrèrent avec dépit ; un nuage de mécontentement voila son joli front. Mais ce nuage fut dissipé par les aboiements d’un chien qui bondit autour d’elle. Avant que la glaneuse eût passé dans ses longues soies des doigts effilés et plus blancs que les pétales satinés du lys des prairies, une autre main s’était emparée de ces doigts charmants, des lèvres les pressaient et y laissaient empreintes les couleurs de la rose. La jeune fille s’efforçait de dégager sa main avec des paroles sévères que démentait un rire folâtre ; mais l’audacieux n’abandonna pas sa conquête. Alors la glaneuse devint tout-à-fait grave ; le jeune pâtre se repentit d’avoir tant osé.
« Pardonne, ô Nidda, s’écria-t-il ; mais aussi pourquoi t’obstiner si tard à ce labeur ingrat ? pourquoi désespérer mon amitié en abusant de ma patience ? Tu le vois, malgré ta défense, je venais te chercher ; en te rencontrant je n’ai pas été maître de mes transports ; ne t’en prends donc qu’à toi-même, cruelle enfant ; pourquoi t’environner de tant de mystères ? Soit que tu te rendes à ton travail, soit que tu en reviennes, tu défends qu’on te suive. D’où viens-tu ? où vas-tu ? quelle est ta famille ?... Questions indiscrètes que je n’ai pas le droit de t’adresser, moi ton ami, moi qui devrais être ton époux, et le serais déjà sans ta bizarrerie inexplicable. Une heure d’entretien lorsque tu passes, vers midi, près de nos pâturages ; une heure le soir, c’est tout ce que je peux obtenir ; et tu ne songes même pas que le reste de la journée se traîne pour moi dans les angoisses... oh ! si lu m’aimais comme tu le dis, pourrais-tu vivre ainsi volontairement loin de moi ? aurais-tu pour moi des secrets ?... Nidda, tu m’as trompé, ton amitié n’est qu’une feinte ; peut-être aussi tous ces mystères cachent-ils quelque grande iniquité... alors tu me trompes doublement, car ta fausseté usurpe une affection dont tu n’es pas digne !... Ma raison s’égare... ce tourment n’a que trop duré ; si, ce soir, tu ne me dévoiles pas tous ces secrets qui font mon supplice, si demain je ne suis pas ton époux, la résolution en est prise avec ce que le désespoir a de plus irrévocable : Nidda, tout est rompu entre nous, et tu vois Némi pour la dernière fois !... »
Tandis qu’il parlait ainsi, avec un emportement qui touchait presqu’à la démence, une pâleur mortelle s’était répandue sur le visage de la jeune fille ; ses yeux s’élargirent et, devenant fixes, exprimèrent la stupeur et l’effroi ; elle demeura longtemps ainsi, muette, les bras pendants et les lèvres agitées. Tout en elle manifestait les symptômes d’une de ces grandes crises où la destinée de notre existence à venir se débat au fond de nous.
Enfin, Nidda parut dompter cette tempête intérieure ; elle s’assit avec solennité sur un tronc de hêtre renversé rongé par la mousse, et, d’un geste, invitant son ami à s’asseoir à côté d’elle : « Moi cruelle ! moi perfide ! moi te cacher quelque iniquité ! moi ne plus te revoir ! ! Némi, as-tu bien compris ce que tu viens de dire ? as-tu pu le penser ?... Hélas ! si je me suis entourée de mystères, c’est à cause du prix que j’attache à ton amitié et parce que je tremblais de la perdre en te laissant connaître mes misères ; si je n’ai pas consenti à devenir ton épouse, c’est que je dépends d’une volonté plus forte que moi, plus forte que toute puissance humaine... Ce que tu désires tant connaître, puisque tu l’exiges, je vais te le dire, dussé-je te perdre, après l’avoir révélé, car il m’en coûtera moins de ne plus te voir que de me savoir indignement soupçonnée. Écoute donc et puisse ta constance guérir la blessure que viennent de faire à mon cœur ta plainte et tes doutes injurieux !
Regarde cette montagne qui ferme la plaine, au-delà du lac ; à sa base les eaux s’engouffrent dans une caverne dont les bateliers s’éloignent avec effroi, car il en sort, pendant la nuit et dans les temps d’orage, des bruits où éclate une joie infernale ; lorsque le ciel est serein, des plaintes, des cris irrités semblent y annoncer l’existence d’un être pour qui le calme de la nature est un tourment, son bouleversement, un triomphe. Au faîte de ce mont, tu distingues les tours en ruines, les grands murs démantelés d’un château qu’on dirait taillé par la main des géants dans un seul bloc de roche. Bien qu’il eût été construit par des hommes, et qu’il se composât d’une maçonnerie analogue à celle de toutes les forteresses, ce n’en était pas moins un fier, un imprenable château ; celui qui le possédait dominait en maître les contrées voisines. Ce château appartenait à mon père ; j’en serais aujourd’hui la suzeraine, si la caverne du lac n’eût pas été habitée par un être malfaisant.
As-tu entendu parler de ces esprits qui peuplent les grandes eaux ? On les appelle des Ilses. Tous ne sont pas méchants, mais lorsqu’ils le sont, ce n’est jamais à demi. Bien qu’au fond des lacs et des fleuves ils aient des palais où le cristal, le corail, le saphir, se courbent en voûtes, en portiques, se prolongent en colonnades, bien qu’ils y possèdent des jardins ornés de végétations inconnues aux habitants de la terre, ils préfèrent vivre parmi les hommes dont ils savent à volonté prendre la figure ; mais ils en sont repoussés, car une partie de leurs vêtements, toujours mouillée, les fait toujours reconnaître. (Avant de prononcer cette phrase, Nidda avait, par un mouvement imperceptible, roulé le coin humide de son tablier dont la blancheur était plus éblouissante éclairée à travers le feuillage, par un rayon de la lune.) Les Ilses, habitants de notre lac, ont one reine qui s’est choisi pour demeure la caverne d’où l’on entend sortir des bruits si étranges. C’est une femme hideuse et dont la méchanceté résume fout ce qu’on a raconté des scélératesses de son peuple. Elle convoitait notre château et avait déjà tenté pour l’envahir plusieurs attaques constamment repoussées par la bravoure de mon père. Une nuit, ce château, surpris par elle et par l’armée innombrable des Ilses, tomba en son pouvoir, quoique vaillamment défendu ; que pouvait, en effet, le courage de nos chevaliers et de nos hommes d’armes contre des êtres surnaturels qui n’étaient pas atteints par le fer et surmontaient tous les obstacles par des moyens inconnus à notre monde ? Pour cette expédition les Ilses n’avaient point revêtu la forme humaine ; l’assemblage bizarre de tout ce qu’ont de plus hideux les monstres des eaux, de la terre et de l’air, ne pourrait donner qu’une faible idée de leur aspect repoussant. Mon vieux père, mes sœurs, mes frères et tous nos défenseurs furent égorgés, et leurs cadavres, précipités dans le lac. J’échappai par hasard à ce massacre en me cachant sous une voûte où la terreur me tint immobile et muette. Lorsque les Ilses se virent maîtres du château, ils y installèrent leur reine et ses filles ; puis, après avoir laissé bonne garde, ils redescendirent au fond du lac. La voûte sous laquelle je me tenais blottie avait une fenêtre du côté des eaux. Je vis l’armée des Ilses descendre la roche escarpée en poussant des cris de triomphe, et je ne la vis qu’un instant, car la terreur me ferma les yeux, glaça tout mon sang, et je tombai dans un de ces évanouissements où tout semble pour nous se voiler et s’anéantir.
Je ne pus rouvrir les yeux que lorsque le fracas du lac, violemment fendu par le passage des Ilses et le silence qui succéda à ces bruits terribles m’eurent averti que les monstres étaient loin de moi.
Je n’osai pourtant pas remuer de toute la nuit ; le jour me donna plus de hardiesse. Je sortis de ma retraite et m’avançai, en tremblant, dans la cour du château. Tous les postes étaient occupés comme de coutume ; tous les serviteurs vaquaient à leurs travaux habituels. Seulement, bien que je reconnusse tous les visages, je ne fus, moi-même, reconnue par personne. Je remarquai avec étonnement que, gardes et serviteurs, tous portaient une partie de leur vêtement mouillée. La nuit n’avait pourtant pas été pluvieuse ; le matin commençait avec la sérénité la plus splendide ; et je savais combien était aride le site du château, car pour s’y procurer de l’eau, il fallait aller puiser au lac, ou bien se contenter de ce qu’on avait recueilli dans quelques citernes pendant la saison des pluies. Comme je cherchais à me rendre compte de ce phénomène, un garde me saisit et me traîna dans une salle où siégeaient trois jeunes et belles femmes présidées par une autre plus âgée, et dont le regard méchant annonçait l’autorité la plus despotique. La richesse de leur costume était déparée par le bas de leur robe toujours mouillé comme le vêtement de tous les habitants du château. À mon aspect elles poussèrent de grands cris et gesticulèrent avec véhémence ; puis elles parurent se calmer et consulter entre elles. Je compris, à leur regard, que j’étais le sujet de cette discussion ; j’attendis avec terreur mon arrêt. Enfin elles se rassirent ; celle qui présidait prononça quelques mots d’une langue inconnue qui semblait empruntée aux bruissements des grandes eaux ; sur un geste d’elle on me fit sortir de la salle et je fus conduite dans la partie du château occupée par les serviteurs. On me contraignit à revêtir l’habit des servantes et, depuis ce moment, j’en remplis l’office. À force de réfléchir sur ce phénomène des habits toujours mouillés, je me souvins d’avoir entendu raconter par ma grand’mère qu’à ce signe on reconnaît les Ilses lorsqu’ils imitent la forme humaine. Je compris donc, qu’une fois maîtres du château, les Ilses avaient pris la figure et le costume de ses habitants. Dans quel dessein ? Je m’épuisai en conjectures sans le découvrir.
Cependant une grande fête se préparait au château, et des invitations, envoyées au nom de mon père, y conviaient toute la noblesse des environs. Le but de cette fête était, comme je l’ai su plus tard, de réunir autour de la reine des Ilses l’élite des jeunes et brillants seigneurs afin qu’elle pût y choisir des époux pour ses filles. On se rendit à ces invitations avec le plus grand empressement, car mon père était aimé autant que vénéré ; quel que fût le motif de son appel, les plus grands comme les plus petits ne manquaient jamais d’y répondre. Le phénomène qui m’avait frappée n’échappa point aux chevaliers ; il paralysa l’élan de leur allégresse et fit naître en eux des soupçons et des craintes. Ces soupçons se changèrent en certitude lorsque, introduits dans la salle du festin, ils n’y trouvèrent plus mon père ni mes sœurs, mais, à leur place, la reine des Ilses et ses trois filles à la robe mouillée vers le bord. Ils comprirent tout, et cependant se mirent à table, car la puissance des Ilses était connue et redoutée. Ce banquet fut triste, silencieux, malgré la splendeur du service, malgré la saveur surnaturelle des mets, et les efforts prodigieux de la reine des Ilses et de ses trois filles pour animer, pour séduire leurs convives. La défiance, la froideur, puis le dédain, répondirent seuls aux avances des fausses châtelaines. Le dépit les suffoquait et le regard de la mère lançait des flammes. Enhardis par la boisson, les jeunes seigneurs osèrent môme repousser, avec dégoût, ces avances ; ils affectaient de ne parler qu’entre eux, et ne répondaient que brusquement. La colère croissante de la reine des Ilses commençait déjà à se manifester par des paroles âpres et impérieuses, lorsque je fus introduite pour apporter aux convives les vins du dessert. À mon aspect qui ne leur laissait aucun doute sur ma personnalité, car ma robe était, dans tout le château, le seul vêtement complètement sec, les chevaliers se levèrent avec des cris joyeux, et vinrent m’entourer en demandant ce que signifiait cette mascarade ; la reine des Ilses me vit prodiguer par eux ces hommages, ces témoignages d’affection qu’elle avait en vain recherchés pour ses filles. Alors le dépit la rendit affreuse : je crus un moment, qu’elle allait reprendre sa véritable forme ; elle bondit sur moi, me saisit d’une main dont l’étreinte serrait et brûlait comme des tenailles rougies dans la fournaise, et prononça quelques mots d’une voix tonnante en promenant autour d’elle un geste, un regard qui semblaient contenir toutes les puissances de l’enfer. Une commotion soudaine ébranla la montagne ; le fracas de cent tonnerres éclata sur nos têtes ; je vis le château devenir roche compacte, se fendre et s’écrouler ; puis, je me sentis entraînée par une force irrésistible et je perdis tout sentiment de l’existence.
Lorsque je revins à moi, je me trouvai dans un palais magique, aux voûtes nacrées, transparentes, incrustées de corail et de coquillages, éclairé par une lumière aux reflets mobiles et bleuâtres comme celle qui traverse une grande masse d’eau. Des bruits étranges et profonds roulaient sur ma tête tantôt suaves et lents, tantôt subits, précipités et sourdement orageux. En regardant je ne vis, autour de moi, que des Ilses, non plus aux formes humaines, mais avec leur véritable aspect. Comme je me palpais tout le corps pour me convaincre que cette vision n’était pas un rêve, ma main s’arrêta sur l’angle de mon tablier... je le sentis mouillé, quoique tout le reste de mon vêtement fut parfaitement sec. Alors je compris trop bien que j’avais été transportée dans le royaume des Ilses ; et, par la méchanceté de leur reine, associée à leur nature.
Qu’ajouterai-je ?... Depuis ce jour, des siècles se sont écoulés, quoique je n’aie perdu aucun des charmes de l’adolescence ; ma vie se passe tristement à servir ceux que j’abhorre et que je n’ose pourtant plus autant maudire depuis que je participe à leur existence. Comme allégement à ma captivité, à force de supplications et de bons offices, j’ai obtenu de venir, chaque jour, passer quelques heures sur la terre, à condition que j’en rapporterai, chaque soir, quelqu’une des productions de la saison, qu’aucun mortel ne me suivra pendant mes courses, et qu’avant la douzième heure je serai rentrée dans le royaume des Ilses.
Maintenant, ai-je besoin d’expliquer davantage pourquoi je n’ai jamais voulu te permettre de m’accompagner, pourquoi je te quitte chaque soir et pourquoi je refuse de te dire à quelle époque je pourrai devenir ton épouse ? pourquoi enfin, jusqu’à ce jour, je t’ai caché cette misérable histoire ?... »
En achevant ces mots, la jeune Ilse fondit en larmes et cacha sa tête dans le sein de son ami.
« Nidda, s’écria Némi, tu me connais bien mal si tu peux croire que ce récit te fera perdre quelque chose de mon affection. Je t’aimais sans te connaître, lorsque tes mystères et mes soupçons me faisaient presque douter de toi ; comment ne t’aimerais-je pas davantage maintenant que je te sais malheureuse ? » Nidda écoutait ces paroles avec une avidité qui tenait à la fois de la surprise, de l’espoir satisfait, de la reconnaissance et de l’ivresse ; et il se fit, autour d’eux, un de ces silences qui contiennent plus de bonheur que l’entretien le plus passionné.
Lorsque le chant du rossignol ne fut plus le seul bruit qui résonnât dans la solitude : « Écoute, Némi, dit Nidda, il me vient un espoir ; l’union que nous désirons n’est peut-être pas impossible : telle a été ma douceur, ma soumission depuis que j’habite l’empire des Ilses, que je vois de jour en jour leurs rigueurs tyranniques s’humaniser ; il ont déjà écouté plus d’une fois mes prières ; peut-être exauceront-ils celle où je leur demanderai de devenir ton épouse en me soumettant, s’ils le veulent, à de nouvelles rigueurs. Viens, Némi, suis-moi et attends au bord du lac ; l’éloquence de ma prière sera efficace si elle égale la force de mon amour. Lorsque j’aurai obtenu notre union, je romprai le lien fleuri par lequel ces gerbes sont attachées à mon épaule ; la légèreté, qui leur est naturelle, les fera remonter ; cette apparition, à la surface du lac, t’annoncera le succès de ma prière, et, demain, celle qui s’avancera vers toi sera pour toujours ton heureuse épouse... Viens, Némi, quelque chose me dit au fond du cœur que chaque instant qui passe est perdu pour notre bonheur !... »
Et, pleins de cette confiance naïve qui caractérise les belles âmes, ils couraient vers le lac. « S’ils ne veulent pas, disait Némi, que tu sois l’épouse d’un mortel, supplie-les de permettre que je devienne Ilse comme toi. Alors j’aurai le droit d’être ton époux, et nous serons heureux sous les eaux comme nous l’aurions été sur la terre. Qu’importe, en effet, la région qu’on habite, pourvu que l’on soit avec ce qu’on aime ? »
Lorsqu’ils se furent arrêtés au bord du lac, Nidda appuya son doigt sur les lèvres de son ami, afin de lui recommander le silence et l’attention ; puis, s’avançant jusqu’à l’extrémité d’un roc dont la pointe surplombait et divisait par son ombre noire la surface brillante du lac, elle s’élança d’un bond léger, et disparut sous les eaux qui s’ouvrirent devant elle avec un doux frémissement : on eût dit qu’elles tressaillaient de plaisir en recevant dans leur sein cette charmante et noble créature, le plus bel ornement de leurs palais mystérieux. Lorsqu’il vit Nidda s’élancer ainsi et disparaître, Némi eut besoin de se rappeler avec force la recommandation de son amie et sa nature merveilleuse, pour ne pas laisser échapper un cri de terreur et s’élancer après elle. Il monta sur le roc, s’assit à l’extrémité et resta là comme une statue de pierre, l’œil fixé sur le point où avait plongé la jeune fille. Une écume légère marquait seule cette place ; elle fut bientôt dissipée ; des cercles concentriques se dessinèrent à l’entour ; s’agrandissant à mesure qu’ils s’éloignaient, ils s’affaiblirent et finirent par se perdre dans le calme général de la surface ; rien ne désigna plus la place que venait de fendre la plus belle, la plus pure des Ilses, rien, excepté le regard immobile de son ami.
La nuit se déroulait avec toute la lenteur d’une attente que presse vainement l’aiguillon du désir, et rien encore ne variait le miroir uniforme des eaux. On aurait dit que les brises nocturnes se taisaient à dessein pour ne pas donner même le bienfait de l’illusion au malheureux dont l’œil avide cherchait une ride, un pli qu’il pût saluer avec espoir comme précurseur d’une apparition favorable. Tout ce que la crainte a de poignantes étreintes serrait le cœur du pauvre Némi. Son regard ne restait plus fixe sur un seul point ; il explorait le lac jusqu’aux dernières limites que peut embrasser l’œil humain. Cherchant à tromper sa douleur, Némi se disait que les gerbes ne devaient pas, nécessairement, se montrer au point ou avait plongé Nidda, puisqu’elles pouvaient fort bien remonter ou être entraînées à toute autre place ; que, peut-être, en avait-il déjà été ainsi, pendant qu’il s’obstinait à ne contempler qu’un seul endroit !... Et son angoisse atteignait ce paroxysme où l’inquiétude touche aux égarements de la folie.
Enfin, comme le jour commençait à dorer la surface du lac, un léger bouillonnement murmura sous les flots : Némi s’agenouilla pour mieux écouter, pour mieux voir ; ses bras crispés retenaient à peine le poids de son corps. Au lieu des gerbes, il vit s’élever, à travers la transparence du lac, des globules sombres ; lorsque ces globules furent venus s’ouvrir à la surface, avec un clapotement qui avait quelque chose de funèbre, une écume rose, de larges taches rouges se déployèrent sur les eaux..... C’était du sang !..... Lequel ? Némi ne le comprit que trop vite ! Mécontents de ton désir, ô Nidda, et irrités de ta persistance à les supplier, les Ilses se sont livrés à l’emportement de leur féroce nature. Tu es tombée sous leurs coups, et c’est ton sang qu’ils envoient annoncer ta mort à celui qui attendait, hélas ! un si doux message !
Ces taches lugubres ne s’étaient pas encore tout-à-fait développées qu’un cri déchirant, un bruit sourd interrompit le silence harmonieux du matin.... Ceux qui n’ont pas voulu permettre que Nidda et Némi fussent unis dans la vie accorderont-ils, au moins, qu’ils ne soient point séparés dans la mort ?... Un ricanement féroce sortit des profondeurs de la caverne du lac, et accompagna le suicide de Némi comme un rire infernal accompagne la chute d’une âme ; puis, tout redevint silence et sérénité splendide.
Cependant les taches sanglantes s’étendaient toujours à la surface du lac ; par un de ces prodiges qui viennent, à de longs intervalles, interrompre les lois de la nature, en faveur de quelque existence que l’œil divin a distinguée, la couleur de ces taches changea soudain : avant de se fixer, elle parcourut rapidement toutes les nuances connues ; les unes gardèrent enfin la blancheur du lait, les autres, le vert de l’émeraude ; elles se rétrécirent, se condensèrent en filaments que recouvrit un épiderme, satiné pour les taches blanches, et moins brillant, mais souple et moelleux pour les taches vertes. Les premières s’allongèrent en boutons, puis s’épanouirent en calices ; les secondes se déroulèrent en tiges flexibles, s’étalèrent en feuilles arrondies.
Et c’est pour cela que tu vois, ô poète, tant et de si beaux Nénuphars à la surface de ce lac. Ce que t’ont raconté ces fleurs qui furent le sang de Nidda, garde-toi de l’oublier, car tu es le seul à qui elles aient osé le dire. Voici l’heure où la reine des Ilses leur retire la parole ; demain, peut-être, elle les frappera de mutisme pour t’avoir révélé les secrets de sa défaite et de sa vengeance. »
Ces derniers mots étaient à peine articulés que tous les calices ondulèrent sous l’impression d’un vent subit ; leur chant se perdit en un vague et insaisissable murmure que domina bientôt une voix courroucée sortant de la caverne du lac. Quand cette voix eut cessé de tonner, toutes les fleurs avaient repris l’immobilité, le silence des fleurs ordinaires. Cette poétique infortune que m’avait confiée leur parole indiscrète, je m’efforce d’autant mieux de la faire vivre dans ces pages que, jamais, depuis ce jour, je n’ai plus entendu le chant mélancolique des Nénuphars qui furent le sang de Nidda. Je me suis cependant souvent assis au même rivage, sur le roc d’où se précipita son ami avec l’espoir de rejoindre au moins son cadavre..... Espoir cruellement déçu, car les restes de Némi furent trouvés le lendemain gisant au bord du lac. Tandis qu’on rendait à ces restes malheureux les honneurs funèbres : « Voilà, disaient les vieillards aux jeunes pâtres, voilà ce qui arrive lorsque, au lieu de demander au sommeil les forces nécessaires pour le travail du lendemain, on perd la nuit en vaines rêveries, en stériles contemplations. » Si tu suis, ô voyageur, la route aujourd’hui abandonnée qui, jadis, conduisait de Nîmes à l’antique Ugernum, tu verras, à gauche, sur le faite d’une montagne dont les pieds se baignent dans un lac à demi desséché entouré de saules et d’osiers au pâle feuillage, tu verras les ruines d’un château, et tu croiras voir la continuation du rocher lui-même ; c’est le manoir qu’habita l’enfance de Nidda ; dans la contrée on l’a surnommé l’Aiguille, à cause de son hardi sommet que divise une fissure gigantesque.
La caverne du lac doit encore être fréquentée par des esprits malfaisants, car il en sort des bruits inconnus qui font que, lorsqu’on parle d’elle, ou dit en se signant : La grotte des Fées. On raconte à voix basse qu’un jeune pêcheur, ayant voulu s’aventurer sous ces voûtes mystérieuses, n’en est jamais revenu ; on ajoute même que, le lendemain, les débris de sa barque flottaient sur les eaux... La nuit s’était cependant écoulée sans orage.
Écoute ces bruits, ô voyageur, mais ne cherche pas à pénétrer leurs causes ; les secrets de l’enfer sont aussi les secrets du ciel, car c’est par la volonté de Dieu qu’ils existent. Si tu perds la satisfaction d’une curiosité qui eût peut-être été sacrilège, ton intelligence gagnera des jouissances plus graves et des rêves sans nombre : respecter la volonté divine, n’est-ce point, en effet, un bonheur pour les nobles âmes ? et la poésie ne fut-elle pas, dans tous les temps, la fille du mystère ?
Jules CANONGE, Olim, contes et traditions, 1859.