La mort de Margherita

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

César CANTÙ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le récit qui va suivre est emprunté au roman de Margherita Pusterla, dont il forme le dénouement. Un noble milanais avait encouru la disgrâce du gouverneur de la ville, le prince Luchino. Sur des accusations mal fondées et après un jugement inique, ce dernier poussa la cruauté jusqu’à condamner à la peine de mort l’infortuné Pusterla, son épouse Margherita et leur jeune enfant. À cette nouvelle, un saint religieux du monastère voici, le P. Buonvicino, alla trouver le gouverneur, et, bravant ses vengeances, lui reprocha avec autorité un abus si odieux de son pouvoir. Luchino ne s’offensa point des représentations de l’homme de Dieu, mais il maintint la sentence et donna des ordres pour que l’exécution eût lieu quelques jours après. C’est cette scène émouvante, admirablement écrite par Cantù, qui est ici reproduite.

 

 

 

Seul dans l’église de son ministère, le P. Buonvicino était depuis plusieurs heures absorbé dans la méditation et la prière, quand il sentit une main qui le frappait légèrement sur l’épaule. Il leva les yeux comme une personne qu’on trouble au milieu de profondes réflexions, et il aperçut à ses côtés un jeune homme tout vêtu de bleu et de blanc ; ses habits étaient d’une rare élégance, il appuyait légèrement sur la hanche sa main gauche qui tenait un chapeau de velours blanc surmonté d’une belle plume de paon ; dans la main droite, il agitait une jolie baguette d’ébène, ferrée d’argent aux deux bouts. Il se tenait à une distance respectueuse du religieux avec cette politesse exquise qu’on apprend dans les cours. Un gros serpent, brodé en argent, sur son justaucorps, ne laissa plus douter à Buonvicino que ce ne fût un chambellan de Luchino. Alors, palpitant d’espérance et de crainte, il se leva devant le jeune page et avec un regard qui exprimait toute son anxiété, il lui dit :

– Quels sont les ordres que m’envoie le signor Luchino ?

Le jeune homme, faisant une inclination profonde, lui répondit :

– Son excellence le signor Luchino m’a chargé de présenter ses respects à votre Révérence, il envoie une large aumône pour le monastère, et il se recommande à vos prières. De plus, il vous fait savoir que ceux qui ont été jugés ce matin...

– Ils ont donc été jugés ! interrompit Buonvicino ; puis il pâlit, rougit, baissa les yeux ; ensuite, d’une voix grave, il demanda : Quelle est l’issue du jugement ?

– Ils sont condamnés à mort, ajouta doucement le jeune homme avec une certaine indifférence mêlée de courtoisie.

Buonvicino eut à peine la force d’ajouter :

– Tous ?

– Tous ! répliqua le courtisan ; et le prince, en témoignage de sa haute estime, accorde à votre Révérence le pouvoir de les assister à leurs derniers moments.

Était-ce véritablement délicatesse ou raffinement de malice de la part de Luchino ? Le religieux ne s’en inquiéta pas, mais en un moment il comprit toute l’horreur de sa nouvelle situation, qui est une de celles où le cœur se brise, s’il ne devient plus dur que la pierre. Il s’écria les yeux levés vers le ciel :

– Que le sacrifice s’accomplisse !

Puis, se tournant vers le messager :

– Remerciez votre maître pour la mission que je reçois, de lui comme une faveur, et du Ciel comme une dernière épreuve... et, certes, c’est la plus terrible.

Le page avait entendu ces paroles sans les comprendre ; c’est pourquoi, après avoir fait de nouvelles salutations, il alla porter à Luchino les remerciements de Buonvicino : et le Père se remit à genoux pour prier, pour prendre un avant-goût de ce calice amer qui lui était préparé, et demander à Dieu le courage qui lui serait nécessaire dans cet office, le plus douloureux et le plus sublime de son ministère.

Le lendemain au coup de midi, Margherita entendit ouvrir sa prison et leva les yeux. Oh ! ce n’est plus la figure sinistre d’un geôlier ; elle ne rencontre plus comme à l’ordinaire un regard insultant ou dédaigneux. Non, elle voit, oh ! elle voit, elle reconnaît un consolateur, un père... Buonvicino !

Tout d’abord, elle ne voulut point y croire ; un cri d’étonnement s’échappa de son cœur ; elle ouvrit de grands yeux, étendit les bras, et fit bien connaître par là toute son émotion. Elle descendit de son escabeau et s’approcha du religieux... Dans de semblables moments on n’a point de paroles, et le silence seul indique que les sentiments débordent tellement du cœur qu’on ne peut plus les exprimer. Ensuite, quand elle eut recouvré la parole :

– Ô mon Père, s’écria-t-elle, quelle consolation pour moi ! Jamais je n’aurais osé la demander à Dieu ; il se souvient donc de moi, et m’envoie un ange dans ce purgatoire !

– Ma fille, Dieu n’oublie jamais aucune de ses créatures, pas même le vermisseau que nous foulons sous nos pieds ; à plus forte raison n’oublie-t-il pas celles qui ont été faites à son image.

– Je le sais, mon Père, je le sais, Dieu n’oublie personne, il ne m’a pas oubliée. Car, qu’est-ce qui m’aurait soutenue au milieu de tant d’angoisses, sinon la pensée de Dieu ? Mais dites-moi, mon époux, mon petit Venturino ? en savez-vous des nouvelles ? Vous est-il permis de m’en donner ?

Margherita regardait le religieux avec inquiétude, partagée entre la crainte d’une nouvelle sinistre et l’assurance qu’un semblable visiteur ne pouvait lui donner qu’une réponse consolante.

Les traits de Buonvicino prirent encore une expression plus sombre, son front se rida, et, tirant un profond soupir comme si son cœur se brisait :

– Jusqu’à présent, dit-il, ils sont encore en vie, jusqu’à présent ! Je les ai quittés tout à l’heure. J’ai été avec eux hier, j’y serai encore demain. Aujourd’hui, et demain, et après demain, je viendrai vous apporter, bonne Margherita, les consolations qu’un Dieu mort sur la croix a laissées aux malheureux appelés à le suivre dans la carrière des souffrances. L’arrivée du ministre de la religion lui annonçait assez clairement que sa fin était proche. Cependant, en ce moment, elle paraissait avoir tout oublié, tout, parce qu’elle avait le bonheur de se trouver encore auprès d’un homme qui n’était pas, comme ceux qu’elle était habituée de voir depuis longtemps, ni un scélérat, ni un bourreau. Quelle joie de rencontrer un homme naturellement charitable, obligé même, par son saint ministère, d’être bon, compatissant, tout dévoué aux malheureux ! un homme enfin comme celui-ci !

Des torrents de larmes trahissaient ses impressions ; Buonvicino l’interrompait souvent par quelques mots de piété et de pardon. Aussitôt qu’elle recouvrait la parole, elle faisait mille questions sur son époux et son enfant chéris. N’avait-elle pas compris les paroles de Buonvicino, ou ne voulait-elle pas les comprendre ? Pouvait-elle penser autre chose, sinon qu’ils étaient condamnés au même supplice qu’elle ?

Cependant elle voulait encore se faire illusion à elle-même, et, quand il lui venait à l’esprit une question précise sur leur sort, elle l’éloignait toujours comme si une réponse nette et certaine eût dû rompre ce dernier fil d’espérance auquel elle se rattachait, comme un malheureux qui se voit suspendu au-dessus d’un abîme.

 

 

*

*    *

 

Comme les anciens ornaient de fleurs les victimes qu’ils conduisaient à l’autel du sacrifice, ainsi un usage universel entoure de tous les soins les plus délicats l’homme qui doit être livré au bourreau.

Margherita aussi, la veille de sa mort, fut transportée du cachot humide où elle languissait depuis de longs mois, dans une chambre moins affreuse qui servait de chapelle. Cette place n’était pas non plus vaste ; mais elle était haute et bien aérée ; une petite fenêtre avec des barreaux de fer donnait vue sur la campagne ; un matelas, une petite table, un prie-Dieu et deux chaises composaient tout le mobilier ; un autel portatif avec deux chandeliers de bois rappelait ces autels sur lesquels les premiers chrétiens pendant les persécutions offraient la Victime sans tache dans les catacombes.

C’est là que Margherita passa la nuit, sa dernière nuit, en prières et en méditations. Elle pensait au monde : elle se rappelait toutes les choses qu’elle devait bientôt quitter, et elle s’y était peut-être trop attachée pour savoir les apprécier à leur juste valeur et les mépriser. Elle pensait surtout aux personnes qu’elle aimait, et elle se consolait parce qu’elle devait les revoir bientôt. Tout son passé lui revenait à l’esprit : elle ne songeait cependant plus à la noblesse de sa naissance, à cette beauté tant vantée, à ces splendeurs qui excitent l’envie ; si quelque chose la rassurait un peu, c’étaient les larmes qu’elle avait essuyées, les bons conseils qu’elle avait donnés, les aumônes qu’elle avait faites, les injures qu’elle avait pardonnées, les chagrins qu’elle avait épargnés ; elle voyait là tout un trésor mis en réserve qui allait enfin lui servir.

La fraîcheur de l’air qui se fait ordinairement sentir un peu avant l’aurore, saisit Margherita d’un frisson douloureux, et spontanément lui vinrent sur les lèvres ces paroles touchantes :

– Mon petit Venturino doit avoir bien froid là-bas en pleine campagne.

Ces mots lui étaient échappés par instinct, et s’ils étaient contraires à la raison, du moins ils étaient bien naturels. Elle se mit ensuite devant la fenêtre et regarda venir les premières lueurs de l’aube, là du côté des montagnes de Bergame. Le ciel était pur et délicieux comme aux premières matinées d’octobre, et semblait inviter à la promenade, à la chasse, aux joyeux travaux de la vendange. Aux splendeurs de l’été succédait tout à coup le calme mélancolique de l’automne. Une blanche rosée brillait sur les gazons glacés des prairies et sur les feuilles tremblantes des peupliers qui s’étendaient dans la campagne en longues avenues. Ces arbres s’agitaient pleins de vie, comme s’ils eussent salué l’arrivée de ce soleil tant désiré après des nuits déjà bien longues et d’une extrême fraîcheur.

Margherita fixa longtemps ses yeux sur ce spectacle :

– C’est la dernière aurore qui se lève pour moi !

Ainsi tout lui rappelait que sa fin approchait, tout prédisait la mort à une créature humaine qui, dès le premier instant de son existence, portait en elle une horreur invincible pour la destruction et le désir de l’immortalité.

Dès le lever de l’aurore, Buonvicino se présenta à la porte de la chambre, retint le pied sur le seuil, et garda un silence respectueux et plein d’émotion.

La lanterne qu’il tenait, en laissant l’appartement dans l’obscurité, concentrait tous ses rayons sur Margherita, qui paraissait alors avoir sur son visage un reflet divin. Elle s’était agenouillée sur les dalles nues, le front caché dans les mains ; et ses mains appuyées sur un prie-Dieu tenaient un chapelet entre les doigts et en serraient fortement la croix. C’était ce chapelet, cette croix, que le vénérable Père lui avait présentés naguère, alors qu’elle habitait un palais splendide, environnée de toutes les splendeurs de la richesse et du luxe, applaudie partout, contente, heureuse, ayant à ses côtés un époux, et sur ses genoux un enfant qui commençait à bégayer le doux nom de mère. Et maintenant cet époux, cet enfant étaient dans la tombe, et dans quelques instants elle allait y être précipitée avec eux.

Telles étaient les réflexions de Buonvicino en la considérant : alors ses yeux fondaient en larmes, son visage décharné ressemblait à un ruisseau dont un soleil brillant a absorbé toutes les eaux, et qui ne montre plus qu’un lit desséché.

Il se gardait bien de troubler Margherita dans cet état qui paraissait assez voisin du calme. On aurait même dit qu’elle dormait, si un tremblement subit qui de temps en temps s’emparait de tous ses membres n’eût prouvé qu’elle était loin du sommeil et qu’elle souffrait.

– Loué soit Jésus-Christ, dit enfin le religieux d’une voix faible et douce.

Margherita aussitôt leva la tête, se dressa sur ses pieds et, s’avançant vers lui, demanda avec le ton d’angoisse :

– Ô mon Père, y a-t-il quelque espérance ?

Ainsi ce baume de l’espérance, que la Providence a préparé pour les malheureux, comme le lait de la nourrice pour l’enfant malade, ne fait pas défaut au dernier moment de la vie. Le religieux soupira, leva la main et les veux vers le ciel, et dit :

– Là-haut sont les espérances qui ne trompent jamais.

Le visage de Margherita, qui s’était d’abord empreint des couleurs les plus vives, devint pâle comme la mort ! elle joignit les mains, leva vers le ciel ces yeux baignés de larmes, et s’écria :

– Mon Dieu ! que votre volonté soit faite, et non pas la mienne. Elle renouvela en ce moment toutes les prières qu’elle avait faites les jours précédents, et avec d’autant plus de ferveur, qu’elle voyait s’approcher de plus en plus le moment où elle serait séparée de la terre et réunie à Dieu.

Buonvicino offrit en sa présence le saint sacrifice de la messe, ce mémorial perpétuel de l’immolation de Jésus-Christ pour le salut des hommes, dont il a partagé toutes les misères.

La douleur de Margherita ne l’empêchait pas de découvrir et d’apprécier celle du prochain : elle n’aperçut que trop bien les angoisses dont était oppressé le cœur de Buonvicino, et elle pria Dieu de le fortifier dans cette épreuve redoutable. Quand le religieux lui eut donné le Pain des anges, elle fut elle-même plus calme et plus résignée, elle causa avec le bon Père des choses de ce monde, des joies futures, et de sa réunion avec son époux et son enfant chéris dans l’amour le plus parfait.

Margherita et son consolateur furent distraits de leurs derniers entretiens par le son d’une cloche.

La prisonnière tressaillit ; pour le religieux, ce fut comme un coup de poignard dans le cœur. Ils avaient tous deux deviné que c’était la cloche de l’agonie, la cloche du Broletto où devait avoir lieu l’exécution.

Bientôt des allées et venues, des bruits de chaînes, l’arrivée d’un chariot annoncèrent que l’heure fatale était arrivée.

Margherita, se mettant à genoux, pria Buonvicino de lui donner encore une fois l’absolution, et demanda pour elle la dernière bénédiction du Seigneur, comme à l’article de la mort.

Le religieux debout, d’une voix et d’un geste solennels, le bras levé, les mains étendues, prononça les paroles d’absolution sur sa pénitente.

Son front était pâle, mais il brillait de cette foi qu’on ne trouve jamais dans celui dont toutes les croyances, les craintes et les espérances sont bornées à la sphère terrestre ; il semblait que du ciel où il tenait le regard fixé il faisait descendre la miséricorde et le salut sur cette âme pour laquelle il était en prière. Margherita recevait ces paroles aussi redoutables que consolantes, les bras croisés sur la poitrine, les mains près des épaules, dans l’attitude de la componction et de la résignation. La lanterne déposée sur un escabeau et devenue plus pâle à mesure que le jour s’était levé, lançait de temps en temps des éclairs subits comme si elle allait s’éteindre ; son rayonnement sur la tête de la pieuse pénitente formait une auréole semblable à celle dont on environne le visage des saints.

Margherita fit le signe de la croix et se leva comme quelqu’un qui, après avoir mis ordre à ses affaires, part pour un voyage lointain dont il ne doit plus revenir.

S’adressant alors au religieux :

– Mon Père, s’écria-t-elle, dans les dangers de la prospérité comme dans ceux du délaissement, je me rappelais vos conseils, et je répétais : Que dira Buonvicino ? Et maintenant que je suis ici... Ah ! Dieu seul peut vous récompenser de tout ce que je vous dois !... Puis, lui montrant son chapelet, sa croix, et les baisant, elle ajouta :

– Vous souvient-il que vous me les avez donnés ? Vous me faisiez pressentir alors qu’un jour ils pourraient me procurer quelque consolation. Ce jour est venu... mais tout différent de ce que nous aurions pu nous l’imaginer alors... et les consolations me sont venues. Mon Père, je veux mourir avec ce chapelet sur mon cœur. Quand je ne serai plus, ah ! recueillez-le et gardez-le en souvenir de la pauvre Margherita.

Alors elle se tut, elle pleura ; puis, faisant un nouvel effort, elle reprit :

– Mon Père, vous irez trouver le signor Luchino, vous-même ; je vous en prie, faites encore ce sacrifice pour moi. Et vous lui direz que je lui pardonne ! Il trouvera peut-être cette parole un peu fière ? Dites-lui qu’en paradis je prierai pour lui, qu’il ait pitié de mon pauvre pays. C’est le vœu d’une mourante.

Ici ce fut encore un nouveau silence, de nouvelles larmes, jusqu’à ce qu’un second coup de la cloche funèbre vînt la faire tressaillir. Elle reprit alors :

– Buonvicino, mon vénérable Père, adieu, adieu, nous nous reverrons au ciel, et bientôt.

Elle s’efforça de prononcer ces paroles avec fermeté, mais les sanglots étouffèrent sa voix. Le religieux répéta :

– Oui, bientôt !

Ensuite il baissa son capuchon sur ses yeux, et ils se mirent tous deux en marche.

Déjà sur la place de Mercanti s’était réunie une grande foule attirée par la curiosité, par l’oisiveté, ou par ce désir brutal de contempler notre nature dans les angoisses de la douleur. Du reste, une femme conduite au supplice était un événement encore assez rare pour attirer plus de monde qu’à l’ordinaire.

Les ouvriers, quittant leur travail, s’excitaient les uns les autres ; les mères accouraient, portant dans leurs bras leur petit enfant pour qu’il ne pleurât point en restant seul ; les riches arrivaient à cheval et se frayaient un chemin à travers les piétons qui maugréaient. Enfin, c’était un empressement incroyable à qui arriverait le premier, se mettrait le plus près, aurait la place la plus commode.

La place de Mercanti, qu’on appelait alors le Broletto nuovo, était le lieu d’exécution pour les grands, car on exécutait les gens du peuple sur la prairie de la potence. Au milieu s’élevait une estrade en bois, afin qu’une plus grande foule pût jouir de ce spectacle. C’était là que venait tout disposer maître Impicca, le bourreau, homme sec et trapu ; au milieu de hideux éclats de rire, aidé de son garçon, il fixait les poteaux entre lesquels devait se mettre à genoux la victime ; il brandissait la hache, en essayait le tranchant, et exerçait son bras.

Quelques soldats, rangés par le connétable Sfolcada autour de l’estrade, retenaient la foule.

Le plus beau soleil qu’on puisse voir en Lombardie dans les meilleurs jours de la vendange, inondait d’une blanche lumière et d’une douce chaleur les façades sombres du Broletto. La place était comble ; les balcons et les belvédères étaient occupés par les personnages les plus bizarres : quelques dames (dois-je le dire ?) s’étaient disputé à l’envi une terrasse, un balcon pour assister à ce triste spectacle. Et chacun attendait avec impatience l’arrivée de Margherita.

Cependant la cloche avait recommencé à sonner ; tous les battements du marteau donnaient un coup que prolongeaient les vibrations du métal ; le son expirait... il se faisait un morne silence... puis un second coup, puis un troisième, avec la lenteur des dernières palpitations du moribond... et la même horreur.

Et soudain, un bourdonnement plus accentué se fit entendre dans les rues étroites qui ouvraient sur la place, avec un sourd murmure vers la grande porte où devait défiler la compagnie funèbre.

– La voici ! la voici ! s’écria-t-on ; et aussitôt avec le même ensemble qu’un peloton de fantassins au commandement d’un sergent, toute cette foule se lève sur la pointe des pieds, tous les cous s’allongent, toutes les têtes, tous les yeux se tournent de ce côté.

Aux coups plus précipités de la cloche, apparut tout d’abord un étendard noir bordé d’un galon jaune, sur lequel était peint un squelette, tenant d’une main une faulx et de l’autre une horloge à sablier.

Derrière, s’avançaient deux à deux les confrères de la Consolation. C’était une confrérie pieuse qui avait pour but principal de secourir les condamnés et de les préparer à la mort.

Les confrères s’avançaient donc vêtus d’un grand habit blanc fermé, de tous côtés, et le capuchon sur la tête ; à la place du visage était brodée une croix rouge, et à l’extrémité des deux bras de cette croix, s’ouvraient deux trous pour laisser un peu de jour aux yeux. Sur le cœur ils portaient une médaille noire représentant la mort du Christ ; au pied du crucifix était gravée la tête du saint Précurseur. Avec leur longue robe sans ceinture et leurs mains chargées de chaînes, ils ressemblaient à des fantômes nocturnes.

Les derniers portaient un cercueil en chantant sur un ton lugubre les versets du Miserere ; ils chantaient le service, ils portaient la bière d’une personne qui était encore en vie.

Après avoir fendu la foule, ils arrivèrent enfin près de l’estrade, et ils y déposèrent le lit funèbre.

Ensuite ils se rangèrent en deux cordons autour du billot pour recevoir au milieu d’eux la condamnée ; ils formaient pour ainsi dire une barrière entre le monde et celle qui dans quelques instants aurait cessé de lui appartenir.

Mais voici venir d’une marche lente et grave un char traîné par des bœufs caparaçonnés de noir ; sur ce char était notre pauvre Margherita. Pour obéir à ce sentiment vague qui commande de se parer pour tous les spectacles, même les plus lugubres, Margherita avait voulu se revêtir d’une robe riche, quoique de couleur sombre ; elle avait arrangé et ajusté avec soin ses cheveux dont le noir d’ébène ressortait encore davantage sur la pâleur glaciale de son front. Elle serrait dans ses doigts la croix attachée à son chapelet, et elle n’en détournait jamais les yeux, ces yeux qui avaient toujours eu l’éclat de la bonté la plus douce et la plus expansive, et qui maintenant noyés dans les larmes, ne considéraient plus qu’un objet : la croix, unique espérance de salut !

Sur le même char était assis Buonvicino, encore plus pâle qu’elle, s’il était possible ; dans sa main il tenait, lui aussi, l’image de ce Dieu crucifié qui a souffert avant nous et pour nous, et de temps en temps il suggérait à la jeune victime quelque pensée consolante, quelqu’une de ces prières que les mères nous enseignent pendant les joies de l’enfance, et qui nous reviennent si à propos dans les moments les plus critiques de la vie : « Seigneur, je remets mon âme entre vos mains. Marie, priez pour moi à l’heure de ma mort. Pars ! ô âme chrétienne, de ce monde qui est une terre d’exil, retourne dans la céleste patrie, sanctifiée par tes douleurs ; que les anges te transportent au paradis ! »

Tous les regards étaient uniquement fixés sur Margherita. Bien qu’elle fût épuisée et défigurée par tant de souffrances, quand on la vit paraître, tout le monde s’écria : « Hélas ! mourir si jeune ! »

Et alors coulèrent bien des larmes, plus d’une main habituée à manier l’épée se couvrit les yeux.

Et tout le monde se tournait du côté de la tribune, vers Luchino, pour voir s’il n’aurait pas peut-être agité un mouchoir blanc en signe de grâce. Mais il demeura froid et inflexible.

Le char s’était arrêté au pied de l’échafaud ; un silence solennel régnait au milieu de cette foule de spectateurs.

Margherita descendit, et s’approcha du billot qui devait lui ouvrir l’entrée du ciel.

Le bourreau venant à sa rencontre lui présenta sa main livide comme pour l’aider à monter. C’était cette main qui la veille avait été trempée du sang de son époux et de son enfant chéris. L’infortunée la repoussa avec une horreur instinctive, exempte néanmoins de haine, et monta seule d’un pas ferme.

Pauvre martyre ! tes souffrances ne sont pas encore terminées ! Elle passait au milieu de la foule, quand elle entendit quelqu’un lui dire à voix basse avec un sourire cruel :

– Margherita, rappelez-vous la Saint-Jean !

Comme les muscles d’un mort s’agitent convulsivement au passage du courant électrique, ainsi Margherita qui paraissait déjà complètement séparée des choses de la terre, tressaillit au seul bruit de ces mots, et reconnaissant un des plus forcenés ennemis de son mari, elle tomba inanimée. Le misérable lui rappelait avec une joie féroce un des souvenirs les plus pénibles qu’il pût évoquer.

Buonvicino, qui montait à côté d’elle, lui tendit la main, et elle la saisit avec cette énergie fébrile qui nous anime quand, opprimés par un traître, nous sentons le besoin de nous rejeter dans le sein d’un protecteur dévoué.

Le religieux lui présenta un crucifix et lui dit :

– Notre Sauveur est mort en pardonnant à ses bourreaux !

Margherita jeta les yeux sur cette sainte image, puis les leva vers le ciel et elle parut fortifiée. Alors sentant déjà briller dans son âme comme un rayon de l’immortalité, elle monta avec confiance sur l’échafaud... En ce moment, Buonvicino se mit à genoux et murmura les dernières paroles de consolation à ces oreilles qui ne devaient bientôt plus entendre. Enfin, avec la résolution d’un homme qui sort d’une situation pleine d’angoisse, prenant le crucifix, il éleva les mains vers le ciel, puis les abaissa sur le plancher, en adressant à Dieu une suprême prière.

Au même instant, le bourreau serrait les cheveux de Margherita... puis, il porta le coup fatal et présenta au peuple la tête tranchée de la victime, encore toute ruisselante de son sang.

Il y eut un frémissement universel dans la foule, qui recula saisie d’horreur, en répétant les mots : Elle est morte, elle est morte !...

Chacun rentra chez soi... Bientôt, à la cour comme à la ville, tout tomba dans l’oubli.

Après tout, se disait-on, qu’était-il arrivé ? Quelques innocents avaient été condamnés comme coupables par l’iniquité cachée sous le manteau de la justice ; chose si commune dans la société, de ce temps-là, qu’elle ne pouvait éveiller et entretenir longtemps ni l’intérêt ni l’épouvante. Et moi-même, je le sens bien, j’ai été trop présomptueux en me laissant aller à penser que je pourrais, avec des événements si monotones et si ordinaires, soutenir longtemps l’intérêt sans causer d’ennui.

Mais je l’ai dit et je le répète, je n’ai pas écrit pour tout le monde, ni même pour le plus grand nombre ; mais seulement pour ceux qui souffrent et qui ont souffert.

Oh ! si parmi les souffrances que la calomnie ou la vengeance, ou la satanique volupté du mal, ou l’intérêt du pouvoir, ou la prétendue nécessité des circonstances, suscitent parfois à l’innocent, quelqu’un peut se souvenir un jour de ma Margherita ; s’il peut trouver un peu de soulagement dans le souvenir des malheurs que cette pauvre âme a endurés de la part des méchants ; si à l’heure de l’épreuve la vertu y trouve un soutien, le vice un remords, je croirai n’avoir pas perdu le fruit de ce travail, dût-il être oublié ou même décrié par mes compatriotes.

J’en aurai obtenu la seule récompense que j’ambitionne, oui la seule, sinon qu’en méditant et en écrivant les malheurs de cette infortunée, j’ai pendant de longs jours adouci les miens.

 

 

 

César CANTÙ, Margherita Pusterla.

 

Recueilli dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne

au XIXe siècle, par un ancien professeur

de rhétorique, Casterman, 1909.

 

 

 

 

 

 

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