Le miracle de l’Acadie
À M. Aégidius Fauteux, publiciste.
En ce temps-là, vivait dans la jeune Acadie
Un petit peuple sobre et soumis à la loi.
Venu de la Bretagne ou de la Normandie,
Il gardait de la France et la langue et la foi.
Attirés sur nos bords par la pêche et la chasse,
Et le charme infini des forêts et des mers,
Les Acadiens, longtemps, pleins d’espoir et d’audace,
Vécurent d’un labeur aux fruits parfois amers.
Mais, un jour, fatigués de cette âpre existence,
Ils tournèrent les yeux vers le sol nourricier
Qui leur donna bientôt, avec la subsistance,
Le goût de la culture et l’aisance au foyer.
Leur croyance et leurs mœurs étaient fières et pures ;
Et, pour se marier, les gars n’attendaient pas
D’avoir subi des ans le choc et les blessures
Qui font plutôt penser aux apprêts du trépas.
Quand un fils atteignait un âge convenable,
Son père et ses amis lui préparaient un bien,
(Une terre, un logis, une grange, une étable,)
Et l’heureux héritier ne redoutait plus rien.
Puis le jeune homme, alors, songeant au mariage,
Choisissait une épouse au cœur loyal et bon,
Qui le dotait toujours – car tel était l’usage –
De linge et de brebis à la riche toison.
Après avoir reçu le sagement sublime,
Et, le cœur près du cœur, prié dans le saint lieu,
Le nouveau couple allait, auréolé d’estime,
Sous la protection et la garde de Dieu.
Les familles croissaient en vertus comme en nombre.
La terre centuplait les grains d’or des semeurs.
Le peuple était heureux, heureux de vivre à l’ombre
Des clochers dont l’airain vibrait avec les cœurs !
*
* *
L’esprit toujours tourné vers la France-Nouvelle,
Qu’elle avait, mais en vain, tenté de conquérir,
L’Angleterre lança sournoisement contre elle
Des soldats résolus à vaincre ou bien périr...
Ce furent l’Acadie et son peuple sans armes
Qui subirent les maux d’un siège déloyal.
Les assiégés, en proie aux plus vives alarmes,
Durent capituler devant l’assaut brutal !
Beauséjour, Beaubassin, Port-Royal et les Mines
Tombèrent tour à tour au pouvoir des Anglais,
Qui hissèrent leurs plis au sommet des collines
Où, la veille, flottait le pavillon français !
Ah ! grand Dieu, que les jours diffèrent en ce monde !
Hier, les Acadiens, l’âme et le cœur joyeux,
Contemplaient d’un regard, aussi calme que l’onde,
Le riant avenir qui brillait à leurs yeux !
Puis, aujourd’hui, la mort, l’exil ou l’esclavage
Planent sur leurs foyers et sur leur cher pays...
Mais, se ressaisissant, ils font face à l’orage
Et se tiennent debout devant leurs ennemis !
Convoqués par Moncton, chef de l’armée anglaise,
Pour signer le décret de la reddition,
Les Acadiens, le front rouge comme la braise,
En suivent la lecture avec attention.
Et quand Moncton, parlant du serment d’allégeance,
Dit qu’ils devront jurer de lutter, désormais,
Sous les plis d’Albion, même contre la France,
Tous, d’une seule voix, dirent : – Non ! non ! jamais !...
*
* *
Un mois s’est écoulé. La paix et l’harmonie
Semblent s’épanouir sous les nouvelles lois.
L’espérance renaît, et l’active Acadie
S’est remise au labeur comme aux jours d’autrefois.
Mais... qu’est-ce donc encore ?... Aussi prompt que la brise,
Se propage le bruit que, tel jour, à Grand-Pré,
Les habitants seront appelés dans l’église,
Afin d’y recevoir un message sacré...
Hélas ! c’était bien vrai ! Le gouverneur Lawrence,
Ennemi déclaré des Acadiens français,
Leur reprochait souvent d’aimer toujours la France,
Et voulait les bannir du pays pour jamais...
Au jour fixé, le peuple, assemblé dans le temple,
Attend, le front altier, l’émissaire du roi.
Le prêtre est à son poste, instruisant par l’exemple,
Et prêchant le respect que l’on doit à la loi.
Le colonel Winslow, commandant de la Côte,
Arrive, accompagné de nombreux miliciens.
« Sa Majesté le roi, dit-il, d’une voix haute,
« Vous chasse du pays et confisque vos biens !... »
Puis, du sabre pointant des gars qui lui font face
Et lui montrent le poing, il commande aux troupiers :
– « Arrêtez ces manants à l’insolente audace,
« Et traitez-les, à bord, comme des prisonniers... »
Dans la rade, un vaisseau se balance sur l’onde,
N’attendant, pour partir, que son poids d’exilés...
C’est l’automne. Il fait froid. À terre le vent gronde
Avec les torrents sourds et les cœurs désolés...
Winslow ayant parlé, les soldats, ses esclaves,
Baïonnette au fusil, forcent les jeunes gens
À marcher vers le port... En s’y rendant, nos braves
Chantent pour rassurer leurs malheureux parents.
Et sur le long chemin de ce nouveau calvaire,
Femmes, vieillards, enfants se tiennent à genoux,
Demandant à Marie, en disant le rosaire,
D’apaiser des tyrans la haine et le courroux !
Mais les infortunés boiront jusqu’à la lie
Le calice de fiel, à l’instar du Sauveur...
Il leur faudra quitter leur nouvelle patrie :
C’est le décret du roi, l’ordre du gouverneur !
Aussi, le lendemain, parcourant le village,
Les soldats dont le zèle excède le devoir,
Arrêtent les pasteurs et les gens de tout âge ;
La voix du moribond ne peut les émouvoir !
La péninsule entière est livrée au carnage ;
Le vol et l’incendie y sèment la terreur.
On traque dans les bois, comme un troupeau sauvage,
Les fuyards insoumis à l’ukase vengeur...
Un vaisseau, – le dernier de la flotte maudite, –
Va partir, emportant des femmes, des vieillards.
Où vont-ils ? Dieu le sait ! Trouveront-ils un gîte
Sous le ciel que le sort dérobe à leurs regards ?...
Reverront-ils jamais l’époux, les fils, les frères,
Que les cruels soldats ont ravis à leur cœur ?...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le commandant sourit à ces plaintes amères :
Les Français sont bannis, et Lawrence est vainqueur !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Oui, triomphe, ô Lawrence, et chante ta victoire !
Le lâche et le tyran toujours t’applaudiront !
Mais l’homme valeureux, la justice et l’Histoire
T’imprimeront le sceau du déshonneur au front !
*
* *
Dans l’ordre naturel, et selon l’espérance
De Winslow, de Lawrence et de l’empire anglais,
Qui voulaient détrôner au Canada la France,
L’Acadie était morte et morte pour jamais...
Les enfants de ce sol, attaqués par surprise,
Dépouillés de leurs biens, bannis de leurs foyers
Et jetés sur les quais comme une marchandise,
Pourraient-ils se grouper autour de leurs clochers ?
– Non ! disaient les tyrans, car leurs biens sont les nôtres !
Nous avons arraché la croix du champ des morts,
Brûlé leurs temples faux et chassé leurs apôtres
Ah ! nous pouvons dormir sans crainte et sans remords...
Mais le ciel qui veillait sur ce peuple héroïque,
Voulut, après l’avoir éprouvé durement,
Le relever aux yeux d’un monde fanatique,
Auteur ou fier témoin du Grand Dérangement !
*
* *
Les Acadiens, épars, regrettant le rivage,
Dont ils avaient baisé le sable en le quittant,
Y revinrent d’abord pour lui rendre un hommage,
Puis y prirent, sans bruit, racine comme avant.
Leurs talents, leurs vertus et leur intelligence,
Retrempés dans l’amour et la foi des aïeux,
Leur valurent bientôt, avec la bienveillance,
Le respect qu’on accorde au peuple courageux.
Leurs hameaux d’autrefois sont devenus des villes,
Où règnent le bonheur et la prospérité ;
Les persécutions et les guerres civiles
Ne fleuriront jamais sur ce sol enchanté !
À la chambre, au barreau, dans la magistrature,
Les Acadiens français ont pris le premier rang.
Dans les arts, le commerce et dans l’agriculture,
Nous sentons la chaleur de leur valeureux sang !
Ils n’étaient qu’un essaim, quand une âme servile
Les chassa sans pitié loin du ciel canadien ;
Et maintenant leur nombre excède deux cent mille !...
Chapeau bas ! saluons le miracle acadien !
J.-B. CAOUETTE, octobre 1919.
Paru dans La Revue nationale en novembre 1919.