La légende du grand saint Nicolas

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry CARNOY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au penchant de la colline couronnée de grands chênes, s’élevait la maison de la veuve, avec ses fenêtres basses, sa porte mal jointe, et son toit de chaume où poussaient les orpins aux fleurs jaunes et les grandes fougères aux feuilles dentelées ainsi que des plumes. La pauvre femme avait perdu son mari et restait avec ses trois enfants, une charmante petite fille et deux jolis garçons qui faisaient tout son bonheur sur la terre. Tandis que la mère filait sa quenouille, les petits s’en allaient ramasser les épis échappés aux moissonneurs, ou bien, l’hiver, faire des fagots de bois mort dans la forêt.

Un soir, la petite fille et ses deux frères étaient descendus dans la vallée et avaient suivi une troupe de javeleurs en ce moment occupés à lier en grosses gerbes l’avoine et le froment qu’ils avaient fauchés la veille. Tout en glanant, la nuit arriva. Lorsque les enfants voulurent reprendre le chemin de la chaumière, ils ne purent le retrouver et ils s’égarèrent. Longtemps, ils marchèrent en pleurant. Enfin, ils aperçurent une lumière brillant dans le lointain. Ils s’avancèrent et se trouvèrent devant une maison de belle apparence. L’aîné frappa à la porte.

– Pan ! pan !

– Qui est là ? demanda une grosse voix à l’intérieur.

– Nous sommes trois enfants égarés dans la forêt. Ouvrez-nous, pour l’amour du Bon Dieu !

La porte s’ouvrit et un homme se montra.

– Entrez, dit-il. Vous devez avoir faim ! Mangez et buvez.

– Mais notre mère qui nous attend !

– Qu’importe ! Je vous reconduirai aussitôt que vous serez rassasiés !

Les enfants mangèrent avec appétit. Puis ils remercièrent leur hôte et voulurent retourner auprès de leur mère.

– Non, non ! s’écria l’homme, qui était un boucher. Jamais votre mère ne vous reverra !

– Et... pourquoi ?

– Je n’ai plus de viande à la maison, je vais vous tuer !

Les pauvres malheureux se jetèrent aux genoux du boucher, mais le méchant homme prit son grand couteau et il les tua.

Cela fait, il les coupa en morceaux et les mit dans son saloir...

La veuve, ce soir-là, attendit en vain ses enfants. Elle les chercha de partout, par les champs et par la vallée, par la colline et par la forêt. Hélas ! elle ne les revit point, et elle dut passer ses jours et ses nuits à les pleurer, pensant que quelque bête féroce les avait dévorés...

Au bout de sept ans, le grand saint Nicolas vint à passer par la forêt. Nicolas était un pieux évêque qui, par-dessus tout, aimait les enfants sages et dociles. Mais comme aussi ils le respectaient et le chérissaient ! Dès qu’il sortait par les rues de la ville, dès qu’il entrait dans un village, c’était une foule de petits êtres qui le suivaient : marmots aux grands yeux bleus, petites filles aux boucles blondes, et garçons déjà grands et gaillards, qui se permettaient de le tutoyer ou de le tirer par son manteau en lui demandant des bonbons et des friandises !

Le grand saint Nicolas était fatigué par la longue course qu’il venait de faire. Aussi alla-t-il frapper à la porte du boucher :

– Pan ! pan ! fit-il.

L’homme ouvrit et reçut le voyageur avec beaucoup d’empressement.

– Que voulez-vous pour votre souper ? demanda-t-il.

– Qu’as-tu à me servir ?

– Poulet ou jambon, veau froid ou canard !

– Je ne veux ni poulet ni jambon, ni veau froid ni canard. Donne-moi de ce que tu tiens caché en ton saloir.

En entendant ces mots, le boucher eut peur et il voulut s’enfuir.

– Non, boucher ; ne t’en va pas de ta maison, lui dit le saint ; mais conduis-moi dans ta cave.

L’homme, plus mort que vif, mena le pieux évêque auprès du saloir.

Le grand saint Nicolas posa trois doigts sur le bord et appela les enfants par leurs noms. Ô prodige ! la petite fille et ses frères se levèrent vivants, frais et roses comme s’ils venaient de s’éveiller.

S’étirant les bras et se frottant les yeux, l’aîné dit :

– Grand saint Nicolas, j’ai bien dormi !

– Et moi aussi ! dit le cadet.

– Je croyais être en Paradis ! ajouta leur sœur.

Le boucher s’était jeté aux genoux de l’évêque.

– Je te pardonne ! lui dit saint Nicolas. Hâte-toi de reconduire ces petits à leur mère !...

Et c’est, dit-on, depuis ce temps que le grand saint Nicolas est le patron des enfants sages et soumis, aimables et laborieux.

 

... Cette histoire est bien vieille, mais elle se conte toujours aux longues veillées d’hiver, quand la famille est assise autour des bûches étincelantes, et que la voix chevrotante de la grand-mère se mêle au ronronnement des rouets et au cri-cri saccadé du grillon caché entre les briques noircies. Parfois encore, les petites filles la répètent dans leurs folles rondes. C’est toujours la légende du grand saint Nicolas, et la voici telle que la chantent les enfants du nord et de l’est de la France :

 

            Il était trois petits enfants,

            Qui s’en allaient glaner aux champs.

            S’en vont un soir chez un boucher :

             « Boucher, voudrais-tu nous loger ?

            – Entrez, entrez, petits enfants,

            Y a d’ la place assurément. »

            

            Ils n’étaient pas si tôt entrés,

            Que le boucher les a tués,

            Les a coupés en p’tits morceaux,

            Mis au saloir comme pourceaux.

            

            Saint Nicolas, au bout d’ sept ans,

            Saint Nicolas vint dans ce champ.

            Il s’en alla chez le boucher :

             « Boucher, voudrais-tu me loger ?

            

            – Entrez, entrez, saint Nicolas,

            Y a d’ la place, il n’en manqu’ pas. »

            Il n’était pas si tôt entré,

            Qu’il a demandé à souper.

            

             « Voulez-vous un morceau d’ jambon ?

            – Je n’en veux pas, il n’est pas bon !

            – Voulez-vous un morceau de veau ?

            – Je n’en veux pas, il n’est pas beau !

            

            Du p’tit salé je veux avoir,

            Qu’y a sept ans qu’est dans l’ saloir ! »

            Quand le boucher entendit ç’la,

            Hors de sa porte il s’enfuya (s’enfuit).

            

             « Boucher, boucher, ne t’enfuis pas,

            Repens-toi, Dieu te pardonn’ra. »

            Saint Nicolas posa trois doigts

            Dessus le bord de ce saloir.

            

            Le premier dit : « J’ai bien dormi ! »

            Le second dit : « Et moi aussi ! »

            Et le troisième répondit :

             « Je croyais être en Paradis. »

 

 

Henry CARNOY, Légendes de France, 1885.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.

 

 

 

 

 

 

 

 

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