Légendes des forges du Saint-Maurice

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Abbé Napoléon CARON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher lecteur, vous aimez sans doute les vieilles et naïves légendes du Moyen Âge ! Eh bien ! dans vos voyages de touriste sur la rive nord du Saint-Laurent, je vous conseille de suivre quelque jour la route désolée qui s’avance au-delà des coteaux des Trois-Rivières, et de vous rendre à ce nid qu’on appelle le Poste des Forges Saint-Maurice. Rien ne sent plus la légende que ce village. Lorsqu’on arrive au bord de la côte qui borne son horizon, et qu’on aperçoit, au pied, ces maisons longues et sombres, groupées autour d’un fourneau qui annonce plus d’un siècle d’existence ; lorsqu’on regarde ce manoir qui rappelle les châteaux du Moyen Âge, on se demande si l’on n’est pas sous le coup d’une illusion ; si, au lieu d’un village canadien, on n’a pas sous les yeux un tableau qui nous retrace le lieu de quelqu’une des scènes qui ont effrayé et charmé notre jeune imagination.

L’isolement où se trouvent les Forges Saint-Maurice, par suite de la mauvaise qualité du sol environnant, cette petite rivière qui ne gonfle jamais et ne tarit jamais, qui paraît limpide, et dont les vases engloutiraient l’imprudent qui voudrait se baigner dans le cristal trompeur de ses eaux, les flots noirs du Saint-Maurice qui se précipitent avec un sourd murmure dans la savane qui s’étend d’un côté avec son impénétrable fourré, le coteau qui s’élance de l’autre côté, comme une imprenable muraille, tout fait de ce village un des endroits les plus mystérieux du Canada.

Mais, le soir, lorsqu’on voit les flammes qui s’élèvent continuellement à plusieurs pieds au-dessus du fourneau et répandent une lumière blafarde sur tout le village ; lorsqu’on voit sous cette lumière les travailleurs errant comme des fantômes autour de leurs vieilles habitations, avec leurs vêtements noircis par le charbon et la fumée, et surtout lorsqu’on pense qu’il y a quelques années, le village était tout environné de plusieurs lieues d’épaisses forêts, on se sent l’imagination surexcitée, et l’on se dit involontairement : « Il doit s’être passé ici des choses étranges. » Il s’en est passé en effet, et pour connaître ces choses-là vous ne serez pas obligé de faire cent lieues : interrogez le premier-venu du village, il vous en contera de terribles. La génération nouvelle n’a rien vu par elle-même, et cela n’est pas surprenant : la demeure proprette et moderne du Dr Beauchemin et la chapelle qui s’élève en face de cette maison semblent en effet nous dire que la religion et la civilisation ont pénétré dans les Forges, et que leur contact a fait fuir les apparitions et les sabbats d’autrefois.

Un jour, je cheminais vers Saint-Boniface avec le père Comeau, un bon vieux du temps passé ; nous arrivions à l’endroit appelé la Pinière, à quelques arpents seulement des Forges.

– Père, lui dis-je, il paraît qu’il s’est passé autrefois, dans ces endroits-ci, bien des choses extraordinaires.

– Oui, monsieur, des choses comme on n’en voit plus aujourd’hui. Dans ce temps-là, le chemin des Forges passait, tout le long, au milieu d’une épaisse forêt, je me rappelle bien d’avoir vu ça dans ma jeunesse.

– Connaissez-vous alors le Poste des Forges ?

– Si je le connais ? Oui, je vous en rassure. C’est proche de la Pointe-du-Lac, ma paroisse, et puis je venais souvent travailler là, il y avait toujours de l’ouvrage et l’on avait de si bons prix.

Dans les mortes saisons, nous n’avions rien de mieux à faire que de venir y gagner quelques sous.

– Avez-vous eu connaissance vous-même des choses extraordinaires qu’on raconte ?

J’ai eu connaissance de certaines choses, mais pas de toutes, j’étais encore trop jeune dans le temps ; mais le plus vieux de mes frères a tout vu cela de ses yeux, tout entendu de ses oreilles.

– Comme ça vous devez au moins avoir entendu raconter ces faits bien souvent ; ne pourriez-vous pas me les rapporter, cela abrégerait le chemin.

– Vous pourriez en trouver de bien plus savants que moi là-dessus, car je n’ai pas une bien bonne mémoire ; mais enfin je vous raconterai volontiers ce dont je me souviens.

L’origine de tout ce qui arriva ainsi aux vieilles Forges se trouve dans une difficulté survenue entre M. Bell, propriétaire du Fourneau et Mlle Poulin, des Trois-Rivières.

Mlle Poulin avait aux environs des Forges des terrains couverts de superbes érables, et M. Bell faisait couper ces érables pour en faire du charbon. Elle voulut l’empêcher comme de raison ; mais c’est en vain qu’elle fit procès sur procès, elle ne put jamais rien gagner. Mlle Poulin n’était pas des plus dévotes : « Puisque, dit-elle, je ne puis pas même empêcher les autres de prendre ce qui m’appartient, je donne tout ce que j’ai au diable ! » Elle n’avait pas d’héritiers et elle mourut sans faire de testament, se contentant de répéter : « Je donne tous mes biens au diable ! Ils ne jouiront pas en paix de ce qu’ils m’ont volé ! »

Le diable prit cette donation au sérieux, et depuis ce moment il se mit à agir en maître sur les terrains qui environnent les Forges et dans les Forges même ; la vieille semblait aussi quelquefois venir en personne jeter la terreur au sein de la population.

Deux femmes s’en allaient à pied du côté de la ville : elles étaient un peu en deçà de la Pinière, lorsque tout à coup elles aperçurent quatre hommes qui portaient une tombe. C’était une chose bien étrange ; mais ce qui était plus étrange encore, c’est que ces hommes ne suivaient pas le chemin, ils s’enfonçaient dans le bois. Les deux femmes n’eurent pas peur d’abord ; mais l’une d’elles ayant dit : « C’est Mlle Poulin qu’ils portent en enfer ! » toutes deux furent saisies à l’instant d’une telle frayeur, qu’elles s’enfuirent à toutes jambes vers les Forges et renoncèrent à leur voyage. La nouvelle en un moment fit le tour du poste ; tout le monde en parlait, et tout le monde avait peur.

Comme pour confirmer ce récit, on commença bientôt à voir chaque après-midi un homme qui se promenait sur le bord du coteau, un papier à la main, semblant tenir ses comptes. On le voyait parfaitement, et personne cependant ne pouvait lui distinguer les traits du visage. C’était comme une ombre. Il n’avait pas, à proprement parler, de couleurs ; mais s’il eût eu à lui en donner une, on se serait accordé à dire qu’il était noir. Bien longtemps on vit cet homme mystérieux se promener ainsi chaque après-midi ; et jamais personne n’osa aller lui adresser la parole. Les commères ne manquaient pas de dire que c’était un gardien que le diable avait mis sur ses propriétés, et qui tenait ses comptes.

Mais l’endroit où il y eut plus de bruit, ce fut au troisième coteau, à la Vente-au-diable, comme on appelle cela encore aujourd’hui. C’était précisément ce terrain qui avait été légué au diable ; aussi les démons y tenaient leur sabbat. À un certain endroit, ceux qui passaient le soir voyaient un grand feu et une quantité de personnes autour du feu ; ils entendaient des bruits de chaînes, des hurlements, des cris de rage, ou des éclats de rire à faire sécher de frayeur. Ils s’entendaient appeler, ils entendaient des blasphèmes horribles ; vous comprenez que les pauvres voyageurs après avoir vu ou entendu de semblables choses, se rendaient aux Forges plutôt morts que vifs. C’était devenu une chose bien terrible que de se voir obligé de passer là durant la nuit, on avait peur d’y passer même le jour, et personne ne voulait plus aller bûcher en cet endroit.

Il est arrivé que le diable se montrait bien inoffensif et semblait prendre plaisir à amuser les passants. Un dimanche, par un des froids les plus piquants du mois de janvier, les gens des Forges s’en allaient à la messe aux Trois-Rivières ; arrivés à la Vente-au-diable, ils aperçurent un homme qui était occupé à se faire la barbe, auprès d’un arbre. Il était en manches de chemise, tête nue, et se mirait dans une petite glace suspendue à l’écorce de l’arbre par une épingle. Les gens ne purent s’empêcher de rire en voyant une pareille farce, mais ils ne se doutèrent pas que c’était le démon à qui il avait pris fantaisie de venir faire le drôle.

Presque tous ceux qui passaient à la Vente-au-diable avaient quelqu’avarie dont ils se souvenaient longtemps. Souvent par exemple, les chevaux s’arrêtaient, tout-à-coup, comme s’ils eussent eu les quatre pattes coupées, et plus moyen de les faire repartir ! C’était bien terrible de se trouver pris comme cela, en pareil endroit, surtout durant la nuit. Mon Dieu, je frémis, rien que d’y penser ! On dit pourtant qu’ils avaient un moyen infaillible de faire partir les chevaux, vous allez rire, mais ce n’est pas moi qui ai inventé cela, on me l’a conté cent fois : ils viraient leur bride à l’envers et aussitôt les chevaux partaient comme à l’épouvante.

– Père, lui dis-je, il faut avouer que le moyen est passablement singulier, mais je ne vous accuserai pas d’avoir inventé cela, car moi aussi j’ai entendu rapporter la chose bien des fois.

– Vous voyez, reprit-il, qu’il y avait beaucoup de choses étranges sur le Chemin des Forges ; mais aux Forges même le démon avait pris une espèce d’empire. Pendant longtemps il y avait chaque soir un gros chat noir qui venait se coucher au pied du fourneau, à un endroit où il n’y a pas moyen de résister une minute, tant la chaleur est épouvantable. Il restait là plusieurs heures de suite, les pattes appuyées sur le courant de crasse (gangue) qui coulait du fourneau. Les travailleurs essayaient de l’envoyer ; ils lui donnaient des coups de barre de fer : le chat aussitôt se renflait le poil, et devenait plus gros qu’un demi-minot. La peur s’emparait des hommes, ils le laissaient tranquille, et alors le chat revenait à sa grosseur ordinaire. Dans ce temps-là, c’était la façon d’aller passer un bout de veillée au fourneau, de sorte que tous les gens du poste ont vu ce fameux chat bien des fois. Quand il était resté longtemps, il se levait et, au lieu d’aller sortir par la porte, il semblait entrer dans le fourneau et disparaissait.

Vous savez que les flammes s’élèvent toujours au-dessus de la cheminée du fourneau ; eh bien ! on voyait un petit bonhomme qui allait s’asseoir sur le bord de la cheminée et qui restait là, souvent, une grande partie de la nuit.

Je me permis ici d’interrompre le récit du Père Comeau.

– Puisque le diable était à se montrer si souvent que cela, c’est donc que les gens des Forges étaient bien méchants !

– Il y avait des méchants, ce qui ne doit pas surprendre, puisqu’il venait là des gens de toutes les parties du pays, mais le grand nombre étaient d’assez bons chrétiens, qui se distinguaient par une grande foi. Ils ne faisaient pas leurs devoirs religieux aussi fidèlement que les gens des autres paroisses, mais il leur était impossible de faire mieux que cela. Il est arrivé des scandales parmi eux, mais assez rarement.

Le défaut des femmes était de médire, de sacrer, de se chicaner entre elles, de se crier des sottises d’une porte à l’autre. Le défaut des hommes était de blasphémer et de tenir de mauvais discours. Les mauvais discours se tenaient surtout par les jeunes gens qui se réunissaient au fourneau, ce qui explique peut-être la présence du chat dont je vous ai parlé.

Il arrivait aussi je crois que le bon Dieu permettait ces apparitions-là pour effrayer les gens et les retenir dans le devoir. Ils avaient besoin de cela peut-être, ils étaient si isolés, si loin des prêtres !

Un samedi soir, le bourgeois des Forges avait organisé un grand bal. Les travailleurs s’y trouvaient presque sans exception.

On était sur le dimanche ; il n’y avait plus dans les Forges que les deux ou trois hommes nécessaires au fourneau, les portes et les fenêtres étaient fermées et barrées ; et chez le bourgeois les danseurs s’en donnaient de leur mieux, au son du violon.

Tout à coup, les portes et les fenêtres des Forges se trouvent ouvertes, et le gros marteau commence à battre boum, boum, boum, comme si l’on eût été en plein lundi. Les deux ou trois personnes restées au fourneau et les plus proches voisins coururent voir ce que c’était. Ils aperçurent un homme qui avait une jambe sous le gros marteau, et qui tournait cette jambe sur un sens et sur l’autre, pendant que le marteau battait, absolument comme on fait d’une barre de fer que l’on veut écrouir. Les flammèches s’échappaient en quantité, et la jambe s’allongeait comme si elle eût réellement été de fer rougi. Les spectateurs ne s’en tenaient plus d’épouvante. Cependant il se trouva un homme assez brave pour s’avancer et essayer de pénétrer dans les Forges, mais au moment où il arrivait dans la porte, tout se trouva fermé et barré comme auparavant. Il s’éloigna ; les portes se rouvrirent et le marteau recommença à battre.

On courut avertir le bourgeois. Il vint promptement et put tout voir de ses yeux ; il essaya de pénétrer dans les Forges, mais la porte se trouva fermée et le marteau arrêté. Il donna ordre aussitôt de faire cesser la danse. Chacun s’en retourna chez soi bien effrayé, et l’on n’entendit plus rien le reste de la nuit.

Il y eut encore un autre fait du même genre.

Les charretiers avaient pour habitude, du moins quelques-uns d’entre eux, d’aller chercher un voyage de mine le dimanche au matin ; on disait que c’était nécessaire afin qu’il y en eût assez pour alimenter le fourneau pendant toute la journée.

Un dimanche, au soleil levant, plusieurs charretiers s’en allaient chercher des charges avec leurs voitures à quatre roues et à deux chevaux.

Arrivés au haut de la côte, ils rencontrent quelqu’un qui revenait déjà avec sa charge.

Cet homme était assis sur le devant de sa voiture, mais il avait son chapeau tellement sur les yeux que personne ne pouvait lui voir le visage. Les charretiers se mirent à l’insulter :

« Tu t’es levé bien matin ; je crois que tu as passé la nuit en garouage. Qui es-tu ? Réponds donc, vilaine bête ! »

Le charretier noir ne disait mot ; mais arrivé dans la côte, au lieu de faire un demi-cercle pour entrer dans le village, il s’avança tout droit et disparut dans le précipice.

Les charretiers prirent cette vision pour un avertissement, et depuis ce temps ils se dépêchèrent plus le samedi et ne furent jamais obligés de travailler le dimanche.

Mais ce que tout le monde des Forges et des environs a entendu, ce que j’ai moi-même entendu mille fois de mes oreilles, c’est cette voix mystérieuse qu’on a appelé le BEUGLARD ! Cette voix se faisait entendre tous les soirs et souvent même pendant le jour ; elle semblait venir de quelqu’un qui planait dans l’air. Tantôt elle paraissait s’approcher, tantôt elle s’éloignait ostensiblement, et criait sans cesse comme un homme en peine : ha-ou ! ha-ou ! Il n’est pas un sucrier que le beuglard n’ait fait pâlir cinq cent fois dans sa cabane.

Mon frère aîné était employé à bûcher à une certaine distance des Forges. Un samedi il s’en revint pour recevoir la paye et monter de la nourriture ; puis, dès le lendemain matin, dimanche, il partait avec deux compagnons pour retourner au chantier. Quand vint l’heure de la messe, les trois jeunes gens ne pensèrent pas à s’arrêter ni à prier ; ils continuèrent leur route. Bientôt, cependant, ils commencèrent à entendre le beuglard ; mais comme il paraissait loin, bien loin, et que tous les trois l’avaient entendu bien des fois, ils y firent peu d’attention. Au bout d’un moment, ils s’aperçurent que le beuglard approchait rapidement, tout en criant comme à l’ordinaire : ha-ou ! ha-ou ! Ils continuèrent à marcher sans rien dire. Mais le beuglard approchait toujours, et il vint un moment où il ne paraissait plus qu’à un demi-arpent ; ses cris de ha-ou ! ha-ou ! retentissaient alors d’une manière effrayante au milieu des grands arbres qui les environnaient. Pâles, les cheveux hérissés, les jeunes gens s’arrêtèrent et se regardèrent instinctivement. Mon frère, qui était le plus vieux, dit à ses compagnons : « Nous sommes fautifs, pour des catholiques c’est mal de marcher pendant la messe comme nous faisons, sans même penser à prier. Arrêtons-nous et disons le chapelet, la Sainte-Vierge nous protègera. » Ils déposèrent leurs fardeaux sur la neige, se mirent à genoux dessus, et commencèrent le chapelet. Le beuglard aussitôt se mit à reculer, sa voix diminuant à mesure, jusqu’à ce qu’elle s’éteignit dans la profondeur du bois.

Quand le beuglard nous faisait peur, nous avions tous recours aux mêmes moyens que mon frère aîné ; nous faisions un bon signe de croix, et nous disions quelques prières. Il y en avait alors qui priaient pour l’âme de Mlle Poulin, parce qu’ils croyaient que c’était elle qui venait demander des prières.

D’autres croyaient que le beuglard n’était autre que le démon, qui vengeait ainsi les injustices faites à Mlle Poulin, en reconnaissance de la cession qu’elle lui avait faite de tout ce qu’elle possédait. On a demandé bien des fois aux curés ce que cela pouvait être, ils n’ont jamais voulu se prononcer.

C’est singulier comme dans ces temps-là il paraissait y avoir des esprits partout. Tenez, il n’y a pas longtemps que nous avons passé une côte appelée la côte jaune ; eh bien ! au pied de cette côte-là, les charretiers voyaient un homme noir qui se tenait debout et qu’on ne put jamais faire parler. Ils avaient beau lui crier toutes sortes de choses, pour l’irriter et le décider à dire ce qu’il était, jamais ils n’avaient de réponse. Un jeune homme s’avisa, un soir, de présenter au fantôme une ardoise et un crayon afin qu’il écrivît ce qu’il était ou ce qu’il voulait. L’homme noir prit l’ardoise et le crayon, et écrivit, mais personne ne put rien comprendre à son écriture.

Il se passa des choses extraordinaires même dans le temps où les forges ne marchaient plus. On vit par exemple, en plein midi, un gros ours qui passait à petits pas au milieu du village. Grand émoi de tous côtés ! Les chasseurs saisirent leurs fusils, et accoururent en toute hâte : on tira un coup, deux coups, trois coups, dix coups, vingt coups, et l’ours ne paraissait pas avoir une égratignure. Il s’avança lentement, comme s’il n’avait encore rien entendu ni rien senti. Un certain Michelin, bon ivrogne et bon sacreur, qui avait tiré plusieurs coups de fusil, se trouva dans une grande colère. Il dit à l’ours : « Puisqu’il n’y a pas moyen de te tuer, tu vas toujours me mener un bout ! » et il sauta sur la mystérieuse bête. Elle continua tout simplement sa route, Michelin eut peur et descendit promptement de sa nouvelle monture.

Il y avait longtemps que nous marchions... Père Comeau, lui dis-je, vous m’avez conté tant de choses extraordinaires, que je me sens tout effrayé et comme ahuri (ajoutez que les ténèbres qui nous entouraient n’étaient pas propres à me rassurer) ; cependant je voudrais que vous me parliez d’un personnage qui a sa célébrité aux Forges Saint-Maurice.

– D’Édouard Tassé ? reprit-il aussitôt.

– Oui, d’Édouard Tassé ; vous l’avez connu ?

– Je l’ai connu familièrement.

Je vous surprendrai peut-être en vous disant que c’était un bon garçon, tel qu’on en rencontre rarement ; mais ne doutez pas de ma parole, c’est la pure vérité. Tout le monde aimait à travailler sous son commandement. « Allons, les enfants, disait-il, un petit coup de cœur, nous nous reposerons ensuite. » Tous les hommes se mettaient à l’ouvrage, c’était un plaisir de voir comme les choses marchaient. Bientôt le repos promis arrivait, on badinait, on riait ensemble, on oubliait la fatigue. Tassé disait de nouveau : « Allons les enfants, un petit coup de cœur maintenant ! » Tout le monde se mettait gaiement à l’ouvrage. On allait ainsi d’étape en étape ; le soir arrivé personne ne sentait de fatigue, et il se trouvait qu’on avait fait beaucoup plus d’ouvrage qu’avec certains bourreaux qui ne faisaient que tempêter autour des hommes, et ne leur donnaient pas un moment de relâche. Tassé n’avait que deux défauts : il sacrait et il avait des entrevues avec le diable ; le premier défaut avait produit le second, mais tout de même c’étaient deux choses bien surprenantes chez un homme de son caractère. Il n’y avait pas à comprendre cet homme-là. Le diable semblait le suivre partout pour le taquiner. Un jour, il se faisait mener par un charretier des Trois-Rivières ; comme ils arrivaient à la Pointe-au-Diable, le cheval s’arrête tout-à-coup, et impossible de le faire repartir. Tassé ne fait ni un ni deux, il débarque, fait quelques pas, et se met à s’entretenir avec un personnage invisible. Le charretier entendait bien deux voix différentes, il s’apercevait que la dispute était extrêmement vive, cependant il ne voyait que Tassé. La frayeur le saisit, mais que faire ? Le cheval ne voulait point marcher. Après s’être ainsi chicané longtemps avec on devine qui, Tassé revint à la voiture et dit au charretier : « Ça va aller, maintenant. » En effet, le cheval partit, et on se rendit sans entraves aux Forges.

Une autre fois il revenait de la Pointe-du-Lac et se faisait conduire par un habitant de la place. C’était en hiver et sur un beau chemin de glace. Tout-à-coup le cheval se met au pas, et commence à tirer sur le bout de la corde, comme s’il y avait eu dix hommes accrochés à la carriole. Il y a quelque chose sous les lisses, dit le maître du cheval ; on débarque, on examine, il n’y avait rien. On part ; c’était encore la même chose. « Je vois bien ce que c’est, moi », dit alors Édouard Tassé ; et, mettant la main dans sa poche, il en tire une poignée de copes qu’il jette dans la neige. Il sembla que la carriole retombait sur le chemin, on entendit un bruit sec, pan ! et le cheval partit aussitôt grand train. Notre habitant se rendit aux Vieilles Forges et il jura alors ses grands dieux que jamais Édouard Tassé ne mettrait le pied dans sa voiture.

Mais ce qui contribua le plus à faire la mauvaise renommée d’Édouard Tassé, c’est la bataille en règle qu’il eut un soir avec le diable.

Il en avait averti d’avance les gens de la maison où il se trouvait et leur avait bien défendu de sortir, quels que fussent les cris qu’ils entendraient. Vers huit heures, en effet, une voix appela Tassé ; il sortit aussitôt et la bataille commença. Les coups retentissaient comme de vrais coups de masse ; on entendait des cris de chat, des hurlements effrayants ; quelquefois les jouteurs, en se ruant sur la maison, l’ébranlaient jusqu’à sa base, et faisaient tomber avec fracas le mortier qui retenait les pièces. Les enfants pleuraient, les femmes criaient, tout le monde pensait que Tassé allait se faire tuer par le diable. Au bout d’une demi-heure, le combat cessa, et Tassé entra dans la maison tout couvert de sueurs et de sang. Il avait le visage et le corps meurtris, et sa chemise était déchirée en lambeaux. Cependant il se dit vainqueur : « Je savais bien, répéta-t-il plusieurs fois, qu’il ne me battrait pas, je n’en ai pas peur. » Depuis ce moment, Tassé fut la terreur du poste des Forges Saint-Maurice, et l’on a mis sur son compte cinq cents fables plus effrayantes les unes que les autres.

Édouard Tassé est mort à Saint-Boniface, il n’y a que quelques années, dans les sentiments d’un bon chrétien. Il n’est pas surprenant qu’il soit mort en bon chrétien, car malgré tout, comme je vous l’ai dit, c’était un riche caractère.

– Père Comeau, pardonnez-moi, si j’ose encore vous interroger ; ne pourriez-vous pas me dire, pour terminer, sur quoi l’on s’appuie pour chercher un coffre-fort à la Pinière ?

– Voici ce qu’on m’en a conté, reprit le bon vieillard :

Mlle Poulin était riche, elle avait beaucoup d’argent dans son coffre-fort. Pour que personne ne pût mettre la main sur cet argent, elle le fit enterrer dans la Pinière, et jeta ensuite ses clefs dans le ruisseau. Elle mourut, comme je vous l’ai dit, en disant qu’elle donnait tout au diable. Néanmoins, quand elle fut morte, celui qui avait enterré le coffre-fort voulut aller le chercher ; zest ! il n’y était plus. Les clefs n’ont pu être retrouvées, bien qu’il ne coule pas six pouces d’eau dans le ruisseau de la Pinière ; le diable s’était emparé de tout.

Aujourd’hui, il y en a qui cherchent le coffre-fort au moyen de la magie. Avec une rod (baguette divinatoire), ils viennent à découvrir l’endroit où il se trouve, mais quand ils sont pour s’en emparer, le diable le change de place, de sorte que l’ouvrage est toujours à recommencer. Je suis loin de vous garantir la justesse de ce dernier détail, mais quant aux autres choses qui se sont passées de mon temps, je vous assure qu’il n’y a rien de plus véritable au monde.

Ici se termina le récit du Père Comeau.

Maintenant, cher lecteur, si vous suivez, quelque jour, la route désolée qui s’avance au-delà des coteaux sablonneux des Trois-Rivières, et qu’il plaise à votre cheval de s’arrêter pour boire au Ruisseau de la Pinière, vous n’oublierez sans doute pas les clefs et le coffre-fort de feue Mlle Poulin. Ne vous amusez pas à chercher ces clefs sous le cristal du ruisseau : elles sont introuvables. Mais avancez dans la Pinière, peut-être le beuglard viendra-t-il encore une fois faire entendre ses mémorables ha-ou ! d’autrefois. Arrivés aux Vieilles Forges Saint-Maurice, passez sans crainte, les femmes ne se disputent plus d’une porte à l’autre ; ne manquez pas d’aller saluer les messieurs McDougal, visitez avec eux le vieux fourneau, et surtout que vos cheveux ne se dressent pas sur votre tête, le gros chat ne vient plus s’appuyer les pattes sur le courant de fonte qui sort du fourneau, et le marteau ne bat jamais seul. Si vous êtes touriste, continuez votre route jusqu’à Saint-Boniface ; vous trouverez une gracieuse hospitalité chez M. Rousseau, qui vous fera conduire aux chutes de Shawinigan. Au bruit de la cascade mugissante, au milieu du bois et de la bruyère, un château abandonné surgira tout-à-coup à vos regards. Vous vous croirez en face de l’un de ces châteaux dont les grand-mères parlent dans leurs contes à la veillée, il n’y manquera que les géants et les fées d’autrefois. Mais le spectacle imposant qu’une nature grandiose et sauvage présentera à vos yeux vous dédommagera de ces embellissements, et vous vous en retournerez charmé de votre féerique pèlerinage sur les bords du Saint-Maurice.

 

 

 

Abbé Napoléon CARON, 1890.

 

Paru dans Contes et légendes des Vieilles Forges,

Éditions du Bien Public, Trois-Rivières, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

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