La prostituée
À Raymond Carrance.
Voulez-vous m’écouter, Monsieur le Commissaire ?
Mon histoire n’est point méchante ou téméraire :
Vos agents m’ont surprise et conduite en prison,
Car la faiblesse a tort, et la force a raison.
Avant de condamner, on doit toujours entendre !
Mon état fait horreur ! j’en conviens ! je dois vendre
Mon corps pour quelques sous, et je vais, chaque jour,
Flétrir les mots sacrés de tendresse et d’amour ;
Mais ne comprenez-vous ce qu’il en coûte à l’âme,
Avant de s’engager dans cette route infâme ?
Écoutez !... Le travail s’arrête brusquement ;
On connaît de la faim l’indicible tourment ;
On râle auprès de vous... alors, la mère abdique,
Et pour sauver l’enfant, devient... femme publique !
Mon récit sera court, c’est un récit poignant !
Avez-vous jamais vu pleurer un pauvre enfant
Que la faim courbe en deux sur un grabat de paille ?
Ah ! personne ne rit et personne ne raille.
C’est une chose triste, allez ; on sent le cœur
Qui se laisse envahir par la sombre terreur.
Dieu s’efface et n’est plus que l’esprit des ténèbres ;
Les rayons du soleil sont pâles et funèbres ;
Vous criez... votre enfant se meurt !
Ô désespoir !
Vous avez trente fois fouillé dans le tiroir
Qui gardait autrefois votre épargne modeste ;
Mais le tiroir est vide et pas un sou ne reste :
Pas de pain, pas de feu, le petit va mourir !
Sur le cours, on entend les amis du plaisir.
Ils sont heureux... ils ont du pain pour la famille.
Mon petit va mourir... comme son regard brille !
À me faire un adieu suprême il se résout ;
La fièvre a redressé son corps, – il est debout ;
Il s’approche de moi, chancelant et livide ;
Il vient... entendez-vous de cette lèvre aride
S’échapper ces deux mots : J’AI FAIM ! entendez-vous !
J’entendis cet appel, et, tombant à genoux,
Je demandai pardon à l’être chaste et frêle.
Oh ! Monsieur, je me dis que j’étais criminelle,
Et, ne pouvant répondre au cri de mon enfant,
Je lui donnai, tremblante, un verre de mon sang !
Mon fils se ranima, – comme un sourire d’ange,
Effleura ce visage à la pâleur étrange :
Je le vis s’endormir presque calme et vermeil.
Moi, tandis qu’il dormait, j’attendais le réveil,
Car la terrible faim, un instant assouvie,
Allait venir encor. – Oh ! l’implacable envie,
Contre tous les puissants contre tous les heureux,
Me torturait – Le ciel me paraissait affreux.
De grands nuages noirs la lune était voilée...
Je descendis alors, pieds nus, échevelée,
Et devant un passant, je m’arrêtai soudain !
Le passant prit mon corps et me donna du pain
Et depuis, chaque soir que le besoin nous compte,
Je nourris mon enfant du produit de ma honte !
Et, rêvant quelquefois à l’honnête passé,
Je sers d’amusement à ce monde insensé.
Ouvrez-moi la prison, Monsieur le Commissaire,
Mon récit est fini ; – Je connais mon affaire :
Deux mois sans voir l’enfant !
Si l’on savait combien
Je l’aime, ce petit, c’est mon unique bien ;
C’est, en mon cœur meurtri, le seul amour qui vibre !
Le Commissaire dit : Femme, vous êtes libre !
Évariste CARRANCE.
Recueilli dans Les poèmes du devoir,
Poésies publiées par Évariste Carrance,
Agen, 1891.