Le bénédicité 1

 

 

Ô mes fils ! laissez vos faucilles,

Suspendez le cours des travaux,

Et vous, un moment, ô mes filles !

Quittez l’aiguille et les fuseaux.

Venez, prenez la nourriture,

Que vous demandez, le matin,

Au père qui, dans la nature,

Étend la nappe du festin.

 

C’est la divine Providence,

Mes amis, ne l’oubliez pas,

Qui vous a fait cette abondance,

Et qui pourvoit à vos repas.

Seriez-vous moins sages que l’âne,

Esclave du grossier besoin,

Et qui connaît, dans la cabane,

La main qui lui jette le foin ?

Que nul de vous encor ne touche

À ce lait, non plus qu’à ce miel,

Et si quelqu’un ouvre la bouche,

Que ce soit pour prier le ciel,

Qui nous réunit dans la joie,

Sous ce pampre, sur ce gazon,

Et qui, libéral, nous envoie

Les délices de la saison.

 

Benoît vivait dans la retraite,

Mais le doux parfum des vertus

Mit en renom l’anachorète,

Et trahit le pieux reclus.

Le modeste et dévot hermite

A beau se cacher aux regards,

La foule à sa porte s’agite ;

Vers lui l’on vient de toutes parts.

Quelques moines du voisinage

Vont jusqu’à proclamer abbé

Le saint qui, dans ce lieu sauvage,

À la gloire s’est dérobé.

Benoît s’épouvante, il recule ;

Aux importuns il dit : hélas !

Laissez-moi ma chère cellule,

Nos mœurs ne se conviennent pas.

Cédant enfin, le solitaire

Avec eux se met en chemin ;

Bien qu’à regret, du monastère

Il prend les rênes à la main.

Dès lors, il coupe, il déracine

Mille et mille abus entassés ;

Il retrempe la discipline.

Il fait tant que, bientôt, lasses

De supporter un joug si rude,

Les moines, amis du repos,

Ourdissent, dans la solitude,

Le plus odieux des complots.

Ces fils ingrats d’un tendre père,

Qui travaille à les ramener

Sous une règle étroite, austère,

Ont résolu d’empoisonner

Ce réformateur tyrannique,

Et ce guichetier de prison.

On mûrit le projet inique,

Et l’on prépare le poison.

Les moines vont se mettre à table :

Ils sont là, debout et rangés ;

De cet homme dur, intraitable,

Enfin ils vont être vengés.

Pour l’achèvement de leur crime,

Tout est disposé, tout est prêt :

On n’attend plus que la victime ;

La victime à la fin paraît.

 

Le plus hardi d’entre la troupe,

Un Judas pour la trahison,

À Benoît présente la coupe

Qui renferme l’affreux poison.

L’œil dirigé vers la patrie,

Tenant le calice à la main,

L’Ange élève la voix, il prie...

Les conjurés ont dit : Amen,

D’un ton sépulcral et sévère.

Benoît s’apprête à boire, hélas !

Rassurez-vous, voyez le verre

Se briser, voler en éclats.

 

Devant un vin vieux qui pétille,

À l’aspect d’un morceau friand,

Chacun de vous rit et babille,

Fredonne et va se récriant.

Au sein de chaque molécule

De ce breuvage et de ces mets

Le poison afflue et circule ;

Enfants, ne l’oubliez jamais.

Ce poison corrompt l’innocence,

Porte à la paresse, au larcin,

Allume la concupiscence,

Fait le querelleur, l’assassin.

Ah ! ce poison épouvantable,

Dont l’homme est si peu soucieux,

Abonde, sans doute, à la table

De ceux qu’au siècle on nomme heureux ;

Mais, on a pu le reconnaître

Même au sein des repas légers

Que prennent, à l’ombre du hêtre.

Nos bergères et nos bergers.

Il dort dans l’écuelle et la cruche

De l’anachorète pieux.

Il est dans le miel de ma ruche,

Et dans le lait délicieux,

Qui déborde blanc de ces jattes ;

Il est dans ces fruits, dans ces fleurs,

Aux nuances si délicates,

Aux si séduisantes couleurs.

Oui, prévenez la violence

De ce poison subtil, caché,

Et combattez son influence.

Afin d’éviter le péché.

Priez le Maître délectable,

Qui toujours protégea ce toit,

D’être présent à cette table ;

Invoquez le Dieu de Benoît.

 

Il faut prier, puis être sobre.

Mangez peu, soyez tempérants.

L’ivrognerie est un opprobre.

Songez-y, quand vous serez grands.

Soyez modérés dans le boire :

Vous serez tranquilles, heureux ;

Vous acquerrez richesse et gloire ;

Vos jours seront pleins et nombreux ;

Un vieillard, un octogénaire

Sera toujours à vos foyers.

Quel spectacle au fond de mon verre !

Instruisez-vous, voyez, voyez...

Que de guerres, que de tempêtes

De toutes parts s’offrent à l’œil !

C’est vrai, j’y vois aussi des fêtes,

Mais, après ces fêles, quel deuil !

J’y vois des fleurs à peine écloses

Perdre leur beauté, leur fraîcheur ;

J’y vois des lis, j’y vois des roses

Tomber sous la main du faucheur.

Oh ! j’y vois l’ange du génie

Tenter un inutile essor,

Pâlir, tomber en agonie,

S’éteindre dans ses ailes d’or.

 

Fidèles à l’usage antique,

En l’honneur du Dieu de bonté,

Tous en chœur, disons un cantique ;

Levez-vous, Bénédicité !...

 

Dieu du chaume, Dieu de nos pères,

Du haut du ciel, étends le bras,

Et bénis ces têtes si chères.

Daigne regarder ici-bas,

Et bénis, ô Sauveur aimable !

Ces fleurs et ces plans d’olivier

Qui croissent autour de ma table :

Bénis Laurent, Raymond, Xavier ;

Bénis Marthe, Berthe, Lucile.

Dans leurs yeux se peint le plaisir.

À cet âge il n’est pas facile

D’imposer un frein au désir.

Toi qui donnes l’humble pâture

À l’oisillon dans le bosquet,

Qui te fais notre nourriture

Dans l’eucharistique banquet,

Bénis ces joyeuses agapes,

Où toujours le pauvre eut sa part,

Bénis ces ruisselantes grappes,

Que pour nous dora ton regard.

L’innocence est notre convive,

Et vers nous l’essaim des oiseaux

À l’heure des repas arrive.

À ces fruits dorés et si beaux,

Il est vrai, nos dents sont cruelles ;

Mais, dans nos propos innocents,

À la loi de l’amour fidèles,

Nous ne mordons pas les absents.

 

Providence douce et bénigne,

À ta rosée, à nos sueurs,

Nous devons ce jus de la vigne,

Nous devons ces fruits et ces fleurs.

Dans la débauche et dans l’orgie,

Cette nappe, ô Père des cieux !

Jamais, jamais ne fut rougie ;

Je puis l’étaler à tes yeux.

Aux mondains harmonie et danse,

Vins exquis et mets succulents ;

À nous la paix et l’abondance.

Nous serions paresseux et lents

À prier, à te rendre grâce,

Si, par malheur, la volupté,

Dans mon logis, prenait la place

De la sainte sobriété.

Notre cœur, insensible, avare,

Devenu sec et sans pitié,

Entendant les pleurs de Lazare,

S’écrierait : Dieu l’a châtié.

Notre chair, rebelle, indomptable,

Du bon Maître, de Jésus-Christ

Secouant le joug délectable,

Se cabrerait contre l’esprit.

Je ne te fais qu’une prière :

Ah ! donne-nous du pain sans plus.

Et puis, au bout de la carrière,

La félicité des élus.

 

 

 

Joseph CARSIGNOL.

 

Paru dans La Muse des familles en 1858.

 

 

 



1 Le fait de quelques moines relâchés, indociles, attentant à la

vie de Saint-Benoît, ne saurait altérer en rien la gloire des Ordres

religieux, qui furent, on le sait, des pépinières de saints.

                                                                             (Note de l’auteur.)

 

 

 

 

 

 

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