Le scapulaire
I.
Suzanne, triste et désolée,
Quand sonna l’heure du départ,
Mena Pierre dans la vallée,
Vers une chapelle, à l’écart.
Sous la voûte de la chapelle,
Dans le silence du saint lieu,
Elle lui dit : « L’honneur t’appelle ;
Adieu, mon brave Pierre, adieu.
« Mon fils, à ce moment suprême,
Recueille-toi, pour recevoir
Les conseils de celle qui t’aime
Il faut te quitter ; au revoir.
« Près de toi j’étais trop heureuse :
Ah ! je bénissais mon destin,
Quand, au sou de ta voix joyeuse,
Je m’éveillais dès le matin.
« L’avenir semblait si prospère !
Des moissons quand viendra le temps,
Quelle main aidera ton père,
Accablé d’ennui, chargé d’ans ?
« En corsage d’or, nos abeilles
Ne cesseront de bourdonner
Ce refrain de deuil, sous les treilles :
A-t-il pu nous abandonner !
« Nos roses, pâles, desséchées,
Pendant les jours de ton exil,
Se diront entre elles, penchées :
Nous avons soif, où donc est-il ?
« Ce soir, ah ! j’aurai beau t’attendre,
Sous le chalet silencieux :
Non, je ne pourrai plus t’entendre,
Ni voir tes traits si gracieux.
« Eh quoi, la torche des batailles
Viendrait dévorer, consumer
Ce tendre fruit de mes entrailles !
Non, non, j’ai tort de m’alarmer.
« Pierre, mourir !... Ah ! ce visage
A trop de charme, il est trop beau !
Est-on fait, quand on a cet âge,
Pour s’endormir dans le tombeau ?
« J’ai beau t’admirer, mon cher Pierre,
De toi j’ai beau m’enorgueillir,
Ta beauté, dont je suis si fière,
Avant la saison peut pâlir.
« Que Notre-Dame t’aguerrisse
Ah ! suis tes instincts généreux :
Sois un Macchabée, un Maurice ;
Pars, je te bénis, sois heureux.
« Afin d’être brave, intrépide,
Et pour avoir le cœur vaillant,
Mets en oubli le lac limpide,
Ce ciel bleu, ce soleil brillant.
« Si tu veux revoir, mon cher Pierre,
Le toit qui t’a donné le jour,
Et de notre douce chaumière
Baiser le seuil à ton retour ;
« Si tu veux revoir le village,
Quand tu quitteras le drapeau,
Et le clocher de l’hermitage,
Et les ruines du château ;
« Si tu veux respirer encore
L’air délicieux du pays,
Et, sur nos coteaux, à l’aurore,
T’enivrer du parfum des lis ;
« Si tu veux, dans notre cabane,
Nid solitaire dans les champs,
De ta bonne mère Suzanne
Entendre encore les doux chants,
« Reçois avec reconnaissance,
Au nom de la Reine des Cieux,
Ce talisman plein de puissance,
Ce bouclier mystérieux,
« Et porte cette égide sainte,
Ce scapulaire, jusqu’au jour
Où je viendrai, dans cette enceinte,
Bénir le ciel de ton retour.
« L’hirondelle de la chaumière,
Tous les ans, va chercher ailleurs
Plus de chaleur, plus de lumière,
Un ciel plus beau, des jours meilleurs.
« Au cou de mon aimable hôtesse,
Sur le point de prendre l’essor,
Et d’aller visiter la Grèce,
J’attache un ruban, un fil d’or.
« Après la saison orageuse,
Et quand reverdit le hallier,
Si m’apparaît la voyageuse
Ornée encor de son collier,
« Dans mon transport, je dis : C’est elle !
Vers l’automne, elle s’envola ;
Mais au logis elle est fidèle,
Et la belle exilée est là.
« À ton retour dans la patrie,
Si je vois briller à ton sein
L’écharpe sacrée et chérie
Qui fait le héros et le saint,
« Je m’écrirai : « C’est lui, c’est Pierre !
« Ce n’est pas un autre, c’est lui ;
« La mort peut clore ma paupière :
« Le plus beau de mes jours a lui !
« Je le reconnais, c’est lui-même ;
« C’est ce Pierre au cœur innocent,
« Ce fils si vertueux que j’aime,
« Si pieux, si reconnaissant,
« Si respectueux et si tendre,
« Si plein d’amour pour le devoir,
« Si chrétien... À force d’attendre,
« Il m’est donné de le revoir.
« À son cou, plus blanc que le cygne,
« Le ruban céleste est noué ;
« Il a triomphé par ce signe,
« Dieu des combats, soyez loué ! »
II.
Pierre s’agenouille, il s’incline,
Jusques aux larmes attendri,
Et Suzanne, sur la poitrine
De son fils, de son fils chéri,
Dépose un baiser de tendresse,
Et puis le haubert vénéré.
Cela fait, Pierre se redresse ;
Sur le missel ayant juré,
D’une voix émue, angélique,
De ne jamais se dépouiller
De la chère et sainte relique,
Et de ne jamais la souiller,
À regret il quitte la rive
Qui vient d’entendre le serment.
Fier de son trésor, il arrive
Sous le drapeau du régiment.
Tant que le soldat fut fidèle
Au culte qu’il avait juré,
Au don de la main maternelle,
À ce palladium sacré,
Il évita, prudent et sage,
Ainsi qu’autrefois dans les champs,
La lèpre du libertinage
Parmi la licence des camps.
La femme inconnue, étrangère,
Se présente et livre combat.
Enjouée, adroite, légère,
À l’aimable et naïf soldat
Celui dont la guerrière audace
Brava le feu de l’ennemi,
Devant un regard plein de grâce
N’est plus courageux qu’à demi.
Il résiste pourtant encore,
Et contre ce mortel regard
Qui fascine, meurtrit, dévore,
Le scapulaire est un rempart.
Pierre, à la fin, las de la lutte,
Et poussé par l’ange maudit,
Auteur de la première chute,
Prend le scapulaire et lui dit :
« Quand je brûle, toi, tu m’apaises,
Ô censeur, indiscret témoin !
Aimer, est-ce un mal ? Tu me pèses,
Tu me gênes, que n’es-tu loin !
« Oui, ta présence m’importune ;
Fais silence, ou parle plus bas.
Quelle n’est pas mon infortune !
Si j’osais !... mais je n’ose pas »
L’image n’était pas muette,
Bien haut elle élevait la voix :
« De moi tu détournes la tête !
Abaisse tes regards, et vois...
« De la Rome auguste et chérie
Vois les traits célestes pâlir.
Qu’il est pur le front de Marie !
Pierre, oseras-tu le salir ?
« Quoi, la main d’une courtisane
Passerait sur ce front d’azur !
Crains le Seigneur, fils de Suzanne ;
Résiste à la chair, reste pur.
« Auras-tu bien l’audace, Pierre,
De te souiller, et d’exposer,
Le don que te fit une mère
Au contact d’un impur baiser ! »
Voilà que Pierre est philosophe,
Pierre raille, il dit dans son cœur :
« Faut-il que ce lambeau d’étoffe
Soit un obstacle à mon bonheur ! »
À ces mots, la noble livrée,
Qu’une mère lui mit au cou,
À la flamme impie est livrée...
Jouis, maintenant, pauvre fou.
Jours d’innocence et de jeunesse,
Jours de bonheur, temps enchanté,
Vieille foi, paix enchanteresse,
Hélas ! de vous il n’est resté,
Dans le foyer, qu’un peu de cendre :
Rien n’est plus, et tout est détruit
Ô mère vertueuse et tendre !
De tes leçons voilà le fruit.
Pendant que pétille la flamme,
Pierre croit entendre ce cri,
Ce cri déchirant d’une femme :
« J’avais un fils, il a péri ! »
Pierre alla d’abîme en abîme :
Dans le sein de la volupté
S’éteignit son regard sublime,
Se flétrit sa mâle beauté.
Bientôt, languissant et débile,
Malade, il met les armes bas :
Il reprend du hameau tranquille
L’humble chemin à petits pas.
Déjà, du haut de la colline,
Parmi les églantiers fleuris,
Entre les festons d’aubépine,
Il voit les pénates chéris.
Il porte au cœur sa main tremblante ;
En lui s’éveille le remords ;
Il veut presser sa marche lente :
Peine inutile, vains efforts.
Il dit : « Charmant, pays que j’aime,
J’éprouve un douloureux émoi :
Je te revois toujours le même ;
Non, tu n’as pas changé, mais moi !...
« Toujours limpide est ta cascade,
Toujours riant est ton moulin ;
Mais, moi, je suis vieux et malade,
Et d’angoisse mon cœur est plein.
« Le reconnais-tu, ce visage ?
Tu me prends pour un étranger
Pourtant, que de fois, au jeune âge,
Je te foulai d’un pied léger ! »
Arrivé devant la chapelle,
Il s’étend là, sur l’escalier.
Alors une voix solennelle
S’élève à l’ombre du pilier :
« Quelles sont ces lèvres flétries
Qui m’implorent en ce moment ?
Qu’as-tu fait de mes armoiries,
Et qu’as-tu fait de ton serment ?
« De mon amour, de ma tendresse,
Je te vis rejeter le don...
Ô Pierre ! ô Pierre ! le temps presse :
Repens-toi, demande pardon. »
Faible et mourant, Pierre se traîne
Jusques à l’autel du saint lieu,
Jusqu’aux pieds de sa Souveraine ;
Il ne put que dire : mon Dieu !...
L’ingrat, l’insensé, le parjure,
Ne revit pas le vieil ormeau,
Qui des siècles brave l’injure,
Dans le carrefour du hameau ;
Il ne revît pas le treillage,
Où Suzanne, près du chalet,
Appendait, dans l’épais feuillage,
La quenouille et le chapelet ;
Il ne revit pas, l’infidèle,
Au mur rustique du moutier,
Le nid de la noire hirondelle,
Ni les fleurs du jaune violier.
Ô douleur cent fois plus amère !
Vers Pierre accourait à grands pas
Sa mère, sa tant bonne mère ;
Mais Pierre ne la revit pas.
Il avait une bien-aimée :
Quand elle vint, ce fut trop tard ;
Il eut la paupière fermée ;
Pour elle, il n’eut pas de regard.
De Bourg Saint-Andéol,
le 19 avril 1857.
Joseph CARSIGNOL.
Paru dans La Muse des familles en 1857.