Le chemineau
(CONTE DE NOËL)
par
Nonce CASANOVA
Depuis le dernier village traversé vers midi, l’homme ne s’était arrêté que deux fois : pour enlever une petite pierre qui avait pénétré par la semelle trouée d’un de ses souliers et pour écouter l’angélus du soir, dont la voix divine lui était venue, il ne savait d’où, d’une chapelle, sans doute, cachée dans la grande forêt effeuillée que la route côtoyait.
C’était un son de cloche qu’il lui semblait n’avoir jamais entendu, et qui était descendu comme une caresse céleste sur son pauvre cœur misérable.
Il avait été très pieux, cet homme ; des prières ferventes s’étaient élevées de sa foi et de son humilité, et les parfums qui s’exhalent des cassolettes qu’on balance au pied de l’autel ne sont pas plus purs que l’avaient été ses prières.
Sa jeune raison ne s’était pas fait faute, jadis, de se hasarder à discuter les dogmes, mais la puissance souveraine de l’instinct l’en avait dissuadé, en créant en lui cette impression sacrée que la prescience doit être la seule raison des créatures choisies à qui il a été donné, durant la pauvre course terrestre, de percevoir l’éblouissement éternel de Dieu.
Il avait été très pieux, cet homme, mais la misère s’était posée sur sa piété comme un reptile sur un bloc de marbre, et, maintenant, les prières qu’il murmurait, les rêves pieux qu’il avait, n’étaient plus que d’informes bribes, parmi les tiraillements de sa faim. « Les souffrances du corps ont pour mission, dit un père de l’Église, de rejeter toutes les douceurs mystiques de l’âme ; si elles n’y parviennent pas, c’est que relui qui les supporte a la grandeur sublime des martyrs chrétiens et des saints... »
Mais, cet homme n’avait pas la grandeur sublime des martyrs chrétiens et des saints. Ce n’était qu’un pauvre diable de chemineau dont la foi s’était endormie au fond d’une âme sans force, sans espoirs, sans illusions, dans un corps sans nourriture.
Cependant, cette cloche de l’Angélus lui avait donné comme le goût oublié de ses extases passées : elle lui avait été infiniment douce, quoiqu’il n’eût pas mangé depuis deux jours. Il lui avait semblé que sa foi se réveillait, qu’une correspondance inexprimable s’établissait, soudain, entre sa détresse et la miséricorde du ciel.
Et il s’était remis à marcher avec beaucoup de courage. Sa fatigue lui était moins lourde, la meurtrissure de ses pieds moins douloureuse ; sa besace vide, qui lui flottait à la hanche, lui semblait moins vide ; un petit souffle d’espoir la gonflait, qui annonçait le pain prochain, le bon pain dont le craquement est une harmonie sous les dents voraces, et dont l’odeur est une odeur d’encens qui glorifie la forme et la beauté de la vie.
Mais les heures passaient, le pays était toujours aussi désert, le froid de plus en plus rigoureux, la faim de plus en plus déchirante ; toutes les griffes atroces de la Douleur se posaient peu à peu sur la destinée de l’homme.
La neige tombait, maintenant, à gros flocons ; la lumière de la lune éclairait cette solitude, mais si faiblement qu’on eût pu prendre ce brouillard lumineux qu’elle était pour le reflet de la neige.
L’homme pensa :
« J’ai bien sommeil ; la tête me tourne ; mais si je me couche, je suis perdu. »
Et il marcha encore.
Bientôt, il resta debout seulement, il n’avançait plus. Rien n’était plus en lui que l’horreur du froid, l’horreur de la fatigue et l’horreur de la faim.
C’était un pauvre chemineau dont l’âme vacillait dans cette nuit d’hiver.
Il sentit bien qu’il allait mourir ; il ne fit aucun adieu à cette vie qu’il quittait, comme font la plupart de ceux qui s’en vont.
Il fut pris de vertige et trébucha.
La piété que l’angelus du soir avait réveillée en lui était partie ; ses souvenirs étaient partis ; son faible espoir était parti ; il restait seul avec sa détresse.
C’était un pauvre chemineau éperdu, muet de terreur et qui voyait bien que le ciel était aussi hostile que les hommes.
Lorsqu’on n’est plus qu’un malheureux sans foyer, sans pain, sans espoir, sans la moindre lumière qui vous éclaire vers un but, on finit par se persuader que Dieu ne daigne plus se pencher sur ceux qui souffrent ici-bas.
Un grand silence impressionnant était sur cette nuit glacée ; on entendait pourtant, par moment, de petits bruits secs : c’étaient des branches qui se rompaient, dans la forêt effeuillée, sous le poids de la neige.
Il n’y avait de lueur nulle part. Ni à l’horizon, ni dans le cœur de cet homme.
Maintenant, de gros nuages interceptaient, tout à fait, les rayons de la lune. On ne pouvait imaginer de nuit plus ténébreuse : il n’y a que la méchanceté de la plupart des hommes qui soit aussi ténébreuse.
La fatigue, le froid et la faim, ces trois pesanteurs sinistres, firent enfin que l’homme s’abattit, comme écrasé.
Il esquissa l’effort de se débattre, exhala une espèce de cri qui ressemblait, déjà, à un râle, et s’endormit.
À ce moment, la neige cessait de tomber.
Et l’homme eut un rêve.
Ce n’était pas un de ces rêves merveilleux qui compensent souvent les pauvres diables de la réalité atroce ; ce n’était pas une de ces visions indéfinies où semblent s’amalgamer, en un éblouissement, les espoirs, les chimères, les désirs, qui ont traversé l’esprit à l’état le veille ; c’était un rêve qui reflétait, simplement, la réalité, comme une nappe d’eau claire reflète les arbres qui s’élèvent sur les bords.
C’était encore la nuit noire, et le froid, et la faim, et la neige qui s’étendait comme un linceul sur cette solitude. Et c’était la campagne, et c’était, dans le silence, le craquement des branches qui se rompent. Et c’était lui, l’homme, avec ses haillons, avec sa besace vide, avec toute sa détresse.
Il marchait, il marchait toujours, et pour se remettre un peu de tout le mal que lui faisait ce souffle immonde des destins atroces, il s’était assis sur une borne. Un fantôme venait de jaillir d’un tourbillon de neige, et lui frappait doucement sur l’épaule :
– Je te connais... Tu es mon frère de la vie éphémère... Je suis ton frère de la vie éternelle... Ne cherche pas à savoir qui je suis, ou qui je fus... J’appartiens à une essence spirituelle que l’intelligence élémentaire de l’homme n’a que bien mal conçue encore... Il est certaines manifestations humaines dont je ne parviens pas à me détacher, malgré qu’elles soient bien puériles pour la Suprématie de nos entités... Il faut croire que quelques-uns de nous emportent, en s’exhalant de la terre, un atome des pauvres sensibilités terrestres, et que je suis de ceux-là... La souffrance des hommes, lorsque j’habitais parmi eux, s’est toujours imprégnée en moi, de sotte que le bonheur que j’aurais pu goûter n’a jamais été, puisqu’il m’a toujours paru que les larmes des autres coulaient à travers l’harmonie de ma vie... Elles rejaillissent encore jusqu’il moi, si haut que je plane... Elles m’attirent même, très souvent, puisque je suis presque toujours à rôder parmi vous, comme si la détresse humaine ne cessait d’être le gouffre sans fond qui me fascine... Par cet hiver terrible, comme il y en a qui pleurent ! Et mon intervention, qui ne peut avoir qu’une apparence surnaturelle, suivant les lois psychologiques qui régissent nos rapports, est toujours rejetée par les endoloris de votre planète... Je ne leur apparais qu’en rêve, et ils ne pensent pas un instant, à leur réveil, devoir suivre les conseils, retenir les paroles de consolation d’amour ou de pitié que leur âme a entendues pendant que s’était arrêtée l’animation de leurs corps endormis... Telle est la force des préjugés, telles sont les conséquences d’une fausse éducation spirituelle, qu’on ne parviendra que bien tard, peut-être jamais, à persuader tous les hommes que les rêves de leurs sommeils si étranges, si confus, si naïfs, si négligeables qu’ils paraissent, ont une valeur sacrée à laquelle doit s’arrêter gravement toute l’attention de leur conscience... Oh ! je t’en supplie, toi qui souffres, écoute-moi. Si l’heure de ta mort était sur le point de sonner, je ne te dirais rien, car rien ne me réjouit tant que d’assister à la délivrance des âmes douloureuses, et je m’en voudrais de les retarder un seul instant... Mais tu n’es pas près de mourir, et je serais heureux que tu te reposes de cette grande fatigue, que tu t’approches d’un bon feu, et que tes mains se mettent à trembler de joie en rompant un gros morceau de pain... Écoute-moi... Quand tu te réveilleras, ne hausse pas les épaules au souvenir de ton rêve, et n’essaye pas de poursuivre ta route... Elle ne va nulle part, cette route... Elle ne fait que contourner cette forêt... Sans la nuit, tu t’en serais aperçu en repassant aux mêmes endroits... Voilà longtemps, depuis l’angelus du soir, mon frère, que tes pauvres pieds meurtris se posent où ils s’étaient posés... Rentre dans cette forêt... Tu ne tarderas pas à rencontrer les murs hospitaliers d’un couvent de moines... Frappe et l’on ouvrira, selon la promesse de Jésus... Ce sont les cloches du couvent qui ont sonné l’angelus dont la douceur s’est posée, comme une caresse divine, sur ton cœur désemparé... Tiens, les voilà qui sonnent de nouveau, mon frère... Elles annoncent, cette fois, la venue du Messie... Écoute ! Écoute ! Elles sont plus douces encore ! Elles m’émeuvent, moi qui ne cesse d’entendre Là-Haut celles des phalanges célestes... Elle sont célestes aussi, celles-là !... Écoute ! Écoute !... Ce sont les cloches de Noël !... C’est la nuit où le Fils de Dieu s’est épanoui sur l’adoration des hommes... C’est la nuit où la paille d’une étable a commencé de secouer sur le monde les graines fécondes de la bonté, comme si des épis sublimes fussent demeurés après elle... Écoute ! Écoute !... Ce sont les cloches de Noël !... »
À ce moment, l’homme se réveilla en sursaut.
En effet, des cloches sonnaient, a toute volée, en l’honneur du minuit Chrétien qui resplendit comme une aurore pour ceux dont les regards de l’âme ne cessent de contempler l’étoile qui conduit les rois mages.
Il se leva ; il tremblait ; les paroles de son rêve étaient en lui, solennelles et mystiques, ainsi que les paroles d’un psaume.
Cependant, il éclata de rire.
Il éclata d’un rire atroce qui pleurait.
Et il pensa :
« Oh ! l’ironie de ce rêve, qui fait de belles images poétiques dans le cerveau malade d’un pauvre diable endormi qui n’a pas mangé depuis deux jours, et qui se trouve couché dans la neige et dans la nuit !... »
Il se secoua en frappant ses mains l’une contre l’autre, car le froid l’avait engourdi.
Les cloches de Noël sonnaient toujours.
Elles ne paraissaient pas être bien éloignées.
L’homme tendit l’oreille.
C’était vrai qu’elles se trouvaient à l’intérieur de la forêt.
« Si j’allais voir... », se dit l’homme.
Mais, la faim, la fatigue et le froid, devenus plus vifs, empêchaient que le moindre espoir revînt parmi les battements de son cœur.
C’était un pauvre chemineau qui obéissait à il ne savait quelle impression confuse qu’il percevait à peine.
Il franchit le fossé, sa besace vide claqua contre sa hanche. Il pénétra dans la forêt presque inconsciemment ; lorsqu’il aperçut des lumières devant lui, son rêve était déjà oublié.
Une porte était ouverte ; c’était la porte d’une chapelle ; des moines, à genoux, chantaient des hymnes ; un bœuf et un âne étaient au milieu d’eux : il y avait une petite crèche aussi.
L’homme entra ; ses jambes vacillaient un peu.
Il balbutia :
– Je suis un pauvre... Au nom de Celui qui vient de naître, ne me laisser pas mourir !...
Un moine se leva, courut à lui, et l’embrassa avec effusion, comme si on l’avait attendu, et qu’il fût un frère du Messie : une fumée d’encens flottait dans la chapelle, l’air venu par la porte ouverte la déchiquetait.
Le moine prit l’homme par la main, l’enferma dans une chambre chaude, le fit asseoir sur un escabeau, lui apporta de la nourriture et dit :
– Réconforte-toi, en Son Nom, mon frère.
Mais le pauvre chemineau, se souvenant, tout à coup, des paroles de son rêve, cria de stupeur, se sentit ivre d’éblouissement et de joie infinie.
Et il tomba à genoux, balbutia en joignant les mains, en s’adressant à l’apparition mystérieuse de son rêve :
– Qui que tu sois, merci !... Merci de ce pain, de ce repos et de cette chaleur !... Merci, surtout, ô mon frère éternel, de m’avoir donné cette preuve que les plaies de notre misère sont aperçues de Là-Haut... Merci de cette lumière d’au-delà dont tu viens d’éclairer mon âme !
Puis, il se leva, serra longuement les mains du moine dans les siennes, et se mit à manger lentement, malgré la faim, avec autant de dévotion que les pèlerins de la route d’Emmaüs.
Nonce CASANOVA.
Paru dans La Vie mystérieuse
en décembre 1912.