Comment on fait un conte de Noël

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul CAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y a des recettes pour tout, mes petits amis, pour la cuisine et la médecine, pour la façon de tailler les poiriers et la façon de gagner aux courses. Il y en a aussi pour la littérature.

On trouve chez l’illustre Swift, dans son Art de ramper en poésie, la bonne manière de décrire une tempête pour un poème épique. La voici :

« Pour une tempête. Prenez l’Eurus, le Zéphir, l’Auster et l’Aquilon ; jetez-les tous ensemble dans un vers ; ajoutez-y une dose suffisante de pluie, d’éclairs, de tonnerre, du plus terrible que vous pourrez imaginer. Mêlez bien ensemble vos nuées et vos vagues jusqu’à ce qu’elles écument, et par ci par là, jetez du sable mouvant dans votre description pour l’épaissir. Surtout, brassez, remuez, broyez, triturez longuement votre tempête dans votre cervelle avant de la servir. »

J’ai cherché comment on doit faire un conte de Noël. Je ne l’ai trouvé nulle part. Vous auriez pu utiliser la recette, si l’on vous avait donné des devoirs de style sur ce sujet.

Mais vous voyez bien en gros ce qui convient.

Il faut d’abord une atmosphère ; une atmosphère de piété et de jeunesse. Et il faut le souffle d’espérance dont le bœuf et l’âne de la Crèche réchauffent les cœurs qui ont froid.

La poésie de Noël est pour nous dans le froid et la neige. Un Dalmate, grand voyageur, me racontait un jour en Auvergne, qu’il avait rapporté de l’Amérique du Sud des souvenirs moins touchants de l’aimable fête que ceux qu’il en gardait de son pays. Le brave homme ne pouvait admettre qu’il fît si chaud pour la Noël. Et pensez encore qu’à Raguse, il fait bien moins froid que chez nous !

Vous mettrez donc de la neige dans votre conte de Noël, sans attacher à la « couleur locale » plus d’importance qu’elle n’en mérite. L’art vit de fantaisie et d’anachronisme. Dans son charmant Enfant Jésus en Flandres, M. Timmermans ne représente-t-il pas saint Joseph et sa sainte épouse en train de prendre un bon café chaud ?

C’est que, si l’Enfant Jésus est né exactement sous le climat de Palestine, il naît encore en Flandres tous les ans, comme il naît chez vous, chez moi, dans les deux hémisphères, et sous toutes les latitudes, partout où il peut trouver le berceau d’un cœur chrétien. Toutes les couleurs sont bonnes pour peindre cette scène, à la fois si humaine et si divine, pourvu qu’elles glorifient Celui qui a « pétri », comme dit le Psalmiste, les couleurs de l’hiver et celles du printemps, et qui sème par le vaste monde les teintes variées des saisons.

Je me souviens qu’il y a quelques années, on me mit dans un grand embarras, en me demandant un conte de Noël.

J’étais à Paris, prêt à m’embarquer pour un lointain voyage, en quête de visas de passeport, de faux-cols et de bloc-notes, compulsant des indicateurs auxquels je ne comprenais goutte, parce que les trains de l’Europe Centrale y faisaient l’effet de montagnes russes, me demandant si je passerais Noël chez moi, ou chez des amis des bords de la Sprée, ou chez S. E. Monsieur le Palatin de Poznanie, à qui j’ai tiré les oreilles voilà près de trente ans, quand il en avait quatorze et ne savait pas ses leçons, ce qui m’honore grandement aujourd’hui, mais ne me rajeunit guère.

Composer un conte au milieu de ce tintouin n’était pas commode. Il fallait avant tout une idée, un personnage principal. Je le vis à la vitrine d’un magasin du quartier Saint-Sulpice, où des crèches étaient exposées.

Je me rendis alors auprès de mon vieil ami, M. Fernand Mouret, le savant historien de l’Église.

– Savez-vous, lui demandai-je, à quoi pouvait ressembler un de ces bergers de Palestine qui sont venus adorer l’Enfant Jésus ?

– Oui, me dit-il, regardez.

Et il m’ouvrit obligeamment un dictionnaire de géographie biblique, à l’article « Bethléem ».

J’examinai les gravures représentant des types orientaux, dont le costume n’a guère varié, paraît-il, depuis deux mille ans, et, choisissant un jeune garçon, chaussé de sandales, portant une sorte de burnous, la tête couverte d’un calot rond, une sacoche en bandoulière, au poignet une fronde, à la main un gros gourdin et une flûte rustique, je dis :

– C’est celui-là même. Je le reconnais.

– Vraiment ? Et qu’a-t-il donc fait ?

– Il est resté près des troupeaux, pendant que les autres allaient à Bethléem. Car voici comment j’imagine les choses. Quand l’ange apparaît aux bergers et que la gloire de Dieu les inonde de lumière, ils ont d’abord une peur bleue, puis ils trépignent de curiosité. On leur a annoncé « une joie qui serait pour tout le peuple », quelque chose comme le triomphe de la démocratie. Ils grillent d’aller voir ce qu’il en est. Ils courent, mais pensez-vous qu’ils laisseront leurs bêtes seules, en pleine nuit, en pleine solitude ? Il en reste un au moins pour les garder.

– En effet, dit l’abbé, et ce doit être un gros sacrifice pour lui. Il préférerait sans doute les douceurs de la contemplation aux devoirs austères de la vie active. Car ici, c’est celui qui ne bougera pas qui travaillera. Les autres vont en pèlerinage, remarquez bien. C’est en somme le premier pèlerinage de l’ère chrétienne. Maintenant, il se peut encore que ce garçon soit un petit crétin, un paresseux...

– Non, non ! m’écriai-je, voyez quelle mine intelligente. C’est un excellent petit garçon. J’ai envie de faire un conte sur ce qui lui arrive.

– Et que lui arrive-t-il ?

– Voici. Admettons qu’il s’appelle Benjamin. Benjamin n’est pas content du tout de prendre la garde, quand ses compagnons vont à pareille fête. On l’a désigné parce qu’il est le plus jeune, et le motif lui paraît aussi inepte qu’injuste. Le chevrier Lévy a essayé de s’interposer en sa faveur. Mais le chef pasteur, le grand Abel, a décidé qu’on ne devait tenter ni les maraudeurs, ni les loups, et que quelqu’un devait rester pour entretenir les feux.

« Benjamin, les lèvres pincées, voit donc partir la troupe joyeuse, chargée des présents qu’elle porte au roi nouveau-né. Dans la toison d’un agneau il a fixé en secret une petite pièce d’argent, une drachme qu’il avait en épargne. Lui aussi veut faire son cadeau, mais il ne veut pas que les autres en sachent rien.

« Le voilà seul dans la nuit noire, qui paraît plus noire encore après les splendeurs fulgurantes de l’apparition angélique, et plus muette après le concert céleste. Mais tout occupé de son ressentiment, Benjamin ne songe point d’abord à sa solitude. Machinalement, il ranime les feux qui montent, droits et roses, sous le ciel étoilé. Il détache le plus gros des chiens qui se met à le suivre pas à pas ; tous deux inspectent les moutons, les chèvres, les vaches, puis, tout étant tranquille, le petit berger pousse un soupir et s’assied sur les peaux en tas, dans l’obscurité de la tente.

« Il a la gorge trop serrée pour chanter ou jouer de la flûte, ainsi qu’il le faisait d’ordinaire, durant les veilles nocturnes, en regardant tour à tour les astres au-dessus de sa tête et les bêtes des champs à ses pieds, comme le jeune David qui devint roi...

« Il a envie de pleurer, mais il sent tout à coup une traînée humide sur sa main. Le chien lui lèche les doigts. Il voit briller ses yeux qui prennent un regard d’homme, ce qui arrive parfois aux chiens. Mais, ce qui arrive plus rarement, le chien se met à parler, et le plus grand prodige est que le petit berger ne s’en étonne pas outre mesure.

– C’est une excellente note pour sa candeur, dit l’abbé. Que dit donc ce chien ?

– Le chien dit des choses très douces et très raisonnables. Il parle de la vigilance dont il est le symbole, de l’attachement, de la fidélité au devoir. Et voilà qu’au-dessus des troupeaux, un chuchotement s’élève, suave comme le friselis du vent sur les arbres en fleurs au printemps. Chaque bête parle selon son cœur. L’âne dit : « Patience, Benjamin, patience et résignation. » Une mère brebis soupire : « L’Agneau de Dieu est venu, on ne nous prendra plus nos petits pour les sacrifices du Temple. » Et une vieille chèvre maligne lui demande : « Pensez-vous que les hommes vont cesser de manger des gigots et des côtelettes ? » Mais les petits agneaux bêlent en chœur : « Aimez, aimez, aimez... » Tandis que les pailles luisent comme de l’or, que les litières exhalent un parfum de roses et que les feux, au dehors, continuent de flamber toute la nuit, sans se consumer, et que le bergeret, souriant, dort, la joue sur une calebasse...

« Il fait soudain grand soleil, le jour s’est levé, le campement bourdonne, les bergers sont revenus.

« Benjamin ! – crient-ils au jeune garçon, – tu as une jolie façon de veiller ! Mais enfin, tout va bien ici, on te pardonne. Paresseux, en as-tu de la chance ! Vois ce que nous te rapportons. »

« Et Benjamin, se frottant les yeux, voit qu’on lui met en mains un gros sac, très lourd.

« Imagine-toi, – lui expliquent-ils, – que, lorsqu’on a offert le plus petit agneau au bel Enfant, il s’est mis à pleuvoir des pièces d’argent de sa toison : des drachmes, des sicles, un vrai trésor ! La mère a voulu que nous le rapportions à celui qui avait gardé les bêtes. Elle te fait dire qu’elle te remercie et que tu ne sois plus rancunier. Nous ne comprenons pas bien. »

« Moi, non plus – dit Benjamin. – Voulez-vous que nous partagions ? »

– Et ils partagèrent en bons chrétiens, conclut l’abbé. Mais, Benjamin, en bon petit Juif, n’en sentit pas moins le secret plaisir d’avoir fait un bon placement.

 

 

 

Paul CAZIN, Histoires plaisantes, 1933.

 

 

 

 

 

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