La dette de M. Lavernotte
par
Paul CAZIN
M. l’abbé Dolivot de Saizy, vicaire à la paroisse Sainte-Marthe, sortait de son église, par un beau matin, quand il aperçut, sous les platanes de la petite place, le jeune Lavernotte qui venait à lui, le visage radieux.
– Vous me paraissez content, lui cria-t-il de loin.
– Je suis ravi, ravi. C’est une pure merveille.
– Vous me devez un beau cierge, dit le prêtre, en lui serrant joyeusement les mains. Vous l’offrirez à sainte Marthe.
– J’offrirai ce que vous voudrez. Je vous dois la plus grande joie de ma vie. Mais venez vite la voir chez moi, en bonne lumière. Vous n’avez rien vu dans cette masure sombre. Venez dès aujourd’hui.
– Je n’y manquerai pas. Alors, tout s’est bien passé ? Je vous félicite. Vous avez mené les choses rondement. Pas trop de marchandage ?
– Cent francs sur la table et l’affaire était conclue. J’ai pris deux ouvriers avec une grande caisse. Les voisins ont cru que c’était le cercueil du pauvre vieux. Comment va-t-il, à propos ?
– Guère mieux. Je compte y retourner cet après-midi.
– Ah ! mais, c’est loin. Et vous avez promis de passer chez moi.
– Mon cher ami, dit l’abbé d’un ton de reproche, vous lui prenez sa Sainte Vierge et vous lui mesurez encore les secours de la religion ? Vraiment, le bonheur ne vous rend pas généreux.
– C’est vrai, j’en perds la tête. Remettez donc par-dessus le marché ces quelques écus à la femme, pour qu’elle soigne son homme. Et surtout, venez dès que vous le pourrez. Il faut que vous soyez le premier à la voir. Mais j’en parlerais jusqu’à demain. Je vous quitte. Quoi de neuf, à part cela ? A-t-on des nouvelles du maréchal Valée et de l’Afrique française ?
– Oh ! les princes se portent bien, cria le vicaire en s’éloignant, avec un petit rire de crécelle. Faites-en de même.
On était au printemps de 1840. Les communiqués officiels du corps expéditionnaire d’Algérie contenaient régulièrement, sur la santé des princes d’Orléans, une formule fatale dont l’opposition aimait à se gausser. M. Dolivot de Saizy professait des opinions bonapartistes. Mais les luttes politiques dérangeaient peu les devoirs de sa profession. Il s’occupait avec plus de zèle de son saint ministère que des cabinets de Louis-Philippe.
Quelques jours auparavant, portant le viatique à un malade, dans une pauvre maison des faubourgs, il y avait remarqué une statue de taille extraordinaire pour une habitation privée. C’était la Sainte Vierge tenant l’Enfant Jésus. La maîtresse du logis, simple femme ignorante, dont le mari se trouvait en danger de mort, lui apprit en mots hâtifs que la statue provenait d’une église démolie au temps de la grande Révolution. Elle l’avait toujours vue-là, dans ce coin de la chambre, chez ses beaux-parents, depuis son mariage, sous l’Empereur, aussi loin qu’elle se rappelât. Personne n’y touchait ; c’était trop lourd.
– Elle protège votre demeure, avait dit le vicaire, en reculant de quelques pas et en clignant des yeux, pour examiner d’ensemble la curieuse figure, posée sur le carreau, à l’angle d’une armoire. Priez-vous, cette bonne Mère ?
– Oh ! monsieur ! s’était écriée la brave femme, indiquant avec fierté, à la place d’honneur, au-dessus du lit, un éclatant chromo de foire, – nous avons déjà notre Sainte Vierge.
Le vicaire avait conté la chose à M. Symphorien Lavernotte, fils d’un gros banquier de l’endroit.
Ce fils Lavernotte, à vingt-cinq ans, faisait le désespoir de sa famille. Il était trop sage, trop sérieux. On ne lui voyait aucun penchant pour ces distractions mondaines qui, d’après les idées de ses pète et mère, donnent l’expérience de la vie, tout en favorisant les heureuses rencontres des belles dots et des cœurs sensibles. Il n’avait en tête qu’œuvres d’art, tableaux, gravures, meubles anciens. Le mouvement romantique l’entraînait. Il connaissait M. de Montalembert, prenait parti contre l’Académie pour M. Victor Hugo, et contre le jury officiel pour M. Eugène Delacroix. Son rêve était de se constituer une collection unique au monde, puis, qui sait ? plus tard, de doter sa ville natale d’un musée qui lui ferait honneur.
Or, c’était en effet une merveille que la statue exhumée, pour cinq louis, de l’obscur taudis du faubourg. L’âme ingénue de M. Lavernotte l’accueillit comme on accueille, à son âge, une fiancée.
C’était un miracle de grâce et de douceur que cette Vierge mère, berçant sur son bras gauche un divin poupon emmailloté, et lui posant tendrement la main droite, à, plat, sur le ventre. Une ceinture, coquettement bouclée, lui pinçait la taille très haut, soutenant les seins bénis qui ont allaité le Christ Notre-Seigneur. Et sur ces entrailles bienheureuses qui ont porté le Fils du Père Infini, elle le pressait encore, emmitouflé de pied en cap dans ses langes, comme une petite momie, serré par de grosses bandelettes plates, et ne montrant au jour qu’une imprécise frimousse de nouveau-né. Elle inclinait vers lui sa tête patiente, couverte non d’un voile banal, mais de la vaste capeline dont se servent les femmes de Bourgogne, quand elles vont aux vendanges, tandis que sous ses grands yeux clos, sous ses paupières tendues, presque vibrantes, coulait un sourire qui semblait chanter : « L’Enfant dormira bientôt... »
À force de contempler et d’étudier sa Vierge, M. Lavernotte finit par se convaincre qu’il possédait un trésor d’un prix inestimable. Mais au lieu de se réjouir de l’avoir acquis à bon compte, il éprouva les scrupules d’une conscience délicate.
Plusieurs mois s’étaient écoulés. Le vieux terrassier était mort et, quand M. Lavernotte retourna au faubourg pour parler à la femme, il ne la trouva plus. Les voisins lui apprirent que la veuve Chapate venait de se retirer en Berry, chez une de ses filles. Trouver son adresse était difficile ; on ne lui connaissait pas de famille dans la région.
– Lui avez-vous fait remarquer que cette Vierge avait une grande valeur ? demande le vicaire auquel M. Lavernotte confiait ses doutes. Avez-vous eu l’intention d’abuser de son ignorance ou de sa pauvreté ?
– Non, certes, je n’ai pas pensé lui faire tort. Quant à la valeur, je vous avoue que j’y ai peu réfléchi sur l’instant. J’ai proposé une somme qui, à première vue, devait paraître satisfaisante. Et Dieu sait si la bonne femme paraissait satisfaite.
– De quoi vous souciez-vous donc ? Moi, à votre place, j’aurais d’autres inquiétudes. D’où venait cette statue, mon honorable ami ? N’est-ce pas un bien d’église que vous vous êtes approprié ?
M. Lavernotte sursauta.
– Mais c’est d’une église démolie ! s’écria-t-il.
– Dont vous recélez la dépouille ! ajouta l’abbé en riant. Que diriez-vous si je vous conseillais, pour la paix de votre âme, d’offrir la belle statue à notre chapelle de la Sainte Vierge ? Mais soyez tranquille. Elle est plus honorablement chez vous qu’elle n’était dans la poussière de ce taudis. Elle risquait de tomber un jour ou l’autre entre les mains de quelque juif qui en aurait bassement trafiqué... Vous savez, ce pauvre père Chapate n’a pas eu le temps de boire vos cent francs. Il buvait beaucoup, paraît-il, même « sur semaine », me racontait hier une de nos dames visiteuses. Ah ! s’il ne s’était encore enivré que les dimanches, mettons encore même aux quatre fêtes d’obligation... Enfin, il est mort chrétiennement. Recommandez son âme à cette bonne Mère.
M. Lavernotte oublia bientôt la famille Chapate et ses scrupules de conscience.
Autour de la quarantaine, après avoir manqué, par sa faute, plusieurs mariages et renoncé à tout espoir de fonder un foyer, il avait fondé une société d’archéologie. Ses collections d’art, enrichies par l’héritage paternel, formaient un intéressant musée local, où les visiteurs affluaient du dehors, et dont toute la ville connaissait au moins l’existence.
M. Prosper Mérimée y passa. Il admira longuement la statue, puis s’en alla en disant, avec une courtoisie parfaite et une insigne gravité :
– Cette Vierge est exquise ; monsieur. Si j’étais capable d’une mauvaise action ou d’une œuvre pie, je la volerais.
M. Lavernotte en rougit d’orgueil mais, à ce mot de vol, ses vieux remords lui revinrent.
Il se remit inutilement à la recherche de la veuve Chapate. L’abbé Dolivot de Salzy, son vieil ami, n’était plus là pour le calmer. Il avait passé à un monde meilleur avant d’avoir vu, pour sa consolation, l’avènement d’un Bonaparte. Enfin le confesseur de M. Lavernotte lui conseilla de faire, en son âme et conscience, une estimation de la statue et d’offrir, en compensation et satisfaction de justice, à quelque œuvre charitable, la somme dont il se jugerait débiteur.
Le temps passa. L’archéologue, vers 1895, n’était plus jeune, mais il jouissait d’une santé parfaite d’esprit et de corps. Il s’entêtait à marcher sans bâton et on le voyait courir par fa ville d’un pas si menu et si rapide qu’il semblait faire tourner à ras terre d’invisibles pédales.
Chaque matin, de fort bonne heure, il se rendait à son musée, où il servait souvent de guide aux visiteurs. De nombreux étrangers venaient à la belle saison : des Anglais, des Russes, des Américains. Si des Allemands se présentaient, M. Lavernotte, qui avait sur le cœur le bombardement de 70 et le terrible danger qu’avaient couru ses vitrines, se faisait remplacer par la concierge.
La bonne femme connaissait impeccablement sa ritournelle de cicerone, mais elle avait consigne formelle de ne pas ouvrir la bouche devant la Vierge, afin de laisser les gens l’admirer en repos, avec tout le recueillement convenable.
Il vint un jour un très vieux prêtre que M. Lavernotte trouva, dans les salles du rez-de-chaussée, regardant les antiquités gallo-romaines.
Aux premiers mots échangés avec cet inconnu, l’archéologue fut frappé de sa science profonde et de la délicatesse de son goût artistique. Il jubilait tout bas en songeant à l’émerveillement qu’allait lui donner la fameuse statue.
Le vieux prêtre la vit, chancela sur lui-même, recula, enleva son chapeau qui semblait porter encore la poussière du grand séminaire, le mit sous son aisselle gauche, joignit les mains et demeura longuement balbutiant, avec une ferveur éperdue :
– Ô pleine de grâce, pleine de grâce !... Béni, béni soit le fruit de vos entrailles !...
Et il rayonnait d’un tel feu que M. Lavernotte, interdit, regardait tour à tour ce visage extasié et le visage souriant de sa Vierge.
Enfin le vieux prêtre se couvrit, ainsi que l’archéologue l’en avait prié dès l’abord, parce que les salles étaient fraîches ; il tira vivement sa tabatière, comme pour y chercher au plus vite remède à son émotion, puis, traçant un geste éloquent de ses deux doigts qui pinçaient la prise :
– Est-ce beau ! disait-il d’une voix entrecoupée. D’où vient-elle donc ? Vous avez dû payer cela un prix fabuleux.
M. Lavernotte secoua mélancoliquement la tête. En deux mots, il raconta toute l’histoire.
Le vieux prêtre ne lui fit aucune réflexion sur son cas de conscience. Il dit :
– Que les gens d’autrefois étaient heureux de pouvoir prier devant de semblables chefs-d’œuvre ! Je suppose bien que, pour le plaisir que vous donne cette belle Sainte Vierge, vous lui récitez, de temps en temps, un petit Ave Maria ?
– Ma foi, monsieur l’abbé, l’idée ne m’en est jamais venue. On ne peut pourtant pas changer les musées en églises...
– À mon avis, cela vaudrait encore mieux que de changer, comme le font tant de chrétiens, les églises en musées. Mais n’ayez crainte, je sais que nous vivons sur terre. Est modus... Je voudrais seulement que les gens profitent de toutes les occasions pour se grandir l’âme. Et quel plus beau chemin que l’art pour monter à Dieu ? Tenez, pardonnez-moi tant de familiarité. Nous sommes contemporains, nous nous entendons sur beaucoup de choses. Vous avez toujours été croyant, bon chrétien, pratiquant. Je parie que le jour où vous avez fait cette découverte, vous en avez oublié votre prière du soir.
M. Lavernotte dut l’avouer. Il y avait plus de cinquante ans de cela, mais c’était la grande journée de sa vie, il s’en rappelait chaque minute. Il avait passé la soirée à écrire une lettre enthousiaste à M. de Montalembert et s’était mis au lit tout droit, pour rêver à la gloire.
– Monsieur, continua le prêtre, en passant de temps à autre, entre ses yeux et ses verres de lunettes, son grand mouchoir rouge à fleurs noires, je me réjouis que cette admirable statue soit entre vos mains. Si vous l’aviez tendue au culte, quelqu’un de mes confrères, avec les meilleures intentions du monde, l’aurait peut-être renvoyée dans une boutique de brocanteur, d’où on l’aurait ensuite embarquée pour l’Amérique... Vous me parliez d’une dette de justice. Je vous félicite de vous en être soucié. Trop de chrétiens se tirent d’affaire avec de bonnes paroles, avec leur « pour l’amour de Dieu », comme ils disent. Dieu n’aime pas que les autres battent monnaie, comme cela, dans ses États. Mais il y a aussi des dettes de piété, et Dieu n’y est pas moins sensible. À dix Ave Maria par jour, mettons, pendant cinquante ans, comptez voir ce que vous devez. En voilà une dette !... Oh ! de tout ce que je vous raconte, ne retenez que l’esprit. La lettre tue. Seulement, quand je réfléchis aux rapports de l’art et de la religion, je m’inquiète un peu du train que prend le monde...
– Mais n’admettez-vous pas, demanda M. Lavernotte, que le renouveau esthétique moderne, cet intérêt croissant qu’on porte à l’art sacré, profite à l’esprit religieux ?
– Je le souhaite de tout cœur. Et, certes, les âmes gagnent à la culture du goût, et nous lui devons ce qui teste de respect, dans notre société, pour les signes du divin ici-bas. Mais que de déviations à redouter ! Quelle tristesse que ces âmes postiches qu’on se fabrique par ce cabotinage de sacristie ! Les gens ont soif de religion, ils en demandent à tout venant, ils oublient d’en chercher en eux-mêmes. On déballe à plaisir devant eux toute la défroque des vieux siècles chrétiens, la corde de saint François, la chape de saint Athanase, les sandales de Sérapion. Ils mettent tout cela dans une vitrine Louis XV ou sur une étagère, entre un poème érotique et une figurine japonaise... et ils se croient justifiés. Pensez-vous que le niveau moral de ces amateurs gagne grand’chose au goût qu’ils montrent pour l’étoffe des vieilles chasubles ? Je vous dis que c’est l’oubli de Dieu, quand ce n’est pas la profanation. C’est le mépris de Dieu, chez Lui ! Tenez, l’autre jour même, un groupe de touristes s’arrête devant une église de campagne. Vieux style roman, quelques sculptures ébréchées au portail, très bien. Ils restent un moment à discuter, puis l’un d’entre eux entre et, trois minutes après, juste le temps de faire le tour en courant, il sort tout essoufflé et crie, en haussant les épaules : « Rien d’intéressant ! » Rien d’intéressant, monsieur ? Mais, par la porte entr’ouverte, on pouvait voir une petite flamme rouge, la lampe du sanctuaire qui marquait une présence... Car ils n’ont même pas eu la politesse de refermer la porte. Rien d’intéressant !... Mais pardonnez-moi, j’abuse de vous. Voici là-bas des dames anglaises qui attendent vos explications. Merci pour toutes celles que je vous dois. Ah ! quelle merveille vous avez là. Croyez-le, si je n’étais pas sûr, à mon âge, d’aller la voir sans trop tarder, dans son paradis, cette toute belle Mère de Dieu, je ne dis pas que je viendrais vous la voler, mais je serais jaloux de vous, ma parole, je serais jaloux. Vous savez pourtant que la jalousie est le moindre défaut des archéologues !
M. Lavernotte expédia ses Anglaises au plus vite, désireux de rattraper son visiteur et de lier plus ample connaissance avec lui.
Il ne le retrouva pas plus que la veuve Chapate. Le registre du musée portait une signature, d’un griffonnage de vieillard, illisible. Personne en ville ne connaissait ce prêtre.
Quand la concierge entra dans la grande salle le lendemain matin, aux premières heures, pour épousseter les vitrines, elle s’arrêta suffoquée sur le seuil et sortit à reculons, en tirant doucement la porte. Puis, elle l’entre-bâilla à plusieurs reprises, pour couler à l’intérieur des regards terrifiés.
– Grand Dieu ! pensait-elle, on me disait bien que ce pauvre cher monsieur retournait à ses enfances... Qui donc l’aurait cru ? Un si digne homme...
M. Lavernotte était à deux genoux, devant la statue, les mains jointes. Il commençait à payer les arrérages de sa dette.
Paul CAZIN, Histoires plaisantes, 1933.