Le lion de saint Jérôme
par
Paul CAZIN
UN jour que le grand saint Jérôme se promenait dans le désert de Palestine, il aperçut un lion, couché derrière un palmier.
Sa première impression fut très désagréable. Car il aimait la solitude et, s’il se promenait dans le désert, c’était apparemment pour fuir toute compagnie. Il méditait alors une diatribe contre Rufin 1. La vue de ce lion avait brouillé le fil de ses idées. Mais il réprima promptement son impatience, réfléchit au danger qui le menaçait et se mit à invoquer Dieu de tout son cœur.
Le lion ne bougeait pas, saint Jérôme s’approcha. Il vit que l’animal se léchait la patte d’une mine dolente; sa queue, raide comme fer, lui battait les flancs à coups secs des plaques de sang marquaient le sable.
Saint Jérôme fit le signe de la croix, mit un genou en terre, avança la main. Le lion lui tendit la patte. Il avait entre les griffes une grosse épine de cactus.
– Voilà ce que c’est ! dit saint Jérôme. Tu cours après les antilopes, les gazelles, les caravanes, sans prendre garde où tu poses le pied. N’est-ce pas toi qu’on a vu rôder autour de notre monastère ? Nous avons un âne, et je crains bien que...
Mais le lion, de la tête, faisait signe que non, qu’il ne mangeait pas les ânes et n’avait jamais marché que dans les voies de la vertu.
– Dieu te guérisse ! dit le saint, en arrachant l’épine. Tâche d’être un bon lion.
Puis, il souffla sur la patte blessée, pour en chasser la douleur, se releva péniblement, en s’accrochant au dos de la bête, car il était déjà très vieux et, comme le jour tombait, reprit le chemin du monastère.
Il avait toutes les peines du monde à remettre en ordre ses réflexions ; le lion le suivait comme un chien clopin-clopant, et lui donnait de fréquentes distractions.
Au monastère, ce fut un branle-bas. La communauté se bousculait autour du bon père et de son lion. Un vieux moine, qui gardait le silence depuis soixante-dix-huit ans, s’écria qu’il voyait là une chose extraordinaire. Les petits novices se mirent à courir, au mépris de la règle, et certains perdirent leurs sandales en chemin, ce qui est pour un novice une honte ineffaçable.
Puisque le lion voulait rester, il fallait bien le loger quelque part. On pensa d’abord l’héberger à l’écurie, près de l’âne. Saint Jérôme qui, malgré son humeur bougonne, avait un cœur d’or et prévoyait tout, s’y refusa. L’âne aurait eu trop peur, la première nuit, n’étant pas habitué à ce nouveau compagnon.
– Notre âne verra bien que le lion a mal au pied, mon père, lui disaient les moines.
– Hé ! répondait saint Jérôme, il serait plus rassuré s’il lui voyait mal aux dents... Du reste, le coq perche à l’autre bout de l’étable et le chant du coq ne plait guère au lion. Il faut que celui-là soit heureux chez nous.
On laissa donc le lion à l’intérieur du cloître, sur la pelouse. On le combla de caresses et de prévenances. On lui recommanda de ne pas coucher sur les dalles de pierre, où il risquait de prendre des rhumatismes, à quoi les lions sont fort sujets, et l’on défendit sévèrement aux novices de mettre le nez à la fenêtre de leur cellule pour le regarder, ce dont ils avaient grande envie.
Notre lion prit goût à la vie cénobitique. Il faisait excellent ménage avec l’âne et le coq ; il se contentait de la cuisine commune, se montrait affable envers chacun, mais marquait à saint Jérôme un attachement particulier. Si quelque bon religieux, les yeux baissés, et les mains dans les manches, venait par mégarde à lui marcher sur la queue, il ne se fâchait pas.
Il édifiait tous ceux qui l’approchaient.
Mais l’oisiveté ne vaut rien. Saint Jérôme s’inquiéta bientôt de voir ce lion inoccupé. Il lui assigna pour tache de surveiller l’âne qui pâturait dans une prairie, aux abords du désert, où passaient fréquemment des nomades de mauvaise mine.
À force de regarder son âne, le lion contracta le défaut commun à tous gardiens, surveillants, concierges et autres gens de métier sédentaire : il se laissait aller de temps en temps à risquer de petits sommes.
Il se disait : « Je ne dors pas, j’ai bon œil, tout va bien... » Tout alla si bien qu un beau jour, des Bédouins du désert, mauvaises gens, hardis à nuire et ne respectant rien, enlevèrent l’âne.
Le lion le chercha jusqu’au soir, en poussant des rugissements de douleur. Il s’était juré de ne pas reparaître avant de l’avoir retrouvé. Mais il avait perdu l’habitude de coucher à la belle étoile. Une grosse lune blême, qui grimpait sur la cime des palmiers, lui fit peur. Il revint seul, désespéré.
– Tu as mangé l’âne ! Avoue, misérable, tu as mangé l’âne, lui dirent les moines.
Le pauvre lion eut beau protester par tous les moyens en son pouvoir qu’il n’avait pas mangé l’âne, on demeura persuadé qu’il s’était rendu coupable du plus horrible abus de confiance dont les annales monastiques eussent jamais fait mention.
Le chapitre décida qu’il jeûnerait quinze jours au pain et à l’eau. Personne ne le caressait plus. Saint Jérôme évitait de le regarder, et c’est ce qui causait le plus de chagrin au pauvre lion.
Il subit son jeûne avec une humilité exemplaire, puis, la pénitence achevée, il disparut.
– C’était à prévoir ! s’écrièrent les moines. Il a mangé l’âne, et maintenant, il apostasie. C’est bien simple.
Mais saint Jérôme ne disait rien. La disparition du lion semblait l’affecter plus vivement que la mort de l’âne. On voyait qu’il avait beaucoup de peine et qu’il méditait profondément. La chose ne lui paraissait point si simple que cela.
Le lion cherchait son âne. Il ne voulait pas mourir avant d’avoir reconquis l’estime du saint homme Jérôme. Il chercha partout et vous pensez bien qu’il se mit encore plus d’une épine dans les pattes. Il parcourut la Syrie, l’Arabie, la Cappadoce, qui sont des pays très lointains. Des historiens prétendent même qu’on le vit en Morvan, aux environs d’Autun, mais leur dire est contestable. Quoi qu’il en soit, le brave animal n’épargna pas ses fatigues. Il chercha plusieurs années sans rien trouver.
Enfin, sentant que ses forces baissaient et qu’il n’en avait plus pour longtemps, il retourna au monastère.
Et, comme il était arrêté au sommet d’une colline, le cœur brisé d’amour et de regret, regardant de loin la fenêtre du saint homme Jérôme et le puits des moines, et l’écurie, qu’avisa-t-il soudain, débouchant là-bas sur la route ? Une caravane de Bédouins. Et en tête de la caravane, que vit-il ? Son âne ! Son âne qui trébuchait sous une charge cruelle et que les méchants Bédouins rouaient de coups.
Au rugissement qu’il poussa, la caravane prit la fuite, mais par un mouvement tournant des plus adroits, le lion, qui savait ce qu’il voulait, la rabattit sur le monastère.
L’âne eut vite reconnu les lieux qui l’avaient vu naître et fit une telle musique que la porte s’ouvrit.
– Notre âne ! s’écrièrent les moines. Notre âne vit encore. Le lion ne l’avait donc pas mangé. Où est-il maintenant, ce pauvre lion ? Il est sans doute mort de chagrin, s’il ne s’est tué de désespoir. Ah ! que nous avons été injustes envers lui !
Mais saint Jérôme levait les bras au ciel et de grosses larmes lui coulaient sur la barbe, car aussitôt après le dernier Bédouin, le lion venait de bondir dans la cour et s’aplatissait aux pieds de son vieil ami, qui se penchait pour l’embrasser.
Il ne se releva plus, le pauvre lion, il était mort.
Paul CAZIN, Bestiaire des deux Testaments,
Éditions Bloud et Gay.