Le loup de Gubbio et le garde champêtre
par
Paul CAZIN
À l’auberge de la Pie Borgne, sur la place du marché, le garde champêtre de Gubbio, Ramolo Garibaldi, buvait son demi-litre de blanc.
Le pharmacien, le juge de paix, le notaire et le receveur, qui faisaient une manille à la table voisine, s’entretenaient mollement, tout en jouant, des petites nouvelles locales et des dernières mesures administratives. Les baux à long terme, le chiffre d’affaires, la réparation d’une écluse, la fondation d’une chorale mixte, revenaient à bâtons rompus dans leurs propos. Ils poussaient parfois des éclats de rire, soudain coupés par l’examen sérieux d’une combinaison de jeu embarrassante.
Le garde champêtre écoutait. Ses yeux suivaient le manège des cartes, mais dès qu’on levait la tête vers lui, allaient discrètement se poser sur la carafe à mouches, toute noire et bourdonnante. Puis, il tirait sa queue-de-rat, en écorce de bouleau, et la gardait longtemps dans sa main, se demandant s’il convenait d’offrir une prise à ces messieurs.
L’air était surchargé de vapeurs pointues d’alcools qu’émoussait un pesant relent d’huile frite. Le soleil de juin rutilait comme une grenade derrière les rideaux rouges des fenêtres et entrait, tout flambant d’or, par la porte grande ouverte.
De l’autre côté de la salle, une tablée de marchands ambulants et de voyageurs de commerce se disposaient à prendre leur repas. Ils dépliaient déjà leurs serviettes, tandis que la fumée du plat brouillait la glace, pendue au mur, entre une éclatante réclame qui proclamait en grosses lettres qu’on ne boirait jamais trop de vermouth de Turin, et une pâle affiche, illisible, qui bredouillait on ne savait quoi sur la répression de l’ivresse publique.
Tout à coup, l’un de ces étrangers se leva, en poussant un cri de frayeur.
D’autres se levèrent après lui, avec tant de précipitation qu’ils renversèrent plusieurs bouteilles et que la patronne accourut. Tous étaient debout, parlaient en même temps et indiquaient la porte à gestes désordonnés.
Dans l’embrasure, en pleine lumière, venait d’apparaître une énorme bête. Un loup, à n’en pas douter, un loup au pelage gris-fauve, en arrêt, les oreilles droites, et qui promenait attentivement sur la salle effervescente la flamme jaune de ses yeux obliques.
Seuls, le garde champêtre et les joueurs, ses voisins, n’avaient pas bronché. Ils ne prêtèrent d’attention qu’au bruit des commis-voyageurs.
– Qu’est-ce qui vous prend ? demanda le notaire, en pivotant sur sa chaise pour se tourner vers eux. On voit bien que vous n’êtes pas du pays. Eh bien ! quoi ? C’est le loup de la ville. Asseyez-vous donc. Personne ne risque rien.
Tout en parlant, il avait laissé retomber son bras gauche. Le loup, qui s’était approché de lui, flairait les cartes.
– Ça non, frère Loup, dit le notaire, pas pour toi. Vous avez le sucrier près de vous, Morsolini, passez-le-moi donc.
Le juge de paix prit lui-même un morceau de sucre, le montra de loin d’un air engageant et le lança en l’air, très haut, par-dessus la table. Frère Loup le happa au vol, et, le cou tendu, la tête de travers, le fit craquer sous ses dents avec une extrême satisfaction.
Puis, il resta un moment à regarder ces messieurs, roulant de l’œil, battant de la queue, mais comme on ne lui donnait plus rien, il se mit à galoper le long des tables, frétillant, flairant de tous côtés, touchant du bout de son museau le mollet d’un commis-voyageur qui se retirait promptement, fourrageant le tablier de l’hôtesse qui le chassait d’une tape amicale, essayant de jouer avec un moutard qui s’enfuyait en pleurnichant, jetant un coup d’œil dans la cuisine, bref, mettant le nez partout sans plus de gêne qu’un chien de la maison.
L’un des convives crut bien faire de lui jeter une croûte de pain. Il la dédaigna et, se rappelant soudain qu’il faisait très chaud, revint se planter au milieu, haletant doucement, gueule bée et langue pendue.
Les étrangers s’émerveillaient de la puissance de ses crocs et de la douceur de ses manières. Ils pressaient de questions l’aubergiste. L’aubergiste contait ce qu’elle savait, mais depuis si longtemps, depuis le dernier hiver, elle l’avait raconté tant de fois, que la chose lui paraissait la plus simple du monde.
Seulement, dame, bien sûr, quand on n’a jamais vu cela... Enfin, ces messieurs le voyaient, c’était bien un vrai loup, et les gens de Gubbio étaient payés pour le savoir.
Ce loup habitait la forêt voisine. Impossible de rêver plus méchante bête. Il attaquait le monde en plein jour. On ne savait comment s’en défendre. Plus moyen de garder aucun troupeau dehors ; en deux coups de dents, il égorgeait les chiens, mettait les bergers en fuite et choisissait le meilleur mouton. La nuit, il vous suivait, pendant plusieurs lieues, les voyageurs à cheval, et le cheval n’en réchappait jamais. Les accidents de personnes, on ne les comptait plus. Gambetta, le fumiste, avait eu trois doigts emportés. Et les deux pauvres petits enfants de la Carlotta... Quel malheur ! Un vrai fléau du ciel. Parce que la commune, bien sûr, avait essayé d’organiser des battues, de le traquer. Mais pour que cet animal ait ainsi tenu tête à tout un pays, il fallait bien que ce fût par un châtiment de Dieu...
– Prêchi prêcha ! On vous écoute, cria le garde champêtre, en reniflant sa prise d’un air goguenard. Vous me faites rire avec votre châtiment de Dieu ! Moi, si j’avais...
Il voulut en dire plus long, mais le loup, qui s’était assis pour écouter à son aise, tourna la tête de son côté, et le garde champêtre jugea prudent de se taire.
L’hôtesse n’eut qu’un haussement d’épaule méprisant à l’adresse de l’interrupteur et poursuivit ses explications.
Elle raconta comment le saint frère François, visitant un jour dans la ville sa communauté de religieux, avait entendu parler des méfaits de la bête féroce.
Ah ! celui-là était bien le plus parfait chrétien de la terre, et il n’avait pas son pareil pour engager le monde à bien vivre. Il avait dit : « Où est-il, ce loup ? Je vais aller lui parler. » – « Ô Père, – qu’on lui dit – ne faites pas cela. Il vous mangera. » Mais le cher homme avait répondu : « Que voulez-vous donc qu’il me fasse ? Je ne lui ai jamais fait tort, moi. Ni moi, ni mon âne. »
Car à cette époque, le saint homme de Dieu marchait avec difficulté. On le menait sur un âne d’un endroit à l’autre. Il lui était venu on ne savait quel mal, aux mains et aux pieds, dont il souffrait terriblement. Il tenait ses pieds enveloppés et rentrait ses mains dans ses manches, de peur qu’on ne surprît son secret.
Les frères disaient que c’était un grand mystère de Dieu. Et lui avait une mine si dolente et si douce qu’il ressemblait vraiment à un ange crucifié. Rien qu’à le voir, les larmes venaient aux yeux et à le regarder quelque temps, on se sentait le cœur plus bon. De même qu’à regarder certaines têtes, il vous prend, n’est-ce pas, des envies...
Et à ce point de son discours, l’hôtesse fixait très ostensiblement la tête du garde champêtre.
– Atout ! cria l’un des joueurs.
Devant les rires qui s’élevèrent, l’autre prit la mouche.
– Et moi, dit-il, furibond, en tendant le poing vers le loup, quand je vois...
Mais il s’arrêta encore. Le loup avait quitté sa place et venait de se poster droit en face de 1ui.
Le garde champêtre saisit tout ce qui se trouvait sur la table : chopine, verre, porte-allumettes, et s’en fit une manière de rempart. Puis, il recula tant qu’il put sur la banquette, mais comme il avait le mur derrière son dos, il ne pouvait aller bien loin.
Le loup considéra un bon moment, avec une expression de fermeté indulgente, ce bonhomme tout renfrogné, le menton dans son col de chemise. Et soudain, il dressa l’oreille. Le claquement d’une paire de sandales résonnait sur le pavé, un froc de bure passait devant la porte. Il bondit dehors.
– Les mendiants se connaissent ! ricana le garde champêtre, qui reprit aussitôt assurance.
Sur quoi l’hôtesse protesta que ce n’était pas Dieu possible d’entendre pareil langage. On devait s’estimer heureux de posséder des mendiants comme ces saints frères qui attiraient sur la ville les bénédictions du ciel.
Car ces messieurs devaient savoir que frère François avait eu le courage d’aller trouver le loup dans son bois. Il lui avait déclaré tout franc : « Tu te conduis comme un bandit. Il faut que cela finisse. » Et l’autre avait reconnu tous ses torts. Mais frère François avait dit : « Donne ta patte, pour prouver que c’est sérieux. » Après quoi, il l’avait amené sur la grande place, au milieu de la population. Et le loup s’était engagé à ne plus manger personne et à ne plus toucher à rien de ce qui n’était pas à lui, moyennant quoi la commune s’obligeait à le nourrir, sa vie durant.
– Et voilà ! cria Garibaldi, sarcastique. Vous appelez cela des bénédictions du ciel, vous autres ? Vous trouvez que c’est un contrat avantageux pour la commune ? Un brigand qui dévore tout, qui nous saccage le pays, qui nous tient des années sur les dents, et on lui fait des rentes pour le restant de ses jours !
– Mais qu’auriez-vous fait de mieux ? demanda le juge de paix.
– Moi ? Je l’aurais abattu.
– Oui, vous pouvez parler maintenant, dit le receveur. Pourquoi ne l’abattiez-vous pas avant que frère François n’arrive ? C’est le métier du garde champêtre, je pense.
– Je l’aurais abattu, quand frère François le tenait.
– Vous entendez ce méchant homme ? s’écria l’hôtesse, en joignant les mains. Quel lâche, messieurs ! C’est-il Dieu permis ? Mais on vous connaît, Ramolo, capon que vous êtes. Vous n’auriez même pas le courage de lui mettre sous le nez une boulette de strychnine. Parions pourtant que vous y avez pensé, dites voir ?
– Moi ? riposta le garde champêtre. Est-ce que je n’étais pas aux battues comme tout le monde ? Vous ne m’entendiez pas crier, quand on le cernait derrière le boqueteau ?
– Oui, oui, dit le notaire, en se levant, vous faisiez assez de bruit, parce que vous aviez peur de le voir sortir de votre côté... Allons, messieurs, les midi sont sonnés depuis longtemps. Cela ne vous donne pas faim d’entendre parler du loup ?
– Ah ! pourquoi diantre le bon Dieu a-t-il bien créé les loups ? soupira le pharmacien rêveur, en tapant sur la carafe pour réclamer l’addition.
– Allez donc le lui demander, répondit le receveur qui levait le bras vers la patère pour attraper son chapeau.
*
* *
Le garde champêtre de Gubbio n’avait jamais eu grande tendresse pour le loup, mais après la scène de l’auberge, il l’aimait quelque peu moins.
Il n’aimait guère non plus le nouvel ordre, établi depuis peu dans le pays. Son esprit de fonctionnaire, rompu aux problèmes d’utilité publique, ne concevait pas clairement le rôle social des religieux mendiants. Il n’osait trop cependant leur témoigner sa malveillance, car les disciples du saint homme François jouissaient des faveurs de l’opinion et de la protection des plus hautes autorités. Mais il guettait le moment de prendre le loup en défaut, ou de lui jouer quelque mauvais tour.
Or, ce loup était irréprochable. Personne, depuis sa conversion, n’avait plus rien à dire sur sa conduite. Il couchait au couvent. Chaque jour, on le voyait circuler par la ville, à la suite des frères quêteurs, allant de maison en maison, comblé d’égards.
La bouchère avait toujours pour lui quelque fin morceau dans un coin, la charcutière balançait longuement son chapelet de saucisses avant d’en trouver une qui fût digne de frère Loup. S’il refusait parfois, ce n’était point par délicatesse de bouche déplacée. Il voulait procurer à tous sans distinction le plaisir d’observer le contrat. Il était très attentif à ne pas faire de jaloux.
Les chiens de l’endroit avaient accueilli sa venue avec l’étonnement qu’on peut imaginer. Du reste il ne frayait pas avec eux. Il considérait même avec une certaine hauteur ces représentants avilis de son espèce, qui fouillaient sans aucune dignité dans les boîtes à ordures. Jamais il ne se mêlait de leurs querelles. On le vit seulement, un jour, après une violente bataille de chiens, lécher en tapinois sur la route les plaques de sang encore tièdes. Ce qui fit dire aux gens qu’il devait lui rester un vieux fond d’instinct sauvage, et au garde champêtre qu’il finirait tôt ou tard par retourner dans les bois. Mais les gens se moquèrent du garde champêtre.
Voilà pourquoi, peu après, Ramolo Garibaldi, rencontrant frère Antonin, accompagné de son frère loup, lui demanda brusquement :
– À qui est ce chien ?
Frère Antonin ployait sous sa besace pleine et portait au bras gauche un gros panier à couvercle. C’était un homme simple, d’une grande bonté, très dédaigneux des vanités mondaines, ainsi qu’en témoignait sa tenue.
– Ce chien ? s’écria-t-il, en écarquillant les yeux. Vous plaisantez ! Ce n’est pas un chien, c’est un loup, c’est le loup de la commune, vous le connaissez bien.
– Non, je ne le connais pas, dit le garde champêtre, je ne connais que les règlements. Pourquoi n’a-t-il pas de collier ?
– Mais, répondit le frère, le plus innocemment du monde, si vous jugez bon de lui en mettre un...
– C’est au propriétaire à le mettre, vociféra Garibaldi. Moi, je suis pour dresser les contraventions. Où est sa plaque ? Cette bête a-t-elle payé la taxe ?
– Avec quoi voulez-vous qu’elle paie ?
Ce calme, cette droiture candide déconcertèrent le garde champêtre, tout morfondu d’avoir manqué son effet. Il chercha le loup des yeux. Car le loup lui inspirait une terreur superstitieuse, et il n’était pas fâché, dans cet endroit solitaire, de se sentir sous la protection du même pauvre homme qu’il voulait tracasser.
Que faisait donc le loup ? Il était à quelques pas de là, arrêté lui aussi au bord du chemin. Il ne payait pas la taxe municipale, mais il payait tribut à la nature. Et ce faisant, il dévisageait le garde champêtre avec un tel air de mépris, que l’autre tourna les talons en grommelant :
– C’est bon, j’en parlerai à M. le maire. Mais si c’est là l’exemple civique que vous donnez à la population, vous qui faites métier d’édifier le monde, je vous félicite, c’est du propre...
Le supérieur du couvent, informé de la chose, dit au frère :
– Je n’y comprends rien. Mais ce garde vous a parlé du bon exemple que nous devons au prochain. Ne scandalisons personne. S’il ne faut que cela, je demanderai à notre syndic temporel de nous procurer un collier pour frère Loup. À moins qu’une courroie de sandale ne suffise. Informez-vous donc exactement.
Le garde champêtre fut bien surpris, le lendemain, quand le frère lui reparla le premier du collier et de la taxe du loup. Il aurait préféré que la plaisanterie s’en tînt là et que personne ne sût qu’il avait cherché à turlupiner les religieux. Mais il fallait faire bonne contenance. Il dit donc d’un ton important et rogue :
– Tout dépend de la catégorie dans laquelle rentre votre bête, il y en a quarante-deux...
– Il rentre, dit frère Antonin, dans la catégorie des loups.
– C’est donc un animal sauvage. Oui, mais est-ce un animal destiné à des collections zoologiques ?
– Que dites-vous là ? s’écria le frère, inquiet et scandalisé. Parlez chrétien. On ne se mêle pas de sorcellerie chez nous.
– Alors, c’est une bête d’agrément ? de luxe ?
– De luxe ! gémit le pauvre moine mendiant, en levant au ciel des yeux navrés. Ah ! si notre vénéré père vous entendait...
– Et puis, après tout, ce n’est pas à moi à vous apprendre votre devoir, hé ? dit le garde champêtre bourru. Informez-vous chez le receveur. Nul n’est censé ignorer la loi. Tant pis si vous êtes dans votre tort. Je m’en moque.
Et il partit, secrètement satisfait d’avoir repris avantage, laissant l’humble serviteur de Dien tout perplexe et ennuyé.
Cependant, le père gardien avait conté l’affaire à quelques notables du canton qui avaient avisé le conseil des échevins. Et il arriva que l’idée saugrenue, éclose dans la cervelle de Ramolo Garibaldi, fut jugée digne de considération par certains membres du conseil. Ils avaient le génie administratif, qui est le génie de la réglementation.
Le loup, assurément, serait exempté de l’impôt, mais on décida de le soumettre à l’arrêté municipal concernant la plaque et le collier, puis, la décision une fois prise, on élabora les motifs.
Une grande bienfaitrice du couvent, Mme Pauline Arcari, fit tous les frais nécessaires. La communauté au complet se réunit autour de frère Loup, pour assister à sa prise de collier. C’était un collier de fort beau cuir, avec des boucles neuves, étincelantes, et une plaque de nickel où l’on avait gravé, au-dessous du nom de la ville, cette sentence du saint prophète : « Le loup et l’agneau paîtront ensemble. »
– Viens un peu ici, frère, dit le père gardien. Tu vas voir comme tu seras beau avec cela.
Mais le loup recula, tête haute, jusqu’au fond de la salle du chapitre.
– Ah ! ça non, dit-il. Un collier, moi ? Jamais. C’est bon pour le chien du boucher, pour le chien du notaire... Des larbins. Moi, je suis une bête libre.
– Ô pauvre frère Loup ! s’écria douloureusement le supérieur, en levant les mains. Tu étais libre, en effet, de faire beaucoup de mal, et tu en as bien profité. Apprends donc un peu à être humble...
Le loup lui répondit :
– Ô mon très révérend père, quelle peine vous me faites de ne pas comprendre ce que je veux dire ! Voyons, vous qui êtes déchargé des entraves du siècle, du collier des soucis temporels, de tout le harnois des vanités, vous voulez m’imposer ce carcan de servitude ?
– Il faut obéir, dit sévèrement le gardien, puisqu’il est écrit : « Que toute âme soit soumise aux autorités. » Il faut obéir aux puissances établies...
– Qu’appelez-vous puissances établies ? s’écria le loup. Le garde champêtre ? Je vais vous dire, moi, ce que je pense de vos administrations. Elles sont incapables de vous protéger quand il le faut, elles ne savent qu’inventer des chinoiseries pour vous tracasser. Pourquoi votre garde champêtre n’est-il pas venu me mettre le collier quand je courais les bois et que la ville n’en dormait plus ? Pourquoi le conseil...
– Allons, dit le supérieur, en tendant le collier à frère Antonin, mettez-lui cela et qu’on en finisse.
Mais pour mettre le collier au cou de frère Loup, il fallait passer très près de sa gueule. Et frère Loup, pelotonné en boule, contre le mur, le poil hérissé, les babines grimaçantes, n’avait pas l’air accommodant. La communauté le regardait avec un effroi mêlé de scandale et de chagrin.
Le père gardien lui dit :
– Allons, viens là. Mais puisque tu refuses obéissance...
Il ne me reste plus qu’à m’en aller, voulez-vous dire, mon révérend père ? demanda frère Loup avec hauteur.
– Non, non !... murmura le gardien, qui avait le cœur plein de miséricorde.
– Si ! dit le loup, entêté dans son mauvais orgueil. Je m’en vais.
Et il décampa, sans ajouter un seul mot, plantant là les bons frères ébaubis et le supérieur interloqué, qui ne savait s’il devait le bénir ou le maudire.
Il décampa au grand galop, furieux de la sottise qu’il commettait et se demandant à qui il pourrait bien la faire payer. C’est alors qu’au coin d’un champ de trèfle, il eut le cruel bonheur de trouver le garde champêtre.
Garibaldi se mit à fuir de toute la vitesse de ses jambes, qui n’étaient déjà plus très jeunes. En trois bonds le loup fut sur lui. Il n’en voulait pas à sa peau, il ne lui fit pas une égratignure, mais on eût dit qu’il avait pris à tâche de ne pas lui laisser un fil sur le corps. On l’eût dit chargé d’accomplir une cérémonie de dégradation militaire.
Il commença par le bicorne dont il arracha la cocarde, il la secoua, la déchiqueta et l’envoya en mille pièces au milieu des coquelicots. Il lacéra la blouse dont les lambeaux s’envolèrent aux quatre vents, rogna des pans de la tunique, croqua les boutons et les recracha, fit sauter la martingale, le baudrier, la plaque, le sabre, fendit le gilet, tira la chemise et en broya les morceaux comme s’il voulait faire de la pâte à papier.
Garibaldi courait toujours, mais courait de moins en moins vite, suffoqué, fléchissant, perdu, sous les assauts de la bête bondissante et dévoratrice. Il crut sa dernière heure venue et se recommanda à tous les saints du ciel, n’en connaissant aucun plus particulièrement. Mais frère Loup ne voulait pas la mort de ce pécheur. Il se replia, victorieux, sur les bois, emportant dans sa gueule, en guise de dépouilles opimes, le fond de culotte du garde champêtre.
Quand l’infortuné reprit ses sens, il constata, comme nos premiers parents après la chute, qu’il lui manquait quelques pièces de toilette pour se montrer décemment en public. Ce coin de campagne était désert, mais il ne pouvait songer à regagner la ville avant les discrètes ténèbres de la nuit. Tous les galopins des rues se seraient mis à ses trousses, en lui demandant à grands cris pourquoi la lune se levait si tôt...
Or, pendant qu’il méditait sur sa triste situation, voilà que frère Antonin accourut, tout essoufflé et criant de loin :
– Ah ! quel malheur. Le loup vient de disparaître. Ne l’auriez-vous pas rencontré ? On ne sait ce qu’il est devenu...
Garibaldi s’assit bien vite sur le talus de la route, et quand le frère se fut approché et vit le piteux état de son costume :
– Ô doux Jésus ! s’écria-t-il, comme vous voilà fait ! Que vous est-il arrivé ? Des voleurs, je parie, des sacripants... Vous n’êtes pas blessé, au moins ? Prenez mon bras, que je vous aide un peu.
Mais, comme ce maréchal de France qui ne voulait pas qu’on le vît par derrière, le garde champêtre hésitait à se lever et à montrer au bon Samaritain toute l’étendue de son désastre. Il lui fournit des explications très confuses, ajoutant que plus tard on saurait tout, mais que l’essentiel pour le moment était de rentrer à la maison en échappant aux regards indiscrets.
Le charitable homme de Dieu enleva aussitôt son capuce, qui faisait une bonne pièce d’étoffe, suffisante pour parer au plus nécessaire, et le tendant au garde champêtre avec une douce simplicité :
– Arrangez-vous de cela, dit-il. Je n’en ai pas d’autre, vous me le rendrez. Moi, je vais encore chercher ce loup, pour obéir au père gardien. Que le Bon Dieu vous bénisse. Vous en serez quitte pour la peur, ce ne sera rien. Mais, prenez, avant de vous coucher, une bonne infusion de tilleul.
Le lendemain, la ville de Gubbio fut dans la consternation. Elle avait perdu son loup.
On le chercha vainement de tous les côtés. Puis, de fil en aiguille, on apprit l’origine des choses. La clameur publique s’éleva contre le garde champêtre. On murmurait très haut que, puisqu’il était cause du départ de frère Loup, c’était à lui d’aller le chercher.
Ramolo Garibaldi connut encore des jours d’angoisse. Il dut recourir, pour dernier châtiment, à la protection des saints frères. Le gardien calma la population en assurant que ce loup égaré finirait bien par rentrer tout seul au bercail.
En effet, quand l’hiver survint, quand le gibier se fit rare dans les taillis, que les premières feuilles tombèrent des arbres et que la bise du Nord commença de souffler, frère Loup fit des réflexions salutaires. Il revint et l’allégresse générale n’eut pas de bornes. On tira le canon de la commune, on pavoisa la mairie, on fit des feux de joie à chaque coin de rue. Et il ne faut pas demander si les gens étaient heureux.
Paul CAZIN, Histoires plaisantes, 1933.