La noce sous le givre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul CAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ô paresseux, paresseux, que fais-tu ? Toute cette vite qui passe. Tant d’images qui s’effacent !

Il faut relater les amours, non plus d’Hélène et de Ménélas, ni de Pélée et de Thétis, ni de Manlius et de Vinia, mais de Lazare et de Lazarette.

C’était en février dernier. Ils voulaient être unis avant le carême et avant les travaux du printemps. En carême, les noces sont rares ; au printemps, le travail presse. J’avais promis de servir de paranymphe. Lazarette servait chez nous.

Lazare, fils du fermier voisin, venait la voir dans sa cuisine. Je le trouvais régulièrement, assis près du fourneau, fumant son brûle-gueule, silencieux, le dos rond, tandis que Lazarette vaquait à son ouvrage. Tout en essuyant les assiettes, elle jetait sur lui des regards dominateurs, où je ne discernais jamais la moindre expression de complaisance. Ils se quittaient parfois sans avoir ouvert la bouche. Tout au plus une poignée de main avec un sourire de travers.

Comme je lui faisais mes compliments de la cour assidue dont elle était, l’objet, elle répondait, en haussant les épaules : « J’finirai ben, un jour, par le mettre dehors ». Vous auriez cru, à l’entendre, qu’il s’agissait d’un chien ou d’un chat importun. Mais c’était pure feinte paysanne, pudeur finaude. Je les surpris, un soir, près du puits, qui ne se privaient pas de caresses plus fougueuses.

La noce était donc décidée pour le samedi. Je m’attendais à de la neige, à un vilain temps couvert. Et voilà, de grand matin, une forêt de cristal sous le soleil, un ciel d’un bleu noir, ébloui de blancheur.

J’avais le temps de faire un tour sur la montagne avant le départ. Il ne fallait pas plus de vingt minutes en voiture, pour aller jusqu’au village. Le clocher, les maisons, les arbres, tout avait disparu dans la plaine sous un déluge bouillonnant de brumes couleur de rouille, d’où les sommets lointains émergeaient pareils à des arches flottantes.

Je pris ma course à travers bois. Les fougères fauves, guillochées de glace, étaient comme des ailes de perdrix merveilleuses ; les sapins, empesés de pied en cap, tremblaient sous une pluie de diamants, et, par-dessus tout cela resplendissait le panonceau doré du grand Notaire qui règle l’ordre du monde et la succession des saisons.

Je revins, les yeux pleins de larmes, d’admiration et de froid, un peu fâché de quitter si tôt cette féerie, un peu inquiet, d’être en retard. Le cortège nuptial attendait dans la cour. Les chevaux piaffaient. Mais la mariée tardait encore.

Elle était, dans une chambre haute, au milieu des femmes et des filles, qui avaient depuis longtemps fini de l’épingler et ne pouvaient la décider à partir. On me pria d’y monter, pour user sur elle de mon influence. Je me demandais que lui dire. Ou bien, suivant une formule toute moderne : « Votre pourvoi est rejeté. Ayez du courage. » Ou bien, lui chanter le refrain de l’antique épithalame : « Tu tardes trop, le jour fuit ; parais enfin, nouvelle épouse. – Sed moraris, abit dies ; prodeas, nova nupta. »

Je la vis toute en larmes, sous son voile blanc et sa couronne de fleurs d’oranger. Cette figure bourrue, crispée par la douleur, avait une expression attendrissante et comique. Je cherchais les causes de ce chagrin, quand l’idée me vint tout à coup qu’elle accomplissait un rite ancestral. Toutes les mariées ont pleuré et doivent pleurer en entrant sous le joug... Il ne convient pas qu’elles aient l’air de courir avec trop d’impétuosité à l’autel de leur sacrifice.

Je tirai ma montre et dis simplement : « Monsieur le curé va s’impatienter, vous savez. Et à quelle heure mangerons-nous ? Et puis le givre va fondre ».

De ces trois arguments péremptoires, celui du givre était certainement le moins clair pour Lazarette ; ce fut peut-être celui qui la décida.

On partit, calfeutrés de couvertures et de peaux de bique. La mariée roulait en tête, sur le siège de la première voiture, entre le conducteur et moi. Nous la serrions de très près pour la défendre du gel. Son voile de tulle qui se déchirait, comme s’il le faisait par malice, me donnait de mortelles inquiétudes. Derrière nous, tout un chargement de gars et de filles, ne semblait pas s’inquiéter beaucoup.

Nous descendions bon train la montagne, sous les châtaigniers et les frênes qui nous pleuraient sur la tête de grosses larmes glacées. Le givre en effet commençait à fondre. Sa dure et noble orfèvrerie tournait à la confiserie molle. Les branchages n’étaient plus d’émail mais de guimauve. La voûte cristalline s’effondrait lentement. Seuls les buissons gardaient leur précieuse argenture et les champs leurs moquettes pailletées. Nous allions avoir d’autres plaisirs.

Au dernier tournant de la côte, d’où l’on découvrait la grand-route, j’aperçus un homme embusqué, derrière un tronc d’arbre, avec un fusil. On aurait pu lui prêter les intentions les plus dangereuses. À notre approche, il épaula. Une pétarade sèche ébranla l’air sourd dont tous les échos semblaient gelés. Des corbeaux tourbillonnèrent, notre cheval se cabra, la file des voitures ralentit. On cria de joie, on jeta des sous. L’homme avait bien « tiré la noce ».

Et tout le long du chemin, jusqu’au village, surgit de derrière un mur, un buisson ou un tas de fagots, la même silhouette à la Breughel qui pointait un canon en l’air, pliait les épaules, arrondissait le dos, parce que ne sachant ce qu’elle attraperait, et risquant d’écorner la lune, elle craignait d’en recevoir un quartier sur le crâne. Près du Moulin Méchet, le tireur malchanceux déchargea droit sous le nez du cheval, qui, trouvant que c’était trop d’honneur, tordit ses brancards et nous aurait conduits à reculons dans la rivière, aux cris déchirants des demoiselles, si l’on n’avait sauté à terre pour le maîtriser. Le voile de la mariée en pâtit cruellement.

Tout cela ne contribuait guère à regagner le temps perdu. Mais l’officier d’état civil ne semblait pas plus pressé que nous. La plus franche gaîté régnait dans sa mairie. Personne ne prit au sérieux les articles du Code qu’il se donna la peine de lire, à grand renfort de besicles. Après les signatures, on mangea une brioche et l’on but du vin blanc.

Je traversai le village, en tête du cortège, ayant Lazarette à mon bras. Jamais, à la campagne, je n’avais pris autant de soin de mon ajustement. Un flot de rubans ornait ma boutonnière. À l’église, on se tint avec plus de réserve. Les vieilles gens priaient très bien. Quelques jeunes gars complotaient d’aller tirer les cloches à leur fantaisie. Mais le curé, selon son droit, avait les clefs dans sa poche.

Un beau soleil entrait par les vitraux du chœur. Le chantre chantait en latin, sans harmonium, les principales parties de la messe. Tout en roulant ses neumes, il roulait aussi entre ses doigts ce qu’il prenait de temps en temps dans sa barbe et considérait longuement, avec une extrême attention. J’ai demandé, depuis, ce que ce pouvait être. On m’a répondu que c’était très certainement les croûtes de pain de son déjeuner.

Pendant la bénédiction nuptiale, je songeais à toutes celles que j’avais déjà vu donner dans ma vie. Je revoyais une église de grande ville et un mariage de première classe. Le cortège se faisait attendre. Il ne pratiquait pas, envers le roi des rois, la politesse de l’exactitude. Une dame de ma connaissance se trouvait à mes côtés. Elle me disait... Elle n’aurait rien dû me dire. Il faut parler le moins possible à l’église... Mais dans une cérémonie où les pompes sacrées et profanes s’unissent si étroitement, quand tous les regards épient l’entrée des belles toilettes, que toutes les têtes se détournent de l’autel pour surveiller le porche, où les suisses font les cent pas, il est à croire que le très-bon Dieu, dont le propre est de pardonner toujours, comme dit sa sainte Liturgie, pardonne quelques paroles. Et celles-là n’étaient pas inutiles.

Car cette dame me disait : « Je me suis mariée, ici-même, au petit autel que vous voyez là-bas. Et je me souviens encore du sermon que nous fit le vicaire. Ah ! monsieur, quel tableau des devoirs et des dangers du mariage. J’en suis épouvantée, quand j’y pense. J’ai pleuré toutes les larmes de mes yeux. »

Je ne voyais alors Lazarette que de dos. Elle ne me paraissait pas en proie à trop d’émotion. Elle avait assez pleuré en partant. Du reste, le curé lui lisait, d’une voix neutre, sur un carton, des formules modérées, précises, raisonnables, qui évoquaient plutôt la recette ménagère qu’un calice de fiel et d’absinthe.

On but tant d’apéritifs, après la messe, à toutes les auberges du lieu et de la route qu’on ne fut de retour qu’à midi passé. Il fallut encore satisfaire aux usages. La mariée s’arrêta devant la porte fermée, pendant que le chœur de ses compagnes chantait des couplets naïfs auxquels un autre chœur répondait de l’intérieur. Puis, quand la porte s’ouvrit, Lazarette la trouva barrée en travers, par un balai. Ce balai symbolique devait témoigner de sa vertu d’ordre. Si elle l’enjambait négligemment, c’était mauvais signe pour le nouveau ménage.

Lazarette ne le sauta pas. Elle s’en servit, comme d’un bouclier, contre la mitraille de grains d’orge dont on la criblait, en signe de prospérité et d’abondance. Après quoi, les deux époux mordirent à la même miche de pain, et l’on se mit à table.

Il était près d’une heure. On ne cessa de manger qu’à onze heures du soir. Je passai, presque sans transition, du dîner au souper. C’est une affaire d’entraînement.

La jeunesse dansa, sur le béton d’une remise, enguirlandée de lierre, à la clarté expirante de lampes qui n’avaient plus de pétrole, et qu’on remplaçait par des chandelles. Mais les chandelles se renversaient dans la bousculade, et ce jeu alterné de lumière et d’ombre, ce cahotement de silence et de vacarme, avait une mine de sabbat. Des chiens et des marmots se faufilaient entre nos jambes. Les gars, inondés de sueur, tournaient en bras de chemise, la cigarette éteinte entre les dents, traînant leurs danseuses accrochées, comme des naufragées, à leurs épaules. Un tel désir les possédait de s’amuser, de profiter de la noce, que leur visage en prenait une expression sévère. Je tournai, moi-même, au son de l’accordéon, sans me préoccuper de ce que faisaient mes pieds. Des vieux continuaient à boire du vin rouge, dans un coin. Les mariés avaient disparu. Il s’agissait de leur porter la trempée, ou plus exactement d’aller leur jouer les tours que la tradition autorise. Une bande de gars m’invita. J’acceptai.

Mais Lazare et Lazarette étaient plus malins que les oiseaux. Ils ne nichaient pas à la ferme. On supposa qu’ils avaient trouvé abri à l’auberge du Grand Aune, qui donnait parfois des chambres, ou dans quelque domaine voisin, chez des parents.

L’idée d’une promenade au grand air m’enchantait. La nuit fabriquait du givre. Il ne manquait pas une étoile. En se frayant son chemin, à travers les taillis, on avait l’impression de déchirer du tulle et de friper de la mousseline. La troupe avinée exhalait en plaisanteries de circonstance l’ardeur amoureuse que lui soufflait Bacchus. Je cherchais au ciel l’astre du berger et répétais, avec le divin Bion :

 

            Vesper, lumière d’or de l’aimable Aphrodite,

            Vesper ami, joyau sacré de la nuit bleue...

 

Je savais Lazare et Lazarette, bien tranquilles, chez nous.

 

 

 

Paul CAZIN.

 

Paru dans Les Causeries

en janvier 1927.

 

 

 

 

 

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