Le retour du roi mage

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul CAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À peine le soleil venait-il de sourire, – comme disent les romanciers grecs, – et ses premiers rayons d’illuminer la cime des monts auvergnats, que le Petit Séminaire de Lanternac, alors transformé en dépôt de Prisonniers de Guerre Polonais, sembla soudain pris de convulsions. Des mots d’ordre, pareils à des aboiements irrités, retentirent dans la lourde atmosphère des dortoirs. Un trépignement frénétique secoua du haut en bas l’immense bâtisse. Portes et fenêtres parurent voler en éclats.

On balayait. Des tourbillons grisâtres obscurcissaient le jour naissant, et dans cette pénombre lugubre où grondait un tintamarre de sabots et de gamelles, on voyait les paillasses se lever toutes droites, pirouetter sur elles-mêmes et plonger comme des cachalots sous des vagues écumantes de poussière.

On lavait. Toutes les pompes de l’établissement venaient de rompre leurs cataractes. L’eau ruisselait d’étage en étage, changeait les escaliers en torrents de montagne, dégouttait d’un palier à l’autre, noyait, inondait tout.

On nettoyait, on rangeait, on alignait. Les chefs d’escouade traquaient impitoyablement, sous les châlits, bouteilles vides ou pleines, chaussures, brosses et boîtes de conserve. Tout devait trouver sa place, et ce qui n’avait pas de place réglementaire devait disparaître escamoté. De petits tas de balayures, oubliés par la pelle, filaient en hâte vers les coins sombres, tandis que, devant les endroits irréprochables, le sergent de semaine, qui savait à quel prix s’obtiennent l’ordre et la propreté dans un casernement, poussait des cris sauvages, et que le vieil adjudant du service intérieur se promenait placidement à travers ce tohu-bohu, comme un Père Éternel planant sur le chaos et sachant que le chaos se débrouille toujours.

On attendait la visite du colonel de Bellerose, commandant régional des dépôts de prisonniers de guerre. Le cadre de surveillance frémissait de nervosité et d’inquiétude, mais les mornes captifs, dont 1e cœur était bien loin, opéraient leur branle-bas, comme des mécaniques. Ce n’était pour eux qu’une corvée de plus et ils se souciaient peu d’en pénétrer l’importance.

Vers huit heures, les eaux commencèrent à baisser. Un relent de marécage flottait dans les senteurs de goudron et de suif. Au vacarme affolant succédait peu à peu une palpitation sourde, un halètement accablé. Les équipes de travailleurs s’acheminaient de leur pas lourd vers les différents chantiers de la ville. Les ateliers du dépôt entraient en activité. Chez les tailleurs, les langues marchaient aussi vite que les aiguilles. Ceux-là comprenaient l’évènement du jour : ils cousaient parfois des galons sur des manches et savaient quel bras tout puissant contient une manche à cinq galons.

Bientôt arriva le personnel civil, dames secrétaires et demoiselles dactylographes. Elles ne manquèrent point de faire mille grimaces inutiles devant les flaques d’eau, de pousser de petits cris inarticulés et de retrousser leurs robes, comme si elles avaient à sauter le Rubicon. Mais les officiers qui les suivaient de très près n’avaient ni le loisir, ni le goût de s’intéresser à leur manège. Ils couraient vers les bureaux où les plantons se morfondaient devant les téléphones qui carillonnaient en détresse.

M. l’adjudant Aubespin, chef du service de la censure, vint comme à l’ordinaire, au dépouillement du courrier. Il était revenu, la veille, de permission et s’attendait à trouver beaucoup de travail en retard.

– Une sale histoire, Aubespin, lui dit le capitaine, en lui tendant un paquet de dossiers.

– Ah bah ! Quoi donc de si sale ?

– Regardez vous-même ces premières notes et dites si c’est pour rire. Voilà trois jours qu’elles sont là. Je n’en ai pas parlé à vos censeurs. C’est à vous à trouver le responsable.

– Et s’il n’y en a pas ? demanda M. Aubespin dont les yeux de myope pétillèrent derrière ses lorgnons.

– Il est étonnant ! cria le capitaine, en frappant la table du poing, moitié amusé, moitié impatient. Pas de responsable, quand l’État-Major, le ministère, la région, tout le tremblement, nous le demandent par retour du courrier. Je parie que le colonel ne vient que pour cela. On s’en passerait, vous savez. Votre sacrée censure pourrait bien faire attention. Mais dépêchez-vous donc d’étudier l’affaire. Il peut venir d’un moment à l’autre.

– J’étudie, j’étudie, mon capitaine, disait l’interprète-chef, en parcourant du regard plusieurs feuilles barbouillées de transmissions, de signatures et de timbres humides.

Et tandis que tout le bureau contemplait avec une stupeur angoissée l’homme qui admettait si tranquillement qu’il n’y eût pas de responsable au bout d’une enquête administrative, il hochait la tête, en lisant, d’un air de pitié profonde.

Le contrôle postal de la frontière signalait au ministre qu’une lettre, émanée du dépôt de Lanternac, faisait connaître en détail les projets d’évasion du P. G. Thaddée Moults, et les moyens qu’il comptait prendre pour l’exécuter. Cette lettre semblait même trahir des intentions d’espionnage. Aussi le Général Inspecteur exprimait-il sa surprise « qu’une pareille lettre eût été acheminée malgré son contenu ». Et le commandant régional donnait ordre de faire rentrer immédiatement au dépôt le P. G. qui se trouvait alors dans un détachement industriel, en prenant pour ce transfert d’étroites mesures de surveillance. Moults serait mis au secret. L’interprète chef de censure procéderait à une enquête sévère afin de découvrir le censeur, coupable d’avoir laissé passer une correspondance aussi suspecte.

La lettre était jointe au dossier. M. Aubespin la lisait, tantôt souriant, tantôt fronçant le sourcil. Il finit par éclater de rire.

– Ce n’est rien, dit-il.

– Écoutez-le ! s’écria le capitaine. Ce n’est jamais rien avec lui. Mais alors, bon sang, si ce sacré Moults ne veut pas se tirer des pattes, c’est une farce, il s’est fiché de nous ? Il nous amène des histoires, ce salaud-là. Je vais lui en faire passer l’envie, je vais le saler, moi, vous allez voir...

– Où voulez-vous donc qu’il aille, mon capitaine ? C’est un déserteur. Il a fait prendre des positions allemandes aux Jumelles d’Ornes. Je crois qu’il est condamné à mort. Mais il n’en est pas plus triste. Et s’il a voulu s’amuser, on va le savoir, je vais l’interroger. Où est-il ? L’avez-vous vu ?

– Non. Ils l’ont ramené de Coubezol, où il servait d’interprète de chantier, avant-hier. Je vous attendais pour me donner une traduction de sa lettre. On me l’avait toujours noté comme « bon Polonais ». Je ne l’ai pas fait mettre à la boîte, je ne sais pas ce qu’il a fait, moi, cet homme-là. Le colonel dit « au secret ». Qu’est-ce que ça veut dire, « au secret » ? Pas en prison, je suppose. Où l’avez-vous fourré, Ribaudin ?

– Chez Kulinski, mon capitaine, au bureau des équipes, il aide, il copie des états, répondit le lieutenant de surveillance qui taillait des crayons à l’autre bout de la table et en avait déjà une demi-douzaine devant lui, effilés comme des aiguilles.

La figure de l’interprète-chef rayonna d’une joie intense. Il ne dit rien, mais pensa que les intentions du colonel ne pouvaient être mieux obéies. Le bureau dirigé par un Polonais de confiance, gros propriétaire poznanien, tenait à jour les listes des travailleurs. Ouvriers de l’industrie ou de l’agriculture, mineurs, maçons, carriers, artisans de toutes corporations, les 4.000 hommes du dépôt passaient par là, s’y rencontraient, s’y donnaient des nouvelles et des commissions. C’était la plus belle usine à potins, véritable poste de canards voyageurs, place rêvée pour un homme « au secret »...

– Quel type, ce Moults ! ajouta le lieutenant Ribaudin, tout en fourrageant sous les paperasses pour y découvrir un huitième crayon à tailler.

Tout le monde sourit, car tout le monde, plus ou moins, connaissait Moults comme l’une des physionomies les plus pittoresques de cette galerie exotique.

Il parlait le français d’une manière étonnante. Passant son temps à lire de l’Alexandre Dumas, il en copiait les dialogues sur des calepins. C’était de là que venaient les expressions héroïques dont il émaillait ses phrases, à la syntaxe encore incertaine, car il n’avait entrepris l’étude de notre langue que depuis les quinze mois de sa captivité. Son goût prononcé pour le style soutenu et les formules sonores lui valait l’admiration des caporaux auvergnats. Son nom s’écrivait Multz à l’allemande. Mule à la polonaise. Par amour de la France, il signait : Moults, architecte. M. Aubespin croyait beaucoup plus à ses sentiments francophiles qu’à ses compétences techniques, mais il se pouvait que Moults eût suivi des classes et travaillé dans quelque bureau. Bon diable, après tout, et caractère estimable, malgré sa merveilleuse habileté. Il jouait de son excentricité naturelle et s’il commettait une sottise, il savait qu’on commencerait par dire : Quel type que ce Moults !

Le téléphone sonna.

– C’est lui ! cria le capitaine, en happant le récepteur. Roche Arnaud ? Ici, P. G. P. Oui. Non... Ah ! merci : Cinq minutes, dites-vous ? Bon. Merci encore. Au revoir.

Il raccrocha et dit d’une voix plus sourde :

– C’est bien lui. Il était au dépôt d’Allemands de Roche-Arnaud, son auto en est partie depuis cinq minutes. On le verra ici avant la demie. Vite, prévenir le poste de police. Et vous, mon Aubespin, débrouillez-vous. Qu’on mette ce Moults entre deux hommes de garde, surveillé, vous comprenez ? Au secret ! Maintenant, n’y a-t-il pas deux secrétaires de trop à la comptabilité ? Qu’on les cache. Tout est bien prêt, ici, Ribaudin ? Où est le rapport des mines ? Et l’affaire de Blaizac ? Bon. Allez voir que personne ne se fourre mal à propos dans les jambes du colonel. Et tout le monde sur le pont. Sautez.

En sortant, M. Aubespin croisa une dactylographe qui apportait des pièces, du bureau voisin.

– V’là le colon ! lui jeta-t-il gaiement.

La demoiselle fit prestement demi-tour et courut au plus vite ameuter son petit coin. À l’autre bout du couloir, un planton avait entendu. « V’là l’colon » roulait déjà du haut en bas des escaliers. Le vaguemestre, penché à la fenêtre, pour appeler sa voiture, criait lui aussi : « V’là l’colon ». Et le mot, traversant la cour, entrait par la porte ouverte des cantines, s’engouffrait dans la cheminée avec le tirage des fourneaux, et sortait dans un tourbillon de fumée au-dessus de la terrasse où l’on épluchait les pommes de terre. Tous les couteaux se levèrent en même temps et les Polonais, qui ne perdaient aucune occasion d’apprendre le français, répétèrent en chœur : « V’là l’colon ! » Si bien qu’une sentinelle lointaine, postée dans un coin particulièrement dangereux de la clôture, fourra vivement sa pipe dans sa poche et rectifia la tenue.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil chez les interprètes de son service, M. Aubespin se recueillit un instant devant ses papiers. Il remplissait des fonctions difficiles, rendues plus difficiles encore par l’infériorité de son grade. Il était l’intermédiaire entre son pays français et l’âme polonaise, âme sans corps à cette époque, et qu’il fallait deviner sous l’uniforme allemand. On avait groupé tous ces Polonais, après un triage hasardeux, sous un régime administratif spécial, en attendant qu’il y eût une Pologne, et ni la diplomatie, ni les administrations militaires ou civiles ne savaient exactement à quoi s’en tenir à leur égard. On leur accordait des faveurs qui mécontentaient tout le monde. Au reste, en ce temps-là, personne n’était content, sauf les profiteurs de guerre, encore se plaignaient-ils de profiter trop peu.

On frappa à la porte de l’interprète chef. Le P. G. Thaddée Moults apparut. Deux hommes de garde l’encadraient, bras ballants, jugulaire au menton, les yeux effrayés, stupides. Et Moults, plein d’aisance, aimable à voir avec son petit Aigle Blanc à sa chapka, ses bandes molletières élégantes et ses brodequins jaunes, don de la Croix-Rouge américaine, souriait derrière sa barbe, frisée comme une salade. Il fit un salut militaire irréprochable et dit d’une voix de basse-taille :

– Vive la République une et indivisible. Salut et fraternité.

M. Aubespin, d’un geste rapide, congédia l’escorte, puis, faisant tous ses efforts pour se donner une mine sévère :

– Qu’est-ce que c’est que ces manières-là, Moults ? demanda-t-il entre ses dents. Vous n’avez pas fini de faire le zouave ? Je vous ai déjà dit de vous tenir convenablement devant le cadre français. Croyez-vous que je n’ai pas assez d’ennuis avec vous autres ?

Mais voyant que le coupable remuait d’un air penaud et contrit son nez en pied de marmite, il ajouta d’un ton plus doux, en polonais :

– Vous n’êtes donc plus à Coubezol ? Qu’est-ce que vous fabriquez par ici ?

– Je suis au bureau des équipes. Je travaille toujours ce que je peux, vous savez, Monsieur l’interprète. On exerce ses petits talents.

– Oui, oui, on les connaît vos talents. Vous en avez même de très grands pour nous amener des tuiles. Vous savez pourquoi vous êtes revenu au dépôt ?

Le visage de Moults montrait assez qu’il n’en savait rien.

– Eh bien, c’est simple, dit l’interprète, vous êtes un traître, un espion, vous voulez photographier nos lignes avec un kodak, vous l’avez écrit à votre maman.

Moults ouvrit une large bouche d’où sortit un rire sonore. Puis, il resta figé, les yeux humides, comme dans la contemplation d’un abîme infini, et ce seul mot sortit du fond de son âme : « Kokosowe... », ce qui signifie à peu près : « Voilà vraiment une histoire à la noix de coco ! »

M. Aubespin essayait de tenir son sérieux.

– Pas si drôle que cela, bougonnait-il. Mettez-vous à notre place. Moi, bien sûr, je vous connais, je comprends. Mais nos bureaux, nos officiers... Ainsi, vous allez voir le colonel. Il a beau être intelligent...

– Oh ! oui, dit Moults, en hochant la tête d’un air de condescendance et tout heureux de servir à point une belle expression française, « une vieille culotte de peau ».

– Dites « de soie », je vous prie, Moults, « une vieille culotte de soie », murmura l’interprète à la fois scandalisé et ravi. Soyons polis, et soyons justes...

À ce moment, la porte s’ouvrit. Le colonel entrait.

On l’eût dit peint de pied en cap ; peintes semblaient ses joues roses et sa moustache blanche. Le bleu de son uniforme n’évoquait point des horizons noyés de brume mais un tendre azur qui sourit au soleil ; le rouge de son képi rappelait la fleur délicate du pommier qui s’ouvre au printemps. Il bombait si bien le torse et se tenait si droit qu’on le voyait plus grand qu’il n’était. Ses petits yeux gris perçaient d’une flamme aiguë l’interprète et le prisonnier.

M. Aubespin se leva tout d’une pièce. Un froid lui courut dans le dos. Son premier regard fut pour Moults, et il en éprouva un immense soulagement. Moults avait claqué des talons et s’était pétrifié sur place. Il n’était pas immobile, il n’était pas inerte, il était mort, il était PERINDE AC CADAVER.

Le colonel le toisa un instant d’une mine défiante et moqueuse, puis, du bout de l’index, lui fit signe de sortir.

– Bonjour, Aubespin.

– J’ai l’honneur de vous saluer, mon colonel, dit l’interprète-chef, en avançant une chaise.

Au lieu de s’asseoir, l’autre posa un pied au bord du siège, s’accouda sur son genou, et, allongeant le menton vers la porte :

– C’est celui qui veut s’évader ? Qu’est cet homme-là ?

– C’est un roi mage.

Les yeux de M. de Bellerose pétillèrent de plaisir. Il tapotait sa guêtre avec le jonc qu’il tenait à la main et semblait attendre la suite d’une histoire intéressante. Il n’y avait plus là, face à face, un colonel et un adjudant, mais deux hommes qui ne manquaient pas d’esprit.

M. Aubespin se pencha vers ses papiers.

– Me permettez-vous de vous expliquer l’affaire, mon colonel ?

– Avez-vous fait votre enquête ?

– Il m’a suffi de voir l’enveloppe de la lettre. Elle porte le paraphe de l’interprète Gilbois, un garçon consciencieux. Il a lu et il a laissé passer. J’en aurais fait autant.

– Voyons donc cette lettre. Mon officier-interprète régional m’en a parlé avec indignation, vous savez. Il l’a lue, lui, et l’a jugée inquiétante.

– S’il l’a lue, il ne l’a pas comprise. Je veux dire que, tout en comprenant littéralement les termes, il s’est mépris sur leur sens véritable, sur les intentions du prisonnier. Je ne suis qu’un spécialiste de langues slaves et ne permettrais pas de donner des leçons d’allemand à M. l’interprète régional.

– Bon, mais d’abord, dites-moi. Pourquoi votre homme écrit-il en allemand ? Il ne sait pas le polonais ?

– Il le sait, mon colonel, mais il sait aussi que la correspondance allemande va plus vite. Voilà ce qu’il écrit :

« Chère maman. J’ai reçu ton second mandat et t’en remercie beaucoup. Cet argent me servira, avec celui que je gagne ici, à voir quelque chose en route lors de mon retour... »

– Son retour ?

– Oui, mon colonel, après la guerre, quand les prisonniers, et les autres, rentreront chez eux.

– Après la guerre ? Il pense que la guerre va finir demain ? Il est fou ! Continuez.

– Il faudra bien qu’elle finisse, mon colonel. Mais veuillez m’excuser, je continue : « ... Je sais quel chemin je prendrai. Je passerai par le pays d’Hérode... »

– Hérode ? Qui est Hérode ?

– C’est le Kaiser, mon colonel. Ce Polonais veut faire comme les rois mages...

– Continuez...

– « Je te prie de m’envoyer au plus tôt mon costume marron et une paire de souliers. Pas de chapeau, il s’écraserait dans le paquet. Je m’en achèterai un ici. Je veux faire mon voyage quand les choses en seront là, non en uniforme, mais en civil, en touriste. J’en profiterai pour voir du pays. Si j’ai assez d’argent, j’achèterai un appareil photographique et je vous rapporterai de jolies vues... »

– Ah ! voilà les projets d’espionnage dont parle l’État-Major, dit à mi-voix le colonel. Je comprends... Continuez.

– « Vous vous faites trop de cassement de tête à mon sujet. Cela n’a pas de sens. Je vais très bien et je saurai toujours me débrouiller. J’embrasse tout le monde. Notez bien l’adresse. Service des P. G. Dépôt de Lanternac. Détachement de Coubezol. Matricule 4. 553. » Voilà, mon colonel.

– Qu’est-ce que vous direz dans votre rapport ? demanda M. de Bellerose qui battait sa guêtre à petits coups nerveux.

– Je démontrerai qu’il est absurde de supposer qu’un prisonnier qui a des projets d’évasion fasse passer par la censure une lettre aussi compromettante. Voilà un homme qui recommande de ne pas lui envoyer de chapeau. S’il pense en acheter un avant de s’évader, il ne peut avertir plus clairement les autorités françaises qui lui barreront le chemin de la chapellerie. Et s’il espère, ici, dans une contrée pleine de prisonniers de guerre, aller très loin nu-tête, après son évasion, il est d’une audace napoléonesque. Où doit-il recevoir les vêtements qu’il demande ? À son cantonnement. Or, les paquets ne sont remis qu’après révision et les vêtements civils sont retirés aux prisonniers. Il serait bien plus facile à ce Moults de se procurer des effets auprès des civils qu’il rencontre sur son chantier, que de s’approprier un paquet dont il détaille, lui-même, par avance, le contenu.

– Très bien, mais... enlevez ce mot d’« absurde », qui ferait mauvais effet.

– C’est un procédé dialectique courant, mon colonel.

– Ne faites donc pas de dialectique avec le ministère, monsieur l’adjudant. C’est votre Polonais qui est absurde d’écrire des lettres pareilles... Il est fou cet homme-là avec son tourisme.

– Il est fou, s’il vous plaît, mon colonel, mais il est innocent... Et mon interprète Gilbois est innocent, et moi...

– Mon cher Aubespin, dit M. de Bellerose, en clignant de l’œil, je vous dispense d’ajouter que le contrôleur du deuxième bureau et mon interprète régional sont aussi de grands innocents... Mais écoutez. Je veux bien croire que Guillaume II soit Hérode, mais vous, vous avez tendance à croire que tous vos Polonais sont des Saints-Innocents.

Puis, comme l’autre esquissait un geste de protestation.

– Je sais, je sais. Par la force des choses vous avez un rôle d’avocat. Ces gens sont nos protégés. Quelle singulière situation !

– En effet, mon colonel. Ce Moults qui veut rentrer en Pologne par un autre chemin, c’est un déserteur, il a trahi Hérode...

– Il a trahi... répéta le vieil officier avec un léger battement des paupières.

– Je sais, je sais, mon colonel, dit à son tour M. Aubespin. Vous me rappelez ce que Plutarque rapporte des anciens hommes de guerre. Ils n’aimaient pas les déserteurs. Le Romain Camille, si j’ai bonne mémoire, estimait qu’un bon chef doit tenir ses avantages de sa propre vertu et non des méchancetés d’autrui... Que tout cela est compliqué ! Pour rester fidèle à sa patrie, à son honneur national, il faut qu’un Polonais affronte un certain déshonneur... La situation de ces gens est affreuse.

– Mais la vôtre, Aubespin, parlons plutôt de la vôtre, dit M. de Bellerose en se secouant, comme lorsqu’on veut brusquement changer de sujet. Avez-vous du nouveau ? Ne trouverez-vous pas à Paris quelque protecteur qui puisse appuyer ma proposition ? Je voudrais tant vous voir officier.

– Hélas ! je n’ai que des amis. J’ai des amis qui ne m’estiment que trop. Il me faudrait, mon colonel, un protecteur qui me méprisât, mais qui eût intérêt à mon avancement.

– Mais sophiste que vous êtes, l’intérêt du service est assez pressant. Seulement nous tournons dans un cercle vicieux. Vous ne pouvez être nommé officier qu’aux armées et on ne veut pas vous y envoyer parce que vous êtes indispensable ici.

– Ce qui veut dire qu’on peut violer le règlement pour me faire rendre des services, puisqu’on me maintient à l’arrière bien que je sois du service armé, et qu’on ne peut pas violer le règlement pour me récompenser de ces services.

– Vous savez, Aubespin, que j’ai fait tout mon possible.

– Et vous savez, mon colonel, combien je vous en suis reconnaissant. C’est grâce à vous que je suis adjudant-chef, que j’ai le droit d’être appelé Monsieur, de voyager en seconde et de porter un capuchon quand il pleut.

– Oh ! je ne pense pas que la tenue vous tienne bien à cœur, dit M. de Bellerose en riant. Vous avez l’air moins soucieux de la parure que nos Polonais. Vous avez même une inaptitude d’élégance militaire que je qualifierais de... de...

– De congénitale, mon colonel.

– Sapristi ! Je voudrais bien vous voir en civil.

– Et moi donc ! mon colonel. Mais pas en touriste. J’ai perdu le goût des voyages.

– Onze heures ! cria M. de Bellerose en tirant sa montre. Puis il tendit une main cordiale, reçut un salut respectueux et gagna la porte sans rien ajouter.

Huit jours plus tard l’affaire Moults était classée.

Au rapport de M. Aubespin, qui n’avait pas ménagé la démonstration « par l’absurde », tout en évitant le mot malsonnant, le ministère répondait que « les explications fournies dissipaient les craintes qu’avait fait concevoir la lettre incriminée », et infligeait « en conséquence » à l’interprète chef de censure un rappel à l’ordre sévère.

 

 

Paul CAZIN, Histoires plaisantes, 1933.

 

 

 

 

 

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