Le serpent
par
Paul CAZIN
Peut-on rien lire de plus beau, sur le serpent, que les pages du grand Chateaubriand, au troisième livre de son Génie du Christianisme ? Un Bestiaire sacré doit les faire connaître à ceux qui les ignoreraient.
« Tout est mystérieux, caché, étonnant dans cet incompréhensible reptile. Ses mouvements diffèrent de ceux de tous les animaux ; on ne saurait dire où gît le principe de son déplacement ; car il n’a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s’évanouit magiquement, il reparaît, il disparaît encore, semblable à une petite fumée d’azur, ou aux éclairs d’un glaive dans les ténèbres. Tantôt il se forme en cercle et darde une langue de feu ; tantôt, debout sur l’extrémité de sa queue, il marche dans une attitude perpendiculaire, comme par enchantement. Il se jette en orbe, monte et s’abaisse en spirale, roule ses anneaux comme une onde, circule sur les branches des arbres, glisse sous l’herbe des prairies, ou sur la surface des eaux. Ses couleurs sont aussi peu déterminées que sa marche ; elles changent aux divers aspects de la lumière, et, comme ses mouvements, elles ont le faux brillant et les variétés trompeuses de la séduction.
« Plus étonnant encore dans le reste de ses mœurs, il sait, ainsi qu’un homme souillé de meurtres, jeter à l’écart sa robe tachée de sang, dans la crainte d’être reconnu. Par une étrange faculté, il peut faire rentrer dans son sein les petits monstres que l’amour en a fait sortir. Il sommeille des mois entiers, fréquente des tombeaux, habite des lieux inconnus, compose des poisons qui glacent, brûlent ou tachent le corps de sa victime des couleurs dont il est lui-même marqué. Là, il lève deux têtes menaçantes ; ici, il fait entendre une sonnette, il siffle comme un aigle de montagne, il mugit comme un taureau. Il s’associe naturellement aux idées morales ou religieuses, comme par une suite de l’influence qu’il eut sur nos destinées ; objet d’horreur ou d’adoration, les hommes ont pour lui une haine implacable, ou tombent devant son génie ; le mensonge l’appelle, la prudence le réclame, l’envie le porte dans son cœur, et l’éloquence à son caducée. Aux enfers, il arme les fouets des furies ; au ciel, l’éternité en fait son symbole. Il possède encore l’art de séduire l’innocence ; ses regards enchantent les oiseaux dans les airs, et, sous la fougère de la crèche, la brebis lui abandonne son lait. Mais il se laisse lui-même charmer par de doux sons, et pour le dompter, le berger n’a besoin que de sa flûte. »
Le tableau est grandiose, bien que la seconde partie n’en vaille pas la première. Si le serpent fréquente les tombeaux, c’est sans aucune idée romantique ou philosophique sur la mélancolie ou le mystère de la mort ; il ne sait ce qu’est un tombeau. L’auteur, qui a souvent fait de cet animal l’objet de ses observations, ose dire qu’il a « cru reconnaître en lui cet esprit pernicieux et cette subtilité que lui attribue l’Écriture ». En tout cas, il ne l’a jamais vu téter les brebis, ou même seulement boire du lait, puisqu’il est avéré que les serpents ne l’aiment pas et que leurs mâchoires, dépourvues de lèvres, sont impropres à la succion.
D’où vient donc au serpent sa préhistorique et universelle réputation d’astuce ?
« Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Jéhova Dieu avait faits, » nous dit le saint texte de la Genèse, pour nous donner une image de la chute originelle. Le divin Sauveur nous recommande d’imiter sa prudence. Aux yeux de toute l’Antiquité, persane, égyptienne ou grecque, il personnifie la sagesse. Aucune bête n’a reçu tant d’honneurs sacrés. Les premiers hérétiques l’opposaient au vrai Dieu et le monde païen lui dresse encore des temples.
C’est à la magique habileté de son corps, à la prestesse et à la variété de ses modes de locomotion que le serpent doit tout cela. On ne pouvait lui prêter qu’une âme artificieuse. Il est bien « le traître multiforme » dont parle la Liturgie ; ligne animée qui trace les dessins qu’elle veut. Il glisse, droit comme une flèche, il rampe en ondulant, il s’enroule en tous sens, il grimpe, s’accroche, se suspend, se balance, il se dresse, il saute, il se débande comme un ressort, il nage à toutes les hauteurs de l’eau et pénètre dans le moindre trou en rétrécissant à volonté son diamètre.
Nombre d’animaux déploient autant de traîtrise et de perfidie pour s’emparer de leur proie et assurer leur subsistance. Le serpent n’est pas plus malin qu’un autre, ni plus méchant, ni souvent plus dangereux. Mais il mord à l’improviste, il est sous nos pas comme un piège, dans l’herbe ou le creux de la roche. Et il ne se montre guère patient quand on le dérange.
Sa morsure peut tuer si elle est venimeuse. Il y a de la magie dans son cas. On sait qu’il impose et qu’il subit des charmes. Il est le sorcier aux vénéfices mortels, l’empoisonneur qui inspire terreur et dégoût. Personne n’ose toucher son cadavre. On redoute jusqu’au contact de sa peau écailleuse et froide.
C’est qu’il y a inimitié éternelle entre sa race et la postérité de la femme. La plus innocente couleuvre, le petit orvet le plus inoffensif, évoqueront toujours le grand dragon, l’antique serpent, que l’Apocalypse nous montre luttant, dans le ciel, contre Michel et ses anges, celui qui est appelé diable et Satan, le séducteur de toute la terre.
La Bible signale cinq espèces de serpents. Le texte de la Vulgate a valu une grande renommée au basilic et l’iconographie chrétienne en a propagé l’image.
Ce basilic n’a rien de commun avec le lézard iguane, connu de nos naturalistes. D’après les fables anciennes, c’était un dragon qui habitait les déserts de la Cyrénaïque et dont le seul regard suffisait à donner la mort. Celui qui l’apercevait le premier ne risquait rien. On le chassait au miroir. Dès qu’il s’était regardé dans la glace qu’on lui présentait, il périssait. Sur quoi, un moraliste du Moyen Âge fait remarquer judicieusement qu’il y a, dans la race humaine, des yeux non moins pernicieux qui redoutent trop peu le miroir, et qui, pour le malheur des hommes, n’en éprouvent pas le même effet.
On ignore au juste ce qu’était le basilic. Suivant les histoires de Pline et d’Élien, on s’en servait pour préparer des médicaments puissants. La Pharsale de Lucain le distingue de l’aspic et le représente comme l’un des plus effroyables reptiles qui infestaient les sables de Lybie, depuis qu’ils avaient bu le sang de la Méduse. Son sifflement faisait trembler les autres monstres. Son venin courait sur les armes avec lesquelles on venait de le frapper, si bien qu’un soldat de l’armée de Caton dut se couper lui-même la main au plus vite.
Ce n’est point le basilic cependant qui fournit au poète ses plus terrifiantes descriptions. Il nous exhibe toute une ménagerie d’ophidiens, et jamais l’horreur du serpent n’a inspiré d’aussi atroces tableaux. Il a beau dire : « À toi la palme ! » on ne sait que choisir, on ne sait laquelle de ces bêtes mériterait d’être primée dans un concours d’empoisonnement, dans une fête de malfaisance.
Il y a le seps, par exemple, qui frappe le corps vivant d’une décomposition foudroyante, le liquéfie, le dissout, le pulvérise, fait se recroqueviller les muscles, sauter les tendons, éclater la peau du ventre, baigner tous les membres dans le pus, réduit finalement la moelle en poudre et consume jusqu’aux os. Mais surtout il y a le prester, dont le virus travaille dans la chair de l’homme, à la façon d’une levure infernale. Sous l’horrible tuméfaction, la peau se distend, les traits s’effacent, toutes les lignes du corps se brouillent ; il n’est plus qu’un globe informe, une masse confuse, et les bêtes de proie elles-mêmes s’enfuient de devant ce cadavre qui continue à gonfler lentement, démesurément, comme une pâte qui lève... Nulle part on ne saisit mieux l’enflure de la Pharsale.
Depuis les temps les plus reculés, l’enseignement moral et religieux a fait de nombreuses applications du serpent. Le mythe, l’apologue, le mettent souvent en scène. Il joue toujours un rôle effrayant, tragique ou sévère. Il est l’exécuteur des vengeances célestes, le gardien vigilant des trésors, expert à déjouer toutes les ruses. Les anciens bestiaires se servent de lui pour illustrer maintes leçons spirituelles. Quelques vagues données d’expérience ouvrent le champ aux interprétations les plus raffinées. Parfois même, en dehors de toute observation, l’idée cherche à tout prix un emblème et fonde une histoire naturelle.
C’est ainsi que le Physiologus, commenté par saint Épiphane, attribue au serpent quatre propriétés.
Quand le serpent se fait vieux et veut se rajeunir, il s’abstient de nourriture pendant quarante jours, jusqu’à ce que sa peau se ramollisse. Il cherche alors un trou de roche étroit, au travers duquel il passe à grand effort, de manière à dépouiller sa vieille peau par le frottement. Voilà comment il se débarrasse de la vieillesse et a le plaisir de redevenir jeune. Quand le serpent voit un homme vêtu, il en a peur et s’enfuit, mais si l’homme est nu il se met à le poursuivre. Quand on menace de le frapper, il offre tout son corps aux coups et ne préserve que sa tête. Enfin, quand il vient boire à une fontaine, il laisse son venin derrière lui, de peur d’empoisonner les eaux.
Cette croyance au serpent qui dépose et reprend son venin à sa guise, courait toute l’Antiquité.
L’Halieutique d’Oppien nous enseigne qu’il prenait toujours cette précaution, avant d’aller s’unir à l’anguille de mer, car on croyait alors que les anguilles, n’ayant pas de mâles dans leurs familles, étaient obligées d’épouser des serpents. D’où le bon saint Basile tire prétexte, en la septième homélie de son Hexaémeron, pour les donner en exemple aux fidèles, et remontrer qu’entre époux chrétiens, il ne doit jamais rien y avoir de venimeux, ni d’acide.
Mais il arrivait, au dire d’Oppien, que le serpent, de retour de ses noces, et cherchant son virus dans le creux du rocher où il l’avait laissé, comme on laisse un dentier dans un verre, le soir, sur sa table de toilette, ne le trouvait plus. Quelque passant l’avait remarqué et s’était empressé de le faire disparaître, en l’inondant à grande eau. Alors, plein de fureur, d’indignation, de honte, et jugeant qu’un serpent qui a perdu son venin est indigne de vivre, il se cassait la tête contre une pierre.
Faut-il maintenant que je vous raconte, Madame, des histoires de saints et de serpents ? L’hagiographie en relate plus d’une, où cette bête figure sous un meilleur jour que dans les fables profanes. Elle sert à manifester la puissance et la bonté de Dieu. La rudesse de sa nature est miraculeusement adoucie, ou sa malfaisance dominée par la vertu de la foi. Le dernier chapitre des Actes des Apôtres nous en fournit le plus illustre exemple.
Quand on conduisait, de Césarée à Rome, l’apôtre saint Paul prisonnier, l’équipage, après quatorze jours de tempête, échoua dans l’île de Malte. Les habitants accueillirent les naufragés avec beaucoup de bienveillance et leur allumèrent un grand feu, car il pleuvait et il faisait froid. Saint Paul, qui ne craignait jamais sa peine, voulut lui aussi ramasser des broussailles pour les jeter dans le brasier. Une vipère, dégourdie par la chaleur, en sortit et s’enroula à sa main. Les indigènes, à cette vue, se dirent entre eux : « Ce doit être un assassin. Il a échappé à la mer, mais la justice divine le poursuit. » L’apôtre cependant secoua la bête dans le feu et n’en éprouva aucun mal.
On lit, dans les Bollandistes, plusieurs faits du même genre, survenus à l’ermite saint Luc, à saint Aventin, solitaire de Champagne, et à saint Amand de Troyes, mais le plus gracieux de tous ces récits nous a été conservé par les Dialogues de saint Grégoire le Grand.
Il y avait au monastère de Fondi un frère jardinier d’une vertu éminente. Son jardin était magnifique et aurait fait son orgueil, si le saint homme n’avait été un modèle de modestie. Là, croissait à plaisir l’oseille et la laitue, de beaux légumes, de jolies fleurs, de quoi faire des bouquets pour le mois de Marie et de quoi fonder toute la cuisine des moines.
Or, le frère s’aperçut un jour que le fruit de ses labeurs disparaissait de façon mystérieuse. Quelque malandrin s’introduisait là et mettait le potager au pillage. Encore s’il eût volé avec goût et discernement ! Mais c’était une dévastation qui réduisait le pauvre frère au désespoir. Adieu planches, carreaux, adieu chicorées et poireaux. Les semis piétinés, les jeunes pousses brisées, l’espoir des petits pois fauché dans sa fleur, toutes les promesses de l’épinard anéanties à son berceau, sans aucun profit pour personne. Jamais, la patience du serviteur de Dieu n’avait été mise à pareille épreuve, et quand il faisait le tour du jardin en constatant ces ravages, il était obligé de crier tout fort les Ave Maria de son chapelet, de peur de crier autre chose.
Enfin, à force de chercher, il crut découvrir l’endroit par où le voleur pénétrait dans l’enclos. Les pieux de la haute palissade semblaient porter des éraflures ; une grosse pierre, du côté de la route, pouvait faciliter l’escalade.
Or, tandis que le bon frère examinait le tout avec soin, il avisa un serpent qui sortait de l’herbe du talus.
– Viens un peu ici, lui dit-il.
Et, dès que le serpent fut à ses pieds :
– Écoute bien, tu vas rester là. Je t’ordonne, au nom de Notre-Seigneur Jésus, de garder ce passage et d’empêcher qu’on entre dans le jardin. Personne, je dis. C’est compris ?
Puis, il s’en alla tranquillement faire sa sieste, pendant que la bête s’étendait tout de son long au grand soleil de midi, au milieu de l’allée qui bordait la clôture.
Les bons religieux dormaient dans leurs cellules, suivant le saint précepte de la règle Fusius tractata, quand le méchant voleur survint, à son habitude, sans souci de prendre une insolation. Mais au moment où il allongeait le pied gauche en arrière, du côté du jardin, pour sauter, il tourna la tête et vit au-dessous de lui le serpent, dressé tout droit. Du coup, perdant l’équilibre, il tomba à la renverse, le pied pris entre deux pieux par le talon de sa chaussure.
Un honnête homme se serait assommé. Il revint à lui et constata que sa situation était critique. Le soleil lui mangeait la figure, d’énormes fourmis lui couraient par tout le corps, et, à son moindre mouvement, le serpent, qui le surveillait de très près, lui dardait sa langue entre les yeux, en ouvrant la gueule comme pour lui dire deux mots.
Jamais l’heure de la sieste au monastère ne lui avait paru aussi longue. Ce fut avec un vrai bonheur cette fois qu’il entendit venir quelqu’un. Le frère jardinier arriva en effet et, sans vouloir prendre garde à l’homme :
– Très bien, mon ami, dit-il au serpent. Béni soit le bon Dieu ! Tu as tenu la consigne. Merci beaucoup, tu peux t’en aller.
Puis, faisant semblant de découvrir tout à coup le pendu :
– Tiens ! Que faites-vous donc là ?
– Je me promenais... commença l’autre.
– Si vous vous promenez comme cela, la tête en bas, vous n’irez pas bien loin, dit le frère.
– Ah ! geignit le voleur, que le pied me fait mal !
– Comment voulez-vous n’avoir pas mal au pied, en marchant sur les pointes d’une palissade ? Ce n’est pas sérieux à votre âge. Savez-vous que si vous étiez tombé de l’autre côté, vous seriez en bonne posture pour recevoir le fouet ?
– Mon cher frère, je vous en conjure, cria le voleur, aidez-moi à me tirer de là. Vous me fouetterez ensuite tant que vous voudrez. Mais décrochez-moi d’abord. Je souffre trop.
Le moine l’aida enfin à se remettre sur pieds et lui dit comme au serpent :
– Venez un peu par ici.
L’autre le suivit, clopinant, cassé en deux, penaud et se frottant les côtes, persuadé qu’on le conduisait au père abbé du monastère qui le ferait mettre en prison. Mais à la grande porte du jardin, le frère s’arrêta.
– Mon ami, dit-il doucement, vous vous donnez bien du mal pour offenser le bon Dieu et faire tort à votre prochain. Et puis, vous ne savez même pas voler proprement. Le métier ne vous convient pas... Qu’aviez-vous donc l’intention de nous prendre, aujourd’hui ?
– Mais, mais... balbutia le voleur embarrassé.
– Je veux dire : de quoi aviez-vous besoin ?
– Ah, ah ? fit l’autre qui reprenait courage. J’aurais bien mis un petit chou à la soupe.
– En voilà deux, dit le frère, en lui collant sur les bras deux maîtres choux au ventre rebondi qui faisaient plaisir à tâter. Peut-être vous faut-il des légumes de pot-au-feu ? Un petit bouquet garni ? J’ai de tout ici, du thym, de l’estragon... J’en avais du moins, si vous ne me l’avez pas saccagé... Quand vous aurez besoin de quelque chose, demandez-le, appelez-moi, sans aller plus loin. On ne vous a même pas appris à marcher dans les allées. À votre âge !... Et dorénavant, entrez par la porte. Vous n’y trouverez jamais de serpents.
Je n’en peux pas dire autant, Madame, de mon jardin. Les dragons pullulent à l’entour, sur le versant rocailleux et broussailleux de cette montagne. C’est peut-être grâce à cela que mes plates-bandes sont respectées des maraudeurs. Mais je regrette que les serpents ne mangent pas les lapins de garenne qui, eux, ne me respectent guère.
Les gens de ces campagnes disent couramment « un vipère » et « une serpent ». Ils me rappellent ce dicton de mon enfance :
Père et mère à la serpent
Qui donne, et puis qui reprend.
Pour eux, pas une serpent qui ne soit un vipère.
L’été, en montant la côte, par la grosse chaleur du jour, il arrive que le facteur rural assomme une couleuvre dans quelque buisson. Il s’imagine avoir rendu un fier service à la patrie. Je le vois venir de loin, avec cette bête morte, enroulée au bout de son bâton, en manière de caducée. Et j’imagine à mon tour, Madame, que c’est Mercure en personne qui m’apporte des nouvelles de vous, sinon de la nymphe Calypso.
Les serpents ne me font pas peur quand ils se sauvent de moi, et je les regarde, morts, avec plaisir, à cause du bariolage curieux de leur peau, ces grecques délicates, modèles achevés d’art décoratif. Mais peu de gens partagent mon admiration.
J’ai là un petit livre populaire, le Médecin des Pauvres, recueil de recettes médicinales et de formules magiques pour la guérison de toutes sortes de maux. Le serpent y tient une bonne place. On prétend que pour le détourner d’une maison, il faut en faire le tour, le mercredi des Cendres, en répandant à terre du bouillon de la veille et en disant : « Dieu détourne le serpent de mon bâtiment. » Il y a aussi plusieurs prières en cas de piqûre ou de morsure. En voici une, elles se ressemblent toutes :
« Martin s’en va à la chasse avec son chien. Il a rencontré N. S. J.-C. qui lui a dit : « Martin, vous êtes donc fâché ? » Martin lui dit : « J’ai bien sujet de l’être. » – « Pourquoi donc, Martin ? » – « Mon chien a été piqué à mort. » N. S. lui dit : « Martin, retournez à la maison. Vous prendrez neuf feuilles de ronce et de la graisse de porcelin. Vous frotterez la plaie de chaque feuille jusqu’à neuf. Votre chien en guérira et la bête en périra. Au nom du Père, etc. »
Quand il fait grand soleil sur ma montagne, après midi, et que les genêts brûlants qui exhalent une senteur de vieil électuaire, fourmillent de guêpes, de sauterelles, et sans doute de reptiles cachés, j’enfile mes bottes, je prends ma canne et pars à l’aventure en suivant prudemment les sentiers découverts et en poussant les cailloux à coups de pied. Je ne pense pas au Médecin des Pauvres, je rêve au Philoctète de Sophocle, à la conversation d’Ulysse avec le jeune Néoptolème...
Ah ! qu’importe que le serpent ait fait entendre ou non une voix humaine à notre pauvre mère Ève ? Les pires tentations sont muettes. Certes, un serpent qui parle est une chose terrible. Mais combien plus effrayant ce que l’homme entend, depuis ce temps-là, dans le silence de son cœur !
Paul CAZIN, Bestiaire des deux testaments,
Bloud & Gay, 1927.