La croix d’Orval

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Aimé CÉCYL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LE CROISÉ.

 

 

Orval, la cité du val d’or, comme la nommaient les anciens, était une grande ville de la province du Berry, au temps du roi Louis IX de France.

Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une paroisse sans curé ; un petit hameau bâti sur la colline à laquelle le Cher, par un vieux reste de galanterie française, continue à servir de ceinture en dépit de sa décadence.

Sur le point le plus élevé de la côte qui regarde la rivière, un massif d’arbres verts, marque de la parure des tombes l’ancien emplacement sur lequel s’élevaient jadis les tours féodales du château.

En 1269, Henri de Seuly possédait la sirerie d’Orval, et c’était de ce lieu que, par une belle matinée de printemps, il prenait congé de son épouse, avant de rejoindre les princes français qu’il suivait en Palestine, à la conquête du Saint-Sépulcre.

La baronne de Seuly était jeune et belle ; les pleurs qu’elle versait retombaient comme des gouttes d’amertume sur le cœur de son époux, dont le regret était aussi vif que naturel au moment de quitter si avenante compagne.

Un héraut d’armes se tenait au bas de la tourelle, où le cheval de bataille du baron de Seuly piaffait d’impatience en attendant son maître.

La cour d’honneur du château était encombrée de pages et de varlets.

Les écuyers avaient passé le premier pont-levis, et les lances des hommes d’armes de la suite du croisé commençaient à briller sur la voie romaine qui, en ce temps-là, traversait Orval en allant de Bourges à Néris.

Il reste quelques vestiges de cette voie.

Henri de Seuly releva la visière de son casque, pour contempler encore une fois et plus à l’aise les traits chéris de son épouse.

– Adieu, noble dame, dit-il. Je vous confie mon honneur, et vous mets, en partant, sous la garde de ce Dieu pour l’amour duquel je vais bien au loin combattre les ennemis de sa foi. Priez-le en mon absence, pour qu’il me conserve vaillant.

– Et fidèle ! ajouta timidement l’épouse.

– Suis chevalier, répliqua le baron, ne faillirai ni à mon Dieu, ni à ma dame !

Puis il partit.

La châtelaine le suivit des yeux, aussi longtemps que sa vue put distinguer le bout de son panache et les couleurs de sa bannière ; mais lorsque l’horizon ne présenta plus à ses regards troublés qu’un grand cercle bleuâtre, éclairé par les rayons d’un soleil éclatant, elle tomba évanouie entre les bras de ses suivantes.

La baronne d’Orval ne revit jamais son noble époux ; il suivit en Italie la fortune de Charles d’Anjou, frère du roi, et y mourut de la peste.

L’écuyer qui vint annoncer à la suzeraine d’Orval qu’elle devait remplacer ses atours ordinaires par le chapel des veuves, lui remit en même temps, de la part du croisé, un reliquaire en vermeil, ayant la forme d’une croix et pouvant servir d’ostensoir.

Le vaillant preux avait tenu toutes les promesses qu’il avait faites à sa femme lorsqu’il partit. Oncques on ne vit chevalier plus saint, après le roi, que son compagnon d’armes, le baron de Seuly.

Saint Louis avait récompensé la vertu du noble sire, par le don de ce reliquaire envoyé à sa veuve.

 

 

 

 

II

 

 

LE RELIQUAIRE.

 

 

La croix, fleurdelisée à la hampe, est en vermeil ciselé. Sa face principale est ornée de cinq petites châsses en cristal, contenant des reliques. Le revers de ces châsses est en argent ciselé. Sur celle du milieu, la figure du Christ est mobile et peut contenir la sainte hostie.

La belle châtelaine reçut pieusement le dernier souvenir de son mari. Elle le plaça elle-même sur le maître-autel de la chapelle du château d’Orval, cette dernière étape de son bonheur conjugal. Chaque jour, elle y venait prier Dieu pour le repos de l’âme de son cher défunt, et aussi pour les joies futures de son unique rejeton, un bel enfant aux blonds cheveux, que le souci n’atteignait pas encore, et dont les grâces et les tendres caresses étaient souvent impuissantes à consoler la triste veuve.

Le fils du croisé étant mort en bas âge, ce fut Henri III de Seuly, son oncle, qui hérita de ses apanages.

Après diverses successions, plusieurs fiefs appartenant à la maison de Seuly passèrent dans celle d’Albret, originaire de la Gascogne ; de ce nombre fut la sirerie d’Orval.

Sous la domination du connétable d’Albret, en 1410, la ville fut assiégée par les Anglais. Elle se défendit vaillamment ; mais en dépit de tous ses efforts, elle succomba.

La cité fut prise d’assaut, après avoir été canonnée.

Les vainqueurs souillèrent leur victoire par les plus horribles attentats. Ils firent un carnage affreux des habitants, et n’épargnèrent, dans leur fureur, ni les femmes, ni les enfants, ni les vieillards ! Ivres de sang humain, n’ayant plus rien à prendre ni à tuer dans les maisons, ils y mirent le feu.

Ceux qui échappèrent au fer anglais purent contempler, du haut de la forteresse de Montrond, où ils avaient trouvé un refuge, les flammes de l’incendie qui dévorait leur patrimoine. Ils purent apprécier l’étendue de leurs désastres, à l’aide de l’épouvantable lueur qui éclaira, durant trois jours et trois nuits, les funérailles de la cité vaincue.

Seule, dans la ville morte, la chapelle du château resta debout ; mais elle y demeura vide et dépouillée.

Les vases d’or de l’autel, les ornements sacerdotaux, le brocard brodé d’argent des bannières de la Vierge, les nappes d’autel garnies par les mains habiles des pieuses châtelaines, les lampes ciselées d’un travail merveilleux avaient été la proie des assiégeants.

Il ne resta rien, rien absolument des splendeurs du passé... et la porte à demi-brisée de la chapelle ne la défendit plus des outrages des passants.

Bien du temps s’écoula avant que cette église fût rendue au culte catholique.

Quelques habitations s’étant groupées à l’entour du lieu béni, un prêtre de Saint-Amand vint, comme de nos jours, y célébrer la sainte messe.

Lorsqu’il ouvrit le vieux tabernacle vermoulu de l’autel, il y retrouva l’ostensoir des croisades, le don du roi Louis IX, le dernier souvenir du vertueux seigneur d’Orval.

Les assistants crièrent au miracle, en voyant le reliquaire.

Le sceptique qui me lit attribuera peut-être au hasard la conservation de ce précieux bijou.

Quant à nous, qu’il soit d’or ou de plomb, il ne nous semble point étonnant que le symbole d’une foi impérissable ait traversé tant de désastres, pour se retrouver radieux au milieu des débris.

Les habitants actuels du bourg d’Orval ont, en général, une grande dévotion pour cette petite croix, qui orne encore presque seule le maître-autel de la modeste chapelle.

Rien au monde ne pourrait décider les autorités communales à vendre ou bien à échanger contre quoi que ce fût le reliquaire de saint Louis, le souvenir du pieux croisé, Henri de Seuly ! Ce n’est pas que le conseil municipal d’Orval manque d’esprits forts et de gens au-dessus des préjugés. À notre époque, il n’est si petit pays où l’on ne trouve la trace du progrès ou de la décadence des idées. Néanmoins, dans cette circonstance, les plus incrédules ne voudraient pas fronder l’opinion publique, qui tient à la croix ciselée comme à une bénédiction indispensable à la prospérité du bourg.

Interrogez à cet égard les vieilles femmes et les jeunes bergères, elles vous raconteront naïvement que la croix protectrice d’Orval s’est conservée sur l’autel par deux miracles.

Le premier pendant le sac de la ville.

Je vous ai narré cet accident ; il est historique.

Quant au second, le souvenir s’en est conservé dans la mémoire de pauvres ignorants ; les faits qui l’accompagnent m’ont été contés par des cœurs simples, et je réclame toute votre indulgence pour en écouter le récit.

Avant de commencer la narration, je suis obligé de faire assister mon lecteur à une veillée au moulin du Moine.

 

 

 

 

III

 

 

LE MOULIN DU MOINE.

 

 

Si vous regardez en haut en traversant Orval, vous voyez à votre droite le Cher, dont les eaux argentées coulent entre deux collines, après avoir baigné la base de l’antique forteresse de Montrond.

Suivez la voie romaine qui côtoie la jolie rivière ; vous apercevrez bien vite l’ancienne abbaye de Noirlac, que vous admirerez de loin, car il ne se trouve là ni pont ni bac pour vous mener à l’autre rive, sur laquelle le couvent est bâti.

Consolez-vous de ce contretemps ; le vieil édifice a ses cloîtres brisés. Dans son enceinte, le bruit de l’industrie a remplacé le silence des religieux. Puisse Dieu bénir le travail de ceux qui viennent y accomplir leur tâche en le glorifiant !

Avant d’arriver en face de ce vieux couvent, à une époque déjà bien éloignée de nous, s’élevait, dans ce lieu si désert aujourd’hui, un moulin dont il ne reste plus aucune trace.

On appelait ce moulin le Moulin du Moine. Il n’était tenu qu’à une simple redevance envers l’abbaye, et, il y a environ deux siècles, Richard Ibert en était l’heureux propriétaire.

Le meunier était veuf. Sa fille Gillonne atteignait dix-neuf ans, et son valet Oudard, surnommé le grand farinier, aidait une vieille parente de la famille à tenir tout en ordre au moulin.

Oudard était un grand garçon d’environ vingt ans. Ses cheveux, ses cils, ses sourcils étaient roux. Il avait les genoux cagneux, la tournure sans grâce, et sa bouche trop fendue se refusait au sourire.

La nature, en le maltraitant à l’extérieur, avait pris sa revanche au moral, en le douant de solides qualités et d’une grande force physique.

Il possédait deux bras infatigables, une mémoire qui rendait les écrits inutiles, et une probité quelque peu gênante pour le service du moulin.

Richard Ibert ne voyait rien au-dessus de sa fille Gillonne, et comme, après celle-ci, son valet Oudard avait la première place dans ses affections, il lui accorda la main de sa fille, sauf’ toutefois la sanction que cette dernière devait donner à une parole échangée sans son aveu. Le moulin du Moine comptait au nombre de ses plus beaux produits la récolte d’une assez grande quantité de noyers. Le meunier, suivant un usage assez commun dans les campagnes, avait convié ses amis, parents et connaissances, à commencer chez lui, le 29 septembre, jour de la Saint-Michel, les veillées du triage et de la casse des noix.

Les premières et les dernières soirées qui commencent et terminent cette besogne se passent en réjouissances. Les riches campagnards ont soin d’inviter longtemps à l’avance leurs amis pour cette époque de l’année, dans la crainte d’être devancés dans cette politesse par des propriétaires moins heureux, pour lesquels la compagnie serait une gêne et l’absence une humiliation.

 

 

 

 

IV

 

 

LA SAINT-MICHEL.

 

 

Le ciel était sombre et la lune paresseuse.

– Holà ! grand farinier, dit une voix en dehors du moulin. Le chien est-il à la chaîne ? Ouvre ta porte, et viens au-devant de la mère Simonne, que nous avons décidée à nous suivre pour fêter la Saint-Michel chez ton patron.

– Ne me trompé-je point, mère ? dit Gillonne d’un air ravi, en embrassant une bonne vieille aux traits doux et fins, qu’une bande joyeuse introduisait dans la maison du meunier.

– Non, tu ne te trompes pas, ma fille, répondit la mère Simonne. La compagnie te dira peut-être qu’elle m’a beaucoup priée pour venir ici : n’en crois rien. C’est un petit mérite qu’elle veut se donner ; j’avais autant envie de les suivre qu’eux de m’emmener... Toute vieille que je suis, je ferai sauter les crêpes tout aussi bien qu’une autre, et je ne bouderai pas davantage pour raconter une histoire si c’est à mon tour de commencer la veillée de la Saint-Michel.

– Bravo ! bravo ! s’écria-t-on de toute part. Allons, vite autour de la table, une prière avant de casser la première mesure, et une histoire, en attendant le régal ! Est-ce bien cela ?

Richard Ibert vida alors sur la table le contenu d’un sac, sur lequel le grand farinier venait de tracer le signe de la croix. Gillonne ferma sa main, renfermant des brins de paille coupés de différentes longueurs ; chaque convive en tira un. La vieille Simonne, ayant pris le brin le plus court, s’apprêta à commencer la première veillée de la Saint-Michel par le récit d’un conte.

– Ne parlez pas des revenants ! lui cria-t-on d’un des bouts de la table.

– Je n’aime pas mieux les loups-garous ! dit une autre voix.

– Contez-nous quelque chose alors sur les farfadets, reprit le meunier Ibert. N’est-ce point, d’ailleurs, pendant la nuit où nous allons entrer, qu’ils commencent à faire des niches aux bouviers dans les étables, et à jouer des tours aux bergères négligentes, qui laissent traîner leurs quenouilles ou égarer leurs brebis ?

– Allons, voisin, dit un des plus âgés des casseurs de noix, ne parlez pas aussi légèrement d’êtres dont vous n’êtes pas certain d’éviter les malices !

– Vous avez peur des farfadets, vous, un chrétien ! reprit Ibert. De plus, vous êtes sans honte pour en faire l’aveu ?

– Paix ! silence ! cria Simonne, ou bien je renonce à commencer la veillée ; et puisque chacun ici semble à l’avance s’effrayer du récit d’un conte, je dirai une histoire, une histoire véritable, qui s’est passée dans ce pays, il n’y a pas bien longtemps.

– Et nous ne la connaissons pas, cette histoire ? demanda-t-on de toutes parts.

– Non, vous ne la connaissez pas ; du moins, vous en ignorez les détails les plus curieux. Cousin Ibert, ajouta-t-elle en se retournant du côté du meunier, vous souvenez-vous de la folle que nous connaissions, dans notre enfance, la mère Main-d’Or ?

– N’habitait-elle pas cette maison un peu éloignée du bourg, et que l’on aperçoit d’ici ? Si je me souviens de la folle, demandez-vous, ma cousine ? Oh ! oui, je m’en souviens ! Elle m’inspirait dans mon jeune âge autant d’effroi que de dégoût.

– Pauvre femme ! s’écria Simonne. Son malheur a été aussi grand que sa folie inoffensive ! Elle n’a jamais cherché à faire, elle n’a jamais fait mal à personne !

– N’avait-elle pas épousé un bûcheron qui l’a ensuite abandonnée ? demanda le grand farinier.

– Je vais vous dire son histoire.

Et la vieille prit la parole en ces termes :

 

 

 

 

V

 

 

PAUVRE JODETTE.

 

 

Jodette, la vieille folle, avait été une jolie fille avant de faire peur aux enfants. Elle fut la plus heureuse des femmes pendant les trois premières années de son mariage avec le bûcheron Aubert, qui était, en même temps, le meilleur tourneur d’écuelles en bois de tous les environs.

Il fallait les voir tous les deux jaser et rire tout en travaillant : le mari occupé à ses écuelles, Jodette filant sa quenouille assise au pied du tour ; son marmot près d’elle, un beau garçon de dix-huit mois, qui se roulait sur ses jupes, en compagnie du chat familier et des poules effrontées qui venaient jusque-là avec leur famille.

Le petit garçon jetait des miettes qu’il voulait ensuite reprendre aux poussins ; la poule alors hérissait ses ailerons ; le chat avançait soit une patte, soit la langue ; l’enfant s’aidait des pieds et des mains pour disputer ce pain qu’il regrettait d’avoir donné ; la mère souriait d’aise en voyant son bambin si avisé, si frais et si fort.

Quant au tourneur d’écuelles, sa besogne avançait lentement. Son regard, allant trop souvent de sa femme à son fils et de son fils à sa femme, rendait ses mains inactives et son cœur bien joyeux.

– Mon Dieu, disait un jour Jodette, que je serais donc aise, si je voyais, en grandissant, notre cher petit garçon habillé de drap fin, et monté sur une belle mule noire, comme celle du frère Bruno, le quêteur du couvent.

– Je le défierais alors, répondit Aubert, de savoir faire une aussi jolie écuelle.

Il présentait avec orgueil son œuvre à sa femme.

– Et où serait le mal ? dit celle-ci en haussant les épaules et en faisant la moue. Le beau malheur, quand cet enfant ne connaîtrait jamais ton métier ! Que n’est-elle pleine d’or, ton écuelle, et mon chérubin à même d’en acheter tout ce que je souhaite pour lui !

– L’or peut venir ici avant l’âge du bambin ! J’ai le temps d’en jouir, moi aussi, répondit le père mécontent de la partialité de Jodette pour son enfant.

La maison de Michel Aubert n’était carrelée ni en briques rouges ni en dalles blanches ; le sol en terre glaise bien battue était aussi uni qu’un plancher passé à la varlope par un menuisier, à l’exception cependant de l’endroit où se trouvait placé le tour de Michel.

Il s’était formé là des crevasses, près des jattes pleines d’eau dans lesquelles le tourneur faisait tremper le bois nécessaire à son industrie.

La saison commençait à devenir rigoureuse ; la porte de la maison était fermée, et une pondeuse en retard avait son nid dans une corbeille au pied du berceau de l’enfant. La poule quitta son nid en relevant sa crête rouge, et dénonça sa fécondité par un chant de bonheur, et par une promenade accomplie d’un air fier autour de la chambre. Après quelques circuits, elle finit par s’arrêter près d’un des trous mentionnés plus haut. Un grain de blé qu’elle y trouva lui donna de l’activité pour en chercher un autre.

La patte de la poule fit sauter un objet, qui rendit un son métallique sur les ciseaux de Jodette oubliés à terre.

– Qu’est-ce ceci ? dit Michel en se baissant. C’est un louis ! un beau louis d’or. Mon doux Sauveur ! serait-il vrai ? s’écria-t-il en s’élançant vers une pioche, et en creusant l’endroit où avait gratté la poule.

Bientôt Jodette et Michel eurent devant eux une écuelle pleine de pièces jaunes et luisantes, de vraies pièces d’or !

Les deux époux étaient couverts de sueur, et tremblaient d’émotion.

La nuit commençant à venir, ils fermèrent le volet de la fenêtre, allumèrent la lampe, et ne touchèrent ni l’un ni l’autre au souper ; la joie leur avait ôté l’appétit.

Michel ne dormit pas cette nuit-là ; il pensa à tout ce qu’il pourrait faire le lendemain.

Il avait résolu de retourner toute la terre de la maison, espérant, par ce moyen, trouver le reste du trésor qu’il venait d’y découvrir.

Il enjoignit à Jodette de tenir la porte close, et de ne point attirer chez lui ni voisins ni voisines.

Par malheur, un charbonnier qui demeurait tout proche eut besoin d’allumer son feu avant de se rendre au travail. Son brasier étant éteint, il vint frapper au volet d’Aubert. Celui-ci aurait bien désiré faire la sourde oreille, mais la poule gloussait dans son nid, l’enfant criait dans son berceau ; le charbonnier s’autorisa du bruit qu’il entendit de l’intérieur de la maison pour se la faire ouvrir.

Michel se leva donc, maudissant l’importun ; il remplit un sabot de charbon ardent, entrouvrit sa porte, et parvint à se débarrasser de son voisin, sans que celui-ci ait eu le temps de faire l’inspection de son logis ; néanmoins, le tourneur était furieux.

Avant de se recoucher, il alla droit au nid de la poule, à laquelle il tordit le cou ; puis il dit à sa femme :

– Aussitôt qu’il fera jour, Jodette, tu habilleras l’enfant, tu le conduiras à Nozières, chez ta mère, qui en prendra soin, tandis que tu viendras m’aider ici.

Le cœur de Jodette se serra ; elle voulut répliquer, mais elle put se convaincre que son mari possédait une volonté qu’elle ne lui connaissait pas encore.

Dès le matin, elle se disposa donc à lui obéir.

Le petit garçon, chaudement enveloppé dans une jupe de futaine, reposait endormi sur les bras de Jodette ; Michel l’accompagnait.

À quelque distance de leur maison, le pas d’une mule leur fit tourner la tête.

– Bonjour, Michel ! dit le frère Bruno, le quêteur du couvent de Noirlac ; bonjour ! Où portez-vous cet enfant, Jodette ? Si vous le conduisez chez votre mère, je vais passer devant sa porte, et je me chargerai, sans inconvénient, de votre doux fardeau.

– Je vous aurai bien des obligations, répondit le tourneur d’écuelles.

– Si l’enfant se réveille, objecta Jodette, il pourra incommoder le frère.

– Ma mule est une bonne berceuse, répondit celui-ci ; soyez sans crainte, madame Jodette, avait-il ajouté en remarquant l’anxiété de la mère. Allons, bonsoir, et bon courage ! dit-il en prenant congé, car, je le suppose, c’est le travail seul qui nécessite l’absence de votre enfant.

Le bourg de Nozières est si proche d’Orval, la mule du frère Bruno était si sûre, et lui-même était si prudent, que la femme du bûcheron les vit s’éloigner sans prendre trop de chagrin.

Elle aida son mari à la recherche du trésor. Après avoir fouillé dans tous les coins de la maison, ils avaient trouvé assez d’or pour emplir un boisseau.

Le temps, vers le soir, devint âpre, pluvieux ; la nuit arriva de bonne heure, les deux époux se couchèrent, étant déjà trop riches pour s’égayer tout seuls près d’un bon feu.

Ils avaient à peine dormi une heure, lorsque le bruit du vent les éveilla. Il soufflait avec une telle violence, qu’on entendait au loin craquer les branches des arbres ; et, dans le foyer éteint, les tuiles de la cheminée tombaient pièce à pièce.

Le mugissement de la bise, mêlé au bruit de la pluie battant le chaume du toit, semblait être l’écho des sanglots et des pleurs de la terre châtiée par le courroux du ciel.

– Mon homme, dit Jodette, n’entends-tu pas à notre porte une voix qui gémit ?

– Je n’entends que le vent qui en secoue l’huis mal joint, dit-il.

– Si c’était un chrétien qui fût ainsi dehors, Michel ? Le ciel est noir et l’air souffle glacé ! Laisserais-tu ton frère exposé à s’égarer dans les bois, s’il se trouve obligé d’y chercher un abri ?

– Mal avisé ce soir est celui qui me demande asile. Ma fortune veut la porte close. D’ailleurs, cette voix que tu entends est peut-être celle d’un voleur. Et je te défends, dit-il à sa femme qui voulait se lever, je te défends de faire un pas hors de ce lit.

– Pour l’amour du bon Dieu ! disait une voix dehors.

Une forte rafale de vent empêcha le bûcheron et sa femme d’entendre la fin de la phrase.

La tempête continuait. Jodette était transie de peur.

– Ô mon cher Michel ! que je ressens d’effroi ! disait la pauvre femme, en saisissant l’une des mains de son mari.

Mais, hélas ! à la place de la pression douce et tendre qu’elle en attendait, elle se heurta contre quelque chose de dur et de froid comme le métal.

– Qu’ai-je touché, grand Dieu ? dit Jodette.

– De l’or ! de l’or ! de l’or ! disait Michel qui pensait à sa fortune, même en rêvant.

Sa femme le réveilla, elle tremblait de tous ses membres.

Cependant, le temps paraissait vouloir devenir plus calme, le silence était profond.

Tout à coup, des cris perçants suivirent ces mots :

– Les loups ! les loups ! À mon secours, Aubert ! C’est moi, Jodette ! C’est ta mère ! C’est ton enfant ! Jodette... Jodette...

Les deux époux s’élancèrent hors du lit, et coururent vers la porte qu’ils ouvrirent.

Quelque chose de velu frôla Aubert, avant de prendre la fuite ; c’était le loup.

Une femme, en s’affaissant sur elle-même, tendit à Jodette un gros paquet, d’où s’échappaient des cris d’enfant si terribles et si douloureux, qu’ils auraient attendri tout autre cœur même que celui d’une mère.

Aubert parvint, non sans peine, à faire luire quelques branches sèches dans le foyer. Jodette, à cette lueur indécise, débarrassa son enfant qui criait toujours des vêtements qui l’enveloppaient.

Sa bouche but, dans un baiser, sans pouvoir les tarir, les larmes de son cher enfant. Elle chercha dans ses langes ses deux petites mains, pour les réchauffer dans les siennes.

Ô ciel ! quel spectacle s’offrit alors aux yeux de la pauvre mère !

Les dents du loup avaient coupé en deux le bras gauche de l’enfant.

Les débris sanglants gisaient dans la couverture lacérée et marquée de grandes taches rouges.

Hélas ! pauvre Jodette, ce que ressentit alors ton cœur de mère, nul ne l’a jamais su.

Le lendemain de cette nuit si horrible, Jodette était une insensée que sa mère soignait seule.

Le bûcheron était parti, emportant avec lui son enfant mutilé. Il acheta, dit-on, avec son trésor, un château qui l’a rendu noble. Sa vie fut courte et sombre. Il cacha avec soin à son fils l’infortune de Jodette, de peur qu’un souci ne vint jeter son ombre sur la prospérité du nouveau seigneur.

 

 

 

 

VI

 

 

LES CRÊPES DE LA SAINT-MICHEL.

 

 

– Brrr ! quelle histoire, cousine Simonne. Par mon moulin, j’en ai le frisson ! s’écria le meunier Ibert en se levant. Je préfère les niches des farfadets à un récit aussi effroyable, et qu’on m’annonce encore comme une histoire !

– Mais, reprit un gros campagnard, la voisine n’a pas dit pourquoi on avait donné le nom de mère Main-d’Or à la folle ?

– C’est, répondit Simonne, parce que Jodette racontait sans cesse que son mari venait souvent la trouver dans sa solitude, et qu’il la caressait avec une main d’or qui la faisait souffrir et pleurer.

– Assez, assez ! je vous en conjure, reprit le meunier. Oudard, dit-il à son valet, apporte des brocs et des verres ; je veux de la joie ici. Et toi, Gillonne, fais sauter la première crêpe. Ne la manque pas surtout, ma fille ! Il me faut une noce avant la Saint-André !

On fit cercle autour de l’âtre. Les rires commencèrent.

Gillonne, armée d’une énorme poêle, la tenait au-dessus d’un feu clair, tandis que la vieille parente remuait, avec une cuillère de bois, les œufs, la farine et le lait, qu’on devait battre ensemble et jeter dans la friture aussitôt qu’elle serait chaude.

L’huile annonçait, par un frétillement précipité, qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour jeter la pâte aux crêpes dans la poêle. Les assistants étaient silencieux, de peur de troubler la jeune fille ; car, de son plus ou moins d’adresse, dépendait la réalisation du souhait de son père.

Malheur à l’imprudente qui laisse choir dans les cendres les crêpes de la Saint-Michel ! Elle est sûre de coiffer sainte Catherine cette année-là.

Oudard ne cherchait pas à dissimuler la joie qu’il ressentait ; mais, comme je vous l’ai dit plus haut, le rire allait mal à la bouche du grand farinier ; de plus, Gillonne était volontaire, vaniteuse et très-entichée de sa personne.

Lorsqu’une femme veut faire une blessure, elle sait à merveille choisir le côté faible de la victime.

Oudard n’avait d’autre fortune que ses deux bras. S’il convenait facilement de sa laideur, il avouait, avec plus de difficulté, qu’il était pauvre, par cette raison qu’il n’estimait rien au-dessus de la richesse. Le désir très-vif qu’il avait de devenir le mari de Gillonne n’était pas plus impérieux que le souhait ardent qu’il formait de posséder un jour le moulin du Moine. Du reste, les biens du meunier Richard Ibert lui paraissaient si naturellement être le complément de Gillonne, qu’il n’avait jamais pensé à la jeune fille sans la parer et l’entourer de son plus grand mérite, c’est-à-dire, de tout ce qui devait composer dans l’avenir la succession de son père.

La fille du meunier était de moyenne taille. Elle avait les joues rondes et rouges comme des pommes d’api. Ses yeux, trop petits pour être beaux, avaient une expression un peu malicieuse. Elle les fixa sur la compagnie ; sa main adroite fit sauter la friture dans la poêle sans répandre autour d’elle une seule goutte d’huile ; puis, avant d’avoir reçu le premier applaudissement de la compagnie, elle dit ces mots d’un ton fort résolu :

– Vous tous qui êtes ici, retenez bien ce que j’avance ; je n’épouserai qu’un homme qui, en beaux deniers à lui, pourra m’acheter des pendants d’oreilles et un affiquet d’or pour retenir ma coiffe de mariée.

– Ce ton-là est trop solennel dans une plaisanterie, Gillonne, lui dit le meunier, évidemment plus contrarié encore de la réflexion qu’il ne le laissait voir.

La jeune fille ne répondit rien ; mais elle conserva toute la soirée un air satisfait et mutin, qui provoqua cette remarque de la part de Simonne aux voisins qui la reconduisirent chez elle :

– La jeunesse pourrait souvent puiser une leçon dans l’histoire du passé ; mais elle préfère, comme Gillonne, la recevoir de sa propre expérience.

– Et nous, voisine, qui sommes vieux, répondit le campagnard auquel elle s’était plus particulièrement adressé, nous avons peut-être tenté le diable en parlant d’or un jour de Saint-Michel. Ces conversations-là sont parfois aussi traîtres que la visite d’un farfadet.

 

 

 

 

VII

 

 

PÉRIPÉTIES.

 

 

Après la retraite des amis du meunier, Oudard verrouilla solidement la porte principale de l’habitation ; il gagna son lit avec la pensée d’un homme qui espère que la solitude bercera, par des rêves, une réalité trop affligeante.

Le grand farinier avait lu dans la pensée de Gillonne comme un homme lettré lit dans un livre ; et il lui était arrivé la même chose qu’au savant qui s’égare dans un texte en y cherchant le sens d’une pensée sérieuse qui ne s’y trouve pas.

Gillonne avait voulu mortifier l’air suffisant de son prétendu. La pensée des autres avait été plus loin que la sienne. Oudard eut le tort de l’en faire apercevoir.

Le grand farinier s’était retourné vingt fois dans son lit sans avoir pu y trouver une bonne place. Durant sa longue insomnie, le moulin, les noix, les vignes du meunier et sa fille Gillonne dansèrent au bras d’un propriétaire inconnu devant l’imagination troublée du malheureux Oudard. En sorte que, le jour venant comme d’habitude éclairer son humble réduit, il éprouva un bonheur indicible en se retrouvant encore en possession de tout ce qu’il avait cru perdu à jamais.

– Rêves et folie ! s’écria-t-il en se levant.

Il endossa donc lestement ses habits de travail, et courut à sa meule, qu’il revit avec la joie d’un naufragé qui touche la terre. Alors, avec autant de confiance qu’il avait conçu de doutes sur son bonheur quelques instants plus tôt, il aborda Gillonne en la plaisantant sur son habileté à retourner les crêpes. Il tint aussi à lui faire convenir, séance tenante, que sa prétention à se parer d’un affiquet d’or le jour de son mariage n’était qu’un projet orgueilleux rejeté par le bon sens.

Dès ce moment, la jeune fille regarda comme sérieuse la plaisanterie qu’elle avait faite. Ce fut en vain qu’Oudard, s’apercevant de sa sottise, voulut la réparer par une plus grande soumission à ses caprices. Son humilité n’eut pas plus de succès auprès d’elle que les remontrances de son père.

 

 

 

 

VIII

 

 

LA FOIRE D’ORVAL.

 

 

Dans ce temps-là, comme de nos jours, il se tenait à Saint-Amand, le premier lundi d’après la Saint-Luc, une foire connue sous le nom de foire d’Orval. La foire d’Orval est suivie de réjouissances qui duraient huit jours au temps passé. Les marchands étrangers y venaient de tous les points de la France ; ils apportaient dans le pays des marchandises inconnues aux habitants ; aussi, les achats des parures de luxe, ainsi que la visite des parents éloignés, étaient-ils remis à cette époque.

Autrefois, les marchands forains établissaient leurs baraques sur un emplacement proche le pont du Cher, dont le terrain faisait encore partie du territoire de la commune d’Orval, ce qui explique pourquoi ce nom de foire d’Orval lui a été conservé. Aujourd’hui, le commerce des petites localités est si étendu, les communications avec les grandes villes sont si fréquentes, que le plus grand attrait de cette foire est absolument perdu ; mais au temps de Gillonne, sa splendeur était à son apogée et les visites que la jeune fille fit aux marchands forains augmentèrent encore sa vanité et son dessein de posséder des bijoux qu’elle y voyait étalés en profusion.

Oudard avait économisé les gages de six mois. Il sacrifia la pensée d’acheter un habit neuf, et s’en alla à la foire pour y marchander les objets qui devaient être les arrhes de son bonheur à venir. Le pauvre garçon revint de Saint-Amand sans avoir rien pu acheter. Dès ce moment, le chagrin d’Oudard se changea en monomanie, en idée fixe sur le moyen de se procurer des pendants d’oreilles et un affiquet d’or.

Le jour de la Toussaint, les habitants du moulin du Moine allèrent ensemble entendre la messe à Orval.

Un givre épais couvrait la campagne. Ainsi habillée de blanc comme une jeune épousée, la nature ne présentait plus le spectacle attristant des nudités de l’hiver qui achevait de dépouiller les bois. Quelques rayons de soleil faisaient paraître moins rude le froid assez vif de la matinée ; d’ailleurs, venant de quitter un bon feu, chaudement vêtus, n’ayant qu’un court trajet à faire, nos voyageurs n’éprouvaient, à l’aspect des frimas, que ce bien-être un peu égoïste que chacun ressent chaque fois qu’on se trouve pourvu du nécessaire, en face d’une circonstance où il aurait pu manquer.

Seul le grand farinier était soucieux, parce qu’il avait, le matin même, entendu Gillonne dire à sa vieille parente :

– Pourquoi mon père s’obstine-t-il à me faire épouser un homme qui ne pourrait même pas m’acheter un crochet d’argent pour mon manteau !

Elle agrafait le sien en disant ces paroles ; elle se tut en apercevant Oudard, qui entrait dans la maison.

Le grand farinier s’agenouilla comme tout le monde à la messe ; mais son corps seul assista à l’office, et ses yeux voyaient en souvenir les pendants d’oreilles et l’affiquet d’or qu’il avait si infructueusement marchandés à la foire.

Ce fut en vain que le servant de messe agita la clochette pour l’inviter à baisser la tête au moment de la bénédiction du Saint-Sacrement.

Le prêtre qui officiait à Orval, après avoir fait la génuflexion devant l’autel, se retourna du côté des assistants, tenant dans ses mains l’ostensoir en vermeil ciselé, le don du roi Louis IX. Il fit, avec la croix bénite, le signe sacré.

Chacun étant courbé à ce moment, le regard d’Oudard ne rencontra aucun obstacle pour contempler l’œuvre d’orfèvrerie qui renfermait le Saint des saints.

Il demeura ébloui en remarquant, pour la première fois, le métal reluisant et jaune du reliquaire.

Jusqu’à ce jour, Oudard, dans de semblables circonstances, était trop anéanti dans son humilité en face de son Sauveur pour s’occuper de la beauté de l’ostensoir, mais, comme je l’ai déjà dit, le pauvre valet d’Ibert, pris par une idée fixe, ne voyait plus partout que de l’or.

Il soupira, en songeant combien il avait fallu en dépenser pour acheter une aussi belle chose que la croix d’Orval.

Le meunier Ibert, en sortant de l’église, entra dans une maison du bourg, afin de s’y chauffer. On l’invita, ainsi que Gillonne, à passer le reste de la journée à Orval.

– Allons, cousin Ibert, décidez-vous, lui disait-on, la lune luit jusqu’à dix heures ; elle éclairera votre retour au moulin, et Gillonne nous racontera, à la veillée, tout ce qu’elle a vu de beau pendant la foire d’Orval.

Le meunier résista aux pressantes sollicitations de son parent ; il objecta que leur retour au moulin était indispensable pour le soin des bestiaux, Oudard devant aller le soir même, à Saint-Amand, porter au couvent des capucins une demi-poche de farine attendue depuis plusieurs jours.

Richard Ibert, sa fille et sa vieille parente, quittèrent donc Orval vers trois heures de l’après-midi ; le grand farinier partit à la même heure pour se rendre au couvent des capucins, qui se trouve situé à peu de distance d’un pont construit sur le Cher.

Cet établissement est aujourd’hui converti en hospice.

Oudard but un verre de vin chez les pères ; et, la nuit étant proche, quoiqu’il fût encore de bonne heure, il reprit la route d’Orval.

 

 

 

 

IX

 

 

LA TENTATION.

 

 

Oudard marchait lentement, la tête basse, l’inquiétude de son esprit roulant dans un cercle de désespoir, au milieu duquel apparaissait, comme un point lumineux de convoitise, l’ostensoir de l’autel, le reliquaire du pieux croisé.

Le sentier était étroit et le jour indécis.

– Ohé ! l’ami, dit quelqu’un en frappant sur l’épaule d’Oudard, qui fit un soubresaut ; vous faites une triste mine à la veille d’une noce !

– Hein ! qu’est-ce que c’est ? s’écria le grand familier, relevant la tête et faisant un geste pour se signer en se voyant face à face avec un individu plus haut que lui d’une coudée, vêtu de noir des pieds à la tête, et dont les pas légers lui avaient permis d’approcher si près d’Oudard, que celui-ci trembla de tous ses membres sans pouvoir maîtriser ses frissons.

– Pourquoi la jolie fille s’en va-t-elle seule avec son père ? reprit la voix de l’étranger. Mieux eût valu pour vous, en pareil cas, laisser jeûner les moines.

Le grand farinier parvint à surmonter son premier effroi pour lui répondre :

– Je suis un valet, et non le maître d’agir selon mon bon vouloir. Comment ignorez-vous cette circonstance, vous qui semblez si bien connaître mes autres affaires ?

– Je puis bien connaître sans maléfice ce que j’ai vu, répondit l’homme habillé de noir. N’est-ce point en votre compagnie que la meunière du moulin du Moine a regardé d’un œil si ardent et si envieux les pendants d’oreilles et l’affiquet d’or que vous êtes venu me marchander plus tard ?

– Comment ! reprit Oudard, vous seriez le marchand forain qui...

– Qui a trouvé votre bourse trop plate. Oui, je suis ce marchand forain, dit l’étranger, en faisant éclater un rire faux d’un timbre aigu. Je suis un vendeur et un acheteur d’or. Comment, de par tous les juifs, un garçon de votre sorte se laisse-t-il aller ainsi au découragement, sans chercher au moins un honnête moyen de sortir d’embarras ?

– Je n’ai rien à vendre, répondit le pauvre farinier ; je vous croyais parti.

Cette réflexion était le souhait de sa conscience en danger.

– Je ne quitterai le pays que demain à l’aube, répliqua l’étranger. N’auriez-vous pas quelque part une vieille croix en or de défunte votre mère ? Ou bien son gobelet d’argent, inutile désormais sur le dressoir ? Je vous changerai volontiers ces sortes de choses, voire celles d’une autre nature que vous pourriez vous procurer. Je ne m’informe jamais, ajouta-t-il, d’où viennent les objets qu’on m’apporte à vendre, et je donne, en retour de la valeur intrinsèque, des bagatelles comme celle-ci.

Il fit alors jouer le ressort d’une boîte qu’il tenait cachée sous ses habits ; et Oudard, malgré l’obscurité qui commençait à confondre la brume en une seule teinte grise, Oudard vit dans la boîte les pendants d’oreilles et l’affiquet d’or convoités par Gillonne, et que sa bourse était impuissante à lui donner.

– Bonsoir, dit l’étranger en serrant les bijoux ; bonsoir, ou plutôt au revoir, mon jeune ami. Au premier chant du coq, vous me retrouverez à cette place ; mes emballages sont terminés ; mes marchandises et moi, nous prendrons demain la route de Sainte-Senère, par Châteaumeillant... Adieu.

 

 

 

 

X

 

 

LE SACRILÈGE.

 

 

Oudard le vit s’éloigner avec un soulagement inexprimable. Il essaya de penser à autre chose qu’à cette funeste rencontre ; mais, malgré lui en quelque sorte, son esprit y revenait toujours. Il se sentait aussi doublement malheureux depuis qu’il avait revu les pendants d’oreilles et l’affiquet d’or, sans avoir rien à donner en échange de ce qui seul pouvait lui procurer le bonheur.

Il atteignit Orval dans ces dispositions. Un silence profond régnait dans le petit bourg ; beaucoup de volets étaient fermés. Quelques lumières brillaient çà et là ; toutes les portes étaient closes. Une seule cependant, celle de la chapelle, restait entrebâillée, sans doute par un oubli du sacristain, qui devait réparer cette négligence en sonnant l’Angélus.

Oudard, après avoir vidé sa farine chez les capucins, avait entortillé le sac qui la contenait au bout d’un bâton de cornouiller qu’il portait appuyé sur son épaule.

En passant devant l’église ouverte, il se dit :

– Peut-être ferais-je bien d’entrer là, me recueillir un peu ; une prière ne serait pas de trop après la rencontre que je viens de faire.

Votre désir est un péché, Oudard, lui criait sa conscience... Ce n’est point pour prier Dieu que vous voulez entrer dans la chapelle ; c’est pour y revoir l’or fin de l’ostensoir, c’est pour y voler la croix d’Orval, et l’échanger ensuite contre les joyaux qui sont dans la poche de l’étranger.

Passez votre chemin, Oudard ; si vous êtes sage, détournez vos yeux de cette convoitise ; sans cela vous êtes perdu.

Il ne fut pas plus retenu par cette voix que par l’avertissement de son ange gardien, qui le fit trébucher en passant le seuil de l’église.

L’intérieur de la chapelle était sombre ; seul le pied de l’autel était éclairé par la lueur blafarde de la lune, et la petite croix en vermeil jetait un éclat d’or dans un de ses rayons.

Oudard traversa à grands pas l’église, dénoua lestement le sac qu’il portait au bout de son bâton, enfouit dedans, avec la même célérité, la croix bénite, et sans éprouver ni hésitation, ni remords, il remit son bâton sur son épaule, et se retrouva, quelques minutes plus tard, sur la place du bourg, où il rencontra le sacristain qui sortait de chez lui.

– Déjà de retour ? dit celui-ci en l’abordant. Le meunier Ibert peut se vanter d’avoir le valet le plus diligent de la commune.

– Je viens de me souvenir, ajouta Oudard sans répondre au sacristain, que j’ai oublié le but principal de ma course chez les capucins ; je serai forcé d’y retourner. Heureusement que le ciel sera clair encore deux heures ; j’aurai le temps d’être revenu avant la nuit noire.

– Attendez-moi un instant, dit le sacristain ; après l’Angélus, nous ferons route ensemble ; j’ai ce soir affaire en ville.

Cette proposition fit trembler Oudard, et le força de changer le plan qu’il avait conçu de retourner à Saint-Amand, afin d’y retrouver le marchand forain.

La société est toujours importune lorsqu’on est décidé à mal faire ; mais elle devient impossible entre deux fautes, dont l’une est commise et l’autre en projet ; d’ailleurs, la seconde n’est ordinairement que le complément de la première ; car il arrive souvent qu’une fois engagés dans la route de la perversité, nous ne pourrions rebrousser chemin qu’en faisant connaître notre point de départ à tout le monde, et l’on persiste quelquefois dans une voie criminelle avec un vague désir d’agir autrement. C’est la voix de la conscience qui se fait entendre alors.

 

 

 

 

XI

 

 

REMORDS.

 

 

Oudard venait de faire son premier pas dans le vice. Son crime était si odieux, qu’il lui donna tout de suite la ruse et l’aplomb des malfaiteurs de profession.

Il eut le courage d’entrer dans l’église, de tremper sa main dans l’eau bénite, et de la porter à son front.

Il entendit le son des cloches sans trembler, ni frémir : il revit l’autel presque sans émotion, et parut réfléchir, en quittant le lieu saint, sur l’urgence de la commission qu’il avait à faire chez les capucins.

– Tout bien considéré, dit-il au sacristain, je ne retournerai pas ce soir à Saint-Amand. J’ai bu un coup de trop, je me sens malade ; je m’en vais de ce pas retourner au moulin.

C’est ainsi que le grand farinier quitta l’homme qu’il redoutait le plus. Sa bonne étoile le lui avait fait rencontrer d’une façon si naturelle qu’elle lui fournissait une garantie contre le soupçon du vol de la croix.

Il ne faut pas confondre l’homme qui cache une honte avec celui qui voile sa misère. Le premier est imprudent, le second est timide.

Rien ne donne autant de hardiesse qu’un vice inconnu, qu’une faute non châtiée.

Oudard, venant d’échapper au premier péril que lui attirait son vol, calcula, avec une rapidité effrayante, toutes les chances qu’il avait de retourner près du marchand forain sans rencontrer personne.

Il prit donc le sentier qui conduisait au moulin du Moine, résolu de faire un crochet à moitié chemin et de gagner, à travers champs, la route de Saint-Amand et le pont du Cher qu’il lui fallait traverser.

Oudard, en quittant le village, mit une certaine lenteur dans sa marche ; puis, lorsqu’il eut perdu de vue les dernières maisons d’Orval, il regarda aux alentours, et calma ses esprits troublés, en considérant la solitude complète dans laquelle il se trouvait.

La lune paraissait vouloir se mirer dans le Cher qu’il laissait à sa droite.

La gelée commençait à durcir le terrain qu’il foulait.

Le grand farinier précipita sa marche. Il respirait bruyamment et avec effort. Le bruit de ses soupirs, répété par l’écho, lui causa une vague inquiétude. Le craquement de ses pas, qui se reproduisait uniformément, lui mit au cœur une épouvante impossible à exprimer, et qui, au lieu de s’affaiblir, grandissait à mesure qu’il avançait dans sa route.

Il essaya de surmonter l’effroi dont il était saisi. Mais, que devint-il, hélas ! lorsqu’après un regard effaré jeté à gauche, il vit l’ombre d’un homme s’allonger à son côté et le suivre pas à pas. Cette ombre tenait à son épaule quelque chose, ayant la forme d’un canon de fusil, lequel paraissait sans cesse menacer le malheureux Oudard. Il eut le courage de s’arrêter ; l’ombre s’arrêta. Le cœur lui manqua pour faire une interrogation. Il ferma les yeux, attendant la mort.

Lorsqu’il les ouvrit, quelques secondes plus tard, tout étant muet autour de lui, il reprit sa course avec plus de précipitation. Aussitôt, les pas qu’il avait déjà entendus multiplièrent leurs sons à son oreille alarmée. Ses yeux, presque sortis de leur orbite, suivaient avec anxiété les mouvements du canon de fusil, qui, toujours braqué de son côté, semblait n’attendre qu’un signal pour tuer sur place le valet malfaiteur.

Oudard marchait toujours sans avancer beaucoup dans son trajet, tant la frayeur ralentissait tous ses mouvements. Cependant, il atteignit le coin d’un pré qu’il pensait devoir traverser pour se rendre à Saint-Amand.

Oserait-il bien prendre ce chemin, sous le poids de la terreur affreuse occasionnée par la vue de ce fusil toujours prêt à lui ôter la vie ? Oui, il l’osera : l’homme en faute marche, marche toujours. Ah ! s’il possédait autant d’énergie pour rester vertueux que pour devenir criminel.

Oudard, tremblant de crainte, fit un effort suprême pour prendre le détour qui devait le conduire près du marchand forain. Il avança d’abord une jambe dans cette direction, puis l’autre ; mais ce fut en vain qu’il essaya de faire un pas de plus. Droit et raide à la même place, ses membres lui refusèrent tout service. Ses pieds semblaient avoir pris racine en cet endroit.

Le grand farinier, cloué au sol par le crime, vit avec une horreur profonde le pâle flambeau de la nuit décroître et puis s’éteindre derrière les bois de la côte de Meillant. D’épaisses ténèbres couvrirent la terre noire et froide comme un cercueil. Le vent du nord, en fouettant le visage du coupable, semblait remplir de remords son cœur agité, lequel, bien que glacé, battait encore suffisamment pour le faire souffrir.

Ah ! quelle nuit que cette nuit d’angoisses, cette nuit passée tout entière sans pouvoir faire un mouvement, un seul pas pour la délivrance !

Le coup de fusil dont il se croyait toujours menacé n’aurait pu lui causer une terreur plus vive que le bruit d’une feuille tombant à terre.

Le cri de l’orfraie, le murmure sourd et plongé de la cascade du moulin, lui semblaient autant de glas sonnant ses funérailles.

Et dans quelles circonstances allait-il paraître devant son juge, le voleur de la croix d’Orval !

 

 

 

 

XII

 

 

REPENTIR.

 

 

Cette réflexion, et bien d’autres tout aussi amères, gonflèrent son cœur durant cette cruelle veillée et le tourmentèrent jusqu’à l’aube.

– Déjà le jour ! se dit Oudard, en entendant le cri du coq, et en apercevant une ligne rose dans le ciel si noir ; déjà le jour, déjà la lumière ! Oh ! comment fuir cette lumière, qui doit dévoiler mon crime aux yeux de tous ! Être cloué là, quel supplice, Seigneur !

Une larme tomba des yeux du grand farinier. Ce n’était qu’une larme arrachée par l’attente d’une humiliation pire que la mort. Cette larme roula avec amertume et sans fruit sur les mains coupables du voleur. Cependant, l’attendrissement changea le cours de ses idées cupides.

– Ah ! que ne puis-je, se dit Oudard intérieurement, que ne puis-je reporter cette croix sur l’autel et y faire le vœu de renoncer pour toujours à la richesse que j’ai tant désirée ! Mon Dieu, qui m’écoutez, s’écria-t-il enfin, mon Dieu, punissez ma faute en la rendant publique, mais acceptez mon repentir par votre saint amour.

En achevant ces paroles, il jeta loin de lui le bâton, le sac et la croix qui était dedans.

Cet acte ne fut pas plus tôt accompli que ses pieds, comme par miracle, se détachèrent du sol. Oudard, se sentant libre, courut, sans reprendre haleine, jusqu’au moulin. Le chien de garde le laissa rentrer sans aboyer, et, grâce au sommeil général, le grand farinier put se glisser dans son lit sans avoir été aperçu.

Le lendemain, Richard Ibert accusa son valet d’ivrognerie. Celui-ci avait le visage aussi rouge qu’une cerise ; son regard était inerte ; il écouta, sans répondre un seul mot, la réprimande de son maître, et, s’autorisant de la méprise, il ne se leva point.

Vers le milieu du jour, la vieille parente annonça au meunier qu’Oudard était atteint d’une grosse fièvre qui lui donnait le délire.

– Il ne parle que d’affiquets d’or, dit-elle ; et bien qu’il soit couvert de sueur, il refuse toute boisson, en se plaignant du froid.

Le meunier ouvrait la bouche pour reprocher à Gillonne le peu d’intérêt qu’elle témoignait au pauvre malade, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée de plusieurs personnages d’Orval, au nombre desquels se trouvaient le maire et le sacristain.

– Nous venons, dirent-ils, vous annoncer un évènement aussi étrange que fâcheux. La croix de l’autel d’Orval a été volée hier après la bénédiction ; nous faisons, pour la retrouver, une perquisition générale chez tout le monde, de peur d’offenser qui que ce soit par un soupçon. D’ailleurs, nous n’en avons conçu que sur un marchand forain, qui était hier à l’église d’Orval, et qui a quitté Saint-Amand cette nuit. Quelques personnes prétendaient même l’avoir aperçu suivant le même sentier qu’Oudard.

– Mais où donc est-il ? demanda le sacristain.

– Dans son lit, assez malade, répondit le meunier.

– Tiens ! il ne me mentait donc pas hier, repartit le sacristain. J’avais cru que la maladie dont il se plaignait était une défaite pour ne point m’accompagner à Saint-Amand, où je l’invitais à me suivre. Eh bien ! messieurs, ajouta-t-il, commençons nos recherches par sa chambre ; nous lui dirons bonjour plus tôt à ce brave garçon.

Ils entrèrent tous chez Oudard, qui fut tout de suite au fait du motif de leur visite ; car, il n’était atteint d’aucun délire, et, s’il feignait d’être malade, c’était afin de se dispenser de répondre exactement aux questions qu’on pouvait lui adresser.

Le maire lui tâta le pouls.

– Il ne l’a qu’agité, dit-il, mais ses lèvres sont si décolorées, et ses yeux si hagards, que je le crois, malgré cela, bien malade. À quelle heure est-il donc rentré cette nuit ? demanda-t-il.

– Je n’en sais, ma foi ! rien, répondit Ibert ; mais il a dû lui arriver quelque chose d’extraordinaire, car je n’aperçois auprès de lui ni son bâton, ni son sac.

– Vous n’irez pas loin pour les retrouver ; le chien vous les rapporte, repartit le sacristain en montrant le fidèle animal qui tenait effectivement dans sa gueule le sac et le bâton du grand farinier.

Les dents de celui-ci claquèrent de terreur à cette vue.

Le meunier se saisit du sac, et le secoua, évidemment sans intention. Le sac se trouva vide.

Cette circonstance n’étonna qu’Oudard, qui paraissait en proie à des souffrances convulsives. La compagnie le quitta, en le laissant aux soins d’une vieille parente, et en conseillant au meunier d’envoyer Gillonne chercher tout de suite un confesseur et un médecin, car son valet leur avait paru presque mort.

 

 

 

 

XIII

 

 

PÉNIBLE AVEU.

 

 

Le lit du grand farinier avait la forme d’une énorme boîte en sapin. Il était adossé à la muraille d’un vaste corridor, dans lequel on déposait les ustensiles et toutes les choses dont l’usage était journalier.

Les femmes se tenaient avec leurs rouets dans cette espèce de passage. La vieille parente étant allée faire du thé, sur la demande de Gillonne, et le meunier reconduisant les gens d’Orval, la jeune fille s’y installa avec sa quenouille. Elle se trouvait là plus à portée pour répondre aux allants et venants, qui avaient habituellement affaire au moulin.

Gillonne s’était aperçue avec une grande épouvante de tout ce que la conduite d’Oudard avait d’incohérent. Sa maladie lui paraissait inexplicable. Néanmoins, elle était bien loin de soupçonner l’horrible faute qu’il avait commise, lorsque celui-ci lui en fit le triste aveu, en l’accompagnant du récit exact de tout ce qu’il avait souffert durant cette horrible nuit passée dans des angoisses telles, que leur souvenir seul le rendait presque insensé.

– Hélas ! ajouta-t-il, je n’ai pas le courage d’aller au-devant de la maréchaussée, qui ne tardera sans doute pas à venir m’arrêter, et ma honte est si grande devant le bon Dieu, que je n’ose plus implorer sa miséricorde.

Gillonne l’écoutait, rouge de confusion et la tête basse. Sa conscience lui reprochait impérieusement d’être la cause indirecte de la faute du grand farinier. Cependant, elle éluda avec assez d’adresse d’en convenir avec lui.

Elle garda donc intérieurement le remords bien naturel qui l’accablait, pendant le pénible aveu d’Oudard, qu’elle essaya de consoler avec tout le bon vouloir d’un cœur sincèrement repentant et affligé.

– Prenez courage, Oudard, dit la jeune fille. La croix n’est déjà plus dans le sac, c’est un miracle qui peut être suivi d’un autre. Adressez-vous au bon Dieu. Lui seul peut vous venir en aide, et je me mettrai bien volontiers de moitié dans les prières que vous lui ferez pour obtenir votre pardon.

– Serait-il vrai, lui demanda le farinier, que vous vouliez bien faire quelque chose pour mon salut ?

– Certainement, répondit-elle, je ferai pour votre, âme tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire. Avez-vous quelque chose de particulier à me demander sur ce sujet ?

– Vous pouvez me rendre un grand service, répondit-il. Je ne possède que l’anneau d’or de ma mère, et six écus que je destinais à m’acheter un habit neuf. Je viens de me rendre indigne de vous offrir cet anneau, Gillonne, et désormais tous les habits seront assez bons pour moi ; donc, si vous voulez vous rendre demain à Saint-Amand, je vous donnerai ces objets pour en faire des aumônes sur cette route que j’ai voulu suivre pour aller vendre la croix. Mais il faut agir très-secrètement, entendez-vous !

– Fiez-vous à moi ! répondit Gillonne vivement, en entendant le pas de son père dans la chambre à côté.

Le meunier vint droit au lit d’Oudard, qui se cacha dans les draps en feignant le sommeil.

– Ne le réveillez pas, père, dit Gillonne ; le repos est la seule chose qui puisse le guérir... Permettez-moi, ajouta-t-elle, d’aller demain à Saint-Amand, j’irai demander à déjeuner à dame Asseline, la mercière du coin des Carmes. Depuis longtemps, elle m’invite à l’aller voir ; je serai aise de lui porter aussi le panier de noix et de fruits que nous lui donnons chaque année en retour de ses bonnes réceptions.

Ibert fit observer qu’il serait peut-être plus prudent d’aller le même soir en ville, pour y chercher le médecin. Mais Gillonne ajouta qu’en passant devant le couvent des Capucins, elle prierait le frère droguiste de venir jusqu’au moulin ; et la chose fut ainsi arrangée.

Gillonne, munie de l’anneau d’or et des six écus du grand farinier, partit le lendemain de fort bonne heure pour Saint-Amand.

Elle avait mis, pour se rendre en ville, une coiffe blanche, dont les deux barbes plissées se croisaient sur le sommet de la tête. Sa jupe en cotonnade, d’un beau rouge, était relevée dans les poches sur un autre jupon en droguet épais, à raies noires et bleues. Son tablier était en fine toile de lin, et elle avait passé, dans son bras droit, le panier plein de fruits qu’elle destinait à dame Asseline.

 

 

 

 

XIV

 

 

LA RÉPARATION.

 

 

L’esprit de Gillonne s’était mûri d’une expérience salutaire depuis l’aveu de la faute d’Oudard ; elle en acceptait généreusement la responsabilité dans son cœur, et son âme repentante implora le Seigneur avant de se mettre en route, le suppliant d’accepter la seule réparation qui fut au pouvoir de son fiancé.

Lorsqu’elle fut à une petite distance de la voie romaine, le bruit d’une cliquette lui fit tourner la tête de ce côté-là.

Elle aperçut de loin deux pauvres lépreux, bien reconnaissables par la croix jaune qui ornait leurs vêtements ; ils l’avertissaient d’éviter leur présence, et, en même temps, ils imploraient son secours. Une sébile, posée au milieu de la route, était destinée à recevoir l’aumône des passants, moins infortunés que les pauvres malades qui allaient, en mendiant, chercher un refuge à l’infirmerie de Noirlac.

– Ayez compassion de nous, Seigneur ! murmura Gillonne en déposant dans la sébile des lépreux la première aumône expiatoire du voleur de la croix d’Orval.

La jeune fille atteignait le pont construit sur le Cher. Là, un jeune enfant lui tendit sa petite main rougie par le froid.

– Au nom de cette misère innocente, pardonnez-nous nos convoitises ! dit Gillonne, qui poursuivit sa route après avoir donné à l’enfant le second écu du grand farinier.

Gillonne avait passé le couvent des Capucins.

Quelques pauvres maisons bordaient, à sa droite, le chemin qu’elle suivait. Des cris perçants semblaient sortir de l’intérieur de l’une de ces maisons. Gillonne s’y arrêta. Une femme, ou plutôt une furie tant elle avait le visage décomposé par la colère, y châtiait un enfant mutin. L’enfant aperçut Gillonne : il se réfugia près d’elle. La jeune fille lui offrit des noisettes pour la consoler. Alors, la maîtresse du logis se tourna contre Gillonne.

– Que fais-tu là, effrontée ? dit-elle. Passe ton chemin, curieuse ! Est-ce parce que tu as le moyen d’être fainéante que tu viens ici en habits neufs pour insulter à ma misère ? Va-t’en ! va-t’en ! vociféra-t-elle, sans vouloir écouter la jeune fille qui ne s’était arrêtée qu’avec l’idée d’être utile.

– Femme, femme, disait la voix dolente d’un pauvre moribond ; femme, n’injurie pas ! Ne rends personne responsable de mon infirmité et de ton malheur !

– Si quelque chose est insultant ici, c’est sa présence, dit-elle en poussant la jeune fille hors de sa maison, sur la porte de laquelle s’étaient déjà groupées quelques voisines.

Celles-ci prirent fait et cause pour la femme colère et toutes ensemble injurièrent Gillonne.

Celle-ci s’éloigna donc ; mais lorsqu’elle fut à une certaine distance, elle revint subitement sur ses pas, arriva au seuil de la maison d’où l’on venait de la chasser si honteusement, et y déposa ce qui restait des écus du coupable.

Gillonne venait de rendre le bien pour le mal dans sa dernière aumône réparatrice.

– Ne nous châtiez pas selon votre justice, Seigneur ! dit-elle en s’éloignant.

 

 

 

 

XV

 

 

DAME ASSELINE.

 

 

– Bonjour et salut à la jolie meunière ! dit dame Asseline, en accueillant Gillonne sur la première marche du perron qui conduisait à sa boutique. Je pensais à vous, ma mignonne, ajouta-t-elle en l’introduisant. Qu’apportez-vous là, ma chère ? Ah ! ce sont des poires fraîches comme vos joues, Gillonne ! Et des noisettes aussi grosses que des œufs de colombe.... et encore des noix ! Vraiment ! le meunier n’a rien oublié que lui-même ! De plus, son messager vaut tous ses présents. Mais entrez donc, ma fille ! car outre les nouvelles que j’attends de votre père, je suis impatiente d’apprendre quelque chose de nouveau touchant le vol de la croix d’Orval !

Gillonne ouvrit la bouche pour répondre.

– Ciel ! dit dame Asseline en l’interrompant, ciel !... Si quelque chose doit être dit, attendez, du moins, que je vous aie offert deux doigts de vin bien épicé ; et qu’ensuite, seules au coin d’un bon feu, nous puissions jaser à l’aise sans courir le risque de voir notre conversation interprétée par les bourgeois flâneurs qui promènent leurs ennuis, ou bien par des ouvriers préférant un coup de langue à un coup de rabot. Quant à moi, que le mutisme punisse sur l’heure l’intempérance de ma langue si je lui donne carrière autrement que pour la plus grande utilité de mon commerce ! Eh ! bien ! jeune fille, vous voici muette ? Ne saurai-je donc rien de nouveau sur le vol de cette croix qui occupe tout le monde ici ?

Gillonne ignorait les dix versions que dame Asseline raconta sur ce qui s’était passé à Orval, le jour de la Toussaint. Elle savait seulement que la croix d’Orval avait été volée, et qu’on soupçonnait de ce méfait, à tort sans doute, un marchand forain.

– Les marchands forains ! Allons donc ! repartit dame Asseline. Ils sont partis depuis huit jours. Le fait a été constaté par la maréchaussée, qui s’est mise à leur poursuite. Quant à la rencontre d’Oudard avec l’un d’eux, soyez assez prudente, dit-elle à Gillonne, pour ne point vous mêler, même en parole, de ce qui pourrait devenir pour vous plus tard un cas de conscience embarrassant. Le valet de votre père est malade, vous lui avez envoyé un confesseur et un médecin ; c’est tout ce qu’il a droit d’attendre de votre charité. Faire plus, ce serait trop. Quant à nous, voici le second coup de la messe qui sonne aux Carmes ; si vous êtes suffisamment réchauffée, et qu’une prière à la sainte Vierge ne vous semble pas inutile, suivez-moi à la messe ; je vous promets, au retour, un excellent déjeuner.

Gillonne suivit donc dame Asseline à l’église ; la jeune fille pria avec ferveur, puis, après la messe, elle s’approcha timidement de l’autel et posa dessus l’anneau d’or du grand farinier.

– Écartez de nous désormais l’amour de l’or, dit Gillonne en terminant intérieurement son pèlerinage du repentir.

La mercière du coin était une veuve encore jeune, riche et aussi scrupuleuse à remplir ses devoirs, qu’exacte dans ses comptes. Elle jouissait de l’estime publique, et sa boutique était le rendez-vous de tous ceux pour lesquels le coin du feu serait trop triste et la conversation trop monotone, s’ils ne devaient l’alimenter que du récit de leurs affaires personnelles.

Les deux femmes, au sortir de la messe, furent entourées et accablées de questions, surtout Gillonne, qui sentit en ce moment toute la valeur de l’avis donné quelques heures plus tôt par la prudente mercière.

Elle se trouvait assez embarrassée pour répondre aux questions, lorsque le passage d’une litière mit trêve pour un moment au supplice qu’elle éprouvait chaque fois qu’une malédiction tombait sur le voleur de la croix d’Orval.

 

 

 

 

XVI

 

 

MESSIRE ENGANEL.

 

 

La litière qui passait dans la rue était précédée et suivie de valets à cheval. Elle était occupée par un homme pour ainsi dire enfoui dans une simarre de soie verte. Ce personnage n’avait point d’âge apparent ; son teint était jaune et ridé, son œil éteint. Gillonne demanda son nom.

– Comment ! vous ne le connaissez pas ? lui fut-il répondu. C’est l’écuyer manchot, Messire Enganel, le possesseur d’une gentilhommière située tout au bas de la côte de Meillant.

– Pourquoi est-il donc seul et semble-t-il si triste ? demanda Gillonne. Ce n’est pas la fortune, j’imagine, qui manque à ce seigneur pour être heureux ?

– Non, ma jolie fille, répondit un gros boucher, tenu comme les autres chez la mercière pour y écouter les nouvelles. Ce n’est point l’or qui manque à messire Enganel pour être heureux. Il a de quoi acheter tout ce qu’il lui plaît, excepté sa main droite qu’il voudrait posséder ! C’est, dit-on, un tour du diable de qui il tient !

– Quoi donc ? dit Gillonne.

– Silence ! s’écria la mercière à son voisin, ne parlez pas chez moi de maléfice.

– Laissez-moi achever mon histoire, dame Asseline, car lorsqu’une jeunesse veut bien en écouter une avec patience, il est utile d’aller jusqu’au bout, vu que la morale ne se trouve jamais qu’à la fin Or donc, ma charmante Gillonne, voici ce qu’on raconte sur la fortune de messire Enganel. La mère de ce seigneur, dit-on, était une pauvre fileuse qui vendit son âme à Satan pour une écuelle pleine d’or. Et le mari de la fileuse, encore plus ambitieux qu’elle, donna le bras de son enfant pour en avoir un plein boisseau. Voici pourquoi messire Enganel peut tout acheter, excepté le bonheur ; car il est bien rare qu’on jouisse heureusement d’un bien mal acquis.

– Allons, Gillonne, à table ! dit la mercière.

Il était temps.

La jeune fille se souvenait de l’histoire de Jodette, et de l’énorme faute qu’elle avait commise le soir où on la lui avait racontée.

Les deux femmes avaient à peine achevé leur déjeuner, qu’elles virent entrer dans l’arrière-boutique où elles se tenaient le meunier Ibert, dont la figure décomposée frappa tout de suite Gillonne.

– Qu’est-il arrivé ? père, dit-elle vivement.

– Des choses si extraordinaires, ma fille, répondit-il en s’asseyant, que vous m’en voyez tout suffoqué. Je suis venu te chercher, Gillonne, parce que d’abord ma présence était nécessaire ici pour donner mon témoignage sur le vol de la croix d’Orval, si miraculeusement retrouvée !

– La croix d’Orval est retrouvée ! s’écrièrent en même temps les deux femmes.

– – Et le voleur sera pendu comme il mérite de l’être, je n’en doute pas, ajouta dame Asseline. Qu’en dites-vous, Ibert ?

– Je n’ai rien à dire du voleur, attendu que....

– Comment va Oudard ? interrompit Gillonne.

– Il a pu trépasser sans que je m’en occupe, répondit le meunier ; car je....

Mais il ne put achever sa phrase en présence de Gillonne, qui se pâmait dans les bras de dame Asseline, la jeune fille ayant supposé que l’indifférence de son père pour Oudard ne pouvait venir que de la découverte de sa faute.

La mercière déposa Gillonne sur une chaise pour courir à son flacon d’eau de mélisse.

– Respirez, ma chère, dit-elle ; cette eau est souveraine pour les nerfs.

Puis elle lui frotta les tempes avec ce cordial.

– Là ! vous allez mieux maintenant, n’est-ce pas ? continua l’obligeante mercière. Vous êtes levée trop matin et nous avons déjeuné trop tard : voilà la seule cause de votre malaise. Maintenant, Ibert, dit-elle, je vous en conjure, achevez-nous ce que vous avez si mal commencé. Si j’ai bien compris, vous n’affirmiez pas la mort de votre valet, et vous avez négligé de nous apprendre ce que je brûle de connaître, le nom du voleur de la croix d’Orval.

– Il y a un miracle et point de voleur, dame Asseline, répondit le meunier.

– Un miracle ! répondit-elle. Et vous avez été le témoin de ce miracle ? Voyons, Richard, la chose vaut la peine d’être dite et notre impatience à vous écouter égale votre lenteur à satisfaire notre curiosité si légitime. Parlez donc !

 

 

 

 

XVII

 

 

ÉCLAIRCISSEMENTS.

 

 

Les roses ayant reparu sur les joues de Gillonne, son père prit la parole en ces termes :

– Oui, dame Asseline, la croix d’Orval a été retrouvée par un miracle qui s’est passé au coin du pré de Lombray. N’as-tu pas pris ce chemin-là ce matin, ma fille ? demanda-t-il à Gillonne.

– Oui, père, répondit celle-ci faiblement.

– Eh bien ! tu as dû remarquer que l’herbe du pré est encore verte, malgré la saison ; qu’en outre, la terre n’a été ni piochée ni entamée dans toute l’étendue de l’héritage, et pourtant... Mais laissez-moi vous conter la chose comme elle doit l’être...

« Pierret, le bouvier d’Orval, mena paître hier ses vaches et son taureau dans le pré de Lombray.

« Le taureau, au lieu de manger comme les vaches, ne fut pas plus tôt arrivé dans le pré, qu’il courut à l’endroit qui forme la pointe et qui se trouve tout proche du chemin : arrivé là, il appuya un de ses pieds sur le sol, et traça, avec une de ses cornes, sur l’herbe touffue, le signe de la croix. Pierret ne devina pas tout de suite le signe qu’il traçait, mais le taureau le répéta si souvent, que le bouvier étonné fut indécis s’il ne viendrait pas chercher des témoins pour constater un fait si étrange. Il essaya d’abord de faire changer le taureau de place, mais tous les efforts qu’il fit pour arriver à ce résultat furent infructueux.

« Voyant cela, Pierret vint à Orval conter cette histoire ; on se moqua de lui. Il était tard, il ramena ses bêtes à l’étable, sans le taureau, bien entendu. Mais, interrompit le meunier, tu as dû le voir ce matin, Gillonne, en passant proche le pré ? »

– Oui, père, répondit-elle, mais j’ai passé rapidement, et je me souviens maintenant que je ne l’ai point vu changer de place.

– Il occupait toujours la même que la veille, repartit le meunier. Pierret le retrouva en ramenant les bœufs ; mais vous concevrez facilement que le bouvier les abandonna pour aller jusqu’au bourg raconter ce qui se passait dans le pré. Quelques personnes y revinrent avec lui. Bientôt, toute la commune y fut rassemblée. Le taureau ne bougeait pas, et ni les menaces, ni les coups ne pouvaient lui faire abandonner sa position. À la fin cependant, un de nous s’approche en se signant. Aussitôt le taureau s’écarte, sans faire aucune difficulté. Alors, on se mit à creuser à l’endroit où il avait posé son pied, et, à trois pieds de profondeur, la croix d’Orval fut retrouvée, sans avoir éprouvé aucun dommage.

« Maintenant, ajouta le meunier, l’opinion publique, et la mienne en particulier, est celle-ci.

« Beaucoup de personnes ont aperçu à Orval, le jour de la Toussaint, un marchand forain, qui a même, dit-on, parlé à Oudard.

« Ce marchand forain, ou plutôt l’être qui a pris ses traits, est seul le voleur de la croix d’Orval. Le bon Dieu n’a pas permis que le traître puisse l’enlever d’une commune qu’elle bénit et protège. Du reste, il est bien inutile de doubler les serrures de l’église.

« La croix se maintiendra sur l’autel par sa propre puissance, c’est à n’en pas douter. »

 

 

 

 

XVIII

 

 

CONCLUSION.

 

 

Ainsi parla Richard Ibert. Dame Asseline et Gillonne ne furent pas les seules personnes qui entendirent cette narration. Le récit s’en est conservé presque sans variantes jusqu’à nos jours ; cependant, il arriva que, sans altérer le fond de l’histoire, au bout d’un certain temps, il y eut désaccord sur les incidents qui se passèrent à la même époque.

Ainsi, quelques personnes racontent que le grand farinier ayant trépassé juste à l’heure où la croix fut si miraculeusement retrouvée, son compère le diable emporta son âme perverse, en laissant dans le moulin une odeur de soufre qu’on ne put jamais détruire ; d’autres personnes, et c’est le plus grand nombre, finissent ainsi la légende :

Oudard et Gillonne, repentants et corrigés de l’amour des richesses et de la vanité, se marièrent quelques mois après cet évènement, dans la chapelle d’Orval.

Les jeunes filles qui assistèrent à la bénédiction nuptiale remarquèrent avec beaucoup de surprise et un peu de malice que le marié passait au doigt de l’épousée une simple bague en plomb, au lieu de l’anneau d’or qu’elle avait droit d’attendre.

Cette circonstance qui flagellait les anciennes prétentions de la jeune fille donna l’occasion de rappeler, en parlant d’elle, ce vieux proverbe qu’on applique quelquefois aux personnes qui ne mettent aucun frein à leurs désirs : « Voilà des gens qui ne tarderont pas à voir leur or se changer en plomb. »

Une croix en pierre, nommée la croix de Lombray, occupe aujourd’hui la place où fut retrouvé jadis le reliquaire du roi Louis IX. Les jeunes pâtres s’assoient volontiers autour de cet endroit béni, pour s’y raconter la légende de la croix d’Orval.

 

 

 

Aimé CÉCYL, La croix d’Orval

suivi de la Fée conscience, s. d.

 

 

 

 

 

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