Les tziganes

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean CEP

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA roulotte resta en panne au milieu des champs sur un petit chemin qui séparait deux cadastres et deux communes. Le verdict venait d’être prononcé contre la vieille race vagabonde qui imposait aux familles tziganes de se fixer là où elles se trouvaient le jour même, et depuis plusieurs semaines les deux villages se disputaient et se renvoyaient tour à tour ces nouveaux citoyens indésirables. Aussi loin que remontaient leurs souvenirs, les villageois avaient vu des convois de ces nomades surgir sur les routes, à des intervalles irréguliers, venant on ne savait d’où et se dirigeant vers des destinations aussi imprécises, mus par des instincts ou des coutumes beaucoup plus insondables que celles des bêtes et des oiseaux migrateurs.

Ils s’installaient aux abords du village, sur des terrains vagues, dans une allée de tilleuls, dételaient leurs petits chevaux à longues queues et, rassemblant trois ou quatre pierres, allumaient le feu et déposaient au-dessus des chaudrons énormes et noirs. Dieu sait ce qu’ils pouvaient trouver aussitôt à y cuire ! Au premier bruit de leur arrivée, toutes les portes et portillons se fermaient à clef et au verrou ; mais ces créatures prestigieuses, surtout les femmes et la marmaille, s’étaient déjà répandues à travers le village et, malgré les portes et les verrous, émergeaient tout à coup dans les vergers, les basses-cours et les vestibules, en mendiant du foin et de la paille pour leurs chevaux, du lait et du pain pour les enfants. En un clin d’œil, trompant la vigilance des ménagères les plus expérimentées, les femmes tziganes s’emparaient d’une poule ou d’un poulet, se servant, disait-on, de sortilèges mystérieux, et dissimulaient adroitement leur butin sous leurs larges jupes, tout en tendant la main pour recevoir la tranche de pain ou la botte de foin qu’on leur donnait.

Pendant deux ou trois jours ils tenaient ainsi le village en état d’alerte, omniprésents, et obscurs, effrontés et repliés sur eux-mêmes. Seuls les enfants du village se réjouissaient de ces visiteurs imprévus et dangereux ; pour eux, leur présence était une aventure précieuse, une échappée sur un monde exhalant une odeur de liberté sauvage, de pratiques secrètes et cruelles.

La vieille race vagabonde et fière semblait s’avilir, le monde de liberté aventureuse se rétrécissait d’année en année. La terre paraissait manquer de place pour des chemins sans but visible et pour des destinées sans contours.

Quand les grandes calamités s’abattirent sur la terre, les tziganes, qui depuis des siècles passaient à travers les pays et les peuples sans se mêler à eux et sans changer leurs traditions immémoriales, se trouvèrent pris tout à coup dans des entraves et des haines pour lesquelles il n’y avait peut-être pas de forme dans leur pensée ni d’expression dans leur langage. Que savaient-ils de la démocratie, de l’hitlérisme, de Munich, du Protectorat de Bohême-Moravie ? Comment en parlaient-ils entre eux ?

Il leur a bien fallu en penser quelque chose le jour où on leur apprit que c’était fini de leurs interminables voyages, qu’il leur fallait prendre un gîte définitif là où les avait surpris le décret funeste et, par exemple, juste à la limite de deux communes, au milieu des champs plats et dénudés ; sur un petit tertre battu de tous les vents et de toutes les pluies...

 

*

 

J’AVAIS échoué, moi aussi, dans ce petit village qui, à cette époque-là, me donnait l’impression d’une épave immobilisée sous des constellations étrangères et séparées des lieux les plus proches par des distances infranchissables. Les routes qui le traversaient semblaient coupées du reste du monde par une abîme sans fond. Les gens se blottissaient dans leurs maisons ancestrales pour échapper à ce mauvais œil gigantesque, aux pupilles innombrables, qui pénétrait les coins les plus cachés et les pensées les plus secrètes. Nul n’était plus en sécurité chez soi, chacun se sentait épié ; le sommeil même, plein de cauchemars, ne nous appartenait plus.

En suivant le matin un petit chemin champêtre pour me rendre à l’église de la paroisse, je passais à côté de la roulotte encore muette et comme abandonnée dans la brume automnale qui s’attardait sur les champs labourés, figés dans un silence angoissé, d’où s’élevait de temps en temps le cri d’une compagnie de perdrix. Après la messe, le vieux curé, sortant par la petite porte de la sacristie, me tendait sa main sèche et brûlante. Le cœur lui pesait de plus en plus, la distance de l’église au presbytère s’allongeait pour lui d’un jour à l’autre. S’arrêtant à chaque pas, il parcourait d’un regard déchiré l’horizon à la fois doux et menaçant, et me demandait d’une voix étranglée : « En verrons-nous jamais la fin ? » Puis avec un léger mouvement de tête vers le mince filet de fumée qui s’échappait de la roulotte, exposée sur sa petite bosse de terre : « Voilà des paroissiens qui sont encore plus malheureux que les autres. »

La plupart du temps, le vieillard m’invitait à prendre le petit déjeuner avec lui, dans sa bibliothèque. Le presbytère était vieux, tourné vers le nord, de dimensions mal appropriées à notre temps d’économie hygiénique, et il était difficile d’y trouver un coin un peu accueillant. D’ailleurs, le prêtre malade, et qui sentait que ses forces le désertaient, ne songeait plus à s’aménager un intérieur confortable. Nos tasses de café finies, il m’indiquait du menton un rayon de son armoire en bois noir et craquelé : « Tâchez de voir s’il en reste encore ! » – Il y avait toujours une bouteille d’eau de prunes qu’il recevait de ses anciens paroissiens de la Moravie du Sud et dont maintenant seuls ses invités profitaient. Lui-même il trempait à peine dans le verre la pointe de sa langue et se contentait de constater : « Elle est bien bonne ! »

« Dans mon ancienne paroisse, me dit-il un jour, j’en avais une colonie permanente. » J’avais deviné qu’il parlait des tziganes et que la pensée de ces parias misérables l’obsédait. « Quels drôles de chrétiens ! Ils étaient prêts à tout croire, ils n’y regardaient pas de si près : deux Personnes Divines ou cinq, ça ne les désarçonnait pas. Ils vous apportaient deux ou trois fois leur enfant à baptiser, pour bénéficier chaque fois du cadeau que leur offrait le nouveau parrain. Pas moyen de leur faire entrer dans la tête une seule idée. On arrivait à se demander s’ils avaient une conscience humaine, des sentiments naturels. Et pourtant... quel mystère... » Son regard s’oubliait dans le vague, du côté de la fenêtre, derrière laquelle commençait la douce danse des premiers flocons de neige, recouvrant de leur grille légère la fumée de la roulotte.

« Ce sont pourtant des créatures de Dieu qui ont une âme immortelle, reprenait-il d’une voix chancelante et comme transpercée. Comment peut-on les abandonner ainsi ? J’ai déjà écrit au maire et aux conseillers des deux communes... Avec cet hiver qui s’annonce dur... sur ce carrefour exposé à toutes les bourrasques... »

Puis, appuyant tout à coup sur moi son regard merveilleusement bleu et tendre : « Vous avez remarqué la croix ? Elle est debout à dix pas de la roulotte. Parfois, la nuit, je distingue son ombre immense, lumineuse... » La voix du vieillard trébucha sur un sanglot.

« Figurez-vous, dit-il, qu’ils n’imaginent pas que quelqu’un puisse apprendre leur langue. Là-bas, dans ma paroisse précédente, il y avait un curé, mon voisin, qui s’amusait à étudier la grammaire tzigane. Un jour, nous nous sommes rencontrés en revenant de l’école. Nous avons pris un petit sentier à travers champ qui longeait un moment la route dont nous n’étions séparés que par quelques églantiers. Sur la route, une bande de tziganes, hommes et femmes, qui se disputaient comme des diables, se bousculaient, se tiraient les cheveux. Ils ne nous voyaient pas. Tout à coup mon compagnon leur a crié quelque chose en tzigane. Jamais je n’avais vu des gens frappés d’une pareille stupeur. Ç’a été même une horreur, comme devant un phénomène magique, surnaturel. Ils sont restés là sans un mouvement, comme changés en pierre, les yeux écarquillés et pleins d’effroi... Un homme blanc, un prêtre qui parle tzigane... Ça les a terrassés. Moi-même j’en ai senti un malaise comme devant un blasphème que mon ami aurait commis et, lui aussi, il semblait regretter son impertinence. »

 

*

 

LES grands froids aux immenses nuits étoilées étreignirent la terre. En même temps, le règne de la terreur ralentissait le rythme des cours. On ne parlait que des victoires de l’ennemi, que d’arrestations, de fusillades. Le mauvais œil gigantesque aux pupilles innombrables nous regardait de plus en plus près, hantait sans trêve notre solitude, nos angoisses, nos prières. À chaque moment, on s’attendait à ce que quelqu’un frappât à la fenêtre, à la porte, à ce qu’une voix rude parlât dans la langue étrangère.

Seulement la roulotte des tziganes se tenait toujours à son carrefour, à dix pas du Christ silencieux, étendu sur sa croix ; elle était là, en butte aux tourmentes, fendue par des froids blancs et violets. Les gendarmes, qui avaient l’œil à tout, passaient à côté, ne la voyant jamais.

Un matin, en arrivant à l’église, je vis le curé qui sortait du cimetière, accompagné du sacristain qui balançait une lanterne, et de deux ou trois figures obscures. Il me croisa, me fit à peine un petit signe de la tête. Au déjeuner, il était étrangement silencieux et plus triste que jamais. « Nous avons eu un enterrement aujourd’hui, dit-il. Un nouveau-né de la roulotte. Il est mort de froid, sans doute. Il a gelé. » Ni lui ni moi nous ne trouvâmes plus rien à dire, et je partis très vite ce jour-là.

L’accident avait peut-être fini par décider les autorités à agir ; bientôt après, nous vîmes la tribu tzigane faire son entrée dans le village, hommes attelés aux timons, femmes poussant par derrière, les gosses courant le long de la voiture en pataugeant dans la neige, ou passant leurs petites têtes hérissées par les fenêtres minuscules. On les logea dans deux cabanes effondrées à l’extrémité du village, à côté du bois, un peu pêle-mêle, en poussant un long soupir. On en avait déjà tant vu ces temps derniers, et Dieu seul savait ce qu’on verrait encore.

Bientôt les désordres commencèrent ; on avait beau fermer les portes à clef, lâcher les chiens pour la nuit : une poule disparaissait par ici, une paire de bottes par là. Toute misère mise à part, les instincts ancestraux des tziganes ne pouvaient s’éteindre d’un jour à l’autre à la suite d’un décret.

On ne laissa pas les nouveaux citoyens en paix pour autant ; c’était le temps où s’instituait d’office une religion du travail ; le travail de tous pour le Reich devenait un devoir sacré ; les bureaux d’embauche sévissaient.

Ainsi on vit un jour ces êtres libres et indisciplinés manier, et avec quel dégoût, la pelle et le pic sur les routes et sur les voies ferrées, courbant difficilement le dos au-dessus d’une tâche inaccoutumée. Ce spectacle faisait rire, mais inspirait en même temps la pitié et donnait presque un frisson d’épouvante. Qu’un tzigane travaillât comme les autres, cela semblait une chose contre nature, comme si l’on voyait une superbe bête sauvage porter des fardeaux ou faire tourner une roue. Mais le drame n’en resta pas là : la terrible théorie des races cheminait dans cette partie du monde et laissait sur ses traces des larmes, du sang, des monceaux de cadavres, une semence inexpiable de Caïn...

 

*

 

VINT la Semaine Sainte encadrée d’un printemps timide, avec de jeunes feuilles tendres aux arbres et de frêles pointes d’herbe qui perçaient sur les talus, le long des chemins, portant chacune une petite goutte de rosée, le matin, quand la voix exaltée des alouettes s’élevait au-dessus des sillons fraîchement ouverts. Cette vie naissante se mêlait étrangement et inexprimablement à l’angoisse qui pesait sur les cœurs.

La liturgie du Vendredi Saint devenait plus éloquente que jamais, entrait tout droit dans les âmes meurtries. Tous et toutes se prosternaient en sanglotant devant le tombeau où gisait le Corps de l’Homme-Dieu après sa lutte suprême, marqué de ses cinq plaies béantes, source mystérieuse de salut.

En sortant de l’église voilée de deuil, je suis entré au presbytère. Depuis quelques jours, le curé était en proie au mal. Il était couché sur un lit de repos étroit et bosselé, le visage creux et livide. En me voyant entrer, il fit un effort pour se lever, mais n’y réussit pas.

« Vous n’êtes pas bien sur cette couchette, lui dis-je ; pourquoi ne vous mettez-vous pas au lit ? »

« Oh ! répondit-il d’une voix entrecoupée et tellement changée que je la reconnaissais à peine, je n’aime pas ça, le lit... On s’y met une fois et on ne se relève plus. Et puis tout ce train de soins et de soucis qu’on mène autour de vous... Vous savez, c’est la première maladie de ma vie... C’est dur... Je ne peux même pas prier... C’est la première fois, aujourd’hui, que j’ai négligé mon bréviaire... »

Il dut s’arrêter, pris d’une toux qui secouait ce qui lui restait de corps, en rendant ses joues violettes. Je le regardais impuissant, ayant peur de blesser sa pudeur.

S’étant un peu calmé, il reprit doucement : « C’est curieux... je me perds tout le temps dans mon enfance... Les images m’en reviennent sans cesse, si vivantes... C’est ma mère qui me parle, debout, sur le pas de notre maison, quand je rentre du collège pour les vacances... Elle me dit : “Mon petit Henri”, me caresse les cheveux... Et je lui réponds tout haut, j’oublie que ce n’est pas vrai... Je sens sous mes doigts le tablier empesé qu’elle a mis exprès pour mon arrivée... Une odeur de gâteaux et de café sort de la cuisine... Le petit ruisseau derrière notre jardin fait glouglou et une grive chante tout près... »

Je l’écoute profondément inquiet, je détourne la tête pour cacher mes larmes.

« Je me dis, continue-t-il, c’est ainsi qu’elle vient la mort. Je ne peux pas y croire... En même temps si facile, et pourtant, vous savez... pourtant si terrible... quelque chose qui monte du plus profond de vous... un regret déchirant... »

S’apercevant peut-être de mon expression anxieuse, il fixe sur moi ses beaux yeux juvéniles, agrandis ; ses lèvres esquissent un sourire : « N’ayez pas peur, je sais où j’en suis... J’ai fait appeler le Père François... Il m’a administré... C’est ce pauvre corps qui me joue de drôles de tours... »

Je tâche de sourire moi aussi ; je voudrais dire quelque chose – mais quelle parole trouver devant ce grand regard naïf et solennel qui commence déjà à subir l’attraction d’une vision plus qu’humaine ?

J’ai un geste pour me lever de ma chaise, mais sa voix, redevenue plus claire et plus chaude, me retient : « Ne vous pressez pas tant... Je sais, ce n’est pas amusant de regarder une pauvre vieille carcasse qui est près de ses dernières convulsions... Ça ne m’amuse pas non plus de passer par là... j’aimerais mieux sauter par-dessus pour me retrouver d’un seul coup de l’autre côté... Mais le Bon Dieu veut cela de nous, que nous souffrions de cette misère, de cette humiliation... Lui-même, Il ne s’y est pas dérobé... Mais mon ami, ça vient toujours un peu trop tôt, nous ne savons pas nous y prendre. On s’aperçoit toujours quand on est au bout qu’on a négligé tant de choses, qu’on les a mal faites... Et puis quitter ce pauvre monde quand tout y est sens dessus dessous, rien que ténèbres partout, et du sang et de l’horreur... Tous ces pauvres gens qui ne savent plus où ils ont la tête et le cœur, qui tremblent devant le jour à venir et s’accrochent pourtant à leur pauvre lambeau d’aujourd’hui, ne voulant pas le lâcher, prêts à recommencer demain à s’entre-mordre, à éclabousser le Crucifié de leurs turpitudes... Pauvre troupeau que nous sommes tous... »

Ses yeux se ferment, sa main tâte la couverture, monte vers le cœur, vers le front... « Pauvre troupeau, pauvre pasteur... » Un souffle de vent passe par la fenêtre, apportant l’odeur de la terre tiède, de l’herbe, des violettes.

Il me demande soudain, les yeux toujours fermés : « Et mes paroissiens noirs, mes tziganes ? »

Je n’ose pas le regarder. Je revois le groupe misérable passer devant ma fenêtre, gardé par les gendarmes, baïonnettes aux canons. Une des femmes poussait une voiture avec son bébé qui dormait, d’autres gosses trottaient à côté des grands. Hommes et femmes regardaient droit devant eux, terriblement muets. On les emmenait à la petite station de chemin de fer où on allait les embarquer dans un wagon à bestiaux. Une demi-heure après, le fils du garde-champêtre rentrait sur sa bicyclette à laquelle il avait attaché la petite voiture d’enfant.

« Ils les ont emmenés... dis-je enfin ; race impure, ennemis du Reich... il y en a déjà tant, vous savez... »

Sa tête retomba sur son dur oreiller. « Oui, je sais... » Sa voix redevint méconnaissable. « Je sais, mais ils ne savent pas... »

Un grand silence se fit dans la pièce aux murs presque nus ; un long rayon de soleil la traversa d’un bout à l’autre, trembla un moment sur les fissures du vieux plancher, puis s’éteignit.

Je m’approchai de la couchette du malade. Il respirait précipitamment, son front était couvert de sueur. Je l’essuyai avec mon mouchoir. Il prit ma main dans les deux siennes, moites et fiévreuses. Ses lèvres s’agitèrent : « Le Christ... va... ressusciter... » murmura-t-il sans ouvrir les yeux. Je restai un moment sans bouger ; je me penchai sur sa main et la baisai, puis je sortis rapidement.

 

*

 

LE lendemain après-midi, Samedi Saint, j’allai me promener un peu dans notre jardin. Il y avait là, derrière la grange, une étendue de gazon avec un grand poirier au milieu, blanc de fleurs, comme une immense boule de neige odorante. Du fond de ce dôme fleuri sortait une profonde rumeur d’abeilles, telle la vague lointaine des orgues.

Caché dans les groseilliers, j’assistai là à une scène étrange. Deux gendarmes, le maire, le garde et quelques villageois, pour la plupart de nouveaux colons allemands qu’on avait transportés de Roumanie et installés de force dans les propriétés confisquées aux Tchèques, étaient groupés autour d’un amas de sacs, de hardes, de pots et de casseroles. On voyait aussi une petite voiture d’enfant et une patinette.

Les gendarmes discutaient tout bas avec le maire qui, visiblement embarrassé, ouvrit les enchères. Le garde vida les sacs avec grande précaution en les touchant du bout des doigts ; ensuite il regarda attentivement ses mains et son pantalon : « Jamais je n’ai vu tant de puces », dit-il mi-riant, mi-dégoûté.

On s’en prit d’abord à la voiture d’enfant. « Cent couronnes, une fois ! » cria le maire. – « Hundert zehn », surenchérit l’un des Allemands. – « Cent dix couronnes, une fois ! » reprit le maire, jetant un regard furtif autour de lui. Personne ne répondait. – « Cent dix couronnes deux fois. » Nouveau silence. « Cent dix couronnes trois fois ! Adjugé ! »

Il y eut une pause. Le maire fouillait de sa canne le monceau de haillons et de casseroles, en haussant les épaules. « Que voulez-vous faire de cela ? » dit-il à voix basse aux gendarmes. L’un d’eux semblait insister pour qu’on continuât, l’autre était d’avis que tout cela était plutôt ridicule. Le premier gendarme s’approcha lui-même du bric-à-brac tzigane, en pêcha un pot assez bien conservé et le montrant au public, cria : « Il y a des choses bien, tout de même ! Vous n’allez pas jeter tout ça au fumier ! Combien achetez-vous ce pot ? »

Les paysans, de plus en plus embarrassés, s’enfermaient dans un mutisme défiant. Le maire, sentant le côté dangereux de la situation, se mit à parler au gendarme qui paraissait plus conciliant. Il y eut un court conciliabule entre les deux hommes en uniforme. Le premier gendarme, cédant enfin, laissa tomber son pot dans les hardes d’un air mécontent.

Il se détourna brusquement du groupe des paysans, et dit au maire : « Allons écrire le procès-verbal. » Puis, s’adressant au garde-champêtre : « Écoutez, vous m’êtes garant que rien ne sera perdu ! »

Ces messieurs partis, le garde commença à remettre les haillons et les pots dans les sacs ; mais, en apercevant quelques boutons bien ronds et bien luisants, il tira son couteau : « Je ne vais tout de même pas laisser ça ! Les sacs étaient à moi, ils sont tout à fait pourris. C’est juste que je me dédommage un peu ! » Et il se mit à couper les boutons. On entendit rire quelqu’un dans le groupe, mais les autres se dispersèrent vite, silencieux et honteux.

Je rentrai par le jardin, le cœur lourd ; je m’habillai et me rendis à la fête de la Résurrection.

Ce fut le jeune vicaire de la paroisse voisine qui sortit de la sacristie, une chape blanche sur les épaules, précédé des porteurs de dais. Au moment où il s’agenouillait devant le tombeau, au pied de l’ostensoir voilé encore de son tulle mortuaire, il fut rejoint par le sacristain qui se pencha vers lui, visiblement ému, et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le jeune prêtre baissa la tête, resta un moment silencieux. Son silence s’approfondit étrangement, s’étendit à toute l’église. Il se releva enfin, prit l’ostensoir, enleva le petit voile blanc et se tournant vers les fidèles, entonna le vieux chant de triomphe, le cri suprême de l’espérance chrétienne, vibrant à travers les siècles, jaillissant vers l’éternité : « Resurrexit in hac hora. » Deux grosses larmes descendaient distinctement le long de ses joues pâles.

Un orage solennel d’orgues et de cloches éclata en réponse ; le dais scintillant se mit en mouvement à travers l’église en fleurs, au milieu des cœurs endoloris où la joie immortelle germait encore une fois.

Voyant que le sacristain me cherchait des yeux, je m’approchai de lui durant la procession. « Notre curé est mort », me dit-il. – « Je sais », répondis-je.

 

 

Jean CEP.

 

Paru dans Ecclesia en avril 1953.

 

 

 

 

 

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