Le truand béatifié
par
Miguel de CERVANTÈS SAAVEDRA
PERSONNAGES
CRISTOBAL DE LUGO, étudiant
LOBILLO, truand.
GANCHOSO, truand.
VILLANUEVA, alguazil.
UN SECOND ALGUAZIL.
DEUX GARDES.
LAGARTIJA, jeune garçon.
UNE DAME.
SON MARI.
LE LICENCIÉ TELLO DE SANDOVAL, inquisiteur.
DEUX MUSICIENS.
UN PÂTISSIER.
ANTONIA.
UNE AUTRE FEMME.
CARRASCOSA, père de la truanderie.
PERALTA, étudiant.
GILBERTO, étudiant.
UN ANGE.
LA COMÉDIE.
LA CURIOSITÉ.
FRAY ANGEL.
LE PRIEUR.
TROIS BOURGEOIS.
DOÑA ANA DE TREVIÑO.
DEUX SERVITEURS.
UN PRÊTRE.
LUCIFER.
VISIEL, démon.
LE VICE-ROI DE MEXICO.
SAQUIEL, démon.
TROIS ÂMES DU PURGATOIRE.
FRAY ANTONIO, nom pris en religion par LAGARTIJA.
PÈRE DE LA CRUZ, nom pris en religion par LUGO.
La scène se passe pour la première journée à Séville
et pour les deux dernières à Mexico.
PREMIÈRE JOURNÉE
PREMIER TABLEAU
Une place de Séville.
SCÈNE I
LUGO remettant au fourreau une dague analogue à celles des truands, LE LOBILLO et GANCHOSO, truands. Lugo est vêtu de la demi-soutane des étudiants et porte suspendus à la ceinture un petit bouclier et la dague ; il ne doit pas avoir d’épée.
LOBILLO
Pourquoi vous êtes-vous querellés ?
LUGO
Pour rien. Y eut-il une querelle seulement ? En tout cas, n’en parlons plus si nous sommes amis.
GANCHOSO, à Lobillo.
Lugo a voulu nous monter sur les épaules et bien que tonsuré de hier, le drôle a prétendu s’asseoir dans la première chaire, croyant ainsi épater son homme.
LUGO
Messieurs, doucement. Je suis jeune, mais je suis un vrai maillet. J’ai du cœur et du poumon et, dans la vie de bohème, je me sens de taille à rendre des points au plus peinturluré d’une école où les grades de vaillance ne se donnent pas aux étudiants qui franchissent sans se lasser le pas de la porte, mais où il faut se signaler par des hauts faits avant de les mériter. Ne savez-vous donc qu’il y a des frères de lumière et des frères de sang ?
LOBILLO
Du sang, j’en réclame.
GANCHOSO
Halte-là, Monsieur Loup. Si, parmi les bêtes dont vous portez le nom, il en est une qui demande du fromage, qu’elle le demande ailleurs. Ici, l’on n’en vend pas, à moins...
LOBILLO
Assez, Monsieur Ganchoso. Rentrez votre langue et tenez-vous pour dit que je suis tout fleur ou tout péril.
GANCHOSO
Et nous donc, aurions-nous vu le jour en Guinée, Monsieur Loup ?
LOBILLO
Je l’ignore.
GANCHOSO
En ce cas, apprenez-le ; je vais vous donner une leçon.
LUGO
Viens, Lobillo.
GANCHOSO
Vous êtes tous deux des brebis fanfaronnes, des poules mouillées et des lapins.
LOBILLO
Moins de langue et plus de main, fils de coquine.
SCÈNE II
LES MÊMES, L’ALGUAZIL VILLANUEVA, DEUX GARDES DE POLICE. À leur vue, Ganchoso et Lobillo s’enfuient ; resté seul, Lugo rengaine sa dague.
UN GARDE
Rendez-vous à la justice.
LUGO
Arrête, drôle. Me connais-tu ?
UN GARDE
Monsieur Lugo ?
LUGO
Quel Monsieur Lugo ?
L’ALGUAZIL
Coquins, ne le saisissez-vous pas ?
DEUXIÈME GARDE
Monsieur notre maître sait-il bien ce qu’il nous demande ? Ignore-t-il que le délinquant est le seigneur Cristóbal ?
L’ALGUAZIL
Je le trouverai toujours au milieu de ces danses ! Par Dieu, c’est chose ancienne. Il n’y a pas de patience qui le puisse supporter.
LUGO
En ce cas, supportez-le en colère car elle monte à gros bouillons.
L’ALGUAZIL
Un jour ou l’autre le diable y usera ses souliers. J’en suis certain maintenant.
LUGO
Qu’il en use cent paires. Quand il le désirera, il saura bien où en acheter.
L’ALGUAZIL
C’est la faute du seigneur Sandoval.
SECOND GARDE
Tello de Sandoval est son maître et son protecteur.
PREMIER GARDE
Il gouverne la ville et, par égard pour lui, la justice n’ose pas toucher son serviteur.
LUGO
Que le seigneur Alguazil fasse son devoir. Trêve de bavardages et de préambules.
L’ALGUAZIL
Seigneur Lugo, combien vous seriez mieux dans votre collège que sur la barbacane, un livre à la main que le bouclier à la ceinture.
LUGO
Seigneur Alguazil, croyez-m’en. Prêcher ne vous appartient ni ne vous sied. Laissez l’emploi à qui le tient, décampez au plus vite et piquez votre monture.
L’ALGUAZIL
Nous nous en irons sans piquer et rendez grâce à votre maître. Mais, foi d’hidalgo, je ne sais comment il arrêtera cette affaire.
LUGO
Bah ! Il s’en ira et me laissera tranquille.
PREMIER GARDE
Je le crois, parce que ce Cristóbal est un vrai Barrabas.
DEUXIÈME GARDE
Il n’y a pas de daim qui l’égale en légèreté.
PREMIER GARDE
Il joue mieux de l’arme blanche que des cartes noires, mais entre les deux, il vole comme un aigle.
L’ALGUAZIL
Amendez-vous et tâchez de ne plus me rencontrer. Vous ne vous en porterez que mieux.
LUGO
Quoique malade, j’agirai à ma guise.
L’ALGUAZIL
Venez, vous autres.
(Il sort.)
PREMIER GARDE
Monsieur Cristóbal peut se laisser vivre. Je ne le connais pas, oui, je le jure.
SECOND GARDE
Seigneur Cristóbal, je me recommande à vous. Vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis aveugle et muet quand il s’agit de raconter quoi que ce soit touchant à la plus mince semelle du soulier qui chausse et porte la base où s’appuie la machine bohémienne.
LUGO, au garde.
Où vas-tu, où vas-tu, Calahorra ?
LE SECOND GARDE
Je l’ignore. Que Dieu et la nuit me protègent !
(Les deux gardes sortent.)
SCÈNE III
LUGO, puis LAGARTIJA.
LUGO, seul.
Ils respectent en moi le serviteur de Tello de Sandoval et n’ont aucun souci de Cristóbal de Lugo. Voici qui est merveilleux et incompréhensible. Mais je ferai si bien qu’il s’élèvera un ouragan pour emporter mon nom par-dessus les murs de Séville. Que mon père, un pauvre tavernier, suspende le rameau à sa porte, qu’il s’industrie à exprimer le jus de la manzanilla et qu’il vive satisfait de ce métier misérable et de son humble condition ; moi je serai fameux dans mon armée.
(Entre un jeune homme nommé Lagartija.)
LAGARTIJA
Seigneur Cristóbal, qu’y a-t-il ? Tu parais troublé. Je jurerais que tu t’es battu.
LUGO
Mets au tombeau cette mine lugubre. J’ai donné de l’air à ma dague parce qu’un brave m’avait grimacé des caresses pour me témoigner son respect. Mais, devant cette lame, il s’est enfui comme le diable devant la croix. Que me veux-tu, Lagartija ?
LAGARTIJA
La Salmerona, la Pava, la Mendoza et la Librija, toutes de braves, lucratives et bonnes filles, te supplient d’être des leurs ce soir, quand le soleil attiédi ne dardera plus de traits pénétrants, et d’honorer de ta présence le fameux Alhamillo.
LUGO
Est-ce une partie montée ?
LAGARTIJA
C’est un souper devant lequel s’enfuiront à bride abattue les plus fameux festins. Comme avant-dernier plat, on servira un ragoût d’aubergines, mais il y aura un lapin en pâte que transperceront mille flèches de lard, du pain blanc, du vin clairet et du nougat au vin d’Alicante. Chacune de nos belles, pour ce repas, a volé des blancs neufs et luisants et les unes comme les autres ont dérobé le riche réal. Les cabarets ont fourni les citrons, et les alcôves, les oranges. Le pêcheur le plus vaillant qui soit du nord au sud va leur apporter le mulet gras et savoureux et l’anguille glissante. L’alose toute vivante remuera sa queue dans la chaudière ou sautera inconsciente dans le feu, puis tu verras, mieux que je ne puis te le dépeindre ou te le décrire, combien est appétissant le crabe rouge assaisonné de tranches de citron et de poivre bien moulu et comme il chasse la paresse.
LUGO
Lagartija, tu es un peintre consommé.
LAGARTIJA
Enfin, il y aura mille plats différents, variés qui décimeront les désirs de la gourmandise.
LUGO
Qu’entends-tu par décimer ?
LAGARTIJA
Diviser le désir en le portant ici, là, ailleurs, de sorte que la variété des mets triomphera de la raison.
LUGO
Et qu’y aura-t-il avec elles ?
LAGARTIJA
Qui ? Patojo le Bancal, Mochuelo le Chat-huant et Tuerto le Borgne d’Almadén.
LUGO, ironique.
Qui doit avoir peur de lamper des rasades.
LAGARTIJA
Viens et tout se passera bien.
LUGO
Peut-être irai-je pour te faire plaisir. Tu as dans l’esprit je ne sais quelle vivacité qui m’enchante.
LAGARTIJA, s’inclinant.
J’embrasse la plante de tes pieds valeureux.
LUGO
Relève-toi, petit flatteur. Ce métier est indigne de toi.
LAGARTIJA
Aussi bien, j’espère en exercer bientôt un autre où je trouverai la route du Pérou.
LUGO
Quel est ce métier ?
LAGARTIJA
Seigneur Lugo, celui de joueur. Car, lorsqu’on l’entreprend et que l’on y devient habile, l’on est le bourreau des bourses. De ci, de là, n’en as-tu pas vu des milliers avec leur cape cossue volant mieux qu’un faucon et enfermant le Potosi entre deux jeux de cartes polies par l’usage ? Certains feignent d’être manchots pour porter des coups droits aux plus habiles et rien ne m’enchante comme de leur voir dresser de noires embûches quand ils rencontrent quelques pièces blanches sur leur chemin.
LUGO
Tu en sais long. Mais quel est le papier que tu portes sur la poitrine ?
LAGARTIJA
On l’aperçoit donc ? Sans que j’en tire profit, il contient tout le cerveau d’Apollon. C’est une romance argotique qui se peut égaler et comparer aux meilleures que l’on ait jamais composées. Elle use des suprêmes ressources qu’offre la Truanderie, est écrite dans un argot flamboyant et fourmille de mots nouveaux et enchanteurs, les uns tendres, les autres fiers, ceux-ci s’élevant jusqu’aux cieux, ceux-là descendant aux enfers.
LUGO
En ce cas, tu vas me la dire.
LAGARTIJA
Je la sais par cœur, afin de n’en rien ignorer, de la bien mettre en lumière.
LUGO
Quel est le sujet ?
LAGARTIJA
Il s’agit d’un gueux, d’un enfant de bohème qui s’est mesuré avec un taureau.
LUGO
Allons-y, Lagartija.
LAGARTIJA
Allons-y et que tout le monde remarque et observe combien mon esprit s’essaie à surpasser celui qui s’élève le plus haut.
« L’année quinze cent trente-quatre s’écoulait, on avait atteint le mardi vingt-cinq mai, jour à jamais funeste, quand il survint à Séville un événement mémorable, digne d’être décrit par les poètes et chanté par les aveugles. De la grande cour des Ormeaux où la truanderie tient ses assises, sort le truand Reguilete vêtu à miracle. Il ne va se promener ni au Caire, ni au Maroc, ni en Chine, ni en Flandre, ni en Allemagne, ni moins encore en Lombardie. Il se rend simplement à la place bénie de San Francisco où se donne une course de taureaux pour la fête de sainte Juste et de sainte Rufine. À peine est-il entré dans l’arène, qu’il attire tous les regards et que sa bonne grâce est l’objet de l’admiration générale. À ce moment, paraît un taureau farouche. – Sainte Marie, protège-moi ! – La bête charge, jette notre héros les pieds en l’air et le laisse mort, baigné dans son propre sang. Telle est la triste fin de la romance, parce qu’ici Reguilete trouva la fin de sa vie. »
LUGO
Est-ce là cette romance étourdissante dont tu me parlais ?
LAGARTIJA
Je loue sa simplicité et l’élégance du style et par-dessus tout l’esprit qu’elle montre en arrivant si vite au dénouement.
LUGO
Qui l’a composée ?
LAGARTIJA
Tristán, qui dirige la sainte sacristie de San Román, un poète qui laisse bien loin derrière lui Garcilaso et Boscán.
(À ce moment entre une dame dont la mante cache la moitié de la figure.)
SCÈNE IV
LUGO, LAGARTIJA, LA DAME.
LA DAME
Un mot, beau cavalier.
LUGO, à Lagartija.
Que Dieu t’accompagne. Peut-être irai-je si tu es certain que les autres y seront.
LAGARTIJA
Je te le répète, ils iront ; je le sais et je sais aussi que nos amis t’attendent. (Il sort.)
SCÈNE V
LUGO, LA DAME.
LA DAME
Poussée par un désir que j’ai vainement combattu, me voici devant vous, à l’insu de mon mari. Regardez la figure que cache cette mante et puis vous verrez (Lugo la regarde sous la mante.) si vous pouvez porter un remède aux maux que ma langue vous confesse. Me connaissez-vous ?
LUGO
Trop.
LA DAME
Alors, vous avez conscience de la force dont je suis l’esclave et qui me contraint d’accomplir cette démarche. Mais afin que vous ne demeuriez pas calme en songeant aux raisons que j’ai de venir vous trouver, apprenez que du consentement de mon âme, je suis prête à vous sacrifier la vie. Votre rare vaillance et tout votre être ont produit une telle impression sur mon cœur que, de nuit comme de jour, votre image me poursuit. Cette pensée m’obsède au point que l’honneur cède devant l’amour et que la volonté donne son libre consentement au désir. Aussi bien, oublieuse de mes devoirs, insoucieuse des bienséances, je m’abandonnerai et vous parlerai sans réticences. Sachez, Lugo, que je vous adore. Je ne suis pas laide et je suis très riche ; je saurai donner et je saurai aimer ; vous devez le voir à l’émotion qui m’étreint. La femme en proie à l’amour dominateur, fût-elle toute misère, se montre généreuse envers le maître de sa vie. Chez toi ou chez moi, de ma personne ou de ma fortune, tu peux attendre non pas de simples remerciements mais des services sans limite. Ne te laisse pas gagner par la peur, mon mari n’est pas à craindre. La confiance favorise la tromperie, et les soupçons, quand ils demeurent discrets, n’ont jamais les tristes conséquences qui sont l’apanage coutumier de la jalousie. D’ailleurs, comme je ne lui ai donné aucune occasion d’être méfiant, je tiens qu’il sera trompé à notre entière satisfaction. Mais pourquoi ces rides à ton front, pourquoi fronces-tu les sourcils ? Est-ce là ta réponse ? Comment faut-il l’interpréter ?
LUGO
Tes offres impertinentes me laissent rempli d’admiration. Puisque tu souhaitais satisfaire un caprice condamnable, tu aurais dû chercher un sujet qui eût mieux apprécié que moi tes fastueuses générosités et, dans la ville, tu aurais pu choisir, comme des poires au marché, un amant qui eût répondu à tes avances avec plus de chaleur. Le but élevé que se fussent proposé tes mauvais désirs eût été leur excuse, tandis que l’humilité de ma situation aggrave la faute. Je suis le pauvre serviteur de Tello de Sandoval, un inquisiteur qui se consume entre ses livres et qui, tu en sais la raison, n’a jamais eu les clefs de la richesse. Je vis soumis à l’oint du Seigneur, ignorant l’étreinte du désir et chaque jour je porte le seau et j’accomplis ma tâche en manœuvre zélé. Mes occupations sont viles, mais j’y déploie une telle ardeur que je ne saurais céder aux sollicitations, au moins à celles des amoureuses appartenant aux hautes classes dont tout indique que tu fais partie. Mes ailes sont des ailes de corbeau...
LA DAME
Ne fais pas de toi un portrait plus outré. L’amour t’a peint dans mon imagination et il t’a doté de beaucoup plus de perfections que tu ne t’en accordes. Je ne te demande pas d’enfanter des chimères, je me contenterais – désir bien modeste – d’être aimée puisque je t’aime. Mais, malheur sur moi ! mon mari ! Que faire ? Je tremble et j’ai peur, bien que je me sache méconnaissable.
SCÈNE VI
LES MÊMES, LE MARI.
LUGO
Calmez-vous et restez à l’écart. Il ne vous reconnaîtra pas.
LA DAME, à part.
Malgré mon désir de fuir, je ne puis remuer les pieds.
LE MARI
Seigneur Lugo, qu’y a-t-il de neuf ?
LUGO
Certaine affaire que je vais vous conter et qui m’obligeait à me mettre en quête de vous.
LA DAME, à part.
Je voudrais m’en aller et je n’ose.
LE MARI
Je suis à vos ordres. Contez-moi ce que vous avez à me dire.
LA DAME
Partir eût été de beaucoup préférable.
LUGO
Approchez-vous et écoutez. La beauté que le ciel a bien voulu départir à votre femme et qui lui fait de la terre un paradis a enflammé le cœur d’un jeune homme et l’a réduit à l’état de charbon de la fournaise amoureuse. Il est riche, il est puissant et audacieux, au point de renverser et de briser les obstacles jugés insurmontables. Il n’use ni de promesses ni de prières et, pour se guérir, il recourt à des remèdes plus prompts et plus actifs. L’honnêteté de votre femme est si grande, dit-il, qu’elle le surprend et qu’il l’admire autant que sa beauté. Jamais, il ne lui a parlé d’amour parce que l’audace expire devant la modestie.
LE MARI
Cet homme vient-il chez moi ?
LUGO
Il rôde autour de votre maison, mais il n’y entre pas.
LE MARI
Qui épouse une jolie femme divorce avec l’honneur à moins que le ciel n’y remédie.
LA DAME, à part.
Quel est le sujet de leur entretien ? Serait-ce moi ? Que Dieu me protège ! Combien j’ai raison de craindre !
LUGO
Je dis enfin que tel est le feu qui embrase, telle est la passion qui bouleverse cet amant qu’il compte en appeler à la force au lieu de recourir à la prière. Il veut vous voler votre femme avec le concours de garnements de ma trempe, vaillants, audacieux, débauchés. Il m’a parlé de ses projets, me tenant pour le chef de cette mortelle engeance qui met le sceau sur ses mauvaises actions. Quoique je sois un garçon aventureux, de ceux qui fréquentent le champ des travers, je ne tue pas par intérêt, ni ne me complais dans les vilenies. Je lui ai promis de l’aider avec le ferme dessein de vous prévenir. Vous êtes avisé, il vous est facile maintenant de parer le coup.
LE MARI
Je suis homme à me défendre. J’ai du courage et je porte une épée.
LUGO
Contre les menées perfides, l’homme le plus courageux ne peut rien.
LE MARI
Enfin, ma femme ignore les projets de ce coquin.
LUGO
Elle pense à vous offenser comme y songe cette vertueuse dame voilée. Sur le ciel, je jure qu’elle ne sait rien.
LE MARI
Je suis décidé à l’éloigner.
LUGO
C’est bien à ce parti que je m’arrêterais.
LE MARI
Je la mettrai en un lieu où le vent à peine pourra l’effleurer.
LUGO
Soyez prudent et vous mènerez à bonne fin une aventure périlleuse. Éloignez-la et, à mesure que les jours passeront, l’absence rafraîchira un cœur que la présence embrasait. Jamais l’amour ne s’installe d’une manière durable chez ceux à qui les années sont encore légères.
LE MARI
Je vous remercie de cet avis, Seigneur Lugo, et un jour vous saurez de ma courtoisie si je mérite votre amitié. Je désirerais connaître le nom du galant acharné à ma poursuite ?
LUGO
C’est me demander un renseignement que l’on ne doit pas attendre d’un homme tel que moi. Il suffit que vous emportiez d’ici un avis utile pour régler au moins votre conduite. Hormis ce que je vous ai raconté, vous ne saurez rien autre chose de cette affaire. Votre femme est de tout point innocente. Satisfait de cette assurance, agissez en homme prudent.
LE MARI
Je possède dans un gros village une maison de campagne solide et munie de clefs capables d’opposer une résistance victorieuse aux entreprises de cet audacieux garnement... Ne bougez pas, ma tête est pleine de projets, je vais réfléchir.
(Il sort.)
SCÈNE VII
LUGO, LA DAME.
LA DAME, se rapprochant de Lugo.
L’âme, pour me quitter, affleurait déjà les lèvres. Plus je m’efforçais et moins je pouvais me mouvoir. Celui dont la conscience est lourde de trahison a besoin de toute son énergie, pour ne pas se trouver en présence de l’homme qu’il s’apprête à offenser.
LUGO
Surtout si l’offense est faite par la femme au mari.
LA DAME
Le nuage s’est dissipé. Satisfais maintenant ma curiosité ; conte-moi ce que tu demandais à mon esclave et maître.
LUGO
On m’a chargé de placer je ne sais quelles marchandises. Je lui disais que, s’il le désirait, nous irions aussitôt les voir.
LA DAME
De quelle nature sont-elles ?
LUGO
De la meilleure qualité. Il importe à son honneur et à sa fortune de les acquérir.
LA DAME
Comment lui ferai-je comprendre l’importance de cette affaire ?
LUGO
En te taisant. Tais-toi et va-t’en. Suis mon conseil et tu lui assureras un gain certain.
LA DAME
Alors, quel témoignage, quelle certitude me donnes-tu que nous nous reverrons dans la joie ?
LUGO
Aucun qui soit à ton goût, du moins pour aujourd’hui.
LA DAME
Quand donc le recevrai-je, si tant est que tu goûtes ce que je goûte ?
LUGO
Je ferai en sorte de te rencontrer. Que la paix t’accompagne, retire-toi.
LA DAME
Qu’elle soit avec toi et que l’amour te réduise sous sa puissance comme il m’a soumis à son empire.
(Elle sort.)
SCÈNE VIII
LUGO, seul.
LUGO
Comme de la foudre du ciel, comme des tempêtes de la mer, comme d’un affront imprévu, comme d’un tremblement de terre, comme d’un fauve furieux, comme d’un homme grossier, effronté et licencieux, je demanderai à Dieu d’écarter de ma route les femmes déterminées.
(Il sort.)
DEUXIÈME TABLEAU
Le parloir du licencié Tello de Sandoval, maître de Cristóbal de Lugo.
SCÈNE IX
TELLO DE SANDOVAL, L’ALGUAZIL VILLANUEVA qui a déjà paru.
TELLO
Est-ce pis que des folies de jeunesse ?
L’ALGUAZIL
C’est tel, si l’on n’y porte remède, que la ville entière en sera sûrement scandalisée. Comme chrétien, je jure à votre grâce qu’il combine et commet de telles escapades que personne n’est à l’abri de ses mauvais coups.
TELLO
Est-il voleur ?
L’ALGUAZIL
Non, certes.
TELLO
La nuit venue, court-il la ville pour enlever les capes ?
L’ALGUAZIL
Pas davantage.
TELLO
Que fait-il donc ?
L’ALGUAZIL
Cent mille autres diableries. Affermir sa réputation de bravoure le rend fou. Là, il se bat, ici il blesse, plus loin il assaille ; il est le roi et le loup-garou de la bohème furieuse. Avec une dague qu’il met au vent et un bouclier qu’il porte pendu à son côté, il se mesure contre qui veut ou contre qui lui chante. Il est respecté de toute la truanderie. Il s’enquiert sur les querelles et passe sa vie à chercher des querelles, il trompe et il est le seigneur de la débauche. Les garnements de son espèce approuvent tout ce qu’il fait et défait, la Cour des Ormeaux lui rend hommage, et il se complaît à y lancer des brocards. Enfin, que dirai-je à votre grâce ; pour trois blessures à diverses personnes, je suis porteur de trois mandats que je n’exécute pas, et l’alguazil Pedro Arnas en a deux autres. Bien souvent il m’a pris l’envie de tout aventurer et de le saisir soit ouvertement, soit en employant la ruse, mais le sachant l’objet de la haute protection de votre grâce, je n’ose ni l’offenser, ni le toucher, ni même le regarder.
TELLO
Je reconnais que je suis votre débiteur et je m’acquitterai quelque jour envers vous. Je tâcherai de modérer Lugo ou, sur la vie de mon âme, c’est moi qui remplirai l’office de bourreau. Le mieux serait de l’éloigner de Séville et de l’amener à Mexico ou je vais aller, mais, en attendant, je suis tout disposé à le réprimander et à le punir. Que votre grâce aille en paix. Je lui suis reconnaissant de son avis et dès ce moment je lui promets d’être tout à elle.
L’ALGUAZIL
J’ai la conviction qu’il s’amenderait si on le sortait de Séville où, par une vertu merveilleuse, la semence de la paresse s’élève par-dessus les autres plantes.
(Il sort.)
SCÈNE X
TELLO DE SANDOVAL, seul.
Ce garçon me trompe et, à bride abattue, il compromet mon honneur et le salut de son âme ! S’il ne se corrige pas, je l’éloignerai de ma protection. Se voyant sans appui, peut-être reconnaîtra-t-il ses erreurs et s’amendera-t-il ; c’est à l’ombre de la faveur que les vices croissent sans doute.
(Il sort.)
TROISIÈME TABLEAU
Une rue de Séville, de grand matin, avant le lever du jour.
SCÈNE XI
CRISTÓBAL avec son bouclier et sa dague de truand, DEUX MUSICIENS avec leur guitare, puis UN HOMME à la fenêtre de l’une des maisons.
LUGO
Jouez ; c’est bien la maison, je m’en porte garant et que l’appel de vos guitares arrive rapide aux oreilles de la nymphe sarrasine dont je vous ai parlé et dont la vie et les miracles font couler de mes lèvres des vers tout rythmés. Jouez la jácara ; je commence.
PREMIER MUSICIEN
Veux-tu que nous brisions les fenêtres avant de préluder... pour attirer son attention ?
LUGO
Nous nous engagerons dans cette voie après la sérénade. Allez maintenant, guitares et chanteurs.
(Ils jouent.)
« Qu’elle écoute celle qui vint de la terre sarrasine porter la guerre à Séville et qui arriva nue comme une vaillante, la gueuse qui peut traiter de parent le grand Miramolin, celle qui se glorifie de son abjection comme d’autres sont fières de leur générosité, celle qui possède quatre, que dis-je, quatre mille défauts, celle qui dans les nuits obscures traverse sans ailes les plaintes et les soupirs, celle qui tient pour un grand bonheur d’être l’amie d’un laquais, celle qui possède un perroquet qui sans se lasser l’appelle guenon, celle qui en expérience et en astuce rendrait des points à Célestine, celle qui, pareille à l’hirondelle, change de pays et de climat à chaque saison, celle qui a gagné à pair et même à impair ce qu’elle possède, celle qui accepte sans se brouiller le plus minime payement, celle qui n’a jamais gardé sa foi, ni tenu la parole donnée, celle qui est prodigue de ses faveurs au point de surpasser les plus riches et les plus généreuses, celle qui pour cinq blancs vous abandonnerait les fèves et le crible. »
(Un homme à demi vêtu, avec un mouchoir autour de la tête et une chandelle à la main se montre à la fenêtre. )
L’HOMME
Êtes-vous dans votre bon sens, Messieurs ; ne comprenez-vous pas que personne ne vous écoute dans cette maison ?
PREMIER MUSICIEN
Comment cela se fait-il, espèce de mouchette ?
L’HOMME
Depuis quatre jours, la propriétaire est à l’ombre.
DEUXIÈME MUSICIEN
Comment à l’ombre, que veux-tu dire, convalescent ?
L’HOMME
En prison. Ne le démêlez-vous pas ?
LUGO
Et pourquoi l’y a-t-on mise ?
L’HOMME
Parce qu’elle était l’amie de Pierre Papin ; vous savez, le Pierre Papin des cartes à jouer.
PREMIER MUSICIEN
Ce Français bossu ?
L’HOMME
Celui-là même qui tient boutique dans la rue de la Sierpe.
LUGO
Rentre donc, tavernier empesé.
DEUXIÈME MUSICIEN
Plonge, spectre, fantôme.
PREMIER MUSICIEN
Cache-toi, basset fiévreux.
L’HOMME
Eh bien, je m’en vais, bande de filous ! je plonge, rats carnassiers ! je me cache, suppôts du vol !
LUGO
Vive Dieu ! Ce fils de guenon est de méchante humeur.
(Lugo et les musiciens ramassent des pierres.)
L’HOMME
Que personne ne tire, laissez les mains en repos, que les langues seules travaillent.
PREMIER MUSICIEN
Qui te tire, crasseux, vilain personnage ?
L’HOMME
Vais-je encore vous servir de cible ? Si oui, je me cache ! Adieu, garnements, je ne suis pas une poire que l’on abatte à coups de motte. (Il ferme la fenêtre.)
LUGO
Avez-vous vu ? Fait-il des embarras, le faquin ? Laissez-le se lamenter et ne lui jetez pas de pierres.
DEUXIÈME MUSICIEN
C’est un ravaudeur fort gentil.
PREMIER MUSICIEN
Qu’allons-nous faire ?
LUGO
Allons donner l’assaut à la boutique du pâtissier qui est ici, tout près.
DEUXIÈME MUSICIEN
Hâtons-nous. C’est l’heure où il fait ses gâteaux. Voici venir un aveugle qui nous avertit que le jour est sur le point de se lever.
(Entre un aveugle.)
SCÈNE XII
LES MÊMES, L’AVEUGLE.
L’AVEUGLE
Je n’ai pas été très matinal puisque l’on parle déjà dans la rue. Aujourd’hui, je vais commencer ma tournée par ce tailleur.
LUGO
Holà, l’aveugle ! Holà, brave homme !
L’AVEUGLE
Qui m’appelle ?
LUGO
Prenez ce réal et dites l’une après l’autre dix-sept oraisons pour les âmes du purgatoire.
L’AVEUGLE
De grand cœur, Seigneur, et je m’efforcerai de les dire clairement et dévotement.
LUGO
Ne les avalez pas sans mâcher et surtout ne les rognez pas.
L’AVEUGLE
N’ayez crainte, Seigneur, je m’en garderais. Je vais m’installer sur ces marches et quand je serai assis, je les dirai sans hâte.
LUGO
Dieu vous garde.
(L’aveugle sort.)
SCÈNE XIII
LUGO, DEUX MUSICIENS.
PREMIER MUSICIEN
Ami Lugo, as-tu gardé quelque chose pour le vin ?
LUGO
Pas même une pièce de cinq maravédis.
PREMIER MUSICIEN
Vive Roque ! Quel caractère extraordinaire est le tien ! Bien souvent, je t’ai vu faire l’aumône au moment où la langue se colle au palais et sans conserver au moins de quoi acheter une cruche de Cazalla.
LUGO
Les âmes du purgatoire me prennent tout ce que j’ai ; mais j’espère qu’un jour elles tiendront à honneur de me rendre cent pour un.
DEUXIÈME MUSICIEN
Tu t’y prends à l’avance.
LUGO
J’ai peur du contraire. Jamais une bonne action ne reste sans récompense.
(Dans l’intérieur de la boutique, on entend un bruit analogue à celui que font les pâtissiers. L’un d’eux chante ce qui suit.)
« Loin de moi, vains et perfides conseillers, ne réveillez pas ma douleur. Que vos mains me respectent parce que l’amour et son conseil tuent ceux qui sont en bonne santé. »
PREMIER MUSICIEN
Holà ! le pâtissier est en train de chanter. J’ai peur qu’il ne s’égosille en vain. À quels conseillers en veut-il ? As-tu des gâteaux, grosse cruche à tétines ?
LE PÂTISSIER
Extrait de musicien sans vergogne.
LUGO
Répondras-tu, pâtissier de ruisseau ?
LE PÂTISSIER
J’en ai, graines de filous, mais ils ne sont pas pour des vauriens de votre espèce.
LUGO
Ouvre, marmiton astucieux, et donne-nous de tes gâteaux.
LE PÂTISSIER
Je m’y refuse, sournois. Frappez à une autre porte. Pour le moment celle-ci est fermée.
LUGO
Par Dieu, à coups de pieds, j’en fais du bois bon à brûler, si par hasard tu ne m’ouvres pas, bons vins.
LE PÂTISSIER
Par Dieu, elle restera close, mauvais vinaigres.
LUGO
Tu vas le voir, comme disait Agrajes.
PREMIER MUSICIEN
Laisse-moi passer et tiens-toi en repos. Je me charge de la briser.
(Il donne des coups de pieds dans la porte. Le pâtissier sort de la boutique suivi de ses garçons. Tous sont armés de pelles, d’écouvillons et de broches.)
LE PÂTISSIER
Fripons, coquins, il n’y a pas d’Agrajes qui tienne. Jouez-nous quelque tour de votre façon et nous jouerons de la pelle et de la broche.
DEUXIÈME MUSICIEN
Cache-toi, corbeille de jonc.
LUGO
Veux-tu que je te brise les molaires, rameur de Caron le Roussi.
LE PÂTISSIER
Corps du fils de ma mère ! N’est-ce pas Cristóbal, Cristóbal de Tello ?
PREMIER MUSICIEN
Oui, c’est lui. Pourquoi le demandes-tu, manche à balai, fainéant ?
LE PÂTISSIER
Je le demande parce que je suis son ami et son très dévoué serviteur. Pour quatre ou six gâteaux, il ne fallait pas briser les portes et les fenêtres, ni m’accabler de brocards et de railleries. Entrez, Cristóbal, ainsi que vos amis (À ses garçons.), et vous, enlevez-la devanture et la mettez à terre.
LUGO
Vive Dieu, tu es un prince entre les princes et cette soumission me désarme ; tu ne souffriras ni de ma juste colère ni de ma mauvaise humeur. Rengainez les pelles et les écouvillons et soyons amis usque ad mortem.
LE PÂTISSIER
Par saint Pito ! Ils entreront tous et, en l’étrennant, ils porteront bonheur à la fournée encore chaude. Et même j’ai une outre de vieil Alami aussi plaisante aux lèvres qu’aux yeux.
PREMIER MUSICIEN
Tout ce que fait cette femmelette, c’est par crainte de Lugo.
LUGO
Peu importe. Saisissons l’occasion par un pan de ses habits, par la houppe ou par le toupet, comme on dit, sans nous inquiéter si la peur ou la courtoisie nous la présentent. Monsieur le pâtissier est la politesse en personne et moi, qui suis son ami véritable, il me plaît infiniment de lui plaire.
(Ils sortent tous.)
QUATRIÈME TABLEAU
Une salle dans la maison de l’inquisiteur Tello de Sandova. Il commence à faire jour.
SCÈNE XIV
ANTONIA, puis TELLO DE SANDOVAL.
ANTONIA, seule, enveloppée dans une mante tapageuse, sans être très riche.
Si à cette heure je le rencontrais dans sa chambre, rien ne me serait plus agréable. Peut-être seule à seul trouverai-je des paroles capables de l’attendrir. Quelle audace est la mienne ! Puisse-t-elle au moins me donner de la force et relever mon courage, car la jalousie et l’amour m’accablent et leur violence m’ôte jusqu’à la volonté. C’est sa maison, et la porte, comme je le souhaitais, paraît entrouverte. Mais hélas ! auprès de ses gonds, je vois étendues mes espérances mortes ! À peine je saurais me mouvoir. La crainte m’étreint et, pourtant, mon âme doit s’enhardir, parce qu’au point où j’en suis aujourd’hui, je m’attends à tout perdre ou à tout gagner.
TELLO DE SANDOVAL, dans sa robe du matin, et lisant ses heures.
Deus in adjutorium meum intende. Domine ad adjuvandum me festina. Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto. Sicut erat...
Qui est là ? Quel est ce bruit ? Qui est là ?
ANTONIA
Malheureuse que je suis ! Que m’est-il arrivé ?
TELLO
Madame, que cherchez-vous d’aussi bonne heure chez moi ? Le jour se lève à peine. Ne vous troublez pas. Pourquoi vous troublez-vous ?
ANTONIA
Seigneur...
TELLO
Hâtez-vous. Qu’y a-t-il ? Expliquez-vous.
ANTONIA
Qu’on le presse ou non, celui qui a l’intention de tromper ne met pas les pieds dans le droit chemin ; il ne saurait pas. Je viens chercher Lugo.
TELLO
Mon serviteur ?
ANTONIA
Oui, Seigneur.
TELLO
D’aussi bonne heure
ANTONIA
Parfois l’amour fait lever à l’aurore.
TELLO
Vous l’aimez donc bien ?
ANTONIA
Je confesse que je l’aime, mais d’un amour pur et innocent.
TELLO
Venir aussi tôt vous condamne.
ANTONIA
Quand le feu est ardent, il brûle à toutes les heures du jour.
TELLO
Cherchez ailleurs des aliments à lui donner. Ma maison est l’asile de l’honnêteté, vous n’y trouverez rien autre. Et si ce jeune homme est l’objet de vos visites, dès aujourd’hui je veillerai à ce qu’elles n’en aient plus.
ANTONIA
Votre grâce se tourmente sans raison. Je jure que, partout où il le voudra, Lugo remportera la palme sur mille hommes d’honneur. Certes, il est turbulent, bretteur, friand de tuerie, mais quand il s’agit d’amour, je le tiens pour un vrai billot. Aussi bien la douce et amoureuse Vénus eût respecté mon repos, si sa dague acérée et son bouclier d’acier ne m’eussent attaché à ses pas.
TELLO
Il est courageux ?
ANTONIA
Vous pouvez sans scrupule – et, peut-être même serait-ce lui faire injure – l’égaler à Garcia de Paredes. Sa vaillance est si captivante qu’il traîne mortes à sa suite toutes les femmes perdues et que les autres le bénissent.
TELLO
Je l’entends ; cachez-vous là ; je désire l’interroger sans qu’il vous voie.
ANTONIA
Ce n’est pas lui.
TELLO
Je ne crois pas me tromper ; j’ai reconnu son pas. Ensuite je vous donnerai l’occasion de lui parler.
ANTONIA
Que la fortune me sait propice !
(Elle se cache.)
SCÈNE XV
TELLO, LUGO, ANTONIA d’abord cachée.
LUGO, portant la dague et le bouclier pendus dans le dos et tenant un rosaire à ta main.
Mon maître est levé d’habitude à cette heure matinale. Voyez si je me trompais. Le voici. Je parierais pour un sermon dont je le tiendrais quitte. Qu’il se hâte et qu’il me laisse en paix. Amen.
TELLO
D’où venez-vous, garnement ?
LUGO
Mais... d’où dois-je venir ?
TELLO
De blesser, de tuer, de truander selon votre coutume.
LUGO
Je ne tue ni ne blesse personne.
TELLO
Sept fois je t’ai sauvé de la prison.
LUGO
C’est passé. Maintenant je mène une autre vie.
TELLO
C’est pour cela qu’il y a un mandat d’arrêt lancé contre toi.
LUGO
Il se peut, mais personne ne menace celui qui donne des coups de pied au vent. Tout ce dont on m’accuse se résume à des enfantillages légers sur la conscience parce que je les sais sans gravité. C’est couper la figure à un fanfaron arrogant, c’est lancer une raillerie piquante, un brocard aiguisé, un mot gracieux et rare, c’est enlever une dizaine de gâteaux ou une caisse de cédrats confits, c’est arbitrer une querelle entre deux malandrins novices, c’est entretenir au pâturage deux ou parfois trois vaches, mais sans les traire, ni en vendre le lait comme il est d’usage dans la Truanderie, c’est tâcher qu’aucun drôle ne donne le ton là où je me trouve et veiller à ce qu’il ne me traite pas comme la semelle de mes pantoufles. Ces espiègleries et d’autres analogues, je les fais pour passer le temps sans jamais négliger mes prières ni oublier de dire les psaumes de la pénitence. Et bien que je sois coutumier du péché, je pense, et il en sera ainsi, que les grains de ce rosaire rendront bon compte de moi.
TELLO
Réponds-moi, insensé ? Ne comprends-tu pas que, dans ces conditions, distribuer aux pauvres de l’argent ou du cuivre équivaut à leur donner les pieds d’un porc volé ? Chaque jour, tu en conviens, tu offenses Dieu mille fois et tu penses que, pour aller au ciel, il te suffit de réciter un rosaire ? Entre dans ma chambre et apporte-moi un livre que tu trouveras sur la table. (Logo se dirige à reculons vers la chambre afin de ne pas montrer la dague et le bouclier qui lui pendent dans le dos.) Dis-moi quelle est donc cette manière inexplicable de marcher ? Es-tu une écrevisse pour aller à reculons ! Quelle est cette nouveauté ?
LUGO
Est-il vraiment étrange qu’un bon serviteur ne tourne pas le dos à son maître et n’est-ce pas plutôt une marque de déférence ?
TELLO
Je n’ai jamais vu donner un pareil témoignage de respect. Tourne-toi, te dis-je.
LUGO
Je me tourne. Je voulais vous cacher ces armes et, dans ce dessein, je faisais des pas en arrière.
TELLO
Je reconnais maintenant que tu es Satan. Des armes dans la maison ? Y aurais-tu des ennemis par hasard ? Oui, sans doute. Les ministres de mort suspendus à ta ceinture en témoignent et me confirment aussi qu’un mauvais garnement dévoyé recule toujours au lieu d’avancer. Je dois aller bientôt dans la Nouvelle Espagne. Je t’emmènerai avec moi, démon. Prépare-toi à ce voyage. C’est le cas de te montrer sage et prévoyant. Mais si au lieu de livres, tu emportes les bijoux dont je te vois paré (Ironique.), tu fourniras une preuve indéniable de ta grande et puissante intelligence. Tu réponds bien à l’espérance trompeuse où j’ai vécu ; tu reconnais bien le soin que j’ai pris de tes études et de ton éducation, tu me payes bien, tu as grand souci de donner de nouvelles assises à ton humble naissance et de fuir la dissipation et les aventures. Je te montrerais en vain par des exemples que jamais Aristote et Mars ne vécurent en bonne intelligence et que la sagesse ne considère pas un bouclier comme un complément souhaitable aux sommaires de la logique. Attends ; je veux te donner la preuve de ce que tu vaux, si tant est que le témoignage des femmes a une valeur en pareille circonstance. (Se tournant vers l’endroit où s’est cachée Antonia.) Sortez, Madame, et parlez à votre dur et incorruptible diamant, à ce garçon honnête mais friand de tueries, vaillant mais perdu de vices. (Antonia sort de l’endroit où elle s’est cachée.)
LUGO
Démon, qui t’a conduit ici ? Pourquoi me poursuis-tu si tu ne dois recueillir aucun fruit de tes mauvaises pensées ?
SCÈNE XVI
LES MÊMES, LAGARTIJA, la figure bouleversée.
TELLO
Jeune homme, qui cherchez-vous, pour entrer comme un ouragan ? Que répondez-vous ? Que dites-vous ?
LAGARTIJA
Je dis... Que Dieu me protège... Je dis... que je cherche le seigneur Lugo.
TELLO
Le voici. Acquittez-vous de votre commission.
LAGARTIJA
La fatigue et l’émotion me paralysent, je ne puis parler.
LUGO
Calme-toi, Lagartija, et dis-moi ce que tu me veux.
LAGARTIJA
Sachant qui tu es, mon âme se rassure et reprend espoir en une heureuse issue.
LUGO
Bien. Qu’y a-t-il ?
LAGARTIJA
Seigneur, l’on vient d’arrêter Carrascosa.
LUGO
Le père ?
LAGARTIJA
Lui-même.
LUGO
Par où le mène-t-on ? Dis-le-moi, achève.
LAGARTIJA
Il n’y a qu’un instant, il arrivait juste devant la porte du comte del Castellar.
LUGO
Qui l’a donc arrêté et pourquoi ? L’as-tu appris ?
LAGARTIJA
Pour une querelle, à ce que j’ai su. L’alguazil Villanueva et deux gardes le portent en l’air comme un voleur. Ton cœur se fendrait, si tu le voyais.
LUGO
C’est bien. Marche devant, guide-moi et si je puis les atteindre, sois assuré que tout se terminera au gré de nos désirs.
LAGARTIJA
Mort à Villanueva !
LUGO
Mort !
(Ils sortent en coup de vent.)
SCÈNE XVII
TELLO, ANTONIA.
TELLO
Quel est ce père ? Par hasard, aurait-on arrêté un religieux ?
ANTONIA
Non, Seigneur, il n’en est rien. C’est un père de malheur, vu que, dans son métier, il gagne plus que deux ou trois moines.
TELLO
Dites-moi à quel ordre il appartient.
ANTONIA
À celui de la maison-franche, Seigneur. Avec votre permission, il est alcade de la bohème et ce nom de père lui est donné par les femmes de notre profession. Son fief est la maison-franche, ainsi nommée parce que ses habitantes s’affranchissent de tout devoir.
TELLO
Peut-on profaner ainsi ces noms honorables et respectés d’alcade et de père !
ANTONIA
À qui vit dans cette maison, un père et une mère ne feront, du moins, jamais défaut.
TELLO
C’est bien, Madame, j’en sais assez maintenant. Allez sous la garde de Dieu. Quant à ce mauvais sujet, je le mènerai durement.
ANTONIA, à part.
Je cours sur ses pas.
TELLO
La paix soit sur vous.
CINQUIÈME TABLEAU
Une rue de Séville.
SCÈNE XVIII
L’ALGUAZIL VILLANUEVA, DEUX GARDES, CARRASCOSA, PÈRE DE LA BOHÈME, puis LUGO, LAGARTIJA et LOBILLO.
LE PÈRE
Je suis des Carrascosa d’Antequera et j’occupe un honorable emploi dans la république. Vous devriez me traiter avec moins de brutalité. D’habitude, l’on m’adresse des suppliques et il se montre fort imprudent et se met dans un bien mauvais cas, l’alguazil qui a l’audace de me faire un affront public. Si vous employez la violence pour conduire en prison un personnage de mon rang, que ferez-vous à un fripon ? Par Dieu, j’augure mal de vous, Seigneur Villanueva. Considérez qu’à vous conduire envers moi de la sorte, vous rempliriez d’étonnement quiconque sous verrait.
L’ALGUAZIL
Tais-toi et débarrasse-moi la rue plus vite que ça. Nous n’avons rien à gagner ici.
(À ce moment arrive Luqo, la dague à la main et le bouclier au bras. Viennent avec lui Lagartija et Lobillo.)
LUGO
Que tout être vivant s’arrête, qu’on rende la liberté à Carrascosa et qu’on me le livre. Pas un geste, pas une parole, quel que soit votre souci de remplir votre mandat. Allons, Seigneur Villanueva, montrez-moi une fois de plus votre désir de m’être agréable.
L’ALGUAZIL
Toujours à vos ordres, Seigneur Lugo.
UN DES GARDES
Je parie qu’il l’emmène.
LUGO
Père Carrascosa, allez et entrez dans San Salvador, une chapelle propice à tous ceux qui ont la justice à leurs trousses, et mettez un terme à vos craintes.
LAGARTIJA
Vive mille ans le nouveau Cid Campeador et que ses souhaits s’accomplissent !
L’ALGUAZIL
Cristóbal, vous venez de voir que je ne veux pas me perdre dans votre esprit et que je suis votre serviteur.
LUGO
C’est bien, je me le rappellerai à l’occasion.
L’ALGUAZIL, au père.
Soyez reconnaissant à votre protecteur, seigneur Père.
LOBILLO
Il suffit et suivez en paix votre chemin.
UN GARDE
Ce drôle est-il Barrabas ou le paladin Roland ? Il ne nous laisse pas faire une seule levée.
(L’alguazil et les gardes sortent.)
SCÈNE XIX
LUGO, LOBILLO, LAGARTIJA, LE PÈRE.
LE PÈRE
Nouveau Bravonel espagnol, ton audace singulière m’a délivré des griffes de ce fripon de Luzbel. Pour un oui ou pour un non, je me retirerais. Demeure en paix, honneur et moelle de la bohème.
LUGO
Je t’approuve, persiste dans cette idée ; tu auras bientôt ma visite.
(Carrascosa sort.)
(À Lobillo et à Lagartija.) Tout s’est terminé pour le mieux.
LOBILLO
Très bien ; pas de sang, pas de fer, pas de feu.
LUGO
J’arrivais aveuglé et enflammé de colère.
LOBILLO
Moi aussi. Nous allons la calmer avec une cruche du plus cher.
LUGO
Je suis sollicité par bien d’autres soins. J’ai pris rendez-vous et je dois aller jouer avec Gilberto, un étudiant qui m’a toujours porté guignon, un homme capable, à lui seul, de me désespérer. Il a gagné tout ce que je possède et m’a laissé si démuni que, sur ma foi, si je perds, je ne sais comment m’y prendre pour doubler la mise.
LOBILLO
Je te donnerai un jeu préparé à l’aide duquel tu le dépouilleras de son dernier blanc, de son dernier bijou.
LUGO
C’est recourir aux grands moyens. Mais j’en sais un autre pour lui couper la chance. Que la fortune me montre mauvais visage aujourd’hui et je jure devant Dieu tout-puissant de me faire voleur de grand chemin.
LOBILLO
Résolution courageuse et d’un homme avisé. Si tu perds, et je fais des vœux pour que tu perdes, je ne resterai pas en arrière et je montrerai que ces mains ne sont pas d’un lourdaud.
LAGARTIJA
Ce fut toujours l’occupation favorite des personnes que des raisons différentes mais innombrables ont rendues sages, industrieuses et vaillantes.
LOBILLO
Je suis décidé à te suivre.
LAGARTIJA
Tu peux aussi compter sur moi. Ma volonté, tu le vois, participe de la nature de l’alchimie. Elle s’applique au bien et au mal.
LUGO
C’est vrai. Une pareille déclaration témoigne de ton habileté et de ta souplesse. Je ne t’abandonnerai jamais. Adieu.
LOBILLO
Lugo, quoi, tu nous laisses ?
LUGO
Je ne tarderai pas à revenir.
LAGARTIJA
Sus donc ; partons aussi et allons fêter la vie à l’ermitage du Compas.
(Ils sortent tous, tandis qu’entrent Antonia et Peralta, étudiant).
SCÈNE XX
PÉRALTA étudiant, ANTONIA.
ANTONIA
Si je le rencontre, mes malheurs s’en accroîtront.
PERALTA
Est-ce la jalousie, est-ce l’amour qui vous amène ici, Madame Antonia ?
ANTONIA
J’ignore si ce n’est pas la rage.
PERALTA
En vérité, l’ardeur de vos sentiments vous égare.
ANTONIA
Il n’y pas de recoins si cachés où l’on ne sache mon aventure.
PERALTA
C’est la rendre publique que de courir éperdue et sans prendre de repos à la recherche de cet homme.
ANTONIA
Homme ! S’il l’était, mes cruelles angoisses auraient un terme. Mais il n’en a que le nom, du moins avec moi.
PERALTA
Comment ?
ANTONIA
Il faut le croire puisque l’amour, en ce qui me concerne, l’a blessé avec des flèches de plomb et que la glace est brillante à ses côtés.
PERALTA
En ce cas, pourquoi l’aimez-vous autant ?
ANTONIA
Parce que sa conduite envers les hommes m’émerveille et me transporte. Les plus huppés de la bohème ne s’inclinent-ils pas devant lui, les bretteurs, les pourvoyeurs de la mort ne lui rendent-ils pas hommage et les braves de San Roman ne le reconnaissent-ils pas pour leur maître ? Sa protégée, celle qui est de ses amies, vit sans soucis et sans crainte et se sait à l’abri des périls que courent les femmes de notre condition. N’est-ce pas un avantage précieux ? Qui peut se targuer d’être sienne connaît le bonheur et les témoignages de respect. Puis, aux raisons de l’amour, il n’y pas de raisons à opposer.
PERALTA, tandis qu’Antonia se retire.
Pour conclure, ces dames de rencontre font plus de cas d’un Rodomont roué que d’un Médor timide. Au demeurant, cette folle souffre d’une blessure grave. Mais la cloche sonne, allons à notre leçon.
(Peralta sort, au même moment entrent Lugo et Gilberto, étudiant.)
SCÈNE XXI
LUGO, GILBERTO.
GILBERTO
Tu as lieu d’être content, tu peux cesser un moment de te plaindre et faire à bon marché des largesses qui te feront honneur. Tu m’as gagné en une après-midi plus que je ne t’ai gagné en cent jours.
LUGO
J’en conviens.
GILBERTO
Sache-moi gré de ma courtoisie. Et le fond de tes poches ? J’étais fou, sans doute, quand je pensais le connaître.
LUGO
La fortune est inconstante et distribue ses faveurs d’une main capricieuse.
GILBERTO
J’aurais dû prévoir ma défaite parce que les joies du brelandier ne durent guère. Celui qui se fie aux cartes invite la fortune à l’abandonner. Aujourd’hui, tu sortiras victorieux de toutes les querelles. Adieu, Seigneur, adieu favori de la fortune, je retourne à la leçon.
(Gilberto sort et le mari de la dame qui vint la première entre aussitôt après.)
SCÈNE XXII
LUGO, LE MARI.
LE MARI
Seigneur Lugo, je suis très heureux de vous rencontrer.
LUGO
Seigneur, qu’y a-t-il de nouveau ?
LE MARI
La crainte d’une offense me poursuit encore, bien que je tienne ma femme bien-aimée dans une maison de campagne si bien close que le soleil en trouve avec peine l’entrée. De mon côté, j’observe la réserve et la prudence que vous m’avez recommandées d’avoir et je meurs de savoir qui me cause tant de soucis.
LUGO
L’auteur de vos maux est dans un tel état de santé qu’il doit songer à quitter la vie plutôt qu’à vous enlever l’honneur. Désormais que tout péril a disparu ; arrachez de votre cœur l’anxiété et la jalousie.
LE MARI
Sur cette assurance, je me retire satisfait et je jure de vous servir. Ma personne et ma fortune sont à votre disposition, Lugo ; usez-en à votre gré.
LUGO
Les mauvais jours sont passés, je n’en prévois pas le retour et j’accepte comme unique récompense votre désir de m’obliger.
LE MARI
Je ne vois rien en vous qui rappelle l’homme dont le vulgaire mal renseigné fait le portrait. Adieu, Lugo.
(Il sort.)
LUGO
Adieu.
SCÈNE XXIII
LUGO, LAGARTIJA.
LUGO
Lagartija... Quel bon vent t’amène ?
LAGARTIJA
On n’est ni plus gentil, ni plus flegmatique. Ne vois-tu pas que deux heures vont sonner (Lugo prie.) et que toute la bohème en goguette t’espère ? Suis-moi, la chaleur tombe et la soirée devient propice aux franches lampées. Quand tes amis t’attendent et sont plus désireux que jamais de t’avoir, est-ce bien le moment d’avaler des Ave Maria ? Sois un truand ou sois un saint. Choisis une fois pour toutes la vie qui t’agrée le plus. Quant à moi, je te laisse. Tant de Gloria et tant de Pater m’assomment.
(Il sort.)
SCÈNE XXIV
LUGO, seul.
Me voici seul. Je veux en profiter pour entrer en compte avec moi-même, bien que les vagues où je crains de naufrager m’en empêchent. J’ai fait le vœu, si je perdais, de voler sur les grands chemins, claire et manifeste erreur d’une aveugle fantaisie. C’était de l’audace et de la folie pires qu’on ne saurait l’imaginer, puisque jamais un vœu criminel n’oblige son auteur à l’accomplir. Mais quand, de propos délibéré, j’ai obéi à un dernier sentiment cupide, ai-je laissé de commettre un péché ? La faute est évidente et grave... Qui oserait le nier ? Je sais aussi que les contraires se guérissent d’habitude par les contraires. Je ferai donc un vœu contraire au premier et, dès ce moment, je m’engage à entrer en religion. Et maintenant, Seigneur, considère ce brigand converti et repentant ; Vierge, Mère du Dieu Rédempteur, les bandits vous invoquent ; Notre-Dame, écoutez-les. Ô mon Ange Gardien, accourez, secourez-moi, fortifiez-moi contre la crainte qui demeure dans mon âme en détresse. Âmes du Purgatoire qui fûtes toujours présentes à ma pensée, sachez mes angoisses et ma vie pécheresse et puisqu’au milieu des flammes vous pratiquez encore la charité, demandez à Dieu de prêter l’oreille à mes supplications. Psaumes bénis de David qui renfermez tant de mystères qu’ils excèdent le nombre infini de lignes comprises dans le texte, que votre pensée me soutienne. Vous, dont j’ai si souvent imploré les conseils, veillez à ce que mes pieds se détournent d’un chemin où l’âme ne rencontrerait que des tristesses, qu’ils fuient la montagne où je briganderais et violerais les lois chrétiennes, mais permettez que nus, ils foulent les dalles des cloîtres et des chœurs propices à la prière. Allons, démons, je vous défie de mille manières et comme je place ma confiance dans le Dieu de bonté et de miséricorde, je serai victorieux de vous tous.
(Lugo sort.)
CINQUIÈME TABLEAU
Les trompettes sonnent ; les nuages se déchirent et il apparaît une GLOIRE ou tout au moins un ANGE qui prend la parole dès la fin de la musique.
L’ANGE
Quand un pécheur revient à Dieu et que l’humilité rehausse son zèle pieux, il se fait de grandes fêtes dans le ciel.
SECONDE JOURNÉE
PREMIER TABLEAU
Un paysage mythologique.
SCÈNE I
DEUX NYMPHES entrent en scène. Elles sont vêtues avec luxe et portent chacune un cartel à leurs bras. Sur l’un d’eux est écrit Curiosité et sur l’autre Comédie.
CURIOSITÉ
Comédie ?
COMÉDIE
Curiosité, que me veux-tu ?
CURIOSITÉ
Je désirerais savoir pourquoi tu as renoncé à tes antiques vêtements, au cothurne tragique, au soulier comique et populaire et à la toge solennelle, pourquoi tu as réduit à trois les cinq actes classiques où tu te mouvais noble, fière et gracieuse. Aujourd’hui tu joues ici et au même moment tu te montres sur un théâtre de Flandre. Sans prévenir, tu bouleverses les unités de temps, d’action et de lieu. Plus je te regarde et moins je te retrouve. Donne-moi de tes nouvelles, et sois telle que ta meilleure amie puisse te reconnaître.
COMÉDIE
Le temps qui renouvelle le monde perfectionne les arts. Ajouter aux inventions anciennes n’est pas un miracle d’habileté. Dans l’antiquité, je fus bonne et maintenant, si tu y prends garde, tu ne me trouveras pas mauvaise. Cependant, je m’écarte des règles sévères que nous donnèrent et nous léguèrent dans leurs œuvres admirables les Sénèque, les Térence, les Plaute et les tragiques grecs dont tu connais les noms. Mais, si je néglige quelques préceptes, j’en conserve d’autres ; la mode qui ne reconnaît pas le gouvernement des arts en a ainsi décidé. Dans les mille détails d’une pièce, l’action a remplacé le récit et, comme les événements se passent dans des endroits différents, je me trouve forcée de les suivre partout où ils m’appellent. Telle est l’excuse de ce disparate. De nos jours, la comédie est une mappemonde où, à moins d’un doigt de distance, tu verras Rome et Londres, Valladolid et Gand. Peu importe aux spectateurs que j’aille à cette heure d’Allemagne en Guinée, si je ne bouge pas du théâtre. La pensée est rapide et légère et celui qui s’envole avec elle peut m’accompagner en tous lieux sans fatigue et sans risque de me perdre. À l’instant, j’étais à Séville et je m’appliquais à représenter la vie d’un jeune fou, turbulent passionné pour les travaux de Mars, truand par les mains et par la langue, mais incapable de s’absorber dans une admiration éperdue de la vie et des gains infâmes. Étudiant, il fut attentif à lire les psaumes de la pénitence et il ne passa pas un jour sans dire le rosaire. Sa conversion eut lieu à Tolède, mais si je t’en fais le récit véridique, tu me reprocherais à tort de l’avoir placée à Séville. C’est en effet à Tolède qu’il reçut les ordres ; plus tard il prit l’habit religieux dans un couvent de Mexico où nous allons être portés comme à travers les airs et, à cette occasion, il changea son nom de Lugo contre celui de la Cruz. Aussi bien, par déférence, l’appellerai-je désormais Fray Cristóbal de la Cruz. Que m’a-t-il fallu pour rapprocher Mexico de Séville ? Moins d’un instant. Il m’a suffi de rentraire avec la première journée, la seconde et la troisième, l’une relative à la vie dissolue de notre héros ; l’autre, à son existence austère et la dernière, à sa sainte mort et à ses grands miracles. Si j’avais gardé les enseignements de l’art classique, j’aurais eu bien de la peine à trouver des auberges pour une assistance nombreuse et, faute de navires, à traverser l’immense étendue de mer qui nous sépare de la Nouvelle Espagne. Tu remarqueras, Curiosité, que le frère bénit viendra sur la scène accompagné de Fray Antonio, un bon chantre de lutrin, aimable, joyeux et qui, dans le siècle, se nommait Lagartija, lézard de muraille. En religion, il est un faucon qui dans son vol, on l’espère, s’élèvera jusqu’au ciel.
CURIOSITÉ
Bien que tu ne m’aies pas converti à tes idées, tu m’as ébranlée, amie, et il en est que j’accepte. Je ne répliquerai donc pas et je vais t’écouter.
(Elles sortent.)
DEUXIÈME TABLEAU
Une salle dans un couvent de Mexico.
SCÈNE II
FRAY CRISTOBAL DE LA CRUZ en habit de Saint Dominique, FRAY ANTONIO vêtu de même.
ANTONIO
Que votre Paternité le sache bien...
F. C. DE LA CRUZ
Entonne un peu plus bas les formules de respect.
ANTONIO
En vérité, mon Père, quand je vois avec quelle vigueur, quelle force et quelle persévérance vous exercez la charité, j’augure que votre vertu habite un corps de bronze et aussi que la mort, pour l’achever, cherchera longtemps la porte avant de la découvrir.
F. C. DE LA CRUZ
Notre chair est une bête sauvage et si on lui rendait la bride, elle s’emporterait au point que personne ne pourrait la ramener de la gauche vers la droite. Notre âme travaille à dompter les sens qui, stupides et dénués d’intelligence, s’engageraient dans les chemins fréquentés par les vicieux si l’on ne s’efforçait de les détourner. La luxure est dans le vin et tout vice est voisin de la débauche et de la mollesse.
ANTONIO
Moi, le jeûne me rend malade, faible, indévot et quinteux. Je me trouvais dans un autre état et dans une autre disposition quand à Séville j’étais ton valet, que dis-je, ton âme damnée. Ah ! qu’elles rendent l’esprit subtil et dispos les blanches couronnes de pain d’Utrera ! Ô, raisins argentés, coupés la nuit aux vignes de Triana et si frais le matin dans leur tunique de perles ! Est-il rien de plus plaisant, est-il un trait mieux fait pour émoustiller et exciter la gourmandise ? Hélas, ils sont passés, ces temps heureux, et je n’espère plus les revoir.
F. C. DE LA CRUZ
Fray Antonio, mon ami, ces souvenirs sont autant de liens que vous jette le démon acharné à votre perdition. Songez à ce que je vous dis.
ANTONIO
Je me demandais à l’instant où étaient Madame Librija ou la Salmerona, ces fieffées et bonnes pécheresses ? Qui nous donnera des nouvelles de Ganchoso, du Lobillo, de Terciado et du fameux Patojo. Ô jours heureux et dorés, jours de joie et de félicité où la liberté tostait à l’accomplissement de nos désirs exquis !
F. C. DE LA CRUZ
Taisez-vous et recevez la bénédiction de Dieu.
ANTONIO
Que votre Paternité se taise et qu’elle me laisse parler. J’évacue ainsi une humeur très mauvaise qui m’est amère et m’étouffe.
F. C. DE LA CRUZ
Vos propos déréglés m’effraient. À les écouter, j’ai peur que vous ne renonciez à la vie monastique. Ce jour-là serait pour nous deux une nuit enveloppée de deuil.
ANTONIO
Ma mélancolie ne prendra jamais cette porte de sortie. Si parfois je me plains, si je regrette nos danses et nos fêtes passées, c’est le pis que je puisse faire.
F. C. DE LA CRUZ
Qu’oses-tu dire, fray Antonio ! Tu perds le sens. Il faut être sur le chemin de la folie pour thésauriser dans sa mémoire des pensées aussi honteuses.
ANTONIO
Maintenant, à Séville, je serais un gueux indépendant et libre et j’aurais au pâturage deux juments, et peut-être même trois, expertes dans les arts de la perversité.
F. C. DE LA CRUZ
Dieu sait combien je souffre de te voir donner dans ces travers damnables et de savoir ta conscience en lambeaux. Mais je ferai pénitence pour toi. Calme-toi, Antonio, et souviens-toi qu’entre la mort et la vie la différence est bien petite. Une belle mort termine une belle vie et une mauvaise mort est le dénouement d’une existence vicieuse.
ANTONIO
C’est parfait, Père, et je le dis. Mais tu n’as pas à t’inquiéter de moi, ni à prendre souci de mes paroles. Elles ne naissent pas du cœur et ne gisent que sur la langue.
F. C. DE LA CRUZ
Les paroles traduisent nos pensées comme elles témoignent de nos intentions.
SCÈNE III
LES MÊMES, un chantre du chœur nommé FRAY ANGEL.
ANGEL
Père et Maître, le Prieur demande votre Révérence et l’attend dans le couloir.
(F. C. de la Cruz se hâte de sortir.)
SCÈNE IV
ANTONIO, ANGEL.
ANTONIO
Il obéit avec plus de hâte que le soleil n’en met à lancer ses rayons.
(Fray Angel se dirige vers la porte.)
Père fray Angel, attendez.
ANGEL
Dites-moi vite ce que vous me voulez.
ANTONIO, montrant une douzaine de cartes qu’il tenait cachées.
Voyez.
ANGEL
Des cartes ? Perdition !
ANTONIO
Ne faites donc pas l’étonné, petit hypocrite. Ce n’est pas le cas de lever les bras au ciel.
ANGEL
Qui te les a données, fray Antonio ?
ANTONIO
Une dévote de mes amies.
ANGEL
Une dévote ? Le diable plutôt.
ANTONIO
Je n’ai jamais été en bons termes avec lui. Tu peux me rendre ce témoignage.
ANGEL
Ces dames sont-elles honnêtes et de bon aloi ?
ANTONIO
D’assez mauvais plutôt et je les crois inclinées au péché, car, pour marquer quarante, j’ai compris qu’il leur manquait trente points.
ANGEL
Si elles eussent été un peu plus recommandables, nous aurions déniché un coin propice où nous divertir.
ANTONIO
L’heure viendra de le trouver. L’habitude constante de l’occasion étant de se présenter d’elle-même à ceux qui désirent mal faire. Ne s’offre-t-elle pas aux tripoteurs magnifiques et grossiers qui, l’âme tranquille et l’esprit dispos, tiennent ouvertement boutique de blancs et de tricheries ? Mais sortons d’ici. Voici le Prieur qui vient avec le grand chevalier andalous, haut conseiller et visiteur de l’ordre, qui fut jadis le maître de notre Père fray de la Cruz.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
LE PRIEUR, TELLO DE SANDOVAL.
LE PRIEUR
C’est un ange sur la terre et il vit parmi nous comme s’il était perdu dans les solitudes du désert. Il ne faiblit ni ne se ralentit sur le chemin du ciel et, pour toucher plus tôt au but de ses désirs, il court pauvre, dénué, à peine vêtu, humble et surtout si vertueux, si modeste, si mesuré dans son âge fleuri qu’il provoque l’admiration de tous ceux qui le voient. En effet, Seigneur, il mène la vie d’un homme en droit d’espérer une bonne mort et une gloire qu’on ne peut mesurer ; sa prière est continue et fervente ; son jeûne, inimitable, et son obéissance, prompte, simple, humble et active. Il a ressuscité la pénitence des anciens Pères qui vivaient dans les déserts de l’Égypte pour y purifier leur conscience.
TELLO
Que le nom de mon Dieu soit béni par des milliers de bouches ! Il a détourné ce jeune homme du gouffre où je pensais qu’il allait se jeter. Je retourne en Espagne et j’emporte dans mon âme une si grande appréhension de la solitude et un tel regret de m’éloigner de lui que je voudrais précipiter la séparation et que je ne m’en sens pas la force.
LE PRIEUR
Votre grâce nous laisse une couronne qui doit honorer ce royaume tant que le fils de Latone ceindra le diadème bleu. La foi chrétienne est une bien jeune enfant parmi ces barbares ; et les ouvriers nous manquent pour cultiver la vigne du Seigneur. L’exemple de ces bons travailleurs est encore le lait et l’ardeur dont profiteront le mieux l’une et l’autre, car le médecin qui se consacre à la pratique des sciences divines doit avoir le cœur pur s’il veut satisfaire le ciel.
SCÈNE VI
LES MÊMES, F. C. DE LA CRUZ, FRAY ANTONIO.
LE PRIEUR, continuant sans voir F. C. de la Cruz.
Notre Père de la Cruz garde toujours dans son maintien une modestie si douce et si tranquille qu’il poursuit son chemin dans la tristesse et la joie et que ces sentiments s’accordent chez lui.
F. C. DE LA CRUZ
Deo gracias.
LE PRIEUR
Amen. Que toutes les nations embrasées d’une foi ardente se donnent ces saluts éternellement.
F. C. DE LA CRUZ, à l’Inquisiteur.
Je te supplie de me pardonner, Seigneur, si j’ai négligé mon devoir et manqué à la courtoisie que je devais à ta personne.
TELLO
Père fray Cristóbal, il y a de la démence dans vos excuses, elles excèdent toute limite. C’est à moi de me prosterner à vos pieds.
F. C. DE LA CRUZ
Je ne saurais invoquer que mon office dans le couvent pour obtenir le pardon des témoignages insuffisants que j’ai donnés de mon respect, en ne m’humiliant pas devant celui à qui je dois tant d’obligations que, pourrais-je en faire le compte, je resterais au-dessous de la vérité.
TELLO
Sur ce point, je le confesse, je demeure votre créancier.
LE PRIEUR
La courtoisie sied à la sainteté.
TELLO
Je vais retourner en Espagne ; je pars demain, et si vous avez quelque commission à me donner, je m’en acquitterai avec plaisir.
F. C. DE LA CRUZ
Que ton voyage soit heureux, Seigneur, vent en poupe et mer calme. Mes pauvres prières s’élèveront vers les régions célestes, et seront d’autant plus ferventes qu’à mon sens, tu prends la mer dans une mauvaise saison.
TELLO
Je suis forcé de faire route avec la flotte qui s’apprête à lever l’ancre.
F. C. DE LA CRUZ
Dieu veuille que l’ouragan ne te poursuive pas et que tu ne touches ni les Bermudes, ni la Floride mille fois homicides où, violant les lois de la nature, les habitants font de leur corps un tombeau vivant pour les corps sans vie. Arrive sain et sauf à Cadix, selon ton désir ; débarque à Sanlucar les précieux bagages de ta vertu ; revois bientôt Séville et dis à mon père ce qui te semblera bon et fais pour lui ce qu’il méritera.
TELLO
Je ferai ce qu’il me demandera et, si c’est peu, je ferai davantage. Maintenant, pour me payer de l’intention que j’ai eue de vous bien élever, je vous demande votre bénédiction, Père ; qu’elle me laisse riche d’espérances, que tout arrive à point dans ce long voyage, que le vent souffle propice et que la fortune me soit clémente.
F. C. DE LA CRUZ, bénissant Tello.
Si Dieu m’exauce, il enfermera des faveurs sans nombre dans la bénédiction que je te donne. La traversée de retour sera heureuse et rapide, et tu ne courras ni les dangers de la tempête ni ne souffriras des ennuis du calme.
ANTONIO
Si vous rencontrez là-bas la personne...
TELLO
Qui ?
ANTONIO
Qui ? la Salmerona, jetez-lui un baise-pied de ma part et grimacez-lui quelques moues aimables, à la manière des guenons.
LE PRIEUR
Fray Antonio, qu’osez-vous dire ? Comment, en ma présence, vous montrer si peu mesuré dans vos paroles ?
ANTONIO
La pensée m’en est venue ici et d’autre part ce Seigneur s’en va si vite que j’ai craint de ne plus trouver l’occasion de le charger de ces baisemains et de quelques autres. Il n’est pas interdit aux frères de se montrer polis. C’est chose claire.
LE PRIEUR
Taisez-vous. Nous nous verrons plus tard.
TELLO
Fray Antonio a certainement raison. Il ne mérite pas de châtiment pour avoir été courtois.
LE PRIEUR
Il souffre d’une maladie de la langue.
ANTONIO
C’est ainsi. Mais je n’ai jamais été un sujet de scandale. Je parle à la biscayenne.
LE PRIEUR
Moi je parlerai le langage de la discipline, bref et sec.
TELLO
Que Votre Paternité me donne congé et qu’elle se garde de tout souci.
ANTONIO, à Tello.
Si vous connaissez le Patojo, faites-moi la charité de le saluer aussi de ma part. Bien qu’on me donne la discipline pour me faire taire, je ne me tiens pas de vous charger des commissions qui cadrent avec mon caractère.
LE PRIEUR
Que votre grâce aille en paix. Un bavardage qui amuse ne saurait fâcher sérieusement. Fray Antonio a l’audace de la jeunesse. Puis il est loquace ; je connais sa nature. Ces embrassements témoigneront des liens sacrés que la charité a établis entre nous.
(Il embrasse Tello et fray Antonio.)
TELLO
Mon affection est exigeante, Père de la Cruz, je voudrais vous serrer dans mes bras ; vous me voyez tout attendri.
F. C. DE LA CRUZ
Dieu te guide, mon Seigneur, et te prenne en sa protection. Je le prierai pour toi.
TELLO
J’ai confiance que, par égard pour vous, il m’accordera beaucoup plus de faveurs que je n’en mérite.
(Il sort.)
SCÈNE VII
LE PRIEUR, F. C. DE LA CRUZ, FRAY ANTONIO.
°
SCÈNE VIII
F. C. DE LA CRUZ, FRAY ANTONIO.
F. C. DE LA CRUZ, à fray Antonio.
Comment, fray Antonio, tombez-vous en de telles fautes, et abandonnez-vous au démon le gouvernement de votre langue ? C’est pitié de voir que le maudit vous porte à regretter les marmites d’Égypte que vous avez laissées à Séville. Des fautes passées, il faut se garder de se souvenir pour la délectation de la chair, mais nous devons en conserver la mémoire pour les détester et les pleurer. Oubliez cette engeance perdue, chassez loin de votre pensée les fêtes damnables et le rythme de ces danses perverses s’il existe un rythme dans une vie sans mesure ; mais rendez grâces à Dieu, dont la sainte clémence nous a permis à tous deux de nous asseoir à la table étroite de la pénitence, afin que nous entrions au port de la religion après avoir échappé à la tempête et à un naufrage à peu près certain.
ANTONIO
Désormais, je surveillerai de plus près mes paroles, car je connais ce que je perds et je sais ce que le diable gagne. Père, intercédez pour moi auprès du Prieur, calmez sa colère et demandez-lui de ne pas me punir au poids de mes étourderies.
F. C. DE LA CRUZ
Allons ; comptez sur moi ; je vous excuserai et je prierai pour vos péchés et les miens.
(Ils sortent.)
TROISIÈME TABLEAU
Un riche salon à Mexico.
SCÈNE IX
On voit paraître une dame nommée DOÑA ANA TREVINO, UN MÉDECIN et DEUX DOMESTIQUES. Tous ces détails sont véridiques et historiques.
LE MÉDECIN
Que votre grâce sache bien que sa maladie met ses jours en danger ; j’en parle en connaissance de cause et mon devoir m’oblige à l’en prévenir, dût-elle souffrir ou non de cette nouvelle. D’un instant à l’autre la Parque prendra le couteau et, tout en parlant, votre grâce peut mourir. Je l’en préviens comme médecin et comme ami, et parce que je ne veux pas la tromper.
ANA
Pourtant, il ne me semble pas que je sois si mal. Que voulez-vous dire ? Comment pouvez-vous prévoir une fin aussi prochaine ?
LE MÉDECIN
Le pouls, les yeux, le teint me l’annoncent et ils ne se trompent jamais.
ANA
L’amour a coutume de se regarder dans mes yeux.
LE MÉDECIN
Que votre grâce se confesse et qu’elle ne songe plus aux joies trompeuses de ce monde.
PREMIER DOMESTIQUE
Si tu parles sérieusement, voilà, Seigneur, un ordre bien dur et bien cruel.
LE MÉDECIN
Dans les cas de cette nature, je n’ai pas l’habitude de plaisanter.
ANA
Il faudra que votre grâce me pardonne cette fois parce que je ne veux ni me confesser, ni suivre aucun de ses avis.
LE MÉDECIN
Mon devoir ne m’oblige plus qu’à vous recommander à Dieu.
ANA
Il voudra bien me secourir.
(Le médecin sort.)
SCÈNE X
ANA, DEUX DOMESTIQUES, puis UN CHANTEUR dans la coulisse.
ANA
Les médecins ennuyeux et ignorants fatiguent toujours et irritent.
SECOND DOMESTIQUE
Dieu a créé la médecine et l’on doit en faire cas.
ANA
J’apprécie la médecine, mais non pas les médecins, parce qu’il n’en existe pas qui aient approfondi la science. Je suis un peu lasse.
PREMIER DOMESTIQUE
Tâche de te distraire, égaye-toi, chasse l’ennui.
ANA
Aujourd’hui, je compte aller à la campagne. Il me semble que dehors l’on accorde une guitare.
PREMIER DOMESTIQUE
Antonio, sans doute.
ANA
Que ce soit lui ou un autre, écoutez-le, il va chanter.
LE CHANTEUR, dehors.
La mort et la vie me causent du chagrin ; je ne sais quel remède choisir, car si la vie est lassante, la mort n’est pas meilleure.
ANA
Malgré tout, j’aime mieux vivre. Entre les deux termes, on ne saurait établir de comparaison, chacun sait que la mort est le plus grand mal de tous les maux. Faites taire ce chanteur, c’est effrayant d’entendre parler de la mort. Il n’y a pas de fortune ni de bonheur sur la terre quand elle vous poursuit. La mort et la jeunesse font mauvais ménage comme la nuit et le jour, comme la maladie et la santé. Peu d’années et beaucoup de péchés, et la voix de la mort est hors de saison. Malheur sur l’âme pécheresse qui l’écoute impénitente.
PREMIER DOMESTIQUE
Je ne suis pas content de ma maîtresse. Jamais, je ne la vis ainsi. Ce n’est pas de l’éclat que jettent ses yeux, c’est du feu qui en sort maintenant.
QUATRIÈME TABLEAU
La nuit. Une salle du couvent.
SCÈNE XI
FRAY ANTONIO, puis le PÈRE DE LA CRUZ et DES CHANTEURS.
FRAY ANTONIO
Tant qu’un frère n’a pas reçu les ordres, il mène une vie si pauvre, si étroite, si mesquine qu’il en vient parfois à quitter le couvent. Le prédicateur a de-ci de-là ses dévotes et ses outres et le candidat au doctorat s’épuise et sue en compagnie du Prieur. Mais le novice avec son balai et le chantre dans le chœur étouffent leurs désirs et disent avec le psalmiste :
Et potus meus cum fletu miscebam...
Je ferais mieux de me taire, car l’on convient généralement que les murs ont des oreilles pour écouter.
...La cellule du Père de la Cruz est certainement ouverte. Je veux voir ce pénitent qui resplendit dans l’obscurité où il est plongé. (Il ouvre la cellule et l’on voit le Père de la Cruz en extase, prosterné à genoux, un crucifix à la main.) Voyez un peu l’attitude de ce brave et divin truand et si Satan trouvera le chemin de son cœur et le tirera de son extase. Tant qu’elle durera, j’en suis certain, ses sens seront aussi morts que ceux d’un mort.
(On entend au loin résonner des guitares, des tambours de basque et s’élever des chants joyeux. Tout le récit de cette mascarade et de cette vision est véridique et tel qu’on le trouve dans l’histoire du Saint.)
Mais quelle est cette musique ? Quelles sont ces guitares et ces tambours de basque ? Les frères s’émanciperaient-ils ? Y aurait-il une fête demain ? En pleine nuit, il n’est convenable de faire de la musique dans un couvent. Je crains de l’écouter. Notre-Dame, protégez-moi !
(La musique se rapproche.)
Ah ! Père, réveillez-vous, tout l’univers musical s’effondre ! Rien de ce que j’entends ne dénote des modes honnêtes. Ce n’est pas de la musique céleste. L’on chante des refrains de gueux et de truands.
(À cet instant, entrent six personnes masquées portant le costume lascif des nymphes. Les chanteurs et les musiciens, qui ont des masques de démon et sont vêtus à l’antique, se mettent à danser. Tout se passa de la sorte. Ce n’est pas une vision, inventée, apocryphe ni mensongère.)
LES CHANTEURS
Rien n’est délectable loin de la délicate et amoureuse Vénus. Il n’y a pas de festin savoureux ni de repas agréables auprès de ceux que prépare Vénus curieuse de tous les plaisirs. Elle masque la couleur verte et déguise l’amertume du fiel. Elle change en heures très douces les heures très cruelles de l’existence ; le rire fleurit sur les lèvres de ses dévots et les larmes sont le lot de ses détracteurs. Tel un fantôme, celui qui la dédaigne traverse la vie sans laisser de traces de son passage, il ne s’éternise pas dans ses enfants, il est comme ces arbres sans feuilles, sans fleurs et sans fruits qui ne parent pas le sol nourricier. Aussi bien, sur toutes les terres que visite le soleil dans sa course circulaire et que baigne la mer immense, rien n’est-il délectable loin de la délicate et amoureuse Vénus.
F. C. DE LA CRUZ, sans ouvrir les yeux.
Rien n’est délectable loin de la croix dure et précieuse. Si celui qui s’achemine vers la patrie du bonheur s’écarte du sentier étroit que signale et que trace la croix, quand il y songera le moins, à l’improviste et à l’heure la moins opportune, il roulera des bords de l’abîme jusqu’au plus profond de l’enfer. La turpitude et l’honnêteté ne se donnèrent jamais la main et ne marchèrent jamais côte à côte sur ce chemin raboteux et je vois que ni dans le ciel, ni dans l’univers sans limite, rien n’est délectable loin de la croix dure et précieuse.
LE MUSICIEN
Bien douces sont les journées, bien doux sont les moments dont on jouit à Séville, bien doux les plaisirs de cette cité fameuse où la liberté arbore sa bannière, où Vénus chemine en simple et amoureux appareil, et s’offre toute à tous venants. Le riant amour y chante et brode mille variations glorieuses sur ce thème : rien n’est délectable loin de la délicate et amoureuse Vénus.
F. C. DE LA CRUZ
Vade retro Satanas. À mon goût, maintenant rien n’est délectable loin de la croix dure et précieuse.
(Les démons se sauvent en criant.)
ANTONIO
Je veux m’imposer mille croix. Mes yeux ont vu et je ne puis croire encore à leur témoignage. Mais, chassons la crainte, j’aperçois des gens qui viennent avec des lanternes.
F. C. DE LA CRUZ
Que faites-vous ici, fray Antonio ?
ANTONIO
Je regardais une danse qui, à mon sentiment, était conduite par le démon.
F. C. DE LA CRUZ
Vous deviez dormir et vous avez rêvé.
ANTONIO
Non, sur ma foi, Père, je ne dormais pas.
SCÈNE XII
LES MÊMES, LE PRIEUR, DEUX BOURGEOIS portant des lanternes.
PREMIER BOURGEOIS
Comme je vous le disais en venant, Seigneur, c’est grand pitié de l’entendre. Toutes les tentatives sont demeurées infructueuses. Rien ne peut amollir son âme, ni la tirer de son erreur. Et la preuve que le mal empire très vite, c’est que nous sommes venus dans ce couvent, à pareille heure, pour y chercher un remède.
LE PRIEUR
Quoi, elle prétend que Dieu ne saurait lui pardonner ! Le cas est étrange ! C’est l’erreur la plus grossière où puisse tomber un pécheur. Fray Cristóbal de la Cruz est levé. J’ai comme l’intuition qu’il éclairera cette âme et qu’il la guidera dans le droit chemin.
(Au Père de la Cruz.)
Père, que votre Paternité aille avec ces Messieurs et qu’elle élève aussi haut qu’elle le pourra la limite de sa charité. Le démon a tôt fait de s’emparer d’une âme pécheresse.
(À fray Antonio.)
Vous accompagnerez ce Père.
ANTONIO
Maintenant ?
LE PRIEUR
Ne répliquez pas, fray Antonio.
ANTONIO
Allons... J’ai perdu l’esprit en tout ou en partie, ou si mes danseurs ne sont pas des êtres fantastiques, je dois les rencontrer sur la route.
F. C. DE LA CRUZ
Taisez-vous un instant, si vous le pouvez.
DEUXIÈME BOURGEOIS
Seigneur, le temps passe, il serait bien de partir.
ANTONIO
Dans ce monastère, tous me tiennent pour fou.
F. C. DE LA CRUZ
Ne parlez pas entre les dents ; précédez-nous et soyez assuré que vos danseurs n’ont rien de mystérieux.
LE PRIEUR
Allez avec Dieu, mon Père.
PREMIER BOURGEOIS
Nous allons sous sa sauvegarde et nous nous retirons plein d’espérances.
F. C. DE LA CRUZ
Que Dieu en qui je mets toujours ma confiance, favorise mes desseins.
(Ils sortent.)
CINQUIÈME TABLEAU
La chambre de Doña Ana de Treviño.
SCÈNE XIII
DOÑA ANA DE TREVIÑO, UN PRÊTRE, SERVITEURS.
LE PRÊTRE, à D. Ana sur son lit.
Si vous êtes fatiguée de rester au lit, vous pouvez le quitter et vous asseoir dans cette pièce.
ANA
Elle est mal partout, celle qui ne peut trouver nulle part le repos.
LE PRÊTRE, aux serviteurs.
Apportez des sièges.
ANA
C’est sûrement votre obstination, Père, qui m’a jetée froide, inerte et glacée sur ce lit, c’est elle seule qui m’a tuée. Ne me fatiguez pas et ne vous fatiguez pas à me persuader le contraire, je ne suis pas si sensible que les larmes puissent me toucher.
LE PRÊTRE
Toute la vérité du ciel proteste contre tes mensonges. Le pouvoir de Dieu ne connaît pas de limite et, en connaît-il, que la plus petite parcelle suffirait à sauver les plus grands criminels. Dieu est le bien infini et auprès de lui tout ce que tu vois et imagines est un infiniment petit.
ANA
Tous les attributs de Dieu sont égaux. Je ne vous entends pas, ni ne veux vous entendre. Tuez-moi et mariez-vous avec votre opinion. (Ironique.) Il serait bien que Dieu ne s’arrête à aucune considération et, sans motif, sans prétexte, pardonne à une aussi grande pécheresse ! Il ne saurait commettre des fautes et, ainsi, il ne commettra pas celle-là.
LE PRÊTRE, très haut et d’un ton indigné.
Est-il une folie pareille ?
ANA
Ne criez pas, ce serait vous épuiser sans résultat ni profit.
SCÈNE XIV
À ce moment entrent le PÈRE DE LA CRUZ et FRAY ANTONIO. Le Père s’arrête pour écouter le prêtre qui continue ses exhortations.
LE PRÊTRE
Puisque Dieu est né pour mon salut et qu’il est mort, cloué sur la croix, pour le rachat de mes péchés, leur rémission est le moindre avantage que j’attends de son supplice. Toi aussi tu es en droit d’espérer de sa miséricorde, alors que tu désespères de toi, ce généreux pardon que tu refuses. De toutes ses œuvres, le pardon est la plus sublime. Deus cui propriam est miserere semper et parcere, et misericordia ejus super omnia opera ejus.
Et le Roi psalmiste, le chantre divin des louanges que tu écoutes, après lui en avoir donné beaucoup d’autres, ajoute sur le même sujet : Misericordias tuas, Domine, in sternum cantabo. Tu fais à Dieu la plus grave offense qu’il puisse recevoir parce que la désespérance comme la crainte sont destructives, funestes et insultent à l’un des attributs qu’il tient de son omnipotence. C’est le péché dans toute son insolence, dans toute sa brutalité. Quand Judas voulut se surpasser en deux péchés, nous savons que se pendre fut un crime plus grand que d’avoir vendu le Christ. Madame, en désespérant de la clémence du Sauveur, tu lui adresses l’injure suprême, car il est la colombe sans fiel auprès de qui nous pouvons pleurer nos péchés.
Cor contritum et humiliatum, Deus, non despicies.
Jamais, Dieu ne détourne ses regards d’un cœur humble et contrit ; il le tient au contraire en haute estime. N’est-il pas de foi et avéré que le ciel se réjouit quand un pécheur, sur la terre, répudie son passé et s’engage dans les voies de la pénitence ? Voici le Père de la Cruz. J’augure un bon succès de son intervention.
F. C. DE LA CRUZ
Poursuivez, Père, je suis attentif à vous écouter.
ANA
Malheur sur moi ! Un nouvel importun vient accroître mes tourments. Quels que soient ses efforts, il n’ébranlera pas ma résolution et dépensera sans profit sa fatigue et ses sueurs. (Au Père de la Cruz.) À votre tour, que me voulez-vous, Père, qui arrivez gonflé d’orgueil ? Vous ignorez, on le voit bien, qu’il n’y pas de Dieu pour moi. Il n’y a pas de Dieu, je le répète, car devant mes péchés, la miséricorde se voile la face tandis que la justice, mortelle dissension, se découvre et s’apprête à me condamner.
F. C. DE LA CRUZ
Dixit insipiens ex corde suo : Non est Deus.
(S’adressant au prêtre.) Que votre condescendance, Seigneur, trouve bon de me recommander à Dieu. Je voudrais me montrer votre digne successeur dans ce combat.
(Le prêtre, fray Antonio, le Père de la Cruz et tous les assistants tombent à genoux.)
Bienheureuse Porte du ciel qui releva l’homme dans sa chute, rendit la vie à notre espérance et la ressuscita d’entre les morts, accorde à mon entreprise une issue favorable, touche cette âme et montre, en l’apaisant, la puissance de ton cœur compatissant !
Et docebo iniquos vias tuas et impii ad te convertentur.
Madame, Doña Ana de Treviño, votre départ pour l’autre monde est prochain et je trouve bien pauvres vos préparatifs au moment de cette amère séparation. Les âmes blanches comme la blanche hermine entrent dans la patrie de la vie dont la durée se prolonge à travers les siècles infinis et les âmes noires demeurent avec les monstres de l’enfer. Choisissez entre ces deux séjours. Quelle est la patrie que vous préférez pour votre âme ?
ANA
La justice divine m’a mise hors la loi. Elle ne me pardonnera pas parce qu’elle est suprêmement juste. La crainte de la justice fait évanouir le méchant. L’espérance n’habite pas dans le cœur injuste du pécheur et il est bien juste qu’elle n’y habite pas.
F. C. DE LA CRUZ
Que Dieu allège ton cœur et lui ôte cette crainte. À l’heure où la mort va mettre un terme aux misères de la vie, l’âme avertie de son approche doit s’attacher à l’espérance ; dans les angoisses si dures et si rigoureuses de la fin, il est impossible que la crainte lui soit d’aucun profit. Si durant la vie, l’espérance et la crainte peuvent marcher unis, à l’heure de la mort, ces deux sentiments doivent avoir et garder d’autres rapports. Celui qui entre dans la lice avec la crainte de son adversaire commet une erreur et une faute, mais celui que le courage enflamme vole au-devant de la victoire. Vous êtes dans le champ clos, Madame, le combat aura lieu ce soir ; quand l’ennemi se présentera, ne vous abandonnez pas à la peur.
ANA
Sans armes, comment pourrai-je affronter les périls de ce terrible duel, d’autant que l’adversaire est habile et qu’il est très difficile de lui résister ?
F. C. DE LA CRUZ
Confiez-vous en votre parrain et en votre juge qui est Dieu.
ANA
Il semble que vous et ce prêtre donniez tous deux dans les mêmes folies. Laissez-moi ! finissons-en ! Mon âme est dans une disposition telle, que Dieu voulût-il me les accorder, je ne veux jouir d’aucun privilège, ni profiter d’aucun pardon. Hélas, l’âme se détache du corps, je meurs désespérée !
F. C. DE LA CRUZ
Démon, je place en Dieu mon espoir et tu ne remporteras pas la palme dans ce combat. Ô Vierge pure, tarderez-vous longtemps à nous secourir ? Bon ange gardien, voyez comme le mal empire vite !
(Au prêtre.)
Mon Père, ne vous désistez pas de l’oraison, priez encore, priez toujours, c’est l’arme qui triomphe de Satan dans toutes les rencontres.
ANTONIO
Un corps à jeun et fatigué par l’insomnie s’abandonne facilement à l’indolence et plus il prie, plus il bâille, plus il est enclin à l’indifférence et porté à s’évanouir.
ANA
Ah ! combien mon âme est dénuée des œuvres dont le mérite la pourrait sauver !
F. C. DE LA CRUZ
Si tu reviens à la raison, je ferai si bien qu’elles seront surabondantes.
ANA
Les trouverait-on par hasard dans la rue ? Celles que j’ai accomplies jusqu’ici ne sont que des œuvres de mort.
F. C. DE LA CRUZ
Écoute-moi quelques instants et pèse bien toutes mes paroles.
ANA
Dites !
F. C. DE LA CRUZ
Un moine qui a été très longtemps en religion et qui a toujours gardé la règle avec un cœur pur, s’impose de telles pénitences que mille fois le prieur a dû faire appel à son obéissance et lui ordonner d’en modérer la rigueur. Mais lui, avec une inlassable énergie, jeûnant, priant, s’humiliant, recherche les sentiers les plus raboteux et les plus âpres. La terre dure est son lit, les larmes sont sa boisson et l’amoureuse flamme de Dieu est l’unique feu où il prépare ses repas. Il se frappe la poitrine avec une pierre et se donne des coups si violents, qu’eût-elle été en diamant, il l’eût déjà brisée. Pour fuir le vice de la chair et ses plaisirs honteux, sa chemise, bien qu’il soit malade, est un affreux cilice ; il a les pieds toujours nus et, dans ses actions exemptes de malices, il n’a d’autres intérêts que servir Dieu, parce que Dieu est bon et qu’il l’aime.
ANA, l’interrompant.
Père, où veux-tu en venir ?
F. C. DE LA CRUZ
À ce que vous me disiez, Madame, si, dans les angoisses de la mort, ce religieux aura raison ou tort d’espérer en la bonté de Dieu.
ANA
Pourquoi ne serait-il pas sauvé ? Plût au ciel que j’aie la plus petite partie des œuvres de ce Père ; mais je n’en possède même pas une pour appuyer mes espérances et me soutenir à mes derniers moments.
F. C. DE LA CRUZ
Je vous donnerai toutes les miennes et je prendrai à mon compte la lourde charge des vôtres.
ANA
Que dis-tu, Père, tu déraisonnes ? Comment un pareil prodige se produirait-il ?
F. C. DE LA CRUZ
Si tu veux te confesser, la charité dans un effort suprême peut aplanir des montagnes. Prends le repentir à ta charge et tu verras bientôt comment je compte te remettre mes œuvres et prendre les tiennes en échange.
ANA
Où sont les cautions du marché ?
F. C. DE LA CRUZ
Je suis bien certain et j’affirme que personne n’en peut donner de meilleurs, ni de plus puissants, ni de plus sûrs, ni de plus riches, ni de plus francs. Ce sont des rois et leur race est infiniment noble.
ANA
Qui me donnez-vous ?
F. C. DE LA CRUZ
La souveraine très pure, très fortunée, très belle, qui fut mère et qui resta vierge, Marie, sainte et sacrée au-dessus de toutes les saintes, Marie, creuset de notre bonheur. Je vous donnerai également pour caution le Christ crucifié et j’y joindrai le divin enfant perdu à Bethléem et retrouvé plus tard.
ANA
Je me contente de ces cautions. Quels seront les témoins ?
F. C. DE LA CRUZ
Tous les êtres spirituels qui habitent le paradis et qui s’asseyent sur les gradins du ciel.
ANA
Énoncez clairement vos conditions afin que je sois bien instruite de la grâce signalée que vous me faites.
F. C. DE LA CRUZ
Cieux, écoutez-moi ! Moi, fray Cristóbal de la Cruz, indigne religieux et profès de l’ordre sacré du bienheureux patriarche saint Dominique, je dis en termes formels que je donne très volontiers à l’âme de Doña Ana de Treviño ici présente toutes les bonnes œuvres que j’ai faites, soit en exerçant la charité, soit en pardonnant des offenses depuis le moment où j’abandonnai la carrière de la mort pour entrer dans celle de la vie. Je lui donne tous mes jeûnes, toutes mes larmes, toutes mes flagellations et le très saint mérite de toutes les messes que j’ai dites ; j’y ajoute toutes mes prières et tous mes désirs qui ont Dieu pour unique objet et, en échange, j’accepte ses péchés et, quel que soit leur nombre, quelle que soit leur grandeur, je m’oblige d’en rendre compte devant le haut et éternel tribunal du Dieu éternel, de payer les dettes et de subir les peines consécutives à tous ses péchés. Mais la condition de ce contrat est que, de son côté, Doña Ana de Treviño prendra d’abord l’engagement de se confesser et d’entrer dans la voie du repentir.
ANTONIO
Père, c’est là un engagement inouï.
LE PRÊTRE
Et une charité dont nul n’eut jamais la pensée.
F. C. DE LA CRUZ
Afin qu’elle me croie et ne conserve aucun doute sur mes intentions, je lui donne pour caution de mes offres la très sainte Vierge Marie, son Fils et les onze mille vierges bénies qui sont mes protectrices et mes avocates, et je prends pour témoins, et la terre et le ciel et les personnes ici présentes qui m’écoutent. Habitants des cieux, ne laissez pas fuir cette occasion, puisque vous pouvez aujourd’hui montrer les flammes de votre charité ; demandez au grand Pasteur des troupeaux du ciel et de la terre, de veiller sur cette petite brebis marquée de son précieux sang et de la défendre contre les entreprises de l’enfer. Madame, acceptez-vous ce contrat ?
ANA
Oui, je l’accepte, Père, je me repens et je demande la confession, car je vais mourir.
LE PRÊTRE
Grand Seigneur, ce sont là de tes œuvres !
ANTONIO
Bon, voilà le Père aussi pauvre de bonnes ouvres qu’une barbe d’épi et l’âme aussi sèche et aussi isolée qu’une asperge. Il me semble qu’il retourne au sicut erat ou, si vous l’aimez mieux, qu’il revient au temps de sa folle jeunesse, alors qu’il tournait le dos au bréviaire et qu’il s’accommodait de vivre avec le bouclier de Barcelone et la dague des truands. Vicieux ou vertueux, il fut toujours libéral.
ANA
Père, ne différez pas ce remède. Écoutez la confession des fautes que vous prenez à votre charge et si leur grand nombre ne vous fait pas évanouir, je mourrai, certaine et confiante, que j’ai obtenu un pardon sans réserve.
F. C. DE LA CRUZ, à fray Antonio.
Retournez au couvent, apportez cette nouvelle à notre Père, et demandez-lui de faire dire une prière générale pour rendre grâce au Seigneur de cet événement miraculeux, tandis que j’entendrai en confession la nouvelle pénitente.
ANTONIO
Avec plaisir.
F. C. DE LA CRUZ
Allons où nous serons seuls.
ANA
Et sous la sauvegarde de Dieu.
LE PRÊTRE
Ô bienheureuse pécheresse !
TROISIÈME JOURNÉE
PREMIER TABLEAU
Une salle du couvent.
SCÈNE I
UN BOURGEOIS, LE PRIEUR.
LE BOURGEOIS
Que les cieux écoutent et que la terre entende le récit d’un évènement extraordinaire, merveilleux, inouï et que votre Paternité me prête une oreille attentive. Bien que les termes me manquent pour m’élever à la hauteur du sujet, je parlerai, car il serait pire de se taire.
À peine Doña Ana, qui avait perdu la foi pure, soutien et réconfort de nos espérances, s’offrit-elle aux regards du Père de la Cruz, que celui-ci, dont la charité est aussi ferme que sûre, fit avec elle un échange et, en retour de la disgrâce où elle vivait, lui donna le plus grand des bonheurs. Il arracha l’âme des griffes de la mort éternelle, la rendit à la vie et triompha de sa funeste opiniâtreté. Quand Doña Ana se vit en possession du saint cadeau que le Père béni lui avait fait sans restriction ni réserve, elle jeta un cri pieux vers le ciel et, les yeux mouillés de larmes, le cœur contrit, la voix humble, demanda la confession. Ne doutant plus de ce dont elle doutait, elle rendit un compte très exact de ses dettes à qui maintenant doit les payer. Aussitôt, apaisée et satisfaite, l’âme abandonna l’étroite prison du corps et l’on entendit dans les airs des chœurs de voix très douces, qui tinrent les sens attentifs et charmés. Au moment de finir sa carrière mortelle, Doña Ana prétendit que les onze mille vierges entouraient son chevet. Émerveillés et ravis, attentifs à écouter cette musique suave, les assistants distillaient leur âme par les yeux ; mais voici, heure fortunée, que l’âme de la pécheresse contrite s’envole dans les airs transparents, s’élève vers les régions resplendissantes et, aussitôt, le visage du Père de la Cruz se couvre de lèpre, mal hideux que les nausées elles-mêmes ont choisi pour demeure. Tournez les yeux et vous verrez venir ce monstre de sainteté et de fermeté d’âme dont la figure l’emporte en horreur sur les plus répugnantes.
SCÈNE II
LES MÊMES, LE PÈRE DE LA CRUZ, la figure et les mains couvertes de plaies. DEUX AUTRES BOURGEOIS le tiennent sous les bras ; après eux vient FRAY ANTONIO.
F. C. DE LA CRUZ
La faiblesse accompagne la lèpre. Je ne puis me tenir. Dieu soit béni, qui exauce mes désirs et me permet ainsi de commencer à payer ma dette.
LE PRIEUR
L’adresse est si raturée, qu’à moins de vous bien regarder face à face, l’on ne pourrait vous reconnaître, saint homme.
F. C. DE LA CRUZ
Père Prieur, surveillez votre affection, elle se hâte trop et me donne une qualité qui me surprend et cadre mal avec ma misère morale. Je suis un frère inutile, un pécheur animé, sans doute, de bonnes intentions, mais l’intention ne suffit pas pour mériter un pareil nom.
PREMIER BOURGEOIS
En vous, Père de la Croix, je contemple un autre Job. Vous en avez la patience et vos traits meurtris et fanés sont à sa ressemblance. La malice d’autrui a mis en relief votre innocence et votre charité et ces vertus ont payé comptant, comme le montre la sévérité de vos souffrances. Vous vous êtes engagé aujourd’hui et aujourd’hui vous avec payé.
F. C. DE LA CRUZ
Du moins j’espère payer, puisque je me suis engagé de ma propre volonté.
DEUXIÈME BOURGEOIS
Ô grand journalier de la vigne du Seigneur ! Ô flamme de charité ! Ô brasier ardent !
F. C. DE LA CRUZ
Messieurs, je suis le fils d’un tavernier. Faites-moi grâce de vos louanges et laissez-moi à mon humilité. Ces témoignages de courtoisie sont déplacés.
ANTONIO
Et moi qui trahissais mon âme et la sacrifiais à la gourmandise et à la truanderie mère de toutes les hontes et de toutes les malpropretés, dès cet instant je promets de me consacrer au nettoiement et au soin de tes plaies, jusqu’à la fin de ma vie ou jusqu’à leur guérison. Au surplus, ne crains pas avec moi la vaine adulation. Je n’ai jamais frayé avec cette gueuse et, au lieu de te donner du saint, je ne cesserai de t’appeler truand. De la sorte, la vanité, cet ennemi domestique et sournois, ne trouvera aucun chemin pour te faire la guerre.
DEUXIÈME BOURGEOIS
Vous êtes venus pour le bien de cette terre. Dieu vous garde mille ans, Père aimé.
PREMIER BOURGEOIS
La charité a choisi votre cœur pour y élire domicile.
F. C. DE LA CRUZ
Frères, soutenez-moi, je suis fatigué.
(Ils sortent tous.)
SCÈNE III
DEUX DÉMONS : SAQUIEL avec une figure d’ours, VIZIEL ayant l’aspect qu’on voudra. Cette apparition est véridique et racontée dans l’histoire du saint.
SAQUIEL
Nous l’avoir ainsi arrachée des mains ! Une moisson que nous avions soignée et qui avait si bien mûri, tomber sous la faucille d’un tavernier ! Je ne me reconnais plus et j’en viens même à me renier. Et que Dieu ait trouvé juste et bon un pareil troc ! La dame était à la tête de quarante années de vices, désespérée, incurable ; cette espèce de bonne âme arrive et, tout de suite, elle lui donne les trésors de grâce qu’elle avait amassés par l’intermédiaire du Christ et par ses œuvres. Jolie raison, jolie justice, jolie façon d’égaler des gages inégaux et contraires, de compenser les mérites avec les fautes, et les biens de la gloire céleste avec les tourments de l’enfer.
VIZIEL
Comme la charité fut la courtière de ce contrat usuraire, elle a facilité l’échange en dépit de ses conditions vicieuses.
SAQUIEL
De cette manière, l’âme de ce coquin s’est enrichie pour avoir donné tout son bien et avoir pris à sa charge tous les péchés commis par autrui avant la conclusion du marché.
VIZIEL
Je ne sais que te répondre. Il est manifeste qu’aucun des nôtres ne peut se vanter d’avoir vu en enfer une âme charitable.
SAQUIEL
Qui en doute ? Mais sais-tu ce que je vois également, ami Viziel ? C’est que la lèpre dont ce frère est atteint n’équivaut pas en souffrance aux tourments que Doña Ana subira dans l’autre vie.
VIZIEL
Tu oublies que, de son côté, elle a montré un grand repentir.
SAQUIEL
Ce fut à la fin d’une vie perverse.
VIZIEL
En un instant, Dieu nous enlève des mains l’âme qui se repent et qui pleure ses péchés. Il hésitera d’autant moins que Doña Ana s’était enrichie des grâces amassées par ce fils de filou, par ce frère maudit.
SAQUIEL
Mais, à ton sens, qu’adviendra-t-il de cet homme généreux maintenant qu’il a gaspillé ses richesses et qu’il n’est bon à rien sur la terre ?
VIZIEL
Tu ne le devines pas ? Ne sais-tu pas que ses frères connaissent ses vertus, ses talents, son esprit, sa bonté, qualités suffisantes pour qu’ils recherchent son gouvernement ?
SAQUIEL
Le nommeront-ils, bientôt, Prieur ?
VIZIEL
Tu ne t’avances guères. Tu le verras Provincial.
SAQUIEL
Je devine son approche. Il est dans le jardin. Ne te montre pas. Je veux l’attaquer à moi seul. Sous le choc, il tombera peut-être dans le péché de colère.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
ANGEL, ANTONIO.
ANTONIO
Que portez-vous là, fray Angel ? Seraient-ce des œufs ?
ANGEL
Parlez bas, fray Antonio.
ANTONIO
Avez-vous peur ?
ANGEL
Oui, j’ai peur.
ANTONIO
Donnez-m’en deux des plus nouveaux, des plus frais, dis-je ; je veux les avaler ainsi, tout crus.
ANGEL
Plus tard... Pour le moment, nous avons autre chose à faire, ami.
ANTONIO
Tu réponds toujours à mes demandes en différant l’occasion de m’être agréable.
ANGEL
Si tu peux manger de ces œufs – regarde-les –, je ne les refuse pas.
(Il lui montre les boules d’un jeu d’anneaux.)
ANTONIO
Ô choristes, ô novices ! Veuille celui dont la main dispense les biens de ce monde enlever pour vous les serrures et les gonds de la dépense, vous donner l’herbe de Pito, qui ouvre toutes les portes, vous accorder des yeux pour voir dans l’obscurité et que maîtres des clefs, insoucieux et tranquilles, vous puissiez livrer de glorieux assauts aux provisions les plus exquises, lever les filets maigres des jambons sans faire cas des couennes ou des parties grasses, vous offrir de douces gorgées de vin dans des vases brillants au goulot effilé, montrer vos manches pleines de raisins secs et d’amandes sarrasines et veiller à ce que des mâchoires étrangères ne vous forcent pas à taxer vos molaires. Mais tant que sur la terre vous assaisonnerez de larmes et de plaintes votre pain et votre eau, tant que, de retour dans votre cellule, vous n’y trouverez pas de beaux pâtés, armez-vous du bouclier de la patience pour affronter les déboires et les misères de notre vie, et souhaitez-vous un Prieur sage, affable et raisonnable.
ANGEL
Tu viens de me donner des conseils bien chrétiens, fray Antonio, mais il est aussi très naturel d’aspirer à un peu de bien-être. Ceux d’entre nous qui ne disent pas la messe et ne prêchent pas, souffrent de grandes misères et supportent de dures étreintes.
ANTONIO
Revenons à tes boules ; qu’en veux-tu faire ?
ANGEL
Je les apportais pour jouer avec toi, ce soir, dans le jardin, pendant la récréation.
ANTONIO
Tu as l’anneau ?
ANGEL
Et des palettes neuves.
ANTONIO
Qui te les a données ?
ANGEL
Fray Beltrán. Sa cousine les lui a envoyées et il m’en a fait cadeau.
ANTONIO
Avec ces palettes, en guise d’épées, je vais te montrer deux feintes d’escrime. Relève ta robe, comme moi, dans la ceinture, et remets-moi une palette. C’est un coup que m’enseigna le Père de la Cruz au temps où il était un aigle transcendant et superbe dans le monde de la truanderie. Allons donne, finissons-en, donne, te dis-je.
ANGEL
Prends, mais je ne connais de l’escrime pas plus que n’en sait un baudet.
ANTONIO
Place-toi ainsi : le regard alerte, ce pied en dehors, à moitié fendu. Porte-moi un coup au visage, de droite à gauche... non pas de gauche à droite, c’est tout le contraire... j’en sue.
ANGEL
Je suis un âne bâté.
ANTONIO
Voilà la position du vaillant, celle que les truands appellent la porte de fer.
ANGEL
Quel nom singulier, quelle folie achevée !
ANTONIO
Je présente le bouclier, je tire la rapière, je la lève, je dessine une feinte et je frappe. Je pare prime et aussitôt je riposte par un coup de taille à la tête.
SCÈNE V
LES MÊMES, LE PÈRE DE LA CRUZ, appuyé sur un bâton et récitant le rosaire.
F. C. DE LA CRUZ
Fray Antonio, assez maintenant, et qu’on ne se tue pas davantage, si c’est possible.
ANTONIO, à part.
Mortelle confusion !
F. C. DE LA CRUZ, à part.
La position était bonne... (À fray Antonio.) Je ne pourrai donc pas émousser vos saillies de fou ?
ANTONIO
Je souffrais un peu de l’estomac et je me trémoussais pour activer la digestion. On prétend qu’en pareil cas, rien ne vaut un exercice violent.
F. C. DE LA CRUZ
Vous avez grandement raison. Aussi bien vous indiquerai-je un exercice qui fera digérer à votre estomac les vices et leur superflu et cela au galop de poste. Allez, et comme pénitence, vous prierez pendant deux heures. Votre Révérence, fray Angel, ira étudier, et que désormais elle se méfie des feintes de ce vaillant et terrible garçon.
ANTONIO, bas à fray Angel.
Les boules ?
ANGEL
Je les ai là.
ANTONIO
Prends-les et n’oublie pas les palettes.
(Antonio et Angel sortent.)
SCÈNE VI
FRAY CRISTOBAL DE LA CRUZ, puis SAQUIEL vêtu en ours. Tout se passa de la sorte.
F. C. DE LA CRUZ, parlant de fray Antonio.
Avec la permission de Dieu, je te tirai de l’obscurité de l’abîme pour t’amener à la clarté du jour et je voudrais te conduire à la lumière du ciel.
SAQUIEL
Après avoir de ton plein gré fait cet échange nouveau au monde du bien contre le mal, de la santé contre la lèpre, te crois-tu un second Macaire dans le désert ? Penses-tu que l’accord va régner entre toujours et jamais, le plus et le moins, la vie et la mort, l’orgueil et l’humilité, l’activité et la paresse, la turpitude et la pureté, la vertu et le vice ! Tu te trompes, et il est si certain que rien d’analogue ne se produira, que j’invoque ton propre témoignage en faveur de cette vérité.
F. C. DE LA CRUZ
Quelles conclusions tires-tu de ces prémisses, ennemi Satan ?
SAQUIEL
Que tu donnes dans une étrange folie, bien digne de provoquer le rire. Maintenant, la porte du ciel ne s’ouvre qu’à bon escient et on ne la force pas à la façon des voleurs et aussi des truands.
F. C. DE LA CRUZ
Tu essayeras en vain de disputer. Malgré que je te sois supérieur par la foi, je conviens que tu es un raisonneur plus avisé qu’un humble moine et plus habile. Dis-moi l’objet de ta venue ou va-t’en et ne me parle plus.
SAQUIEL.
Je n’en fais pas mystère ; je viens pour t’enlever la vie.
F. C. DE LA CRUZ, égrenant le rosaire.
Si tu as l’agrément de Dieu, il te sera facile de me l’ôter et il me sera plus facile encore de la donner sans discussion ni retard. Mais si tu es porteur de cette permission, pourquoi ne la montres-tu pas et tardes-tu à m’attaquer ? En vérité tu payes d’audace et je soupçonne que tu n’as pas reçu licence de toucher à un seul de mes cheveux. Pourquoi crier ainsi ? Qui te tourmente ? Arrête-toi, ennemi Satan.
SAQUIEL
Le plus petit grain d’un rosaire est une balle pour moi. Truand, ne me martyrise pas ; hypocrite, détourne-toi de mon chemin.
F. C. DE LA CRUZ
Malin, une fois au moins il est bon que tu dises la vérité.
(Le démon s’en va en criant.)
Reviens, et amène avec toi tous les bravaches de l’enfer afin que je vous défie dans une forme qui plaira au Père très grand et très puissant. Ô mon âme, prends conscience de toi-même et avance sans crainte dans la bonne voie. Souviens-toi que les seules forces du diable sont celles que tu lui donnes. D’ailleurs, pour t’enlever tout prétexte de refuser un corps à corps avec lui, que Dieu t’assiste et rompe les lacets que tu serais impuissante à briser.
SCÈNE VII
LE PÈRE DE LA CRUZ, ANTONIO.
ANTONIO, apportant sur un plat de la charpie et des linges propres.
Père, venez vous faire panser.
F. C. DE LA CRUZ
C’est folie, à mon sens, que vouloir me soulager.
ANTONIO
Vous désespérez donc ?
F. C. DE LA CRUZ
Certainement non, mon fils. Mais cette infirmité est incurable de sa nature. Elle me vient du ciel.
ANTONIO
Est-il croyable que le ciel, source de tout bien, ait envoyé une pareille plaie ? Moi je le tiens pour impossible. Comment, à l’heure même où Doña Ana, qui t’a donné la lèpre, jouit de la vue du Seigneur, moi, qui tâche de te guérir, j’en serais pour mes efforts ?
SCÈNE VIII
LES MÊMES, FRAY ANGEL.
ANGEL
Père de la Cruz, donnez-moi des étrennes. On a élu le prieur.
F. C. DE LA CRUZ
Si le Seigneur ne te les donne pas, tu les attendras en vain. Mais dis-moi le nom qui est sorti ?
ANGEL
Celui de votre Paternité.
F. C. DE LA CRUZ
Moi, Père ?
ANGEL
Oui, en vérité.
ANTONIO
Te moques-tu de nous, fray Angel ?
ANGEL
Non.
F. C. DE LA CRUZ
Ils ont mis une charge aussi pesante sur mes épaules meurtries ! Je ne sais qu’en penser.
ANTONIO
Dieu les a aveuglés. S’ils te connaissaient comme je t’ai connu, ils auraient pris un autre parti et choisi un autre prieur.
ANGEL
M’est avis, fray Antonio, que tu as tressé ta langue avec celle du démon. C’est indubitable. S’il en était autrement, tu ne parlerais pas ainsi.
ANTONIO
Je ne dis pas ce que je pense, fray Angel, mais ce langage est ici de saison. Ce saint goûte les humiliations et aime les reproches et il fuit toutes les occasions de s’enorgueillir. Vois, comme la nouvelle que tu lui as donnée l’a rendu confus.
ANGEL
Il en est devenu tout soucieux.
ANTONIO
Il n’acceptera pas cette charge.
F. C. DE LA CRUZ
Ils ignoraient donc, ces frères bénis, combien ma nature est simple et grossière. Je suis le fils d’un tavernier et le père de mille fautes !
ANTONIO
Si j’avais eu le droit de voter, sur ma foi, je n’en eus pas usé en ta faveur et, avant l’ouverture du scrutin, j’eus prévenu les électeurs de la vie perverse que je t’ai vu mener à Séville et à Tolède.
F. C. DE LA CRUZ
Il en est temps encore. Parle, ami, libère-moi de la crainte d’être nommé prélat et d’occuper une charge dont je suis indigne. Quel service peut rendre un homme dont le corps n’est qu’une plaie, un homme qui a été un... ?
ANTONIO
Quoi ? Un truand ? Mais aussi, vive Dieu, comme je me régale du souvenir de ses combats. Un jour, il livra bataille à douze gaillards de Heria et de San Roman ; une autre fois, dans un petit cabaret de Tolède, il eut affaire à sept tisseurs de velours et, petit pot de vin engagé contre des outres pleines, il fit merveille sous mes yeux. Que de capes je vis à ses pieds ! Que de boucliers fendus ! Que de casques bossués ! Il blessa quatre de ses adversaires ; les trois autres prirent la fuite. Ah ! s’il s’agissait de ce ministère belliqueux, je ne lui marchanderais pas mon vote parce qu’il fut le truand le plus accompli de notre hémisphère. Mais pour être prieur, je ne lui donnerai jamais ma voix.
F. C. DE LA CRUZ
Ô combien tu es dans la vérité, Antonio !
ANTONIO
C’est ton avis, Seigneur ?
F. C. DE LA CRUZ
Et puisque tu te régales de ces souvenirs, il serait chrétien et fraternel de les publier. Ne crains pas de donner du fil à ta langue et raconte ma vie à haute voix.
SCÈNE IX
LE PÈRE DE LA CROIX, ANTONIO, ANGEL, LE PRIEUR et PLUSIEURS FRÈRES qui l’accompagnent.
LE PRIEUR
Que Votre Paternité étende vers nous les mains et nous bénisse.
F. C. DE LA CRUZ
Mes Pères, pourquoi me donnez-vous un pareil témoignage de déférence et de soumission ?
LE PRIEUR
Mon Père, dès maintenant, vous êtes notre prélat.
ANTONIO
Sur ma vie, ceux qui ont fait une pareille élection ont le timbre fêlé.
LE PRIEUR
Pourquoi donc, ne serait-elle pas sainte ?
ANTONIO
Ils font prieur un nouveau Job à qui, pour l’être des pieds à la tête, il ne manque qu’une femme et un tas de fumier ! Enfin, ils sont frères. Comment celui dont le corps est tout douleur pourrait-il conserver l’esprit assez libre pour exercer une fonction aussi périlleuse et aussi pénible que celle de prieur ? Dans ce monastère, on ne se rendrait donc pas à l’évidence ?
F. C. DE LA CRUZ
Ô que vous avez bien parlé, fray Antonio ! Que le ciel vous le rende. (Se tournant vers les nouveaux venus.) Mes Pères, ne voyez-vous pas en quel état je suis ? Je n’ai pas une partie de mon corps que le mal ait épargné. Considérez que la douleur trouble l’esprit et que je ne suis bon à rien, sinon à verser des larmes, à gémir et à implorer de Dieu le pardon de mes péchés innombrables. Ainsi, fray Antonio, raconte aux Pères la vie dont tu as été le bon témoin, raconte-leur mes extravagances et mes plaisirs, découvre l’immensité de mes fautes, dis-leur l’humilité de ma famille, la bassesse de mon extraction, dis-leur que je suis le fils d’un tavernier afin que toutes ces considérations réunies les fassent revenir sur leur vote.
LE PRIEUR
Mon Père, le présent efface le passé. D’aussi mauvaises excuses ne sauraient nous satisfaire. Acceptez et résignez-vous. C’est la volonté de Dieu.
F. C. DE LA CRUZ
Qu’il soit béni. Une courte expérience vous montrera combien je suis inutile.
ANTONIO
Vive le ciel ; un aussi bon frère mérite d’être pape.
ANGEL
Il sera Provincial. Je n’en doute pas.
ANTONIO
C’est bien le moins. Allons, Père, l’heure est venue de te soigner.
F. C. DE LA CRUZ
Que Dieu vous rende cette heure propice.
LE PRIEUR
Pleurez pour ne pas être prieur, et allez prendre possession de votre charge.
(Ils sortent.)
DEUXIÈME TABLEAU
Une salle dans le palais du prince des ténèbres.
SCÈNE X
Treize ans plus tard. – LUCIFER avec la couronne et le sceptre, le plus élégant démon et le mieux vêtu qu’il se pourra, SAQUIEL et VIZIEL en horribles démons, mais sans caractères particuliers. DIABLES de la suite de Lucifer.
LUCIFER, aux démons.
Depuis l’instant où notre nature d’ange nous libéra de la mort éternelle et qu’orgueilleux et farouches nous commîmes le grand péché sans vouloir ni pouvoir nous détourner de la voie détestable que nous gravissions et dont nous fûmes précipités dans les abîmes fermés au repentir, depuis cet instant, dis je, l’envie sauvage s’amasse dans ce cœur ulcéré, parce que le ciel ouvre ses portes à ceux qui ont aussi transgressé la loi de Dieu. Pour moi, il se fait plus terrible et plus sévère et, pour Adam, plus doux et plus clément ; les hommes jouiront in aeterno du bonheur sans mélange et mes suppôts auront pour demeure ce dur et terrible enfer. Et Celui qui trompa l’espoir d’une vie qui fut la mort de la mort, non content de m’avoir dépouillé des dons et des avantages attachés à mon premier état, veut qu’un misérable pécheur, un blasphémateur s’élève jusqu’au ciel et qu’un bandit, sans pareil au monde, parvienne à se sauver en un seul et court instant. La pécheresse dont l’inconduite est publique n’a qu’à se jeter à ses pieds pour lui arracher le pardon de ses fautes et il permet que son histoire très sainte grandisse en éclat à mesure que s’écoulent les années et les siècles. Un changeur adonné à l’usure laisse une seule fois ses registres inextricables et, au mépris de tous les précédents, il l’élève au rang de chroniqueur divin. Maintenant, il veut qu’un truand prenne place sur les riches gradins de la gloire et que la noble et véridique histoire nous conte les incidents fameux de sa vie et de sa mort. Si mon front orgueilleux s’incline devant les décisions du Tout-Puissant, je désire du moins que mes suppôts, mes amis et les témoins de mes douleurs et de mes rancunes connaissent mes angoisses. Ce n’est pas que je recherche des consolations, il n’en existe pas pour nous, mais je souhaite que vous accouriez au moment opportun et à cet instant terrible et redoutable aux saints eux-mêmes. Ce gueux insigne, tel qu’il n’en parut jamais de pareil, ce truand en horreur au monde pour sa scélératesse, va quitter la terre et, déjà, il apprête ses ailes pour s’élever jusqu’au ciel que lui ouvriront sa foi et son humilité. Hâtez-vous de troubler sa raison et, s’il est possible, d’attiédir ses espérances, effrayez-le au souvenir de sa vie de désordre et de perdition, écartez de ses oreilles les voix réconfortantes ; elles lui persuaderaient qu’il a éteint les dettes et amorti les charges que, par charité, il avait prises à son compte. Allez, il va rendre le dernier souffle. Comme prieur et provincial, il a si bien rempli sa charge qu’il a satisfait la terre et le ciel et donné des preuves flagrantes qu’il est un grand saint.
SAQUIEL
Le succès ne couronnera pas nos efforts et le père de la Cruz bénéficiera même de sa victoire. Quand nous en venons au corps à corps, il remporte la palme et je suis toujours vaincu.
LUCIFER
Tant que la vie ne l’aura pas abandonné, on peut conserver l’espoir qu’il faiblira sous le poids de ses fautes et que le doute s’introduira dans son esprit. Notre force est grande, elle nous a valu parfois des triomphes inespérés.
VIZIEL
Seigneur, j’accomplirai vos ordres. Mon ardeur scélérate grandit avec la résistance que la vertu lui oppose. Je vais en toute hâte auprès du moribond.
LUCIFER
Suivez-moi tous ; je veux assister au combat.
(Ils sortent.)
TROISIÈME TABLEAU
Une salle du couvent.
SCÈNE XI
TROIS ÂMES vêtues de petites tuniques de taffetas blanc, le visage couvert d’un voile et des cierges allumés à la main.
PREMIÈRE ÂME
Aujourd’hui, mes sœurs, que le ciel, pour notre consolation, nous a ouvert les portes du purgatoire afin que nous puissions venir dans ce couvent plein de mystère et y contempler le corps du grand Cristóbal, ne devrions-nous pas accompagner son âme dévote et l’emporter où règne l’éternel alleluia ?
DEUXIÈME ÂME
Journée joyeuse, journée sainte, journée heureuse, puisque tout le ciel fêtera sa venue. En faisant cortège à une âme aussi sainte, nous donnerons un clair témoignage d’allégresse et de félicité.
TROISIÈME ÂME
Cette âme, par ses oraisons, ses jeûnes, ses sacrifices, a brisé les gonds de notre geôle et abrégé le temps de notre passion. Au cours de sa vie licencieuse, elle se souvenait de nous et chaque jour elle disait dévotement le rosaire à notre intention. Et plus tard, quand elle entra en religion, morte pour le diable et vivante pour le Christ, sa piété, nous l’avons vu, s’accrut encore. Malgré les souffrances que ses plaies lui occasionnaient, elle ne se désista jamais ni de sa dévotion ni de sa charité. Devenu prieur et provincial, Cristóbal demeura si doux et si humble qu’il eût tenu pour un péché de ne pas aller à pied et déchaux. Il a vécu treize ans dans une telle misère physique qu’il eût succombé en deux jours si son existence n’eût été prolongée par miracle.
PREMIÈRE ÂME
Diffère ses louanges. Près du lit où son corps repose et dont nous sommes maintenant voisines, on les donnera dignes des hautes vertus que tu serais, sans doute, impuissante à célébrer. Pour l’instant, mêlons-nous aux amis qui l’entourent et le pleurent, écoutons l’expression de leur douleur.
SCÈNE XII
LES TROIS ÂMES invisibles pour tous les assistants, FRAY ANTONIO.
FRAY ANTONIO, pleurant et portant un linge taché de sang.
Il a terminé sa pénible carrière, il a rendu à la terre sa dépouille charnelle et son âme sainte s’est envolée au ciel. Père, si dans le siècle tu fus ma nuée obscure, dans l’asile inexpugnable qu’offre la religion, tu devins mon guide et mon étoile polaire ! Pour avoir excédé les forces humaines en exerçant la charité, tu combats depuis treize ans contre la corruption et des plaies intolérables. Mais les linges tachés de sang au contact de ces plaies sont plus précieux désormais que des toiles fines et parfumées. Après les avoir touchés, mille malades ont été guéris. Mille seigneurs, mille lèvres illustres les ont baisés. Durant les années que tu fus Provincial, tu fis à pied une infinité de lieues par la boue, par les ravins, par les broussailles, et ces chairs meurtries qui te portèrent sont maintenant des reliques qu’embrassent tes fils et tous ceux qui peuvent approcher de la couche où tu reposes. Ton corps était hier un sujet d’épouvante tant les plaies en étaient horribles, il est aujourd’hui d’argent poli et de pur cristal, preuve manifeste que les tumeurs, les crevasses et les blessures béantes qui engendraient la pourriture durèrent par miracle et le temps nécessaire pour acquitter la dette de cette pécheresse qui fut purifiée en un instant, tant la charité de ton cœur était puissante auprès de Dieu.
SCÈNE XIII
LES TROIS ÂMES, FRAY ANTONIO, LE PRIEUR, puis FRAY ANGEL
LE PRIEUR
Père Antonio, séchez vos larmes et courez fermer les portes ; si elles restaient ouvertes, le peuple envahirait le monastère et ne nous laisserait pas enterrer son ami.
ANTONIO
Que nous les fermions ou qu’elles restent ouvertes, j’estime que nous serons débordés et que les précautions seront vaines. Néanmoins, j’irai les surveiller.
FRAY ANGEL, entrant.
Où vas-tu, Père ?
ANTONIO
Le sais-je ?
ANGEL
Que votre Révérence se hâte. C’est toute la ville qui se rue dans le couvent et se jette sur le corps pour le dépouiller. Elle y apporte un tel zèle... Le Vice-Roi lui-même est dans la cellule.
LE PRIEUR
Père Antonio, venez voir le beau témoignage que le ciel donne de ses serviteurs.
(Ils sortent tous.)
SCÈNE XIV
BOURGEOIS, GENS DU PEUPLE.
PREMIER BOURGEOIS, tenant à la main un morceau de capuce.
Qu’emportez-vous ?
DEUXIÈME BOURGEOIS, portant un linge ensanglanté.
Un linge ayant touché ses plaies. Et vous ?
PREMIER BOURGEOIS
Ce morceau de capuce, je le tiens en plus haut prix et estime qu’une mine que j’aurais découverte.
DEUXIÈME BOURGEOIS
Sortons vite du couvent de peur que les frères ne nous prennent nos reliques.
PREMIER BOURGEOIS
C’est cela ; plutôt que les rendre je donnerais ma vie.
TROISIÈME BOURGEOIS, entrant sur ces paroles et tandis que les deux premiers sortent.
Je suis sans doute la disgrâce incarnée. Je n’ai pas même pu me procurer un fil de la robe du saint. Et pourtant, je me retire content et satisfait d’avoir baisé quatre fois ses pieds d’où émane un parfum céleste. Mais ne fut-il pas un ange du paradis sur la terre ! Le vice-roi et les frères le portent sur leurs épaules et se disposent à l’enterrer dans cette travée du cloître. Une douce musique accompagne le cortège. Il semble qu’elle vienne du ciel ; quant à moi je n’en doute point.
SCÈNE XV
LE PRIEUR, ANTONIO, ANGEL, LUCIFER, SAQUIEL, VISIEL, LE VICE-ROI, FRÈRES, BOURGEOIS, HOMMES DU PEUPLE, LE CORPS DE FRAY CRISTOBAL DE LA CRUZ. – Le vice-roi et les frères portent le saint allongé sur une civière. Tout le corps est couvert de rosaires. Au loin, musique de flûtes et de hautbois. Dès que la musique cesse, Lucifer qui est mêlé au cortège s’adresse à voix basse à ses suppôts, ou si on l’aime mieux, les diables viennent sur le devant de la scène.
LUCIFER
Il me faut abandonner l’espoir d’atteindre le corps et de me venger sur lui de mon impuissance à l’égard de l’âme : il est cuirassé contre mes atteintes.
SAQUIEL
Il n’y a pas d’armure qui vaille le rosaire.
LUCIFER
Partons, je ne saurais supporter sa vue.
SAQUIEL
Nous ne nous arrêterons pas avant d’avoir atteint les profondeurs de l’enfer.
(Ils sortent.)
ANTONIO
As-tu entendu, fray Angel ?
ANGEL
J’ai entendu. Ce sont les diables.
LE VICE-ROI
Que vos Révérences me soient charitables et me permettent de contempler une autre fois le visage de ce Père béni.
LE PRIEUR
De grand cœur. Pères, baissez-vous et posez à terre votre saint fardeau. Il convient de complaire à son Excellence en faveur de son extrême dévotion.
LE VICE-ROI
Quoi ! Est-ce bien là ce visage que je vis, il y a deux jours, disparaissant sous les plaies horribles et purulentes ? Sont-ce bien là ses mains lépreuses ? Ô très sainte et belle âme, en t’envolant aux régions sereines, tu nous a laissé comme preuve de l’heureux voyage que tu as fait aujourd’hui, cette enveloppe pure et nette où tu as habité et que la flamme toute de charité et d’amour divin qui te consumait embrasa d’abord et couvrit ensuite d’escarres fumeuses.
UN BOURGEOIS
Que leurs Révérences me laissent au moins baiser les pieds.
LE PRIEUR
Dévotion bien justifiée.
LE VICE-ROI
Pères, faites votre office et cachez dans la terre ce précieux joyau du ciel. L’espérance qui l’a soutenu est le souverain remède de nos maux. Elle sera la fin consolante de cette comédie.
Miguel de CERVANTÈS SAAVEDRA.
Traduction de Marcel Dieulafoy.
Tiré de Le Théâtre édifiant, par Marcel Dieulafoy,
Bloud et Cie, 1907.