Vengeance de sorcière

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Édouard CHANAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA VOIX publique mariait au bel Hippolyte la sorcière de la Roya bien qu’il eût dix beaux printemps de moins qu’elle n’en avouait pour son compte...

Toujours est-il qu’elle ne le traitait ni plus ni moins que comme un fiancé, le retenant souventes fois à souper, et lui servant une chère délicate qui n’avait rien de commun avec la cuisine des ménagères de Breil, encore que cette cuisine ne soit pas à dédaigner.

Seulement, dès le dernier coup de neuf heures, elle lui disait, d’un ton plus bourru que tendre :

« Bonsoir Hippolyte ! »

Et elle lui entrouvrait la porte donnant sur la campagne.

Et le pauvre Hippolyte, tout marri, devant certain roulement de prunelles, n’avait plus qu’à s’incliner et à filer prestement, en dépit qu’il en eût.

Pourtant, un jour, prenant son cœur à deux mains, il se hasarda à lui demander la raison de l’injure renouvelée chaque fois, à la même minute.

« J’ai affaire avec gens d’importance qui n’aiment pas les importuns !... Suffit, Hippolyte ! bonsoir ! Profite du clair de lune pour éviter les mauvaises rencontres sur le chemin de ton logis ! »

Voilà tout ce qu’elle lui répondit, et fort sèchement, et avec un regard froid qui figea la réplique sur la langue du mécontent.

« J’en aurai le cœur net ! » se dit-il, une fois dégelé ; et, dès le lendemain, il demeura, trois heures durant, en faction aux abords de la maisonnette de son amie, après s’être séparé d’elle d’un air plus résigné que de coutume.

À moins qu’elle ne tînt conciliabule avec les diables d’enfer en personne, il se promettait bien de reconnaître, au clair de lune, la mine des intrigants qui lui valaient d’être éconduit ainsi qu’un chien pouilleux !

Minuit sonnant, à la grande stupéfaction du factionnaire, ce fut la dame elle-même qu’il vit sortir discrètement de son domicile, tout de blanc vêtue, les cheveux en désordre et devant les yeux.

« Donzelle du diable ! » dit-il entre ses dents.

Elle avait l’air de chevaucher, tant son allure était étrange, et, nonobstant, on ne lui voyait point de monture. Il la suivit, le long du grand chemin, à travers les obiers, pour n’être pas trahi par le clair de lune.

Comme c’était un gars bien découplé et qui avait de vraies jambes de lévrier, il arriva presque en même temps que la donzelle au pont d’Ambo.

Elle était déjà mêlée à une troupe de blancs fantômes, aussi mal peignés qu’elle-même, qui l’entraînaient dans une ronde à donner le vertige rien qu’à la voir, au son de fifres et de tambours de basque invisibles.

Interdit et bouche bée devant ce spectacle inattendu, le bel Hippolyte ne sut plus dissimuler sa présence.

« Ah ! tu viens m’espionner, glouton ? dit la sorcière avec son roulement de prunelles qui terrifiait. Eh bien ! je romps mon anneau de fiançailles... Enlevez le répudié, les vieux amis ! »

Tout soudain le voilà entouré de fantômes dansant qui vous le soulèvent comme une plume et vous le font tourbillonner comme une feuille morte, tant et si bien qu’il en perd le souffle et se laisse jeter sans résistance dans la Roya.

L’eau froide malgré la belle saison le ranima. S’il courait aussi agilement qu’un lévrier, il nageait aussi habilement qu’un terre-neuve : grâce à la lune cette fois secourable, il put s’accrocher à un saule et gagner la berge.

Il déchaussa ses bottes pleines d’eau et détala, à la sourdine, aussi muet qu’une truite de la Roya. À peine rentré dans sa chambrette, aux portes de Breil, n’attendant pas l’aurore, il garnissait son havresac et s’envolait à tire-d’aile, sans tourner la tête, loin du pays natal, bien résolu à n’y faire sa rentrée qu’après que son ex-amie aurait vidé les lieux.

Il se tint parole.

Aussi bien avait-il le pressentiment qu’un jour ou l’autre la vindicative sorcière encourrait à son tour la vindicte de ses concitoyens, que la disparition d’un personnage aussi important qu’Hippolyte, son quasi-fiancé, ne laisserait pas de surprendre.

Mais il fallut une autre circonstance pour leur ouvrir complètement les yeux.

 

 

Nous venons d’avoir la preuve que la danse était une passion pour la vilaine femme, au point de lui faire passer les nuits blanches. Or un jour qu’en jouant de sa prunelle magnétisante elle s’était fait inviter à un quadrille, comme le diable l’avait mandée, mal à propos, à l’écart, après la première figure, elle trouva sa place prise, pour la seconde, par la jeune écervelée Marion qui prétendit la garder jusqu’à la cinquième achevée.

« Tu me le paieras, petite masque ! » dit la perfide à Marion, qui lui rit au nez en la renvoyant à son danseur attitré qui, dans les bals précédents, n’était autre, bien entendu, que le bel Hippolyte. C’était le vrai moyen de l’exaspérer tout à fait !

« Danse donc, la Marion ! répliqua-t-elle de sa voix la plus aigre ; danse sur la pointe et les talons, sur les genoux et sur le front ! Danse, danse, Marion ! »

Les meilleures amies de Marion tremblèrent pour la vie de la pauvrette, d’autant qu’elles la savaient non moins téméraire qu’étourdie.

Comprend-on, en effet, que le dimanche suivant, au lieu de se rendre à vêpres, selon son habitude, elle ait quitté précipitamment deux de ses compagnes qui l’engageaient à faire au moins une oraison pour conjurer les maléfices de la sorcière ? Elle se sentait mortifiée dans son petit amour-propre qu’on la crût capable de crainte, et ce fut ce qui causa son malheur.

Elle s’éloigna donc, s’acheminant – à propos de quoi ? – vers le rocher à pic sur lequel s’élevait l’ancien château. Qui peut l’attirer du côté où elle ne va jamais, sinon la sorcière embusquée derrière quelque broussaille et exerçant sur sa victime la même fascination que le serpent sur l’oiseau qu’il veut dévorer ?

Quand l’imprudente, qui ne s’appartenait plus, eut escaladé le rocher, elle entendit le son du fifre et du tambour de basque, et la voix aigre qui lui cornait aux oreilles :

« Danse donc, la Marion ! Danse sur la pointe et les talons, sur les genoux et sur le front ; petite masque, danse donc ! »

Alors des habitants de Breil, levant par hasard la tête vers le château, furent glacés d’épouvante à l’aspect de la jeune fille qui faisait ses entrechats sur la pointe des rochers et jusque sur la vieille tour de Crivella. Ils chargeaient déjà de malédictions la sorcière dont ils reconnaissaient l’ouvrage, lorsque le maléfice opéra : la danseuse fit un faux pas, et, tournant sur elle-même, disparut comme par une trappe au fond du précipice.

Elle fut pleurée unanimement, car elle était sans ombre de malice, malgré toute sa pétulance ; et, comme on ne retrouva d’elle qu’un soulier et son fichu d’indienne, on instruisit le procès de la sorcière qui avait certainement livré le reste de sa dépouille, y compris sa personne, au grand diable d’enfer.

La hideuse mégère fut promenée dans les rues de Breil, sur un chariot attelé d’un âne rouge, le corsage retourné, le bonnet sens devant derrière, les cheveux pendants, au milieu des huées et des cris : « À mort ! À l’eau ! À la potence ! »

Pour elle, quand son regard croisait celui de quelque bonne femme pieuse, qui faisait aussitôt le signe de la croix, elle lui tirait un pied de langue, à la dérobée, derrière l’éventail de sa main entourant sa bouche grimaçante et la bonne femme, incontinent, se sentant la chair de poule de la tête aux pieds, se laissait choir de tout son long en défaillance. Comment méconnaître des effets si évidents d’un pouvoir diabolique ?

Cependant elle fit l’innocente devant le conseil des notables réuni pour délibérer sur le châtiment de la créature par qui le bel Hippolyte et cette pauvrette de Marion avaient quitté la terre pour aller Dieu sait où. Pendant l’interrogatoire savamment conduit par un gradué en droit canon, 1’œil de la sorcière était comme éteint, par artifice, et sa voix tremblotante ; mais elle n’en avait que plus de présence d’esprit pour essayer de se blanchir.

Était-ce sa faute, à elle, femme à l’instar des autres, si une petite folle, dans un accès, s’était cassé le cou en faisant des entrechats, et si l’on n’avait pas encore découvert ses restes dans le fouillis des ronces et des arbrisseaux ?

Bref, l’aréopage, embarrassé par son astuce, ne la condamna qu’au bannissement, lui assignant pour résidence forcée le village italien d’Airole, situé en aval de Breil, proche la Roya.

« On me reverra céans avant que je trépasse », dit-elle en secouant la poussière de ses savates au nez de ses concitoyens groupés devant la porte de Vintimille pour saluer sa fuite en exil.

 

 

Un demi-siècle plus tard, à la nuit tombante, pénétrait dans Breil, par cette même porte de Vintimille, une louve enragée, 1’œil sanglant et la bouche baveuse : un brigadier des douanes ayant tenté de s’opposer à son passage, elle couvrit de blessures mortelles le courageux imprudent ; après quoi, épargnant ses coups de dent aux citoyens qui fuyaient devant elle, elle prit sa course vers une campagne en amont, sus à un berger qui paissait tranquillement ses brebis.

Tout le troupeau, transi de peur, se serrait autour de l’homme pour se mettre sous sa protection : mais la louve ne se souciait guère du bétail, c’est au berger qu’elle en avait. Et sait-on qui était ce berger ? C’était Hippolyte lui-même, le bel Hippolyte de jadis, aujourd’hui vieillard chenu mais encore robuste, de retour au pays natal après avoir couru le monde.

Le berger chenu attendit de pied ferme la bête féroce, dont il voyait clairement les intentions ; et, saisissant le moment où elle fonçait sur lui, la gueule ouverte, il poussa de toutes ses forces, entre les deux rangées de crocs, sa houlette ferrée, qui pénétra jusqu’aux entrailles.

En reconnaissant le roulement des prunelles fauves, par lequel sa redoutable adversaire espérait paralyser son bras, le vieil Hippolyte se crut un moment plus jeune d’un demi-siècle.

« Il était écrit, murmura-t-il, que l’un de nous deux périrait par l’autre ! »

Le lendemain, un homme d’Airole vint annoncer aux habitants de Breil le décès de leur compatriote exilée.

 

 

 

 

Édouard CHANAL, Légendes méridionales, vers 1890.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,

textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert,

Tchou, 1968.

 

 

 

 

 

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